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Claude Trudel livre, dans un style vivant, une chronologie commentée des 60 ans d’existence du ministère de la Culture du Québec. En politique active depuis tout ce temps avec les libéraux, il fut à divers moments associé de près à ce ministère comme haut fonctionnaire ou comme député, si bien qu’il a connu personnellement presque tous les titulaires du portefeuille depuis 1961.

Il l’admet lui-même : en dépit du titre, son livre n’est pas une histoire du ministère des Affaires culturelles puis de la Culture. Pour ce faire, il lui aurait fallu aborder des sujets qu’il a choisi de laisser de côté : télécommunications, langue française, presse, relations fédérales-provinciales en culture (p. 17). Il lui aurait fallu aussi, il en est conscient, traiter du volet administratif, mais cette dimension l’intéressait moins (p. 13). Il a plutôt voulu mettre l’accent sur le rôle personnel de chaque ministre. Outre ses souvenirs personnels, l’auteur a eu recours à la série télévisée Mémoires de député, au Journal des débats, aux textes des lois et des politiques marquantes ainsi qu’aux rares mémoires ou biographies des ministres. À chacun.e ou presque des 27 titulaires, il réserve un chapitre avec un aperçu biographique puis un panorama des principales réalisations.

La première partie couvre la période 1961-1976, de la pénible mise en place du ministère pour lequel Georges-Émile Lapalme avait de grandes ambitions jusqu’à la rédaction du Livre vert sur la culture par Jean-Paul L’Allier. On retiendra les rêves avortés, notamment celui d’un Bureau d’urbanisme qui aurait peut-être pu éviter la destruction de tant de joyaux patrimoniaux, et les mille difficultés d’un ministère privé de ressources humaines et financières, et soumis aux contrôles tatillons des fonctionnaires du Trésor. En revanche, la Place des Arts, la Bibliothèque nationale, le Grand Théâtre de Québec et la Délégation générale du Québec à Paris sont des réalisations durables nées dès les débuts. L’auteur me semble injuste pour le seul ministre non libéral de cette période : Jean-Noël Tremblay. Cet unioniste a réussi à infléchir le penchant nettement élitiste et très « grand centre » de ses prédécesseurs et premiers successeurs en favorisant l’ouverture de maisons de la culture et de conservatoires dans les régions. L’époque est aussi celle des premières lois sur le cinéma et sur le livre et l’édition, et de la révision de la Loi sur les monuments historiques. Ces lois et d’autres reviendront de loin en loin au programme pour des cures de jouvence et pour y réaffirmer ou y affaiblir le rôle de l’État, selon l’idéologie du parti au pouvoir. Signe que le Ministère manque de moyens, c’est seulement en 1976 qu’un Livre vert, en chantier périodique depuis le premier jour, est enfin proposé par le ministre L’Allier, qui l’a rédigé lui-même. Il le fait accepter par le premier ministre Robert Bourassa grâce à un argument imparable : « Un Livre vert ne coûte rien tant que ce n’est pas un Livre blanc » (p. 103). Je n’ai pas compris pourquoi Claude Trudel a refusé à ce document d’envergure le titre de première politique culturelle.

L’accession du Parti québécois aux affaires, en 1976, ouvre la deuxième période, jusqu’en 1994. Même si Camille Laurin ne fut pas ministre des Affaires culturelles, un chapitre lui est consacré à cause du document maître que fut la Politique de développement culturel, dont il fut l’instigateur à titre de ministre d’État dans le premier gouvernement de René Lévesque. L’auteur se montre très désagréable envers Laurin ; en outre, il refuse le titre de politique culturelle à son document même s’il reconnaît que celui-ci fut un « ambitieux projet de société » (p. 119), conçu pour être le pivot du développement du Québec avant et après la souveraineté. C’est là que naissent le concept d’industries culturelles et la Société de développement des industries culturelles (SODIC), fondée dans la foulée ; et qu’est lancée entre autres l’idée d’un Institut québécois de recherche sur la culture. L’art lyrique, le livre, les musées, le cinéma, la politique scientifique, la diffusion, l’accès des immigrants à la culture québécoise, les archives, rien ne semble avoir été oublié dans ce document, qui inspirera plusieurs des politiques sectorielles des années suivantes. C’est le cas de la Politique du livre et de la lecture de Denis Vaugeois, objet de la loi 51, efficace au point d’être encore en vigueur de nos jours. Et de la politique sur les musées de Clément Richard, qui a conduit à la relocalisation du Musée d’art contemporain, à l’agrandissement du Musée des Beaux-Arts de Montréal et du Musée de la civilisation à Québec, et à la création de quelques musées en région. Le retour des libéraux au pouvoir, en 1985, signifie « [d]es coupes budgétaires, un moratoire sur les investissements en infrastructures culturelles et l’abandon ou le report de projets importants » (p. 160). Néanmoins, la ministre Lise Bacon réussit à faire adopter deux lois pionnières sur le statut de l’artiste, désormais véritables professionnels dont les associations sont reconnues pour négocier les contrats de travail. Elle obtient par ailleurs des majors du cinéma qu’ils laissent une meilleure part du marché aux distributeurs québécois dans certaines niches. Il revient à Liza Frulla d’avoir fait adopter, en 1992, ce que Claude Trudel, finalement, présente comme la « première politique culturelle gouvernementale de l’histoire du Québec » (p. 180). Il s’agit pour lui ni plus ni moins que d’une refondation, symbolisée par le nouveau nom de « ministère de la Culture ». Nouvelle vocation, celle de gouvernance ; nouveau Conseil des arts et des lettres pour gérer le soutien financier à la création, en partenariat avec les milieux culturels ; promotion de la culture par un nouveau moyen, les ententes globales signées avec les autres ministères, les municipalités et les régions ; réaménagement de la Société de développement des entreprises culturelles (SODEC) pour lui confier tant la gestion des programmes d’aide que les instruments financiers destinés aux milieux culturels ; et finalement, en 1994, absorption des Communications dans le ministère de la Culture. « Liza, tout simplement l’une des plus grandes. » (p. 190), affirme l’auteur.

Les deux périodes suivantes sont traitées plus rapidement. Les années 1994-2007 sont celles des politiques sectorielles. Jusqu’en 2003, parmi les six titulaires péquistes, seules, pour l’auteur, se démarquent Louise Beaudoin et Agnès Maltais. Louise Beaudoin s’inscrit dans la continuité de Liza Frulla, ce dont se réjouit grandement Trudel. Elle ajoute des pouvoirs à son ministère, notamment en matière de culture scientifique et technique. Elle signe une dizaine d’ententes de développement culturel avec les municipalités. Son ministère signe aussi un protocole de partenariat avec celui de l’Éducation pour que les élèves bénéficient de sorties culturelles. Enfin, c’est pendant son mandat que le projet de loi 403 instituant la Grande Bibliothèque est adopté. Quant à Agnès Maltais, elle suscite l’adhésion du milieu par sa politique muséale. Elle se distingue aussi par son attention à la conservation du patrimoine religieux, pour lequel sont mis sur pied des programmes d’inventaire et de restauration qui témoignent de la profondeur de l’attachement de la ministre à ce pan de notre histoire. Enfin, c’est elle qui fait adopter la loi fusionnant la Bibliothèque nationale et la Grande Bibliothèque. Il revient à Line Beauchamp, ministre libérale « d’une redoutable efficacité » (p. 235), de clore la période. Elle veut améliorer les conditions de vie et de travail des artistes. Et surtout, elle stimule les investissements privés (la construction de la nouvelle salle de l’OSM en partenariat public-privé en est un exemple, mais pas le seul). En revanche, elle ne veut rien savoir d’un moratoire de deux ans pour empêcher l’aliénation ou la démolition des biens religieux (« trop coûteux et trop rigide », dit-elle [p. 247]). Elle fait du Québec le premier gouvernement au monde à approuver la Convention de l’UNESCO sur la protection et la promotion de la diversité des expressions culturelles.

Depuis 2008, le Ministère dessine de « voies nouvelles pour la culture » (p. 256). La période est libérale, caractérisée par la poursuite des compressions entreprises depuis 2003 et de plus en plus massives – ce que ne souligne pas réellement l’auteur – et par l’antinationalisme des gouvernements Charest puis Couillard, ce qu’il souligne au moins pour ce dernier. Durant le bref mandat du PQ, Maka Kotto fait adopter la Stratégie culturelle numérique. Trudel insiste plutôt sur deux autres ministres, Christine St-Pierre et Hélène David, qui ont en commun de chercher à rendre attrayant pour le privé le financement de la culture puisque leurs gouvernements en font de moins en moins. La Loi sur le patrimoine culturel prend acte de la valeur socio-économique de celui-ci (p. 268), veut en renforcer la protection, et crée à cette fin un Conseil du patrimoine culturel, mais en ne lui conférant qu’une vocation consultative. Pour Trudel, un tel bilan justifierait que « l’histoire [puisse] se souvenir de Christine St-Pierre pour l’adoption de cette seule loi » (p.270). Quant à Hélène David, c’est une femme d’action : plan culturel numérique, plan d’action sur le livre, « modernisation » (p. 284) (synonyme pudique de charcutage) de la gouvernance de BAnQ et des conservatoires. Dans ce contexte, un mot lui suffit pour dire que la politique culturelle déposée par Marie Montpetit manque d’« envergure » (p. 293) ; et moins encore pour juger du bilan de l’actuelle ministre Nathalie Roy, dont le mandat débutait lorsque fut achevée la rédaction de cet ouvrage.

Trudel a écrit pour contrer l’impression assez largement partagée que, hormis à l’époque de la Révolution tranquille, les ministres péquistes en ont fait plus que les libéraux pour la culture. Comme il n’ose quand même pas prétendre l’inverse, il parle de « match nul » en conclusion (p. 314).