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De notre perspective, il peut sembler étonnant qu’une figure patriotique comme Louis-Joseph Papineau ait pu considérer l’annexion du Canada français aux États-Unis comme un avenir national désirable. Pareille perplexité se manifeste aussi dans l’historiographie traditionnelle de la première moitié du XXe siècle, entre autres sous la plume de Lionel Groulx[1]. De nombreux historiens contemporains soulignent eux aussi l’incompatibilité du projet annexionniste et du nationalisme. « Comment peut-on se prétendre les défenseurs de la nation canadienne-française et vouloir noyer celle-ci dans le grand ensemble américain[2] ? », se demande Fernande Roy. Même s’il l’exprime de manière plus nuancée, Yvan Lamonde y voit également une contradiction idéologique[3]. Tout comme eux, le sociologue Joseph Yvon Thériault perçoit l’annexionnisme comme un abandon de la cause nationale au profit de la quête démocratique[4]. On peut dire la même chose de Fernand Dumont, qui associe directement annexion et assimilation[5]. De la même façon, les grandes synthèses publiées sur l’histoire du nationalisme au Québec ne perçoivent aucune intention nationale derrière le projet annexionniste[6].

Sans donner tort à ces jugements, on peut se demander dans quelle mesure ils tiennent compte de l’ensemble des motivations des annexionnistes. À l’instar du sociologue Stéphane Kelly, nous estimons que l’annexionnisme a trop souvent été réduit dans l’historiographie à « une réaction émotive, illogique et irrationnelle[7] ». Le présent article tente donc de mettre en lumière la logique interne du discours annexionniste canadien-français tel que formulé au XIXe siècle, et de montrer qu’il ne tournait pas forcément le dos à la question nationale, bien au contraire. Si cette position politique comportait sa part d’incohérence et de naïveté, le même reproche pourrait être formulé à l’égard des partisans du lien colonial ou de la Confédération. Après tout, dans la foulée des Rébellions réprimées de 1837-1838 et de l’Acte d’Union imposé de 1840, l’ensemble des options politiques était marqué du sceau de l’incertitude.

Pour mieux comprendre la logique derrière le projet annexionniste, nous présentons ici une synthèse historiographique de l’annexionnisme canadien-français en posant la question du nationalisme comme fondement et motivation. Certes, l’annexionnisme a rarement été étudié pour lui-même, et encore moins sous l’angle du nationalisme : toutefois, à partir des travaux de Michel Ducharme et de Louis-Georges Harvey sur la pensée républicaine, nous pensons pouvoir donner un sens global à ses fondements idéologiques[8]. En effet, comme l’idée de la souveraineté nationale républicaine n’impliquait pas forcément le contrôle de l’ensemble des compétences régaliennes (armée, monnaie, frontières, etc.), le rêve annexionniste a donc pu correspondre, aux yeux de certains nationalistes bas-canadiens/québécois, à une authentique forme de libération nationale. Pour mieux concentrer le tir, nous nous focaliserons sur l’apparition d’une pensée annexionniste durant la période des Rébellions patriotes (1837-1838) et sur son évolution au cours du XIXe siècle, jusqu’à l’élection de Wilfrid Laurier en 1896. À partir d’un corpus choisi des principaux écrits (débats, conférences, manifestes, essais…) portant sur la question de l’annexion, il s’agira d’illustrer l’évolution, la diversité et l’interaction des différents discours annexionnistes et antiannexionnistes sur le long terme, en s’attardant sur quelques-uns des personnages politiques et intellectuels emblématiques de l’époque (Louis-Joseph Papineau, Étienne Parent, Louis-Antoine Dessaulles, Joseph-Charles Taché, Hector Fabre, Honoré Mercier, etc.).

Libéralisme moderne et républicanisme

Le débat entourant l’annexion du Bas-Canada aux États-Unis a été fortement marqué par l’antagonisme entre deux visions distinctes de la liberté. Michel Ducharme a bien montré comment ces deux logiques se sont affrontées au Canada. D’un côté, le libéralisme dit « moderne » prenait racine dans l’héritage philosophique de plusieurs penseurs des Lumières tels que John Locke, Montesquieu et Voltaire. Il postulait que la liberté était d’abord civique et individuelle, et défendait le droit de posséder, d’échanger, de commercer, de s’enrichir et de s’épanouir librement dans le cadre d’une société définie par la stabilité. Cet ordre reposerait notamment sur l’équilibre du pouvoir populaire et du pouvoir aristocratique. De l’autre côté, le libéralisme républicain s’inscrivait dans la continuité de l’humanisme civique de la Renaissance et de la pensée de Jean-Jacques Rousseau, entre autres. Il valorisait d’abord un idéal de liberté collective et de souveraineté législative du peuple. C’est l’autonomie qui était visée, c’est-à-dire le droit de faire librement ses propres lois : auto (par soi-même) nomos (lois)[9]. « La liberté, pour un individu dans une république aux XVIIIe et XIXe siècles, implique d’abord et avant tout une participation au pouvoir législatif par l’intermédiaire de ses représentants élus[10]. » Selon Ducharme, la pensée républicaine pouvait admettre, sous certaines conditions, qu’une nation fasse partie d’un ensemble politique plus vaste[11]. Si la nation conservait son autonomie législative et ne déléguait qu’un nombre limité de compétences à un gouvernement fédéral/supranational, alors rien n’interdisait de la considérer comme tout à fait « souveraine » et « indépendante ». Cette équivalence des termes d’« autonomie », de « souveraineté » et d’« indépendance » est manifeste à travers tout le XIXe siècle canadien-français, et s’explique probablement par l’influence et la persistance de cette pensée républicaine.

La dualité du libéralisme moderne et du républicanisme aura un effet décisif sur la construction d’un discours antiaméricain en Grande-Bretagne et au Canada anglais[12]. En effet, au début du XIXe siècle, l’identité britannique s’est largement construite en opposition aux doctrines républicaines. Nation industrielle d’avant-garde, parangon de la monarchie constitutionnelle, les valeurs-phares du libéralisme moderne convenaient bien à l’île d’Albion. « Les intellectuels [anglais] rejettent les grands principes de 1789 : l’égalité naturelle entre les hommes, la souveraineté nationale ainsi que la souveraineté populaire. Cette position légitime l’existence de l’Empire britannique, au sein duquel le peuple anglais représente la “noblesse des nations”[13]. » Les États-Unis faisaient figure de contre-modèle incarnant les pires vicissitudes démocratiques. Les Britanniques finirent par amalgamer le patriotisme bas-canadien au danger américain.

Selon Gérard Bouchard, le nationalisme canadien s’affirma « en se nourrissant de l’altérité anglophone […] et de la Révolution américaine[14] », ce qui n’avait rien pour plaire à l’Angleterre. « Dans un pays où l’oligarchie n’a pas la même nationalité que l’ensemble de la population, la revendication pour les droits de la majorité est en même temps une revendication nationale[15] », note avec raison l’historien Jean-Paul Bernard. Démocratie et autonomie nationale rimaient donc ensemble, comme en témoigne l’opposition farouche des membres du Parti patriote bas-canadien à l’union du Haut et du Bas-Canada. Ces hommes politiques invoquaient les « libertés anglaises » pour justifier et assurer la survie des Canadiens français, car comme l’écrivait le journaliste Étienne Parent, « c’est le sort du peuple Canadien d’avoir non seulement à conserver la liberté civile, mais aussi à lutter pour son existence comme peuple[16] ». Cependant, Londres refusait de concéder aux députés canadiens les réformes désirées. En réaction, les thèses républicaines s’invitèrent progressivement dans le discours patriote, et ce, dès les années 1820. Dans leur perspective, « si le peuple est souverain, […] le Parlement britannique ne peut pas l’être[17] ». Cela dit, la souveraineté républicaine était d’abord et avant tout conçue comme une autonomie législative et non pas forcément une indépendance totale. Ainsi, les patriotes réclamèrent tout d’abord une révision du pacte colonial, et non l’indépendance pure et dure. Leurs efforts s’avérèrent toutefois bien vains[18]. Les États-Unis pouvaient-ils offrir l’autonomie que leur refusait l’Angleterre ?

Dans le contexte des révolutions américaines, les États-Unis personnifiaient la liberté républicaine. La doctrine anticolonialiste du président James Monroe (1823) et plus tard l’idée d’une « destinée manifeste » (1845) prophétisaient même l’unification du continent entier sous l’égide de l’Oncle Sam. Ce genre de réflexion séduisait les patriotes, qui enviaient le destin américain :

[L]’une des caractéristiques fondamentales du discours politique patriote était sa représentation de la collectivité nationale dans sa dimension territoriale […] qui s’appuyait puissamment sur le référent étatsunien. […] La république voisine […] représentait la finalité du parcours de l’histoire coloniale, soit l’indépendance inévitable qui attendait tous les peuples des Amériques[19].

La souveraineté nationale républicaine étant d’abord une question d’autonomie législative, elle était compatible avec la délégation volontaire de certains pouvoirs à un État fédéral faible et limité. « Si les peuples peuvent s’unir, c’est uniquement sous la forme d’une confédération de peuples souverains[20] », résume Ducharme. « [L]e fédéralisme étatsunien, tel qu’il apparaissait dans le discours bas-canadien, se distinguait par son caractère extrêmement décentralisé et prenait sa source dans l’union volontaire de petites républiques souveraines[21] », rappelle Harvey. Pour le député Edmund Bailey O’Callaghan, par exemple, les États-Unis constituaient une « union libre de nations libres et souveraines[22] ». Cette idée découlait directement de l’époque de l’indépendance américaine : « Le premier effet de 1776 est de confirmer le principe de la souveraineté des États et de l’établir pour longtemps, jusqu’à la guerre de Sécession. […] Le gouvernement fédéral […] a des pouvoirs mais il n’a pas le pouvoir[23]. » S’il existait depuis 1783 une progressive centralisation administrative autour du Congrès et du président, le régime politique américain demeurait en effet substantiellement décentralisé.

À la fin du XVIIIe siècle, le journaliste Fleury Mesplet et d’autres militants révolutionnaires franco-canadiens avaient déjà milité en faveur d’un rattachement de la province de Québec aux États-Unis[24]. Les Patriotes des années 1830 ont-ils également entretenu des idées annexionnistes ? Plusieurs considéraient certainement l’annexion comme une option valable. Le Bas-Canada saurait s’épanouir comme État autonome au sein de la République américaine, sans que sa survie culturelle ne soit vraiment mise en danger. Mais si « la majorité patriote réclamait des institutions républicaines », elle continuait « de proclamer la fidélité des Bas-Canadiens au souverain britannique[25] ». Et « [s]’ils s’empressèrent de nier toute intention d’amener la colonie aux États-Unis, les Patriotes continuèrent d’insister sur l’autonomie et même sur la souveraineté des États qui composaient la Fédération américaine[26] », brandissant l’annexion comme un épouvantail politique en quelque sorte. Pour l’historien Julien Mauduit, l’annexionnisme teinte incontestablement le discours patriote. L’annexion était vue comme « une alliance, une union, au sein d’une fédération de républiques largement autonomes et maîtresses de leur sort[27] », et non comme une fusion ou une assimilation. Malgré cela, plusieurs Patriotes redoutaient cette puissance anglophone, esclavagiste, matérialiste et anticatholique qu’étaient les États-Unis. Ils craignaient entre autres qu’advenant une annexion, les terres vierges soient la proie des immigrants et des spéculateurs américains. De plus, le souvenir de la guerre de 1812 était encore bien vivace[28]. Comme plusieurs Patriotes modérés ou dissidents, Étienne Parent préférait encore la tutelle britannique :

[Q]uand nous pourrions nous flatter de réaliser le rêve d’une indépendance immédiate, cette réalisation nous coûterait très certainement plus que les avantages douteux que nous pourrions en retirer dans notre position géographique qui, au sortir de la domination du Lion nous ferait tomber sous celle de l’Aigle[29].

Parent estimait que le plus grand danger se trouvait au sud : « Le lion a des griffes, il est vrai ; mais l’aigle n’a-t-il pas des serres[30] ? » L’échec des insurrections popularisa cette thèse. Devant le désastre, certains Patriotes au contraire radicalisèrent leur discours américanophile. Jadis ambigu sur la question, Louis-Joseph Papineau se déclarait désormais clairement favorable à l’annexion :

[A]u jour de notre indépendance, le droit de commune citoyenneté et de commerce libre […] assureraient au Canada une période indéterminée, mais longue, de paix, de conquêtes sur la nature, de progrès […] avec individualité pour chaque État souverain, sous la protection du congrès, qui ne pouvait être tyran, n’ayant ni sujets ni colonies, et ne possédant d’attributions que dans les questions de paix ou de guerre avec l’étranger et de commerce extérieur[31].

Il ne s’agissait pas là d’un revirement idéologique majeur pour Papineau. Le chef patriote faisait sien le concept de l’autonomie républicaine : dans la Fédération américaine, le Bas-Canada serait « souverain », car il pourrait adopter ses propres lois et n’aurait qu’à concéder volontairement certains pouvoirs régaliens et commerciaux à Washington. Ultimement, dans les années 1840, d’autres politiciens et intellectuels libéraux endossèrent l’utopie annexionniste.

Rougisme et annexionnisme sous l’Union

La répression britannique et l’Acte d’Union de 1840 inaugurèrent un climat de crise au Canada français. « Ce qui est en jeu, […] ce n’est donc pas seulement la victoire ou la défaite d’un régime politique, mais tout le destin d’un peuple[32] », note Éric Bédard. Pour Étienne Parent, « la vitalité de la nationalité canadienne […] ne dépend pas seulement des luttes politiques menées contre la métropole, mais bien davantage du progrès de l’éducation et du développement des infrastructures[33] ». Les partisans de l’ex-Patriote Louis-Hippolyte La Fontaine adhérèrent à ces thèses. « Le sentiment d’impuissance collective inspire une attitude de loyalisme en politique. L’avenir de la nation sera pensé à l’intérieur du lien colonial […], que l’on emploiera toutefois à éroder[34] », souligne Gérard Bouchard. En d’autres termes, le groupe dit « réformiste » de La Fontaine cherchait à préserver la nation canadienne-française en travaillant prudemment au sein de l’Empire britannique pour obtenir un maximum de gains. Le libéralisme, même dans sa mouture modérée et britannique, était perçu comme un moyen de protéger les intérêts des Canadiens français en leur accordant une plus grande dignité. Avec le temps, les réformistes finirent par incarner une mouvance de type conservatrice. Pour eux, « l’idée d’indépendance fait désormais partie de ces utopies que doivent repousser les esprits matures[35] ».

La montée du romantisme national en Europe s’exporta toutefois facilement dans la vallée laurentienne. Ainsi apparurent les « rouges », de jeunes militants et intellectuels radicaux associés à la pensée républicaine de Louis-Joseph Papineau. « Canadiens-Français avant tout[36] », ceux-ci considéraient l’Acte d’Union comme fondamentalement illégitime et nocif pour le Bas-Canada. « [V]oulez-vous l’Union avec tous ses avantages au prix de la perte de votre nationalité ? […] Faire prévaloir un principe de vie, principe de salut, question d’existence pour les Canadiens Français, voilà le but auquel la conviction nous fait tendre[37] ». La question nationale se plaçait donc en tête des préoccupations des rouges[38]. Ils militaient clairement pour l’obtention d’un État démocratique à majorité canadienne-française : républicanisme et nationalisme allaient de pair. Au surplus, les rouges croyaient que le succès économique des États-Unis était attribuable à l’efficacité de ses institutions démocratiques. Par exemple, Papineau disait :

J’ai parlé des réformes constitutionnelles avec plus de détail et d’ardeur que des améliorations matérielles, parce qu’elles sont d’un ordre plus élevé, parce qu’il faut de libres institutions politiques […] pour faire aimer le travail qui moralise et enrichit les nations et leur donne le moyen de multiplier ces améliorations matérielles, comme le prouve leur développement prodigieusement rapide chez nos actifs et industrieux voisins[39].

Les rouges étaient-ils déjà annexionnistes en 1847-1848 ? Si plusieurs d’entre eux tenaient des propos bienveillants à l’égard d’une annexion aux États-Unis, cette option n’apparaissait nulle part dans leur programme de 1848[40]. La liquidation du protectionnisme colonial, survenue par l’abolition des Corns Laws en 1846 et des Navigation Acts en 1849, toucha aussi bien les francophones que les anglophones et finit de dissiper cette ambiguïté[41]. En 1849, des marchands anglophones ainsi qu’une poignée de rouges de l’école de Papineau fondèrent l’Association d’annexion de Montréal. Dans son Adresse au peuple du Canada, l’Association réclamait une « séparation paisible de cette province d’avec la Grande-Bretagne, et son annexion aux États-Unis[42] ». Les auteurs du manifeste soulignaient que chaque État de la république voisine était « souverain ». Ils croyaient que l’annexion comblerait le « retard » économique et politique du Canada et freinerait du même coup l’émigration croissante vers le sud[43].

En appuyant des idées annexionnistes, les rouges venaient de franchir un nouveau cap : « Jusque-là, l’annexion était plutôt apparue comme une mesure visant à faire frémir le family compact. Désormais, ce projet politique est en soi préconisé[44]. » Les motivations des rouges étaient essentiellement républicaines et nationalistes, l’intégration de la République américaine permettant d’obtenir un État démocratique et autonome pour les Canadiens français[45]. Surtout, les rouges croyaient que l’annexion était inévitable. Le Manifeste du Club national démocratique explicite bien cette vision :

[N]e sommes-nous pas destinés à respirer sous peu l’air libre et sain des cieux étoilés qui nous environnent ? […] Encore quelques jours de la vie que vivent les peuples, et l’entrave coloniale étant brisée, l’étoile canadienne viendra presque indubitablement prendre sa place providentielle dans la colossale république du nouveau monde[46].

Revenons à notre question de départ : existait-il une contradiction entre l’annexionnisme et le nationalisme canadien-français ? En soi, non. Par l’annexion, les rouges désiraient d’abord et avant tout que les Canadiens français se dotent d’un État national républicain. L’historiographie n’a généralement pas insisté sur cet aspect. Par exemple, le chercheur Luc Laurin écrit : « Auparavant, [les rouges] étaient d’ardents libéraux et d’ardents nationalistes, les deux éléments étant sur le même pied. Toutefois, à cause de cet appui [à l’annexion], on peut percevoir que le libéralisme des Rouges a maintenant priorité sur leur nationalisme[47]. » Yvan Lamonde, quant à lui, estime que l’annexion appartient à une « logique du désespoir[48] », et ajoute :

[L]es annexionnistes canadiens-français conçoivent plus le Bas-Canada comme un 35e État de l’Union […] que comme une nation qui fait appel au principe des nationalités pour achever sa souveraineté. De ce point de vue, […] l’attrait pour les États-Unis signifie bien une adhésion au républicanisme mais à un républicanisme qui ne va pas au bout de sa logique, laquelle devrait conduire à une nation républicaine souveraine. […] En langage contemporain, s’agit-il d’autre chose que du passage d’une dépendance à une autre dépendance[49] ?

Les rouges auraient-ils non seulement trahi leurs convictions nationalistes, mais aussi leurs valeurs républicaines ? Rien n’est moins sûr. Les rouges des années 1840-1850 souhaitaient assez clairement la souveraineté et la démocratie pour le Bas-Canada, et ils considéraient les États fédérés américains à la fois comme étant souverains et démocratiques. « Les rouges ne s’inquiètent pas de la survie culturelle des Canadiens dans la République américaine, car la démocratie ne saurait être nuisible à la nationalité. Au sein d’une Amérique républicaine, le Bas-Canada continuera d’affirmer son identité, grâce au principe de souveraineté des États[50] », souligne Kelly. Le raisonnement des rouges paraît certes naïf, mais leurs intentions semblent respecter une vision républicaine et nationaliste cohérente. Bien entendu, chez les républicains, la souveraineté nationale correspondait idéalement à un État entièrement indépendant, avec sa propre banque centrale, ses ambassades, son armée, etc. Mais la souveraineté s’exprimait d’abord par l’autonomie législative, ce que pouvait offrir le statut d’État américain. Dans les années qui suivirent la crise commerciale des années 1846-1849, les rouges allaient résolument présenter l’annexion comme une façon de réaliser « l’indépendance » du Bas-Canada. Mais les rouges avaient-ils, cela dit, une juste perception des États-Unis ?

En fait, si les États fédérés demeuraient autonomes, il faut se rendre à l’évidence que dans les années 1840, le mythe d’une union de « petites républiques indépendantes » commençait à battre de l’aile. Pour l’historien Jean-Michel Lacroix, « on ne semble plus croire que ce sont les institutions qui ont permis la supériorité des Anglo-Saxons mais on se réfère à l’idée d’une supériorité génétique qui, seule, a permis l’établissement d’institutions libres[51] ». Ce suprémacisme anglophone excluait naturellement les Latins, les Autochtones et les Afro-Américains. Quelle place aurait occupée le Canada français dans la société états-unienne ? De l’avis des disciples de Parent et de La Fontaine, elle n’aurait rien d’enviable.

Les réformistes répliquèrent vigoureusement au manifeste de 1849, entre autres par leur Protestation contre l’annexion du Canada aux États-Unis[52]. Signé notamment par les députés George-Étienne Cartier, Augustin-Norbert Morin et Wolfred Nelson, ce texte rejetait l’annexion au nom de valeurs libérales modernes (stabilité, ordre, sécurité) et loyalistes. En outre, les partisans de La Fontaine redoutaient que les francophones soient noyés dans le grand ensemble américain. Toutefois, pour Éric Bédard, si les réformistes « prennent parti contre l’annexion aux États-Unis », « ils sont loin d’avancer en phalanges serrées[53] ». Par exemple, le futur premier ministre québécois Pierre-Joseph-Olivier Chauveau prenait au sérieux les arguments économiques des annexionnistes, mais sans les endosser.

Jusqu’au milieu des années 1850, les rouges firent activement campagne sur le thème de l’annexion en l’assimilant à l’indépendance. Le journaliste et député Jean-Baptiste-Éric Dorion affirmait : « J’espère que personne d’entre vous n’est assez déloyal envers son pays pour me faire un crime de désirer l’indépendance de ma patrie. […] Il faudrait un volume complet pour vous faire sentir les avantages de notre indépendance et de notre union avec la glorieuse République américaine[54]. » Les rouges avaient donc arrêté leurs idéaux nationalitaires autour d’un plan concret : rejoindre les États-Unis. Neveu de Papineau et ténor du Parti rouge, Louis-Antoine Dessaulles prononça six conférences à l’Institut canadien de Montréal sur le sujet. Il y proclama d’abord la souveraineté du peuple :

Ceux que vous appelez gouvernants n’ont reçu qu’une délégation d’autorité, qui se réduit au pouvoir de direction que vous, êtres collectifs, ne pouvez pas exercer directement. […] [U]n peuple ne devrait jamais être la propriété politique d’un autre peuple. […] [D]e la souveraineté individuelle et native de l’homme […] découle nécessairement le dogme sacré de la souveraineté du peuple[55].

Dessaulles estimait conséquemment que le peuple anglais n’avait pas la légitimité de gouverner le peuple canadien. Avec l’annexion, les francophones disposeraient d’un État national autonome : « Personne n’aura le droit ni le pouvoir de s’immiscer dans nos affaires locales ; nous serons les maîtres absolus de notre organisation intérieure : nous ferons notre constitution[56]. » Le pouvoir central étant très limité, il ne pourrait s’en prendre à la souveraineté du Bas-Canada. D’autre part, le conférencier ne s’inquiétait pas pour la survie culturelle des Canadiens français dans l’Union américaine. Il fit d’abord remarquer que les Américains migraient vers l’Ouest et non vers le Nord : l’invasion de la vallée laurentienne par des familles anglophones n’était pas à craindre[57]. De plus, il croyait que les États-Uniens se montreraient plus tolérants que les Britanniques. Même que l’« [u]n des résultats les plus heureux et les plus certains de l’annexion sera la disparition complète et définitive de ces déplorables haines nationales […] produites par le favoritisme métropolitain[58] ». Comme Papineau, Dessaulles attribuait le succès économique des États-Unis à ses institutions démocratiques[59]. L’annexion entraînerait l’enrichissement des Canadiens français et mettrait donc un terme à l’émigration. En somme, « après l’annexion, il sera bien inutile de partir pour les États-Unis, nous serons tous rendus[60] » !

La Confédération, rempart contre l’annexion

La dualité entre le libéralisme moderne de la Grande-Bretagne et le républicanisme des États-Unis est essentielle pour comprendre la pensée des Pères de la Confédération. Cette dichotomie dominait par exemple la pensée de l’écrivain et député Joseph-Charles Taché, qui publia en 1858 un essai intitulé Des provinces de l’Amérique du Nord et d’une union fédérale[61]. Il y présentait les États-Unis comme un contre-modèle absolu, les accusant d’être décadents, démagogues, intolérants, immoraux et matérialistes[62]. De plus, l’indépendance du Bas-Canada s’avérait impossible, pas plus d’ailleurs que celle d’aucune autre colonie, car « pris séparément, ces divers petits pays ne possèdent pas […] les éléments de force nécessaires à constituer, ni pour le présent, ni pour l’avenir, un état de choses durable[63] ». L’idéal serait une fédération de l’Amérique britannique : les Canadiens français contrôleraient leur province, et influenceraient substantiellement le gouvernement central. En 1865, son collègue Joseph-Édouard Cauchon proposa un projet similaire dans L’union des provinces de l’Amérique du Nord[64]. Il affirmait que « le système du gouvernement parlementaire britannique vaut mieux que les formes radicalement républicaines du gouvernement des États-Unis[65] ». L’indépendance du Bas-Canada étant jugée irréalisable, les Canadiens français devaient accepter qu’une entité anglophone les chapeaute. « Nulle alliance, il est vrai, ne pourrait nous donner de garanties complètes […], mais la moins à craindre serait l’alliance des Provinces, parce qu’assez forte pour la protection extérieure, elle le serait moins, au-dedans, pour l’oppression[66]. » Il conclut :

[N]ous aimons mieux la condition politique dont nous serons un élément vital et toujours existant, que d’être jetés, comme une goutte d’eau perdue dans l’océan, au milieu d’un peuple immense où nous perdrions, en quelques années, notre langue, nos lois et jusqu’au souvenir de nos glorieuses origines[67].

Le futur premier ministre conservateur Joseph-Alfred Mousseau alla dans le même sens dans son livret Contre-poison. La Confédération, c’est le salut du Bas-Canada[68]. Il y soulignait entre autres l’autonomie des provinces et l’influence substantielle des franco-catholiques sur l’État fédéral. Conséquemment, « [i]l faut être renégat, ou, ce qui revient au même, annexioniste [sic], pour ne pas se trouver ému jusqu’aux [sic] larmes[69] ». Encore une fois, on niait que les admirateurs du républicanisme américain puissent être aussi d’authentiques patriotes. On peut y voir un processus de confiscation du projet de survivance par les conservateurs. Les réflexions de Taché, Cauchon et Mousseau reflètent bien l’idéologie des bleus : une approche nationale en paix avec le libéralisme britannique. Même si l’annexion ne faisait plus partie du programme des rouges, l’abbé Louis Herménégilde Huot soupçonnait, dans son pamphlet Le rougisme en Canada, que « toutes [leurs] aspirations sont pour la république démocratique anarchique, je dirais presque machiavélique des États-Unis[70] ». La diabolisation des rouges, des États-Unis et des idées républicaines prit une forte ampleur au cours de la guerre de Sécession (1861-1865)[71]. Lors des débats parlementaires de 1865, George-Étienne Cartier martela qu’il était « opposé au système démocratique qui prévaut aux États-Unis[72] », vision partagée par Louis-Hector Langevin et les autres bleus. Les tories abondèrent dans le même sens, comme en témoigne le discours de David Ford Jones (South Leeds) :

Voici la différence des deux systèmes : aux États-Unis, le système fédéral a été formé d’un certain nombre d’États indépendants dans leurs pouvoirs, qui délèguent au gouvernement central une plus ou moins grande partie de leurs attributs […]. Chez nous, c’est tout le contraire : le gouvernement central ne reçoit pas ses pouvoirs des différentes provinces, mais il règle, à son gré, les pouvoirs de chacune d’elles[73].

L’idée d’une « souveraineté » des États américains faisait donc consensus par-delà les appartenances partisanes et culturelles, et modelait fortement l’ensemble du débat politique. Les libéraux haut-canadiens tinrent le même discours. « Je suis persuadé que, si le projet réussit, les principes fondamentaux de la constitution anglaise y gagneront encore plus de solidité et de permanence ; s’il échoue, au contraire, nous verrons bientôt que ces principes disparaîtront et seront remplacés par ceux qui règlent la république voisine[74] », proclama par exemple Frederick Haultain (Peterborough).

Des nationalistes canadiens-français manifestèrent une vive opposition envers le projet confédératif. Plusieurs d’entre eux revendiquaient un gouvernement « libre et séparé pour les Canadiens français[75] ». Ils redoutaient notamment que la Confédération anéantisse la race française, crainte partagée par le journal rouge Le Pays, ainsi que par des membres de l’Institut canadien comme Arthur Buies et Jean-Baptiste Couillard[76]. « Les rouges craignent que l’union fédérale proposée ne soit qu’une forme transitoire menant inévitablement à l’union législative. Cette crainte est d’autant plus fondée qu’il s’agit là du projet explicite de plusieurs pères fondateurs[77] », écrit Kelly. Les libéraux n’étaient « pas opposés à l’idée de créer une confédération. Toutefois ils divergent radicalement […] sur le type de confédération […] [à] créer[78]. » La plupart des rouges voulaient une fédération démocratique et décentralisée ne comprenant que le Haut et le Bas-Canada, inspirée par la Constitution américaine[79]. Lors des débats, le chef rouge Antoine-Aimé Dorion affirma que « la confédération que je demandais était une confédération réelle, donnant les plus grands pouvoirs aux gouvernements locaux, et seulement une autorité déléguée au gouvernement général », alors que le projet ministériel « donne tous les pouvoirs au gouvernement central » et viserait à « assimiler le peuple du Bas-Canada[80] ».

Son frère Jean-Baptiste-Éric Dorion récupéra la même logique républicaine :

À ceux qui diront au peuple que l’annexion le ferait disparaître comme peuple, anéantirait sa nationalité et sa religion, [je répondrai] […] que le Bas-Canada serait aussi indépendant que tous les autres États de l’Union […]. Il n’aurait à se soumettre aux décrets du gouvernement fédéral que dans les mesures d’intérêt général, comme les postes, le tarif, les relations étrangères, la défense contre les ennemis, etc., etc[81].

Si les frères Dorion n’encourageaient plus ouvertement l’annexion, en somme ils puisaient encore largement dans la rhétorique annexionniste pour faire valoir leur point de vue. Jean-Xavier Perrault (Richelieu) s’inspira aussi de ce schème idéologique républicain et américanophile :

[L]orsque […] le Canada-Français surtout aura acquis assez de puissance […], il sera temps alors de jeter les bases d’une grande confédération des provinces […] appuyée sur le principe protecteur de la souveraineté des États […] comme [ils] le sont sous la constitution des États-Unis. […] Les ministres actuels ne nous ont-ils pas appris à […] accepter une minorité impuissante dans le gouvernement général parce que là les intérêts commerciaux seraient les seuls mis en jeu ? […] [L]a constitution des États-Unis, avec la souveraineté du Bas-Canada reconnue, offre bien plus de sécurité encore pour nos institutions, notre langue et nos lois[82].

Perrault proposait ainsi d’importer le modèle constitutionnel américain, suivant le principe républicain de souveraineté de chaque entité fédérée. Si cela ne pouvait être fait, l’annexion deviendrait séduisante non seulement d’un point de vue démocratique, mais aussi selon une optique nationaliste. Encore une fois, nationalisme et annexionnisme allaient de pair. D’ailleurs, cette omniprésence du spectre américain dans les débats démontre que l’annexion restait un avenir politique plausible. Notons que les raids féniens de 1866-1870 renforcèrent la crédibilité d’une possible annexion aux États-Unis, y compris par la force[83].

Les derniers sursauts annexionnistes

Dans les années qui suivirent la Confédération, certains libéraux renouèrent avec l’idée d’annexion. Par exemple, le journaliste Hector Fabre prononça une conférence à saveur annexionniste devant les membres de l’Institut canadien en 1871[84]. Il y livra une critique assez sévère du colonialisme britannique, tout en se montrant sceptique quant à la pérennité de la Confédération. Mais il ne croyait pas en la possibilité d’un Québec totalement indépendant : « Nous ne saurions vivre seul [sic] isolés ; nous ne pouvons que peu de choses de nous-mêmes. Il nous faut pour nous soutenir […] la main d’un grand peuple. Les États-Unis viendraient prendre la place de la France et de l’Angleterre[85]. » De plus, la continentalisation de l’économie canadienne rendrait l’annexion inéluctable : « Par une pente toute naturelle, nous inclinerions vers les États-Unis […]. Nous serions annexés commercialement avant de l’être politiquement[86]. » Fabre pensait en outre que l’annexion redresserait l’économie et freinerait l’émigration[87].

Sa prédiction ne se réalisa toutefois pas. L’option annexionniste se marginalisa encore davantage au tournant des années 1870, d’autant plus que la menace d’une union législative supprimant l’autonomie des provinces canadiennes ne se concrétisa pas[88]. De surcroît, aux États-Unis, la guerre de Sécession avait débouché sur une centralisation fédérale accrue. Si les États américains restaient plus autonomes que les provinces canadiennes, ils participaient néanmoins à une seule et indivisible nation américaine, et dépendaient toujours plus d’un puissant État central[89]. Parallèlement, les rouges connaissaient de mauvais jours au Canada. Citons la condamnation papale de l’Institut canadien en 1868 ou l’affaire Guibord de 1869 à 1875. À la fin du XIXe siècle, une frange croissante de la famille libérale s’acclimata à l’ordre constitutionnel canadien, notamment grâce à de grands chefs et premiers ministres comme Henri-Gustave Joly de Lotbinière et Wilfrid Laurier. Le célèbre discours de Laurier du 26 juin 1877 témoigne bien de cette évolution :

Nous sommes un peuple libre ; nous sommes une minorité, mais tous nos droits, tous nos privilèges nous sont conservés. Or, quelle est la cause qui nous vaut cette liberté ? C’est la […] Constitution de 1867 […]. [Elle] a fait de la province de Québec un État dans l’État, une sorte d’État français. Cette constitution confère à chaque province une véritable indépendance […]. À Québec, au Parlement provincial, tout se fait par nous. À Ottawa, au Parlement fédéral, rien ne se fait sans nous[90].

Laurier croyait donc que l’autonomie des provinces canadiennes pouvait être assimilée à une « indépendance » suffisante. Il jugeait également que la question du régime avait perdu sa pertinence : « [L]a forme importe peu ; qu’elle soit monarchique, qu’elle soit républicaine, du moment qu’un peuple a le droit de vote, du moment qu’il a un gouvernement responsable, il a la pleine mesure de la liberté[91]. » Cette vision n’obtenait toutefois pas l’unanimité au sein des forces libérales.

De plus, le nationalisme canadien-français de la fin du siècle tendait à s’opposer à l’annexion. Il défendait plutôt l’autonomie des provinces, l’autonomie du Canada et les droits des francophones[92]. L’antiaméricanisme des conservateurs avait fini par déteindre sur l’ensemble des élites francophones. Le discours nationaliste dépeignait carrément les États-Unis comme l’antithèse du Canada français. Adolphe-Basile Routhier, connu pour être l’auteur des vers du Ô Canada, tenait en 1871 un discours qu’adopteront peu à peu la majorité des intellectuels :

Les États-Unis sont prosternés devant des dieux étrangers que nous ne devons pas adorer, et dont le culte causerait notre mort. […] Le temple immense dans lequel on leur sacrifie s’appelle le matérialisme […]. Et c’est à ce peuple que l’on voudrait nous unir ! […] Je ne dis pas : l’annexion, c’est la mort. Mais je dis : l’annexion, c’est le péril, immense, immédiat, certain ; péril pour notre foi, péril pour nos institutions, péril pour nos moeurs[93].

Bref, l’affiliation de l’identité nationale canadienne-française au cléricalisme et au conservatisme rendait inacceptable l’idée d’une annexion aux États-Unis. C’est également la conclusion de Guillaume Durou dans son mémoire sur l’anticléricalisme au Canada français[94]. La prolétarisation croissante des francophones au service des capitalistes états-uniens n’avait rien de rassurant non plus. L’émigration massive vers le sud renforça ces sentiments[95]. Le nationalisme américain de la fin du siècle était d’ailleurs peu conciliant à l’égard des minorités culturelles. En somme, les WASP (White Anglo-Saxon Protestant) canadiens n’étaient pas très différents de leurs confrères américains. Ils partageaient le même fond libéral et capitaliste, ainsi qu’une même langue. Cette proximité nourrit d’ailleurs de marginales velléités annexionnistes au Canada anglais[96].

Malgré tout, certains discours sympathiques à l’idée d’annexion persistaient. La Grande Déflation de 1873-1896 rouvrit l’épineuse question de la vitalité économique du Dominion tandis que les crises ethnolinguistiques de l’Ouest (résistance des Métis, crises scolaires) remirent en question le statut des Canadiens français. Ainsi, certains nationalistes comme Jules-Paul Tardivel proposèrent de créer un État catholique indépendant comprenant les régions francophones de la Nouvelle-Angleterre. D’autres pigèrent dans la rhétorique annexionniste[97]. L’ex-premier ministre québécois Honoré Mercier lui-même s’y abreuva. Dans son discours prononcé au parc Sohmer en 1893, il avança que « les États sont souverains dans la république voisine », alors que « nos provinces ont cédé la souveraineté qu’elles possédaient avant 1867[98] ». Selon lui, l’annexion redonnerait dignité et prospérité au Québec : « Si pour rester sujets britanniques, nous sommes condamnés à vivre méprisés et à mourir pauvres, nous préférons devenir citoyens américains, pour vivre considérés et mourir riches[99] ! » Mercier ne croyait pas que la culture française serait menacée au sein de l’Union américaine, puisque l’État et l’Église se chargeraient de sa protection :

En entrant dans l’union américaine, chaque province du Canada deviendrait donc virtuellement indépendante […]. Nous ferions nos conditions et la première que nous poserions serait bien certainement de continuer à parler la langue française et à rester français. Nous avons pour nous aider en ce sens notre clergé[100].

Néanmoins, l’objectif premier restait l’indépendance du Canada et la refonte de ses institutions, en copiant le modèle américain : « Nous devrions imiter autant que possible l’organisation administrative de nos voisins[101]. » Somme toute, la logique d’Honoré Mercier s’inscrivait fidèlement dans la tradition du patriotisme républicain. Il croyait que la province de Québec devait constituer une forme d’État national et démocratique qui déléguerait certaines compétences à un pouvoir central limité.

Les libéraux radicaux eux aussi voyaient encore les États-Unis comme une sorte d’union libre de sociétés distinctes. Plusieurs d’entre eux exprimaient même des tendances annexionnistes, mais rarement de manière constante et homogène. Par exemple, les journalistes Godefroy Langlois et Arthur Buies misaient d’abord sur l’annexion pour redresser l’économie et moderniser la société canadienne-française. D’autres comme le poète Louis Fréchette espéraient surtout donner aux francophones une plus grande maîtrise de leur destin national[102]. Le journaliste Jean-Baptiste Rouillard, lui, caressait particulièrement l’idée d’unir les Québécois aux Franco-américains de la Nouvelle-Angleterre[103]. Le militant et journaliste nationaliste Médéric Lanctôt ne pensait pas différemment. Pour lui, l’indépendance du Canada était synonyme d’annexion aux États-Unis et surtout de réunification nationale pour les Français d’Amérique[104]. À la Commission générale de l’indépendance et de l’annexion du Canada, tenue en 1869 au Michigan, il déclara :

[I]l ne convient pas que le foyer de la nationalité franco-américaine doit [sic] s’effondre[r] sous le joug de l’Anglais ; il ne convient pas non plus que la nationalité franco-américaine dont la moitié au moins se trouve maintenant aux États-Unis, soit séparée par la ligne de division [canado-américaine][105].

La Patrie, journal radical fondé en 1879 par Honoré Beaugrand – maire de Montréal de 1885 à 1887, aspirait d’abord à un Canada autonome, décentralisé et biculturel. Toutefois, de 1892 à 1896, l’équipe éditoriale se laissa temporairement séduire par l’annexion. Cette dernière garantirait un État québécois autonome, démocratique et suffisamment prospère pour juguler l’émigration massive[106]. L’autonomie des États américains était encore associée à une forme de souveraineté : « Notre nationalité serait moins en danger aux États-Unis qu’ici parce que là-bas les États sont souverains, tandis qu’ici les provinces n’ont que des droits restreints[107]. » Le Québec ne pouvant assurer sa propre indépendance, il devait s’allier « à ceux des Anglo-Saxons qui sont les moins acharnés à [sa] perte[108] », soit les Américains.

Certains penseurs n’appartenant pas à la famille libérale émirent également des propos annexionnistes. Par exemple, le jésuite français Édouard Hamon, qui séjourna en Nouvelle-Angleterre, écrivit : « [O]u la province de Québec […] deviendra un peuple indépendant ; ou bien elle s’annexera aux États-Unis. […] [D]ans l’un ou l’autre cas, les Canadiens [français] ne peuvent […] qu’y trouver une force nouvelle contre l’assimilation[109]. » Hamon espérait par ailleurs que les parties francophones de la Nouvelle-Angleterre se sépareraient de leurs États pour rejoindre le Québec. L’écrivain Edmond de Nevers aborda lui aussi la question de l’annexion dans son essai L’Avenir du peuple canadien-français[110]. Encore une fois, le rattachement aux États-Unis était jugé inévitable en raison de considérations économiques. Même s’il redoutait la culture américaine, de Nevers lui accordait une forme de tolérance envers les minorités. Aussi, il prévoyait que les États-Unis seraient toujours de plus en plus hétérogènes et décentralisés. Il ne redoutait donc pas l’assimilation : « Notre absorption n’aurait pas pour effet de créer une homogénéité à laquelle la nature elle-même s’oppose[111]. » De toute façon, les Canadiens français ne seraient jamais indépendants : « [N]ous nous savons destinés, quoi qu’il arrive, à être une partie intégrante d’une nation composée d’éléments ethnographiques divers[112]. »

En somme, à la fin du siècle, le discours annexionniste demeurait bien vivant et actif, même s’il ne s’incarnait pas forcément dans un mouvement organisé. Certains de ses adversaires prirent la peine de le réfuter par un travail intellectuel sérieux. Par exemple, dans ses Considérations sur l’annexion[113], le député conservateur Louis George Desjardins souligna qu’advenant une annexion, les francophones seraient minorisés et probablement assimilés. À l’inverse, au sein de la Confédération, ils pouvaient influencer le gouvernement central et ainsi se protéger de la majorité anglaise. Par ailleurs, l’impérialisme économique américain justifiait pour lui l’existence d’une frontière au sud[114]. Les derniers sursauts annexionnistes s’évanouirent à la fin des années 1890, notamment dans la foulée de la reprise économique et de l’élection du populaire Wilfrid Laurier comme premier ministre du Canada[115]. Au début du XXe siècle, les nationalismes canadien-anglais et canadien-français allaient d’ailleurs largement se définir en opposition aux États-Unis[116].

Conclusion

En somme, la logique des annexionnistes canadiens-français du XIXe siècle s’avérait souvent compatible avec la défense de leur identité nationale. Le discours annexionniste dominant semble avoir découlé d’une vision républicaine qui évoluait en dialectique avec une perspective davantage loyaliste. Ainsi, pour les Patriotes radicaux et les rouges, la vallée laurentienne ne devait pas faire partie d’un ensemble politique sans disposer d’une forte autonomie législative. Les tenants de la tendance républicaine ne pensaient pas que l’annexion représentait un danger pour la survie culturelle du Canada français, car le Bas-Canada/Québec serait « souverain » et les États-Uniens se montreraient plus tolérants que les Britanniques. À l’opposé, les Patriotes modérés, les réformistes et les bleus redoutaient que les Canadiens français perdent toute influence sur le gouvernement central advenant une annexion, et craignaient fortement l’assimilation. Ils misaient donc plutôt sur l’accroissement des libertés individuelles et sur les institutions britanniques en place pour acquérir une plus grande dignité tant sur le plan individuel que national.

Bien sûr, le projet annexionniste ne s’est pas limité à cette dichotomie idéologique. Par exemple, il a fréquemment été défendu dans une optique économique. Pour plusieurs, l’imbrication des économies canadiennes et américaines aurait d’ailleurs rendu l’annexion inévitable. Il s’ensuivrait un regain de prospérité et une chute de l’émigration. Le rêve d’unir les Canadiens français de la Nouvelle-Angleterre à ceux du Québec faisait également partie des arguments annexionnistes. Comme nous avons surtout voulu faire ressortir les éléments de continuité présents dans le discours annexionniste franco-québécois, nous n’avons sans doute pas insisté suffisamment sur la multiplicité des discours annexionnistes, et une comparaison avec le Canada anglais reste à faire.

En fin de compte, l’impossibilité – perçue ou réelle – pour les Canadiens français de réaliser leur pleine et entière souveraineté semble avoir été déterminante dans l’histoire de l’annexionnisme. « C’est donc une tradition forte au XIXe siècle, chez les partisans de l’indépendance, de se rabattre sur un État fédéré conçu comme souverain ou quasi souverain après l’échec des tentatives d’indépendance nationale[117] », écrit l’historien Charles-Philippe Courtois. Pourtant, la pensée républicaine présente dès les années 1830 considérait déjà l’autonomie législative comme une indépendance suffisante. La notion de souveraineté telle qu’on la comprend généralement, comprenant tous les pouvoirs régaliens, n’était que rarement envisagée par les Canadiens français du XIXe siècle. Pour quelle raison ? Un sentiment d’impuissance, comme le croit Gérard Bouchard[118] ? Une forme d’ambivalence identitaire, comme l’avance Jocelyn Létourneau[119] ? Finalement, l’annexion a d’abord et avant tout été un projet de souveraineté, mais sans indépendance… Paradoxe qui, en fin de compte, n’a absolument jamais été exclusif aux annexionnistes.