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À la fin de l’année 2020, W.W. Norton & Company Inc. a fait paraître Ten Lessons for a Post-Pandemic World, de l’auteur Fareed Zakaria. Ce dernier est notamment connu pour l’animation de l’émission The Global Public Square sur la chaîne CNN (depuis 2008). Il est un diplômé de Harvard en relations internationales, où il a notamment été l’élève du célèbre politologue Samuel Huntington. En plus de ses nombreuses chroniques dans des journaux (Washington Post) et revues spécialisées (Foreign Affairs), il a publié quelques essais sur la démocratie libérale américaine, dont quelques-uns ont été traduits en français (Le monde post-américain, Perrin, 2011). Cette fois-ci, son ouvrage cherche à établir un diagnostic des maux qui guettent l’humanité au lendemain de la pandémie, et à exposer dix leçons pour construire un monde plus juste, démocratique, égalitaire et sécuritaire.

La quatrième de couverture annonce les couleurs de l’ouvrage en cherchant à démontrer à quel point les propos de l’auteur se sont avérés quasi prophétiques par le passé. En effet, dans la foulée de Bill Gates (TED, 2015), Zakaria annonçait dès 2017 que la principale menace qui guettait les États-Unis d’Amérique était microscopique : le pays était vulnérable – et très mal préparé – aux éventuelles pandémies, et seule la coopération entre États pouvait prévenir d’un tel danger. L’année 2020 semble avoir donné raison à Zakaria, d’où la pertinence d’un ouvrage sur la suite des choses.

L’essai est construit en dix chapitres correspondant à autant de leçons pour le monde post-pandémique. En filigrane, Zakaria présente clairement ses intentions en attaquant régulièrement (dans chacun des chapitres) les positions prises par l’administration Trump au cours de son mandat. Il faut savoir qu’au moment de la publication de l’ouvrage, l’élection présidentielle n’avait toujours pas eu lieu. Parmi ses principales critiques, il dénonce le repli américain ayant mené à plus de protectionnisme et moins de multilatéralisme. Au regard de l’auteur, cette voie est périlleuse et mène les États-Unis et le monde entier vers des dangers bien pires que celui de la pandémie de COVID-19.

La première leçon invite à tenir compte d’un monde en changement où les sociétés ont besoin de développer une résilience. « Les éclosions de maladies sont inévitables, mais les pandémies sont optionnelles » (p. 26 [trad. libre]). Dans un plaidoyer pour la modernité (technologique entre autres), Zakaria affirme que le monde d’aujourd’hui doit être ouvert, rapide et stable. La deuxième leçon porte quant à elle sur le type de gouvernement à envisager. S’appuyant sur les exemples de pays et régions ayant bien répondu à la première vague de la crise sanitaire de 2020 (Taïwan, Corée du Sud, Hong Kong, Singapour), l’auteur explore les conditions pour obtenir un gouvernement efficace. À ses yeux, cela n’a rien à voir avec la « quantité » de gouvernement (la taille, pourrait-on dire), mais davantage avec la qualité de celui-ci. Néanmoins, dans sa troisième leçon, Zakaria insiste sur le fait qu’un gouvernement efficace, en temps de crise, est nécessairement un gouvernement interventionniste, à l’instar du Danemark, qui joue un immense rôle dans la création d’un filet de sécurité, même s’il oeuvre au sein d’une économie de marché productive.

Les quatrième, cinquième et sixième leçons mettent en valeur le rôle des experts et du progrès technologique. D’une part, Zakaria insiste sur l’importance d’écouter les experts (surtout en période de crise), mais il comprend que le rôle de ceux-ci soit négligé dans une société où le fossé est parfois trop large entre experts et population. Il appelle donc à une réconciliation qui permettrait aux experts de tous domaines d’ancrer leurs recherches dans les besoins concrets de la population. Par ailleurs, loin de décrier la révolution technologique et les dangers de l’intelligence artificielle, Zakaria perçoit que ceux-ci créent les conditions pour améliorer la vie des êtres humains du XXIe siècle. Aussi, il voit dans les villes l’avenir de l’humanité, insistant sur le fait que l’urbanité est génératrice de liens sociaux (« l’être humain est un animal social »), de créativité et d’innovations.

Les quatre dernières leçons portent sur des enjeux qui ressurgissent fréquemment en relations internationales. D’abord, la question des inégalités socio-économiques. Pour Zakaria, la pandémie ne fait que creuser les inégalités (c’est d’ailleurs ce que confirmait un rapport d’Oxfam publié en janvier 2021). Des réformes majeures s’imposent pour mieux répartir les richesses (sur le plan de la fiscalité notamment), sans quoi, selon lui, de nombreux pays pourraient vivre des révoltes et des révolutions. Ensuite, Zakaria parle de la mondialisation (globalization en anglais) en insistant sur le fait qu’il s’agit d’une tendance historique. Plutôt que de chercher à ralentir la tendance, Zakaria propose d’en tirer profit et de réaliser qu’elle permet de vivre dans un monde plus sécuritaire. Dans sa neuvième leçon, Zakaria traite des rivalités sino-américaines et des risques de conflits entre les deux puissances. Selon lui, un nouveau monde bipolaire est inévitable, mais une nouvelle « guerre froide » est un choix politique évitable. Cette leçon annonce d’ailleurs la dixième et dernière leçon, qui représente une défense pleine et entière de la coopération internationale pour affronter les défis de notre temps.

Zakaria est convaincu et convaincant. À ses yeux, l’avenir des États-Unis et de toute la coopération internationale repose sur une réconciliation avec des mesures et décisions prises au milieu du XXe siècle. Politiquement, il défend ardemment la démocratie libérale au fondement même des États-Unis. Économiquement, il se réfère constamment à l’approche keynésienne par la valorisation – voire l’idéalisation – de la présidence de Franklin Delano Roosevelt (1933-1945).

Bien que la posture de Zakaria soit celle de « l’expert », à la suite de la lecture de l’essai, il est indéniable qu’on peut lui accoler les étiquettes de « tenant de l’approche idéaliste » et de « partisan démocrate modéré ». En conclusion, il affirme d’ailleurs lui-même tenir à une position modérée de réformiste plutôt que révolutionnaire : « Nous n’avons pas besoin d’un renversement de l’ordre établi dans l’espoir qu’un meilleur monde puisse émerger » (p. 237 [trad. libre]). En ce sens, d’aucuns pourraient associer Zakaria à un intellectuel progressiste, car il identifie avec clairvoyance les problématiques de notre temps (changements climatiques, inégalités sociales ou menaces à la sécurité) tout en cherchant des solutions à celles-ci. D’autres pourraient cependant critiquer sa croyance quasi dogmatique au progrès technologique et sa tendance à penser l’avenir en fonction de solutions du siècle passé, sans remettre en question le mode de vie à la source de ces problématiques.

L’ouvrage est bien écrit, limpide et très bien documenté. Comme plusieurs ouvrages du même type, la maison d’édition a choisi de placer les notes en fin d’ouvrage plutôt qu’en bas de page. Cela s’avère un irritant majeur pour le lecteur, vu la richesse de ces notes et leur caractère indispensable pour comprendre les propos de l’auteur. Qu’on partage ou non les diagnostics et propositions de l’auteur, il s’agit assurément d’un essai important pour réfléchir au monde et aux relations internationales d’après la pandémie. Il pourrait d’ailleurs s’agir d’une lecture particulièrement intéressante pour quiconque veut s’initier aux enjeux globaux de la décennie 2020.