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Depuis une vingtaine d’années au Québec, on observe un véritable foisonnement dans le champ de recherche du « para-duplessisme[1] ». Surnommé ainsi par l’historien Xavier Gélinas, ce domaine englobe tous les travaux portant sur des figures, des groupes ou des phénomènes contemporains à Maurice Duplessis et à son régime, et qui, tout en s’en rapprochant, évitent de s’y confondre ou, du moins, de s’y limiter[2]. Dans cet essai basé sur sa thèse de doctorat, l’historien Alexandre Dumas offre une nouvelle contribution très pertinente en se penchant sur l’une des plus vieilles croyances sur le Québec d’avant 1960 : est-ce que l’Union nationale et l’Église catholique ont réellement formé une sorte de sainte alliance conservatrice de 1944 à 1960, dans le but de maintenir le couvercle sur la marmite du progrès social et économique du Québec, face à un Parti libéral trop réformiste, trop technocratique et trop progressiste ? Cette croyance, profondément enracinée dans les mémoires, avait d’ailleurs fait dire à l’un des professeurs d’Alexandre Dumas que « pour lui, l’alliance entre l’Église et l’Union nationale était aussi certaine que le théorème de Pythagore[3] ». Fort heureusement pour nous (et pour Pythagore), Dumas jette un regard posé et lucide sur cette question, en s’appuyant sur un remarquable travail de recherche, faisant appel à des fonds d’archives de plus d’une dizaine de diocèses et à la correspondance d’une douzaine de politiciens.

L’essai se divise en dix chapitres, dont l’essentiel porte sur trois décennies cruciales dans l’histoire politique du Québec – de 1930 à 1960. Les relations entre l’Église et l’État ont été longtemps interprétées à la manière d’une union de nature personnelle – entre un premier ministre et un évêque – donnant l’image d’un mariage entre les deux plus grandes institutions dans l’histoire du Québec. Cette façon de caractériser les relations entre l’Église et l’État les réduisant à une relation personnelle entre deux individus a longtemps alimenté l’image d’un passé reposant sur deux blocs monolithiques – l’un libéral et laïque, l’autre clérico-nationaliste. Pourtant, il est insensé de croire sérieusement que les dizaines de milliers d’hommes et de femmes qui composaient le clergé du Québec n’avaient qu’une seule idée sur la politique, l’économie ou les questions sociales, ou de croire que le refus d’un évêque devant un certain projet de loi signifiait le rejet en bloc de tout un programme ou parti politique. Tout au long de son exposé, Alexandre Dumas nous rappelle la distinction entre l’épiscopat et les prêtres, entre les mandements des évêques et leurs pensées intimes, et entre la place de la religion dans la sphère publique et la pratique de la foi (c’est-à-dire la ferveur religieuse). Il souligne également la différence de responsabilités entre les évêques et les membres du clergé (avec l’incidence sur leur devoir de réserve, et qui n’a jamais été au bénéfice d’un seul et même parti, à chaque élection). Si ces nuances peuvent être bien présentes à l’esprit des chercheurs contemporains, elle n’a pas toujours été exprimée de manière aussi claire que dans cet essai.

L’essai suit chronologiquement les événements de la fin du régime de Taschereau jusqu’à la victoire des libéraux en 1960. On retrouve bien sûr les principales figures épiscopales – Mgr Villeneuve de Québec et Mgr Gauthier de Montréal – et les premiers ministres du Québec – Louis-Alexandre Taschereau, Adélard Godbout et Maurice Duplessis. Évitant soigneusement de réduire les relations entre Église et État aux échanges entre l’épiscopat et les premiers ministres, cet essai fait revivre aussi de nombreux membres du clergé – des enseignants, des syndicalistes, et de simples prêtres militants – se frottant à des ministres, des députés et des candidats de partis d’opposition. Le récit des relations entre les deux institutions est donc replacé dans le théâtre plus large de cette époque, se révélant à travers la correspondance de ces divers acteurs aux rôles changeants.

Dumas remet en question une certaine historiographie ayant cherché, selon lui, à faire de Louis-Alexandre Taschereau un interventionniste avant l’heure, empêché par une Église à laquelle il aurait été tout à fait hostile. Les principaux symboles de cette opposition entre lui et l’Église se trouveraient dans la controverse entourant la Loi sur l’assistance publique de 1921 et dans la question des écoles juives de 1930. Bien que ces événements aient bien mené à des affrontements entre des évêques et le Parti libéral, Dumas rappelle que ces conflits demeurent des cas isolés dans l’ensemble des relations cordiales et même chaleureuses entre le gouvernement Taschereau et l’épiscopat. Citant la correspondance du premier ministre Taschereau, des ministres Athanase David et Honoré Mercier fils ainsi que des archevêques de Québec et de Montréal, Dumas démontre que le gouvernement Taschereau cherchait activement la collaboration et le soutien de l’Église dans sa politique, notamment dans le milieu scolaire. Si les adversaires de Taschereau ont cherché à lui coller une étiquette d’anticlérical durant la Grande Dépression et la Deuxième Guerre mondiale, cette polémique n’efface pas pour autant les gestes qu’il a posés pour souligner l’importance de la religion catholique dans la sphère publique. Ainsi, bien avant la loi du cadenas et l’installation d’un crucifix au-dessus du trône du président de l’Assemblée législative, Taschereau a mené ses premières luttes anticommunistes dès la fin des années 1920. Il a aussi fait placer des crucifix dans tous les palais de justice du Québec. Face aux protestations d’un juge de la Cour supérieure, le premier ministre a d’ailleurs insisté pour que ces crucifix demeurent installés, invoquant que son geste faisait suite à une demande de membres de « tous les clergés », du cardinal Rouleau ainsi que du juge en chef de la Cour supérieure du Québec[4]. Fait étonnant, ce geste ne valut pas de félicitations particulières au premier ministre de la part du clergé.

Malgré ces bonnes relations entre l’épiscopat et les hautes figures du Parti libéral, un engouement évident se fit ressentir au sein du clergé, surtout dans le personnel enseignant, pour le Programme de Restauration sociale adopté en 1934. Cet engouement a suivi la formation de l’Action libérale nationale, menant à une série d’interventions de divers membres du clergé en faveur de ce parti. Même si certains prêtres restaient fidèles au Parti libéral, jamais le clergé n’était intervenu de manière aussi ouverte dans une élection au Québec depuis le XIXe siècle. Cette intervention, notamment de gens du milieu de l’enseignement, a largement contribué au succès de la coalition de l’Union nationale lors du scrutin de 1935. En contrepartie, ces interventions ont aussi mené à toute une série de procès pour « influence indue », chose qui ne s’était pas vue non plus au Québec depuis le siècle des Patriotes. Preuves à l’appui, Dumas démontre également que la sympathie était beaucoup plus grande pour les candidats et le programme de l’Action libérale nationale que pour Maurice Duplessis et ses candidats, contredisant l’idée que Duplessis était le paratonnerre de la puissance ultramontaine. En effet, il faut attendre au printemps de 1936, lors des audiences du Comité des comptes publics, pour que Maurice Duplessis émerge vraiment dans l’opinion publique comme étant la figure capable de renverser Taschereau et d’amener les réformes voulues.

À l’approche de l’élection de 1936, le cardinal Villeneuve est en froid avec le Parti libéral. Il impose malgré tout son autorité au reste du clergé afin de ne pas répéter le scénario de 1935. Lors du scrutin, l’Union nationale est portée au pouvoir, mais sans Paul Gouin. Maurice Duplessis forme son cabinet, mais sans inclure les principales vedettes de l’Action libérale nationale. Pour beaucoup de gens, c’est une immense déception. Si Duplessis cherchait à toujours donner à l’Union nationale une image de coalition d’anciens libéraux, conservateurs et nationalistes voulant redonner la dignité nationale au Québec, en réalité, la majeure partie des réformes fut mise à l’écart. C’est ce qui finit par motiver d’anciens membres de l’ALN comme Oscar Drouin, Ernest Grégoire, le Dr Philippe Hamel et René Chaloult à quitter l’Union nationale pour former un nouveau parti : le Parti national. Cette formation politique éphémère tenta d’appliquer la politique nationaliste pour laquelle ses membres s’étaient battus depuis 1934. Pendant ce temps, de son côté, Paul Gouin tenta de relancer l’Action libérale nationale à partir de Montréal. Face à ces événements, l’Église catholique, tout comme le reste de la société québécoise, était elle aussi traversée par différents courants d’idées et d’action politique. Les appuis du clergé vont donc se diviser entre l’Union nationale, le Parti national et l’Action libérale nationale.

Le Parti libéral d’Adélard Godbout profitera de cette division entre les forces nationalistes en 1939. D’une part, il promettra de mettre en oeuvre plusieurs des réformes mises à l’écart par l’Union nationale en 1936. D’autre part, il se portera à la défense des intérêts du Québec à l’approche de la guerre (ce qui lui permettra de rallier René Chaloult et Oscar Drouin à ses candidats, mais qui mènera aussi à l’élimination d’Ernest Grégoire, de Philippe Hamel et de Paul Gouin). Dumas démontre de façon convaincante que, contrairement à la légende, malgré l’opposition publique du cardinal Villeneuve à des projets de loi comme le droit de vote des femmes (exprimant un avis que d’autres évêques partageaient en privé), Adélard Godbout adopte tout de même la loi. Cela ne l’empêchera pas de chercher activement à collaborer avec l’Église durant tout son mandat. Aussi, malgré l’impopularité du coloré ministre T.-D. Bouchard auprès de certains évêques, le gouvernement Godbout s’assure d’établir une politique sociale en accord avec l’Église, en adoptant notamment des réformes en éducation conformes avec les prérogatives du Conseil de l’instruction publique – comme sa politique d’instruction obligatoire jusqu’à l’âge de 14 ans. Attirant moins de méfiance que Duplessis en matière de patronage, Godbout n’en appréciait pas moins que ses prédécesseurs les déclarations communes faites avec l’épiscopat. Enfin, lui aussi aimait beaucoup se présenter comme un chef d’État catholique.

Le retour au pouvoir de l’Union nationale en 1944 signale le début d’une nouvelle ère. Avec la fin de la guerre, l’opinion publique québécoise devient fort désireuse de retrouver son autonomie par rapport au gouvernement fédéral. Ce désir est aussi partagé par les évêques, qui voient dans la centralisation fédérale le risque de transformer le Québec en une province anglo-protestante comme les autres. Fort de sa victoire, mais agissant dans un esprit de continuité, Duplessis poursuit la même politique sociale que ses prédécesseurs. Il refuse de créer un ministère de l’Éducation ou un système de santé public, mais il continue à légiférer dans le domaine social, au risque de se faire accuser d’ingérence[5]. Duplessis cherche à exploiter publiquement chacun des appuis qu’il reçoit des évêques dans ses décisions, encore plus que Taschereau et Godbout. Néanmoins, à la différence de ses prédécesseurs, Duplessis agit plus souvent de son propre chef. Il citera publiquement le nom de certains évêques pour rappeler la légitimité de ses politiques, sans toujours attendre d’appui formel (ce qui en froissera plusieurs). De la même manière qu’il gérait le patronage au sein de son parti, Duplessis va aussi chercher à nouer une relation personnelle avec chacun des évêques, leur faisant parvenir des cadeaux ou des cartes de souhaits. Il donne aussi à chaque octroi l’apparence d’une faveur personnelle qu’il accorde à chaque évêque. Par exemple, à partir de 1953, Duplessis rappelle continuellement aux évêques que les octrois qu’il leur verse proviennent de l’impôt provincial, « instauré par l’Union nationale et combattu par le Parti libéral[6] ».

À partir de la fin des années 1940, les choses se complexifient. Après la mort du cardinal Villeneuve en 1947, aucune figure ne réussit à exercer la même influence que l’archevêque de Québec sur l’ensemble de l’épiscopat. La multiplication des provinces ecclésiastiques et des sièges archiépiscopaux dilue l’influence du successeur de Mgr Villeneuve, Mgr Maurice Roy, de même que celle de Mgr Paul-Émile Léger à Montréal. Pendant les années 1950, tout en affirmant dans ses échanges qu’il tient à respecter les prérogatives de l’Église dans ses domaines, Maurice Duplessis continue à prendre ses décisions par lui-même. Malgré les apparitions publiques de Duplessis aux côtés de diverses figures du clergé, de l’épiscopat, de la politique municipale, québécoise ou autre, l’influence du clergé continue à décliner[7]. Elle décline à un tel point qu’en 1960, lorsque l’Union nationale d’Antonio Barrette affronte le Parti libéral de Jean Lesage, la préoccupation principale parmi les membres du clergé sera la crainte de voir un nouveau gouvernement délaisser la défense de l’autonomie provinciale plutôt que la laïcisation du système scolaire ou hospitalier.

En résumé, malgré les efforts répétés de l’Église à se poser en gardienne de la morale, à l’abri de la partisanerie, les Québécois n’ont cessé de demander à leurs prêtres et à leurs évêques de prendre position sur les questions politiques. Cette tendance nous fait relever un contraste particulièrement frappant entre les relations entre l’Église et l’État au temps de Mgr Villeneuve et après Mgr Villeneuve. Ce contraste apparaît notamment dans l’argumentaire que Dumas développe au sujet d’un autre mythe fort répandu (entretenu notamment par la série Duplessis écrite par Denys Arcand) voulant que la loi du cadenas ait été inspirée, sinon adoptée, à la demande du cardinal Villeneuve. Pour Dumas, il n’en est rien. Si Duplessis a fait voter la loi en disant s’inspirer des mots prononcés par le cardinal lors d’une conférence en octobre 1936, un an après l’adoption de la loi, le cardinal réfutait publiquement la rumeur qu’elle avait été réclamée ou proposée par lui[8]. Cette déclaration, qui visait sans doute à préserver l’image de neutralité de l’Église (pour mieux conserver la cohésion de l’épiscopat), prend un tout autre sens lorsqu’on la met en lien avec une autre prise de position très similaire, par rapport au Parti national, en 1938. Bien que le parti de Grégoire, Hamel et compagnie se faisait le porte-parole du Programme de restauration sociale (appuyé officiellement par l’Église), le cardinal Villeneuve refusait de donner son appui officiel au parti. Sa raison :

L’Église vise aux âmes avant tout, et n’est pas chargée formellement de sauver ni l’ordre économique ni l’ordre politique du monde. […] Jamais vous ne la verrez rompre avec l’autorité établie, lui manquer de respect, lui retirer sa collaboration, sous le motif que ceux qui sont en autorité n’ont pas toute la lumière ou toute la droiture qui seraient à souhaiter. L’Église agit dans l’humanité qu’elle a[9].

Il y a donc ici une apparente contradiction entre les objectifs visés par l’Église et les moyens employés pour les atteindre. Si l’Église ne voulait pas compromettre sa mission spirituelle en poussant davantage son intrusion dans le domaine temporel, ce genre de prise de position est peut-être ce qui a pu laisser croire à une partie de la population qu’elle était, en fait, opposée au changement. Au fil du temps, les principes de charité et de solidarité humaine défendus par l’Église sont malgré tout restés soumis aux principes individualistes d’une économie libérale, dont se servaient également les capitalistes et les politiciens pour veiller en tout temps et tout lieu à leurs intérêts, au détriment du bien commun. Que l’Église dans son ensemble ait été conservatrice sur le plan social ne fait pas de doute. Cependant, elle n’a jamais eu non plus le pouvoir d’imposer un tel conservatisme à la société québécoise. C’est la conclusion à laquelle nous amène Alexandre Dumas. Cette conclusion rejoint la nôtre, à l’égard de l’Union nationale et de son système de patronage. En définitive, ce n’est pas Taschereau, ni Godbout, ni Duplessis, ni Mgr Villeneuve, ni Mgr Gauthier qui ont pu imposer une « grande noirceur » au Québec. C’est plutôt le Québec des années 1930 à 1960, qui a rendu possible l’Église de Mgr Villeneuve et les régimes de Taschereau, Godbout et Duplessis[10].