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Si je voulais prêcher pour ma paroisse, j’ajouterais quelques considérations sur la politique et la littérature : mais cela risquerait de nous entraîner sur des voies secondaires pour le moment.

Pierre Gélinas, « De notre littérature I : lettre à Jeanne Lapointe », Cité libre, no 12, mai 1955, p. 34

Lorsqu’on s’attache aux romans sociaux et politiques qui paraissent au Canada français pendant la décennie 1950, c’est-à-dire aux romans qui font montre de réflexions, d’observations ou même, dans certains cas, de dénonciations à l’égard de différents enjeux sociaux et politiques, on s’étonne à bon droit que très peu d’entre eux s’engagent dans un corps-à-corps avec le duplessisme. Pourtant, Maurice Duplessis est alors largement contesté, et ce, publiquement. Ainsi les articles de Cité libre dénoncent-ils sans ambages les carences culturelles du gouvernement et ses méthodes électorales frauduleuses. Les abbés O’Neill et Dion dévoilent les mêmes turpitudes dans la revue Ad Usum Sacerdotum puis, plus largement, dans Le Devoir du 7 août 1956, engendrant un véritable tollé qui aura des répercussions jusque dans le New York Times[1]. Le quotidien Le Devoir, surtout à partir de 1956, attaque sur tous les fronts le gouvernement et met au jour, en 1958, le scandale du gaz naturel impliquant plusieurs ministres de Duplessis. Le régime réagit à cette opposition par toutes sortes de mesures arbitraires et vexatoires, mais également par la censure. Le Bureau de la censure est dirigé de 1947 à 1961 par Alexis Gagnon, ancien journaliste au Devoir et ami du premier ministre. Ce directeur fait preuve d’un zèle à toute épreuve, charcutant, au nom de la moralité, un nombre impressionnant de films que l’on soumet alors à son organisme. La censure touche également les magazines qui circulent dans la province : en 1950, le gouvernement Duplessis fait adopter la Loi concernant les publications et la morale publique, interdisant la vente et la distribution de revues (surtout étrangères) que le Bureau de censure considère comme immorales. Duplessis le dit clairement en chambre, le 7 mars 1950 : « Si la jeunesse doit être protégée contre la mauvaise littérature, les moyens nécessaires doivent être pris partout dans la chaîne pour suivre la littérature immorale jusqu’au comptoir du vendeur quand il n’y a pas moyen de l’arrêter avant. Le but de la loi est de protéger la morale publique[2]. » Pourtant, et cela peut aussi surprendre, rien de cette censure n’atteindra véritablement les romans canadiens-français publiés à cette époque. Pierre Hébert le note au passage dans Censure et littérature au Québec à propos des premières années du duplessisme : « Aucun auteur, aucune oeuvre n’est nommément censurée par les pouvoirs clérical ou civil ; le seul cas important de censure littéraire officielle proviendra de la censure de guerre[3]. » Yves Lever le constate également en 2006, dans le Dictionnaire de la censure : « Il semble que Maurice Duplessis se soit peu immiscé dans le champ littéraire proprement dit, quoique cette question reste encore à vérifier[4]. » Cela nous apparaît assez juste[5]. Est-ce parce que les romans attaquant le régime n’existent pas ? Ou parce que la littérature canadienne-française est inoffensive ? De telles hypothèses ne tiennent pas la route : les romans sociaux abordent plusieurs enjeux qui pourraient déstabiliser le régime. On y retrouve plusieurs remises en question des valeurs traditionnelles canadiennes-françaises – notamment la religion catholique et le nationalisme – auxquelles le parti est très attaché, et on y expose le patronage dont il dépend pour remporter ses élections. Plusieurs critiques admettent également que ces romans osent dire tout haut ce que d’autres pensent tout bas[6], reconnaissant par le fait même l’audace de leur dénonciation. Certains romanciers comme Yves Thériault avoueront même avoir craint les représailles après la publication de leur roman[7]. Il existe bien quelques romans qui attaquent explicitement le gouvernement et le parti de Maurice Duplessis. Ceux-ci ont paru, sans qu’il y ait de vexations de la part du régime. Et ils n’ont pas été négligés par la critique, contrairement à ce qu’une certaine doxa de la Révolution tranquille a véhiculé[8].

Comment expliquer une telle situation ? Pour ce faire, nous proposons ici une lecture de la réception critique de ces romans de la décennie 1950 qui attaquent le gouvernement en place. Ils ne sont pas très nombreux : il y a Les vendeurs du temple (1951) d’Yves Thériault, Saint-Pépin P.Q. (1955) de Bertrand Vac, Le feu dans l’amiante (1956) de Jean-Jules Richard et Les vivants, les morts et les autres (1959) de Pierre Gélinas. Nous serons à même de vérifier ces hypothèses qui affleurent au croisement d’une réflexion d’histoire intellectuelle et d’une autre sur les théories de l’engagement : si le gouvernement et son premier ministre ne s’occupent guère de littérature, même la plus « dangereuse », c’est peut-être parce que les romans canadiens-français ne sont à peu près jamais considérés par la critique sous leur angle politique, mais bien plutôt selon d’autres aspects – la langue, le respect dû au clergé, etc. –, comme si la dénonciation du régime qu’on voit çà et là dans ces productions ne pouvait trouver sa place dans le roman tel qu’on le conçoit au Canada français à cette époque. La politique, que la tradition littéraire québécoise considère généralement comme mauvaise, apparaîtrait-elle ainsi comme un élément antiromanesque ?

L’engagement du roman canadien-français

Alors qu’une part importante de la littérature de l’après-guerre en France apparaît comme engagée[9], surtout dans les genres prosaïques, le roman canadien-français des années 1940 et 1950 paraît plutôt désengagé. Pour reprendre les mots de Michel Biron dans son ouvrage-synthèse Le roman québécois (2012), « [l]es romanciers d’après-guerre […] demeurent pour la plupart prudents et appliqués. Ils se surveillent, hantés par quelque “Grand Gendarme”, comme l’écrira Robert Élie en 1966[10] ». On privilégie bien sûr le roman de l’intériorité, qui, plutôt que de s’intéresser à la réalité sociopolitique du Canada français, se replie sur l’univers intérieur d’un personnage, sur ses réflexions intimes portant sur le sens de sa vie. Pensons, notamment, à Ils posséderont la terre (1941) de Robert Charbonneau, à Mathieu (1949) de Françoise Loranger, à La Fin des Songes (1950) de Robert Élie, à Évadé de la nuit (1951) et Le temps des hommes (1956) d’André Langevin, ou à Mon fils pourtant heureux (1956) de Jean Simard. Aux problématiques sociales se substitue donc l’intériorisation de la crise de valeurs d’un personnage qui se sent inapte à vivre et à rejoindre sa communauté.

Est-ce à croire que les romanciers canadiens-français ne sont pas sensibles aux théories sur l’engagement ? Chose certaine, Jean-Paul Sartre, figure paradigmatique de l’engagement, jouit d’une popularité considérable au Canada français depuis sa conférence tenue à Montréal en 1946 et la présentation de sa pièce Huis clos au Gesù la même année[11]. Yvan Cloutier, dans son étude « Sartre à Montréal en 1946 : une censure en crise », recense pas moins de 58 articles de journaux montréalais qui font état de la visite de Sartre, un engouement médiatique qui, toujours selon Cloutier, étonne pour l’époque[12].

Encore plus clairement, une enquête du journaliste et romancier Pierre de Grandpré, publiée dans l’édition du 16 novembre 1957 du Devoir, tend à montrer que l’engagement sartrien est bien connu au Canada français. De Grandpré écrit, en guise de présentation de son enquête :

Le poète et le romancier ont-ils le devoir moral de s’engager, comme la plupart de nos écrivains l’ont cru pendant tout le XIXe siècle et au-delà, et comme l’assurent, dans un esprit très différent, les marxistes d’aujourd’hui ? A tout écrivain de race, la réponse du bon sens à cette question semblera courte : un « non » énergique. Paradoxalement, c’est Jean-Paul Sartre, le grand apôtre de l’engagement, qui nous fournit la vraie raison de ce refus : « Voulez-vous que vos personnages vivent ? Faites qu’ils soient libres », écrit-il dans Situations[13].

Une certaine équivoque semble planer à propos de la notion d’engagement, dans la mesure où le clérico-nationalisme du XIXe siècle semble lui être assimilé. Pierre Daviault écrit ainsi :

Peut-on même réclamer une littérature plus nettement représentative ou « engagée » ? Si elle l’était de propos délibéré et par système, je pense qu’elle se détruirait elle-même. Du moment qu’il [l’écrivain ou l’artiste] se fait violence pour se plier à une doctrine, il met fin à ce que son apport pourrait avoir d’original et, donc, d’utile. Dans l’art, les théories, si on les suit vraiment, sont non seulement inutiles mais nuisibles. Nous n’en sommes plus au temps où Mgr Camille Roy pouvait écrire : « Depuis ses origines jusqu’à nos jours, notre littérature canadienne-française est en service national ». Justement, les productions dont il parlait ne méritaient pas le nom de littérature, surtout parce qu’elles étaient « en service national ». Je sais que personne ne songerait aujourd’hui à un tel apostolat. Sans aller jusque-là, toute entrave idéologique, mettons, arrête forcément l’élan créateur[14].

Confond-on ici littérature engagée et oeuvre à thèse ? À trop vouloir convaincre son auditoire de ses idéaux, l’écrivain peut effectivement s’enliser dans son propos et perdre de vue ce point de rencontre entre l’individuel et le collectif indispensable à l’engagement. La nuance peut être bien mince entre le ton « engageant » d’une oeuvre qui tente d’établir une relation d’échange entre l’auteur et le lecteur (dans la perspective sartrienne d’une politique de la lecture[15]) et celle qui, plus autoritaire, impose trop rigoureusement un sens à sa lecture, se rangeant davantage du côté de l’oeuvre à thèse que de l’oeuvre engagée. Le souvenir d’un projet national littéraire édicté par des gens comme l’abbé Casgrain et Mgr Camille Roy explique sans doute que les écrivains des années 1950 soient craintifs devant la perspective de l’engagement littéraire.

L’équivoque entre engagement et endoctrinement est partagée par plusieurs écrivains qui participent à l’enquête de de Grandpré. Jean-Charles Bonenfant croit que « lorsque l’artiste s’éloigne de son véritable but qui est de faire oeuvre d’art, il produit habituellement de pauvres ouvrages », comparant ainsi Neuf jours de haine de Jean-Jules Richard au « roman engagé du même auteur qui a pour titre Le feu dans l’amiante »[16]. On aura compris que la comparaison n’est pas à l’avantage du second titre. S’il souhaite une multiplication des perspectives passant par un plus grand nombre d’écrivains au Canada français, Bonenfant dit espérer que ces derniers « puisent surtout en eux car le roman social dont l’allure extérieure est plus tape-à-l’oeil s’éloigne plus facilement de l’oeuvre d’art[17] ». Jean Pellerin considère quant à lui « qu’il n’existe qu’un seul engagement qui vaille, et c’est l’engagement humain[18] ». L’art doit viser l’universel, comme les romans de Dostoïesvki, souvent cités par les romanciers canadiens-français de l’époque[19]. Il ne doit surtout pas être pris dans les limites de la province :

Nous accédons, bon gré mal gré, vers une conception universaliste du monde. N’est-il pas de plus en plus évident qu’en littérature comme ailleurs, les batailles se livrent désormais à l’échelon mondial ? On ne peut plus enfermer son univers dans un pays, encore moins dans une région. Tout le monde aujourd’hui a sa fenêtre ouverte sur cinq continents. Comment espérer qu’une morale collective (sous-entendu, nationale) ne pourra jamais se cristalliser dans une attitude particulière[20] ?

Cette ouverture vers l’universel[21] est omniprésente dans le champ intellectuel de la période, qu’on retrouve autant chez André Langevin[22] que dans Cité libre – revue à laquelle Jean Pellerin est par ailleurs associé. Un sociologue comme Fernand Dumont, à la même époque, ne manquera pas d’y voir un danger pour ces intellectuels et artistes qui « tentent de passer directement à l’humain, sans médiation par la culture » et qui, « pour tâcher d’être une élite, […] sont les hommes de nulle part[23] ». Cet avertissement vaut aussi pour les romanciers, pressés d’être des hommes avant d’être des Canadiens français, avec tout ce que cela peut comporter d’engagement sociétal et politique. C’est d’ailleurs ce qu’écrivait, cinq ans avant Dumont, Pierre Gélinas, dans une lettre à Jeanne Lapointe publiée en mai 1955 dans Cité libre : les écrivains canadiens-français « s’agitent frénétiquement pour s’empêcher de paraître canadiens ; ils veulent à tout prix être “français” ou “universels”. Le provincialisme littéraire s’entend bien avec le provincialisme politique[24] ». Gélinas représente ces deux pôles en les associant à Gilles Marcotte et à Omer Héroux. Mutatis mutandis, on pourrait tout aussi bien parler des auteurs de Cité libre et des membres du gouvernement de Maurice Duplessis.

Être des écrivains de nulle part, se vouloir universels et non contraints par les limites de la province de Québec : se pourrait-il que le combat pour la liberté, qui demeure l’une des clefs de voûte de l’engagement des intellectuels et des artistes de la décennie 1950, engendre un roman qui se veut à l’écart des considérations trop immédiatement politiques ? Nous l’avons dit plus haut : il existe évidemment des romans qui traitent de questions politiques au Canada français. Et, pourtant, tout se passe comme si ceux-ci n’étaient pas, justement, tout à fait politiques – si l’on en croit, à tout le moins, leur réception critique.

Les principaux romans politiques de la décennie 1950

Publié en 1951 à l’Institut littéraire du Québec, Les vendeurs du temple d’Yves Thériault raconte la vie paisible des habitants de Saint-Léonide, qui se voit bousculée par l’annonce du déménagement inattendu du cimetière du village, une manigance politique des libéraux fédéraux pour nuire à la campagne de réélection des « bleus » de Duplessis, qui n’est nommé que dans la version révisée de 1964. Ainsi, dans la version de 1951, on peut lire ces paroles d’un personnage lié au pouvoir provincial : « Oui, dit le docteur. De la politique pure et simple. De la politique d’une sorte que notre premier ministre ne tolérerait pas. Vous savez comment notre gouvernement est honnête, intègre, et combien il aide le petit, le malheureux, quel que soit son parti, quelles que soient ses convictions ou ses idées politiques[25]. » En 1964, le même passage est plus clair : on précise qu’il s’agit bel et bien de « notre premier ministre Duplessis[26] ».

Dans la seconde partie du roman de Thériault, la découverte d’un puits de pétrole sur le nouvel emplacement du cimetière vient toutefois contrecarrer les plans des libéraux et de l’évêque. Les paroissiens, aidés du curé, s’opposent au déménagement pour récolter les profits du forage. Le curé est néanmoins évincé de sa paroisse, nommé « aumônier au couvent des Soeurs contemplatrices du Saint-Suaire, à Sainte-Fabienne de Denninger, à l’autre bout du diocèse[27] ». L’épisode n’est pas sans rappeler (le mot est faible) l’exil de Mgr Joseph Charbonneau, évêque de Montréal, nommé en 1950 aumônier des Soeurs de Sainte-Anne à Victoria, à l’autre bout du pays.

Partiellement publié en feuilleton dans le journal Combat, Le feu dans l’amiante de Jean-Jules Richard paraît en volume à compte d’auteur en 1956. Il fait le récit de la grève des mineurs de la Johnsonville Asbestos Company. Aussi bien parler d’un calque fictif de la grève d’Asbestos de 1949, mêlant personnages fictifs et personnages réels, comme Maurice Duplessis, Antonio Barrette et Gérard Pelletier. On découvre, dans ce roman, un affrontement public entre les grévistes, qui réclament des conditions de travail plus humaines et des mesures préventives les protégeant contre l’amiantose, et le gouvernement de Duplessis, déjà secoué par les scandales, qui tente d’étouffer l’affaire pour protéger son image. Le propos est clair, direct, sans détour. Duplessis, la police provinciale, les amis du régime : tout le monde est dénoncé et, surtout, nommé.

Quant aux romans Saint-Pépin, P.Q. (1955) de Bertrand Vac et Les vivants, les morts et les autres (1959) de Pierre Gélinas, tous deux parus au Cercle du Livre de France, ils mettent en scène des campagnes électorales. Les vivants, les morts et les autres relate l’histoire de Maurice Tremblay, un jeune bourgeois qui s’intéresse aux conditions de travail des ouvriers d’une usine de textile à Montréal et qui choisit de consacrer sa carrière aux luttes syndicales pour protéger les intérêts de ces mêmes travailleurs. Sa carrière de défense pour la classe ouvrière le mène à s’engager dans la politique partisane pour le Parti communiste, défait (on s’en serait douté…) aux élections par l’Union nationale. Saint-Pépin, P.Q., quant à lui, couvre la campagne électorale de Polydor Granger, député d’un parti qui ressemble en tous points à celui de Duplessis, sans que ce dernier ne soit jamais nommé. Le roman s’intéresse beaucoup à la culture de la politicaillerie, au marchandage de votes et aux stratégies électorales malhonnêtes dont dépendent les partis politiques. Polydor, candidat des « bleus », remporte ses élections contre les « rouges » à la toute fin du roman.

Si leurs rééditions ont parfois permis d’entrer encore plus clairement dans l’attaque contre le régime, ces romans, dans leurs formes initiales, brossent déjà, à divers degrés, un portrait peu élogieux de Duplessis et de son parti. Ils ne manquent pas de souligner les moeurs électorales peu intègres de l’Union nationale ou du parti au pouvoir, l’achat de votes et le patronage dont il dépend. Dans Le feu dans l’amiante, on se moque du nez proéminent de Duplessis[28] et on l’attaque sans ménagement, comme dans cette chanson du personnage de poète et mineur Éloi Gingras : « L’âme de Duplessis / Refusée en enfer / Reviendra par ici / Rencontrer Lucifer / Qui le fera brûler / Pendant l’éternité / Sur de la braise ardente / D’un feu d’amiante. / Youpe, youpe sur l’amiante / Dans la fournaise ardente / Youpe, youpe sur l’amiante / Monsieur Duplessis cuit[29]. » Les vivants, les morts et les autres attribue la victoire électorale écrasante de l’Union nationale aux votes achetés à coups de réfrigérateurs, de clés de tracteurs, de pensions de mères nécessiteuses et de dynamitage de ponts en Gaspésie[30]. Le candidat de l’Union nationale (le parti n’est jamais nommé, mais on devine aisément son identité) dans Saint-Pépin, P.Q., forcé de se présenter aux élections après avoir profité des largesses du patronage[31], se dit surpris d’apprendre, en assistant à l’assemblée d’un de ses adversaires, qu’il « existe donc d’autres questions dont on p[eut] parler » que les rengaines qu’on le force à répéter sans cesse dans ses propres discours, et avoue même y avoir appris « une foule de choses qu’il n’avait jamais entendues avant[32] ». Le personnel politique y est soit idiot, inapte ou perfide ; parfois, les trois en même temps. Cet échange entre le futur député de Saint-Pépin et son organisateur est particulièrement cynique :

– Hein ! fit Granger, abasourdi. Moi, à l’instruction publique ? Mais je ne sais pas lire.

– Tu exagères ! Pol. Tu sais lire !

– Je n’ai jamais lu un livre de ma vie.

– Allez ! allez ! tu as lu Geneviève de Brabant comme tout le monde. Enfin, que tu saches lire ou pas, pourvu que tu votes, c’est tout ce qui importe. Et on te dira comment voter à Québec. […] S’il fallait que les députés se mettent à lire et à penser, c’en serait du joli[33] !

Et les électeurs ne sont pas vus sous un jour meilleur : « Et tu penses que les électeurs vont se fendre pour Latulipe s’ils n’ont pas leur quarante onces de whisky blanc[34] ! » Ou encore, révélant les turpitudes de l’élection et les manoeuvres des partis :

Les partis avaient été prodigues : ils avaient fait distribuer des caisses de bouteilles d’alcool aux assoiffés ; des femmes avaient eu le choix entre un réfrigérateur, une cuisinière ou une lessiveuse électrique ; on avait promis des contrats et distribué des bouts de routes à entretenir ; on s’était même engagé à faire asphalter aux frais du gouvernement, les chemins privés qui allaient de la grand’route aux maisons de ferme des partisans indécis ; trois ou quatre semaines à l’avance, les partis avaient loué chez les partisans, des chambres libres pour des voyous qui étaient arrivés à Saint-Pépin deux jours avant l’élection avec le droit théorique de voter, puisque leurs reçus de locataires prouvaient qu’ils avaient élu domicile à Saint-Pépin depuis assez longtemps pour leur permettre de voter – ce qu’ils firent tôt, ce jour-là, pour reprendre tout de suite la route de Montréal[35].

Les vendeurs du temple d’Yves Thériault n’est guère plus tendre envers les hommes politiques. Le narrateur décrit la philosophie du « parti politique occupant la dictature à Québec » comme suit : « Gagnez les curés et sacrez-vous du reste de la population[36]. » Difficile d’être plus clair.

Malgré ces propos qui, globalement, ne sont pas moins virulents que ceux que l’on peut lire dans Le Devoir, Vrai et Cité libre ou entendre, de plus en plus clairement, sur la place publique, la réception critique de ces romans scotomise, le plus souvent, leur charge politique. D’entrée de jeu, on constatera que la critique semble accorder plus d’importance à la valeur morale et religieuse des oeuvres qu’aux dénonciations qu’elles font du duplessisme ou de la politique en général. C’est notamment ce que suggèrent la plupart des reproches adressés au roman Les vendeurs du temple de Thériault, qui insistent davantage sur l’anticléricalisme du roman que sur les remarques sévères qu’il propose sur le premier ministre au pouvoir. Gérard Gingras, dans l’hebdomadaire libéral Le Canada, ne pourrait être plus clair à ce sujet : le manque d’intégrité des personnages politiques du roman ne surprendra personne, « [m]ais que, dans un roman, l’on transpose ces intrigues dans le milieu clérical, plus particulièrement chez le haut clergé, dans un monde d’évêques et de chanoines, voilà ce à quoi nous ne sommes guère habitués dans la province de Québec[37] ». La valeur morale du roman, sa grande accessibilité pour les lecteurs de tous âges, sont d’ailleurs une source de préoccupation pour certains, et l’éditeur est invité à indiquer clairement la mise en garde qui s’impose sur la couverture de l’ouvrage[38]. À propos du Feu dans l’amiante, Alexandre Dugré, dans la revue jésuite Relations, pose crûment la question : « À quoi rime cette indigeste dose de fiel, comme il dit, ce brassin de crudités, de pessimisme, d’ironie antireligieuse, même quand l’Église secourt les grévistes ? […] La critique amère dégoûte et sent le russe. Quand l’ennui menace, vite une page sexuelle pour les intéressés[39]. » Des inquiétudes analogues se font également ressentir à la publication de Les vivants, les morts et les autres. René Dionne, aussi dans Relations, avoue qu’il déconseillerait le roman à des adolescents[40]. Une rubrique anonyme tirée de la revue Lectures dénonce fermement que l’oeuvre fasse partie des titres conseillés à des élèves de philosophie, rappelant, du fait même, qu’elle est dangereuse[41].

Les prétendues lacunes stylistiques et langagières des romanciers sont aussi pointées du doigt à de multiples reprises par la critique, ce qui semble faire ombrage à leur critique politique et à leur valeur sociale. Paul-Marie Lapointe, alors jeune journaliste au Soleil, se dit convaincu que la « déformation linguistique canadienne-française » d’Yves Thériault est plus scandaleuse que l’anticléricalisme de son roman jugeant que « [l]’oeuvre en est considérablement amoindrie[42] ». Pierre de Grandpré, critique respecté du quotidien Le Devoir, reproche sensiblement la même chose à Jean-Jules Richard pour les négligences linguistiques dont il ferait preuve dans Le feu dans l’amiante, se disant déçu que ce texte, qui aurait pu être si important, soit « truffé, d’un bout à l’autre, de fautes syntaxiques ou grammaticales, de barbarismes et de solécismes impardonnables[43] ». Dans la Revue de l’Université Laval, tandis qu’on croit que la « lutte des classes » est une « philosophie douteuse », on retient surtout que « le texte est bien imparfait », qu’il « fourmille d’incorrections » et que l’ensemble est « bâclé[44] ». C’est d’ailleurs ce qui ressort de plusieurs comptes rendus[45]. La forme, décevante, éclipse ce que le roman raconte.

La critique croit aussi que les considérations politiques de ces romans sont superfétatoires ou carrément vaines. Dans L’Avenir du Nord, Solange Chaput-Rolland rappelle qu’« Yves Thériault ne nous apprend rien en ce qui concerne les machinations de politiciens véreux[46] ». Même son de cloche du côté de Gilles Carle qui, en parlant de Saint-Pépin, P.Q. dans Le Devoir, admet que le roman ne présente « que le côté évident, le côté clair, le côté connu[47] » des moeurs électorales canadiennes-françaises. Pis encore, à en croire certains, la charge politique d’un roman lui enlèverait même une part de sa valeur littéraire. Pierre Gélinas, en entrevue avec Gilles Hénault à propos de Les vivants, les morts et les autres, avouera lui-même que « les gars qui s’en mêlent [des élections] ne sont pas, en général, de grands littérateurs[48] », une critique qui lui sera d’ailleurs faite à propos de son roman et qui n’est pas sans rappeler celle formulée par Jean-Charles Bonenfant à l’endroit du Feu dans l’amiante de Richard, que nous évoquions plus haut. Pour Guy Robert dans la Revue dominicaine, Gélinas semble incapable de transposer de façon littéraire les thèmes sociaux et politiques qu’il aborde dans son oeuvre, celle-ci se rapprochant davantage du document que du roman[49]. Pour Jean Paré[50] et Gilles Marcotte[51], tous deux au quotidien La Presse, d’autres formes auraient tout simplement mieux convenu aux objectifs d’écriture de l’auteur, comme une chronique, un pamphlet ou un essai. La même critique est, par ailleurs, adressée à Jean-Jules Richard à propos de son roman Le feu dans l’amiante. Aux dires de Pierre de Grandpré, le souci d’objectivité de Richard pour raconter un événement collectif important était si grand qu’il a mis un frein au travail de création de l’auteur, faisant de son oeuvre un simple « [r]eportage romancé de la grève d’Asbestos », alors qu’il aurait pu être le « premier grand roman social[52] » du Canada français.

Il semble donc y avoir une sorte de malaise, d’incompatibilité entre la politique et le genre romanesque, le deuxième étant souvent considéré comme diminué par la présence de la première. Dans son Roman canadien de langue française de 1860 à 1958, Madeleine Ducrocq-Poirier pousse même plus loin l’impact négatif que peut avoir le politique sur le littéraire en parlant du roman de Bertrand Vac : selon elle, la politique, le fait d’utiliser des élections comme trame narrative dans Saint-Pépin, P.Q., participeraient à la valeur comique du roman puisque, en fin de compte, on ne prend jamais au sérieux les moeurs électorales au Canada français[53]. Le roman est d’ailleurs annoncé dans la presse comme « le livre le plus drôle qui ait été publié au Québec[54] ».

Alors que la politique apparaît comme un terreau fertile pour l’engagement et les remises en question dans la société, elle semble nuire au genre romanesque, qui n’arrive pas à en tirer une critique substantielle qui dépasserait celle déjà connue de tous. Si on se scandalise des moeurs électorales à partir des dénonciations des abbés O’Neill et Dion, par exemple, le roman qui décrit la même situation semble être une sorte de coup d’épée dans l’eau. Les romans semblent incapables de proposer une transposition littéraire adéquate de la politique qui ne lui sacrifierait pas sa valeur d’oeuvre artistique. Comme si la politique était, par défaut, une matière antiromanesque.

Certes, comme le rappelle Jacques Pelletier à propos du roman de Pierre Gélinas, l’horizon d’attente de l’époque n’est pas propice au roman engagé : « on attend des romans psychologiques d’inspiration chrétienne à la Mauriac ou encore, chez certains, des romans d’expérimentation, innovant sur le plan de l’écriture », tandis que le réalisme social fait l’objet d’une « grande suspicion[55] ». Cela dit, le roman réaliste à la manière de Balzac est aussi attendu par les critiques – nous le verrons plus loin. Ce que proposent les auteurs que nous étudions ici ne semble pas, à première vue, correspondre davantage à cet horizon d’attente.

En outre, il faut rappeler que même des romans de l’intériorité font place à des considérations politiques. Par exemple, dans un roman psychologique comme La fin des songes (1950) de Robert Élie, le personnage de Bernard choisit de se présenter comme candidat électoral à Rivière-Rouge afin de rejoindre la réalité, mais découvre rapidement que ses mains sont entièrement liées et que la politique n’est pas la voie libre qu’il espérait. Il doit plutôt se soumettre aux volontés des « parrains locaux » (l’hôtelier, le maire, l’épicier-boucher et le notaire) pour se faire élire et agir pour le bien de leurs intérêts personnels afin de conserver leur appui. Déçu par sa courte expérience à titre de candidat, il se tourne finalement vers les finances qui, à ses yeux, représentent un « jeu de forces réelles[56] » que la politique ne permet pas. Cet épisode n’a pas, à quelques exceptions près, été soulevé par la critique, qui s’est limitée à une analyse littéraire et psychologique du roman. Jean-Pierre Beausoleil, dans son compte rendu du roman paru dans Lectures en janvier 1951, parle d’une « intrigue tout intérieure, psychologique à fond, d’où tout événement extérieur est absent[57]. » Michel Bernard, dans une analyse de la ville de Montréal au sein du roman canadien-français, se contente d’affirmer que le personnage de Bernard « gaspille sa vie dans des affaires nauséeuses[58] », ne précisant pas de quoi il s’agit. Et Jean-Noël Tremblay, futur ministre unioniste, s’il dit « apprécier […] la connaissance théorique qu’a l’auteur de la politique[59] », ne tarde pas à se demander s’il est « utile de nous raconter si longuement l’expérience politique de Bernard[60] », rappelant que le véritable intérêt de ce roman réside dans la lecture du journal intime du protagoniste, Marcel, et dans sa détresse psychologique. Alors, qu’est-ce qui achoppe ? Pourquoi la politique n’est-elle pas soluble dans le roman canadien-français, du moins tel qu’on veut bien le recevoir ?

La politique, cette vilaine chose

Une partie de la réponse à cette inadéquation entre la politique et le roman d’ici tient peut-être à des considérations d’histoire intellectuelle propres au Canada français. Depuis fort longtemps, la politique y est vue comme quelque chose de détestable qui engendre tous les vices. Dans un entretien au Devoir, paru le 11 août 1956, l’abbé Dion se surprenait de la réaction à la dénonciation des moeurs électorales qu’il avait signée avec l’abbé O’Neill : « En somme, qu’y avons-nous dit de plus que ce que tout le monde savait déjà ? N’est-il pas troublant de constater que dans notre province, la vérité pure et simple ne puisse apparaître au grand jour sans provoquer ce qu’on pourrait appeler le “scandale des faibles”[61] ? » C’est un peu le même trouble qui animait, quelques années auparavant, Pierre Elliott Trudeau, dans un numéro spécial de Cité libre consacré à l’élection provinciale du 16 juillet 1952 et à la victoire de l’Union nationale. Si, dans ce numéro, Gérard Pelletier et Pierre Laporte dénonçaient la machine électorale des partis et les manoeuvres frauduleuses s’y rattachant, Pierre Elliott Trudeau cherchait à prendre les choses de plus haut :

Dans nos relations avec l’État, nous sommes passablement immoraux ; nous corrompons les fonctionnaires, nous usons de chantage avec les députés, nous pressurons les tribunaux, nous fraudons le fisc, nous clignons obligeamment de l’oeil “au profit de nos oeuvres”. Et en matière électorale, notre immoralisme devient véritablement scabreux. Tel paysan, qui aurait honte d’entrer au lupanar, à chaque élection vend sa conscience pour une bouteille de whisky blanc. Tel avocat, qui demande la peine maximum contre des voleurs de tronc d’église, se fait fort d’ajouter deux mille noms fictifs aux listes des électeurs. Et les histoires de malhonnêteté électorales ne scandalisent pratiquement plus personne, tellement elles ont peuplé l’enfance de notre mémoire collective[62].

Les Canadiens français ne sont-ils moraux qu’en religion ? En tout cas, on aura compris, à lire les recensions des romans étudiés, que les attaques contre le clergé ne passent pas aussi bien que les dénonciations du régime, qui ont l’air tellement banales qu’elles apparaissent sans relief, donc peu appropriées à un récit.

En outre, ce que propose ici Trudeau relève d’une vision de la politique largement diffusée dans le discours social de l’époque : la démocratie et le jeu politique sont viciés, à la base, au Canada français ; maux nécessaires, ils engendrent le malheur de ceux qui s’y perdent. Les luttes politiques sont réduites à des foires d’empoigne, à un « sport ridicule et coupable[63] », pour reprendre les mots d’Edmond de Nevers. Ce n’est pas un hasard si on trouve une telle remarque du personnage de Maurice dans le roman de Gélinas : « les Canadiens français considèrent les élections comme une course, on ne veut parier que sur le vainqueur, on n’avoue jamais sa mise sur un perdant[64]. » Et il arrive que celui qui joue le jeu politique perde tout, comme c’est le cas pour le Dr Pigeon dans le roman de Thériault qui, « par quelque déséquilibre subit de sa conscience était devenu organisateur pour le parti politique occupant la dictature à Québec[65] ». Ce dernier, roulé dans la farine pour une histoire de permis d’hôtel décerné par le gouvernement, s’ouvre à sa femme :

– Docteur, dis-moi quelque chose. Qui accuses-tu, en somme ?

– Oh, personne… Peut-être bien le système… Le système qui permet à un homme comme moi de se mettre les doigts dans de pareilles combines. Et le système qui force d’autres, infiniment plus vulnérables, infiniment plus respectables, à des compromissions de ce genre…

– Docteur !

– On ne peut pressurer constamment pour obtenir des faveurs sans un jour s’exposer à payer de retour. Cela crée des tolérances qui s’expliquent mal, des supports incompréhensibles et des alliances qui font frémir[66]

On dirait que ce n’est pas un parti qui dévoie la politique, mais le système politique lui-même qui est, d’emblée, dévoyé. Son caractère est immoral et disgracieux.

Ce caractère apparaît dans le roman québécois dès ses débuts. Dans Charles Guérin (1853) de Pierre-Joseph-Olivier Chauveau, par exemple, des étudiants se considèrent comme de futurs hommes d’État. Et pourtant, le narrateur les rabaisse rapidement au statut d’hommes politiques :

[O]n ne sait encore ni le prix que l’on doit offrir pour acheter ses ennemis, ni celui que l’on doit exiger pour vendre un ami ; on ne sait encore ni nier publiquement ce que l’on affirme privément, ni inventer les scrupules du lendemain, hypocrites expiations des fautes de la veille ; en un mot de quinze à vingt ans… ON MANQUE D’EXPÉRIENCE. C’est du moins ce que disent les vieilles prostituées politiques, et ce que répètent après elles les roués qui se forment à leur école[67].

Les vieilles prostituées politiques… Rien de moins. La conclusion du roman n’est guère plus généreuse envers la chose politique :

Malheureusement sa réputation d’homme de bon conseil s’est répandue au loin dans les autres paroisses, et l’on parle fortement de lui déférer la députation au prochain parlement… Bons lecteurs, et vous aimables lectrices, si vous vous intéressez à lui et à sa jeune famille, priez le ciel qu’il leur épargne une si grande calamité[68] !

Au moment où le narrateur souhaite éviter le pire à Charles Guérin, rappelons que le romancier Chauveau est solliciteur général du Bas-Canada et député de Québec. La politique, on ne la verra pas dans ce roman. La « calamité » est rejetée à l’extérieur du récit. Déjà que Chauveau doit s’y contraindre dans la vraie vie…

Il en va de même dans Jean Rivard d’Antoine Gérin-Lajoie (1862). Ici, la sortie des épisodes de la politique est, pour ainsi dire, matérielle. En effet, les chapitres qui traitent du passage de Jean Rivard en politique, expérience particulièrement décevante pour le héros, ont été carrément retranchés de l’édition en volume en 1874. On n’y lit plus que ceci : « Nous ne dirons rien de la carrière parlementaire de Jean Rivard, ni des motifs qui l’engagèrent à l’abandonner pour se consacrer aux affaires de son canton et particulièrement de sa paroisse[69]. »

On peut continuer à tirer le fil de ce mépris de la politique et de son caractère presque antiromanesque dans l’histoire intellectuelle et littéraire du Québec[70]. Au moment où la littérature québécoise atteint une certaine autonomie face aux exigences du clergé, dans les années 1920 et 1930, on constate, en parallèle, une véritable crise de confiance envers les institutions et envers la politique, qui ne fait qu’accentuer le mépris pour la chose politique. Certains imaginent pourtant, dans les milieux nationalistes, un grand roman politique canadien-français, qui permettrait de sortir le peuple de sa torpeur, un peu comme le sera, à sa manière, L’appel de la race de Lionel Groulx (1922). Mais cet enthousiasme romanesque ne durera qu’un temps. On le verra émerger de nouveau, dans les années 1960, mais selon des modalités bien différentes.

Dans l’enquête du Devoir de 1957 consacrée à l’engagement littéraire, Solange Chaput-Rolland ne croit pas que « notre littérature porte témoignage sur notre société parce que notre société porte rarement témoignage de sa maturité d’esprit ». La société canadienne-française ne mériterait-elle pas l’attention des écrivains ? C’est cette attitude universaliste qu’avait en quelque sorte dénoncée, à sa manière, Pierre Gélinas en 1955. Cette société canadienne-française, telle que vue par Chaput-Rolland, à quoi se résume-t-elle ? « À certains moments, il nous est même permis de demander, si outre quelques intellectuelles exceptions, de trop rares révoltes individuelles, notre société se préoccupe de sujets se situant hors de sa digestion quotidienne, de ses appétits de conquêtes matérialistes, de ses passions politiques et électorales[71]. » La politique est basse et ne mérite guère d’être la matière d’un roman. Ce n’est pas un hasard si Les vivants, les morts et les autres est surtout vu, par la critique, comme un « document[72] ».

Des romanciers peu convaincus

Les romanciers eux-mêmes sont peut-être aussi responsables de l’oblitération de la charge politique de leurs romans. Cela apparaît sur divers plans. D’abord, on constate une certaine réserve de la part des auteurs, ou un manque de conviction dans leurs dénonciations. Dans un article publié dans L’Avenir du Nord en 1951, Solange Chaput-Roland ne saurait exprimer plus clairement l’hésitation que laisse paraître Yves Thériault dans sa critique de la politique :

Son roman ne nuira à personne sauf à son auteur qui sur le strict plan de l’art du roman n’a pas poussé jusque dans ses derniers retranchements le thème de son oeuvre. La charge de Thériault amuse parce qu’elle est trop évidente. Le désir de l’auteur de fustiger est en deçà de son talent de raconter et c’est pourquoi l’allure générale de son roman se ressent d’une sorte d’essoufflement[73].

Harry Bernard, sous son pseudonyme de L’Illettré, va dans le même sens : « Ceux qu’il visait rirent avec lui et ne s’indignèrent pas. Thériault n’a pas l’air convaincu. Il s’amusait et on s’amusa à sa suite[74]. » Il est vrai que le propos de Thériault, dans son roman, vise très large et attaque toute la politique et non un parti en particulier. Un « système », disait son personnage du Dr Pigeon. Les manigances pour déplacer le cimetière sont l’oeuvre des « rouges » du fédéral, au détriment des « bleus » du provincial. Les turpitudes sont pareilles de part et d’autre, rappelant l’atmosphère de guerre ouverte entre les rouges et les bleus dans les villages de la province, à la manière de ce qu’a dépeint Pamphile LeMay dans sa pièce Rouge et bleu, en 1891.

À cela s’ajoute un caractère irréel – certains remettent en question le réalisme de quelques scènes[75] –, alors que Thériault voyait justement ce roman comme une descente dans le réel[76]. La fin de son roman est pourtant rocambolesque : la découverte d’un puits de pétrole sous le terrain où l’on veut déménager le cimetière change complètement la donne et permet aux habitants du village de saisir leur indépendance par rapport aux autorités politiques et ecclésiastiques. Le dénouement heureux ne passe pas par un assainissement des moeurs politiques, mais par une sortie radicale de la politique et de la dépendance (face au gouvernement et au clergé) par l’indépendance financière, tombée du ciel. On est loin de la réalité canadienne-française.

Il en va de même dans les autres romans, notamment à propos du réalisme des personnages. Ceux-ci sont, bien souvent, trop typés et insuffisamment développés, empêchant cette jonction du particulier et de l’universel dont parle Lukács (on repensera du même souffle aux propos de Fernand Dumont et de Pierre Gélinas en ce sens). En effet, le type est une figure d’équilibre, en « qui convergent et se rencontrent tous les éléments déterminants, humainement et socialement essentiels, d’une période historique » ; autrement dit, dans le grand réalisme, « l’homme et la société » sont mis en scène, « dans leur totalité mouvante, objective » et non « d’un point de vue uniquement abstrait et subjectif[77] ». Ce n’est pas ce qui semble se profiler et que Lukács associait au roman balzacien. À propos de Les vivants, les morts et les autres, Gilles Marcotte admet ne pas arriver « à croire totalement aux personnages », décrivant le protagoniste, Maurice Tremblay, comme simple « prête-nom du romancier[78] ». À propos de ce même personnage, Marcotte se dit déçu que l’auteur n’ait pas su exprimer les raisons profondes de son engagement[79]. Maurice, personnage important très impliqué dans la politique partisane et les luttes syndicales, ne demeure donc qu’un être de papier. Gélinas aurait ainsi échoué à transposer adéquatement les valeurs politiques de son protagoniste, ce qui crée un sentiment d’irréalité dans son oeuvre, pour reprendre les termes de Marcotte. Pierre de Grandpré fait la même remarque à propos du Feu dans l’amiante. À son avis, Jean-Jules Richard a échoué à rendre ses personnages bien vivants dans son roman qui, pour cette raison, « ne nous touche réellement à aucun instant[80] ». Les conflits idéologiques et leurs révoltes (syndicales ou politiques) sont aussi marqués par une certaine impression d’irréalité, comme le soulignait Marcotte à propos du roman de Gélinas, le lecteur n’ayant jamais véritablement accès à l’origine et à l’évolution de leur pensée politique qui pourraient donner un sens à leurs actions. La vérité qu’ils tentent d’exposer « ne se livre jamais complètement[81] » et, pour cette raison, la matière politique de leur roman, qui aurait pu être un sujet très riche, ne dépasse que rarement la vilaine caricature.

De simples pochades ?

On a un peu l’impression que les auteurs n’arrivent pas à trouver le pas de la danse. Le paratexte est parfois révélateur. Dans Les vendeurs du temple, on retrouve cet avertissement : « Les personnages de ce roman étant fictifs, l’auteur a choisi de leur donner un caractère correspondant à l’image qu’il s’est faite d’eux. De même évoluent-ils dans un cadre qui leur convient. Toute ressemblance de personnes, de noms, de lieux ou de faits est une pure coïncidence. » Étrange passage tautologique qui nous donne à penser qu’il y a bien là de l’ironie. Mais celle-ci semble tourner à vide ou rater sa cible. Dans Saint-Pépin, P.Q., Bertrand Vac signe un long avertissement au lecteur, dont voici le premier paragraphe :

Il y a chez tout Canadien français, un don Quichotte qui s’ignore ; il veut redresser les torts. Nous ne dérogeons pas à la règle, puisque sans sous-estimer les risques encourus par ses détracteurs, nous partons en guerre comme Tartuffe. Hélas, notre oeuvre n’a de commun avec celle de Molière que l’ennemi : ceux qui se cachent derrière les principes sacrés de la religion, ou s’en servent comme tremplin pour promouvoir leurs petits intérêts personnels ; et la tactique : le ridicule[82].

On aura remarqué que l’auteur ne parle absolument pas de politique, mais bien plutôt de religion. La référence à Molière et à la mise en relief du ridicule des Tartuffes canadiens-français montrent bien à quel enseigne l’auteur loge : la comédie. Et pourtant, il semble difficile de dépasser ici la simple pochade.

Dans Saint-Pépin, P.Q., en effet, la farce prend le pas sur tout le reste. Certaines scènes rappellent Marie Calumet (1904) de Rodolphe Girard[83], comme le note un critique. Les curés sont des hommes en chair et en os, les moeurs sont légères et il y a bien quelques « filles de mauvaise vie » à Saint-Pépin. L’atmosphère est aussi rabelaisienne : il y a un médecin charlatan, une ablation d’appendice inutile, des bourgeois victimes de vers solitaires, des blagues sur les pénis et les érections, etc. Les noms de villages sont aussi ridicules : Saint-Aldon, Saint-Fiacre, Sainte-Opportune. De nombreux rabaissements prosaïques viennent écraser le prétendu sérieux de certains épisodes : lors d’un souper de la famille Granger avec le ministre et sa femme, des imprévus comiques ne cessent de l’interrompre et tournent cette discussion politique à la véritable farce. Le fils de Polydor, Jean, introduit dans la salle à manger une grenouille qui saute sur la table jusqu’à plonger dans le verre d’eau du ministre. Ce même ministre s’étouffe avec ses noyaux d’olive en voyant le chapeau à plumes ridicule d’Anita, et sa femme se tord la cheville en trébuchant sur le noyau expulsé de la bouche de son mari.

Dans Les vendeurs du temple, l’atmosphère est analogue, sans être aussi rabelaisienne que dans Saint-Pépin, P.Q. La critique y voit néanmoins une « descente dans la plus triviale littérature populacière » et considère que « Marie Calumet, de Girard, est de plusieurs coudées au-dessus de cette mouise[84] ». D’autres comparent les deux romans à Clochemerle (1934), de l’auteur français Gabriel Chevallier. Cet ouvrage à succès raconte les petits conflits de la commune de Clochemerle-en-Beaujolais à propos de la construction d’une vespasienne, voulue par le maire. C’est la même atmosphère que les critiques canadiens-français retrouvent dans les romans de Thériault et de Vac, même si le succès de Clochemerle semble bien loin d’assurer la réussite des deux autres[85]. Des décennies plus tard, les rédacteurs du Dictionnaire des oeuvres littéraires du Québec le répètent dans l’introduction de son troisième volume : « Des tableaux de moeurs comme Les vendeurs du temple (1951) d’Yves Thériault et Saint-Pépin, P.Q. (1955) de “Bertrand Vac” reproduisent les moeurs électorales des petites villes, mais sur un mode tellement ironique qu’ils perdent leur valeur revendicatrice au profit d’une certaine joyeuseté[86]. »

Il est difficile de ne pas penser, ici, à cet autre horizon d’attente dont se souviendra vingt ans plus tard Gilles Marcotte, dans Le roman à l’imparfait (1976), à propos du roman adulte, de la comédie humaine canadienne-française, du roman de la maturité, tant espéré pendant les années 1950 et 1960. Le roman de la Révolution tranquille ne sera pas de cette eau et se construira notamment dans le ratage et l’imperfection (comme chez Aquin) ou dans le caractère ludique de l’enfance (comme chez Ducharme). Déjà, pendant les années 1950, on dirait que ce refus du romanesque au profit d’une volonté d’en retirer l’amorce engagée par un humour qui vire à la farce coupe court aux ambitions du roman politique. Sans compter que le non-sérieux a le plus souvent toujours été, dans l’histoire littéraire québécoise, une valeur dépréciée[87].

Conclusion

Ces romans à sujets politiques n’ont donc guère été lus en ce sens. La chose politique est-elle nécessairement antiromanesque ? Assurément pas. Le cas français semble parler de soi, du moins, si on dessine à gros traits bourdieusiens l’évolution de sa littérature : à partir de la décennie 1850, le champ littéraire a tendu vers une autonomisation lui permettant de créer ses propres règles, ses propres positions, son propre champ. Ce n’est pas que l’on ne traite plus de politique, mais bien plutôt qu’on le fait à partir de ses propres enjeux. On s’engage depuis la littérature et non pas en utilisant la littérature.

Le contexte québécois est tout autre et le rapport à la politique est autrement complexe. Cela n’est pas encore une tautologie : si on tient à parler de « champ littéraire » et de son autonomisation en contexte québécois, il faut, selon Denis Saint-Jacques et Alain Viala, « admettre que la définition du concept doit être retenue en ses données premières (un espace social fondé sur une pratique ayant ses spécifications identifiables et ses réseaux de valeurs autonomes, et un ensemble structuré de systèmes de différences) sans exiger, pour le tenir comme pertinent, que le modèle postromantique français (de la littérature comme fin en soi en tant que seule valeur légitime) y soit dupliqué[88]. » Justement : et si la littérature canadienne-française ne se détachait pas véritablement de la politique ?

D’une part, comme on a pu le constater à la lecture de l’enquête de Pierre de Grandpré parue dans Le Devoir en 1957, l’engagement de type sartrien, construit à même l’idée de responsabilité et de liberté[89], y est paradoxalement ravalé au statut de programme d’écriture analogue au clérico-nationalisme de l’abbé Casgrain. En se pliant trop à la doctrine clérico-nationaliste, la littérature perd cette liberté indispensable à l’engagement et, par le fait même, son utilité sociale, voire son originalité artistique. Les écrivains de la décennie 1950 ont-ils, en cherchant à éviter un tel projet national pour mieux être en quête de liberté, produit des oeuvres qui s’éloignent nécessairement des considérations politiques ou, du moins, qui ne savent pas être tout à fait politiques ? Ce n’est peut-être pas un hasard s’il faut attendre le début des années 1960 pour voir l’émergence de l’engagement sartrien au Québec – notamment chez les jeunes intellectuels regroupés autour de la revue Parti pris –, la laïcisation ayant levé certains verrous à propos du dogmatisme religieux[90] et des restes du clérico-nationalisme.

D’autre part, dans le contexte du rapport trouble des Canadiens français avec la politique elle-même, les attaques dans un roman contre un régime politique donné – disons le duplessisme – ou la fictionnalisation de ses turpitudes sont banales, superflues, souvent considérées comme étrangères, voire indignes du genre romanesque. Au mieux, elles semblent convenir à la farce, qu’on ne prendra guère au sérieux. Si l’engagement romanesque semble ici difficile à réaliser, si l’attaque frontale contre un gouvernement ne fait peur à personne, y compris au gouvernement lui-même, c’est peut-être parce que cette production ne peut être romanesque. Pourquoi attaquer un genre qui se détourne de la politique ou qui se saborde (par son « rabaissement » au statut de pochade) en choisissant de la mettre en récit ? Pierre Gélinas avait raison d’écrire que les écrivains canadiens-français « s’agitent frénétiquement pour s’empêcher de paraître canadiens ; ils veulent à tout prix être “français” ou “universels”. » Il n’y a pas de manière pour rester Canadiens. Il ajoutait : « Le provincialisme littéraire s’entend bien avec le provincialisme politique[91] ». Voilà peut-être pourquoi le duplessisme n’a pas eu à intervenir dans le champ littéraire québécois.

Cela induit d’étonnants rapports entre le champ du pouvoir et le champ littéraire. Comme l’écrivait Lucie Robert dans L’institution du littéraire au Québec, l’autonomisation de ce dernier champ n’a pas été le résultat d’une lutte, d’« un acte de distinction de la part des écrivains et des écrivaines, mais plutôt le résultat d’un ensemble de séparations engendrées […] par les solutions apportées à des conflits particuliers[92] », notamment l’adoption de la Loi sur le droit d’auteur du Canada, en 1921. On peut pousser plus loin cette hypothèse de Lucie Robert et affirmer qu’il n’y a pas eu véritablement une rupture avec le champ politique, mais plutôt une sorte de détachement implicite, où rien n’a été clairement dit. Une telle assertion pourrait conduire à revoir comment le rapport de la littérature canadienne-française puis québécoise avec la politique a été maintenu malgré ce que nous considérons être une autonomisation bien de chez nous.