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Introduction

Historiquement, la gratuité de la relation d’aide pratiquée par l’Église s’amenuise au fil du temps pour des raisons d’ordre politique et émancipateur. L’accueil est une caractéristique de cette relation à l’autre, transféré pour partie à l’État. Il prend progressivement une place prépondérante dans les politiques publiques et produit des effets sur l’évolution des métiers dits de la relation chargés de sa mise en oeuvre. L’accueil semble compris par ailleurs comme une notion relativement circonscrite dans le champ des pratiques du travail social, réduit souvent à des dimensions matérielles et organisationnelles. En sciences de l’éducation, sa conceptualisation reste à construire. On lui préfère le concept d’accompagnement. Les politiques de l’accueil ou d’accueil en France concernent fréquemment l’intégration des étrangers en France et les conditions d’hébergement afférentes. Le droit d’asile et plus largement la question migratoire occupe par exemple l’espace public au niveau de l’Union européenne (Clet, 2019). Ces prédispositions actuelles participent à « enfermer » l’accueil dans un domaine d’intervention particulier relié à un statut de grande vulnérabilité. Depuis 2018, la stratégie nationale de prévention et d’action contre la pauvreté française s’inscrit dans cette optique à partir de deux mots clés : prévention et accompagnement (Délégation interministérielle à la prévention et à la lutte contre la pauvreté, 2020). La place donnée à l’accueil est à comprendre comme activité support. Cet accueil revêt un caractère « inconditionnel » et « universel », mais dans le cadre restreint de l’accès aux droits des familles les plus démunies ou pensé en termes d’accueil en structure (dans le domaine de la petite enfance).

Entre 2012 et 2015, je me suis intéressée aux pratiques d’accueil à travers l’analyse des implications professionnelles des salariés de première ligne en CCAS (Centre Communal d’Action Sociale) (Rougerie, 2015a). Le CCAS est un établissement public autonome, dépendant de la fonction publique territoriale française[1]. Pour comprendre la place des CCAS en Fonction Publique Territoriale (FPT), il faut définir cette dernière dans le contexte plus général de la Fonction Publique en France (FP). Depuis 1983 (loi n° 83-634 du 13 juillet 1983 sur les droits et obligations des fonctionnaires), la Fonction Publique est composée de trois axes : la FP d’État (FPE), la FP Hospitalière (FPH) et la FPT. Les principaux employeurs sont les collectivités territoriales : les régions, les départements ou les communes, comme définies dans la révision constitutionnelle du 28 mars 2003[2]. Les CCAS relèvent d’une catégorie d’établissements communaux, à savoir les établissements publics administratifs communaux spécialisés. En développant différentes activités et missions auprès d’une diversité d’habitants, ils illustrent la dimension de service public français envers la population au moyen d’une mission d’accueil « tout public », ici, à l’échelle territoriale d’une commune d’environ 140 000 habitants. Le maire ou un adjoint en est le chef de ligne tantôt président du conseil d’administration de cet établissement public communal voire intercommunal selon les territoires, ou directement l’administrateur lorsque la structure est intégrée aux services municipaux. Il s’inscrit dans une démarche autant préventive que curative de l’action sociale en liaison avec les autres institutions. Il se situe au carrefour des politiques publiques et des orientations politiques municipales, au regard des besoins de la population sur un territoire donné.

À travers leurs activités de travail d’accueil et le statut professionnel particulier qu’ils occupent au sein de cette institution française spécifique, les salariés rencontrés dans le cadre de la recherche relatent leurs ressentis professionnels, mettent en exergue un sale boulot au sens de la sociologie interactionniste. Ils dévoilent peu à peu des stratégies personnelles et professionnelles. L’utilisation du concept d’implication professionnelle permet l’analyse des différentes manières selon lesquelles un salarié peut être impliqué en se distinguant du sens ordinaire d’une action par laquelle on attribue à quelqu’un un certain rôle dans son travail. Inscrit dans le courant louraldien de l’Analyse Institutionnelle, l’analyse de l’implication (Lourau, 1990) des salariés de l’accueil de ce CCAS offre l’opportunité d’observer et de partager avec eux la manière dont ils appréhendent et construisent leur pratique professionnelle, à travers leur quotidien de travail (Guillier, 2003).

Cette démarche s’appuie sur la présentation du dispositif de recherche socioclinique participant de l’analyse produite à travers les effets produits par la recherche en elle-même. Entre mouvement défensif et mouvement offensif, le jeu relationnel de l’accueil se stabilise autour d’un compromis singulier : des modalités de coopération tendues entre des corps professionnels différents, au-delà de la relation d’accueil due à l’usager.

Focus sur le dispositif de recherche et son cadre théorique

Le concept d’implication professionnelle 

Les liens entre implication et institution

L’implication est un concept central en Analyse Institutionnelle et dépasse la question de l’engagement. Elle est ce qui lie l’individu à l’institution. L’implication est donc une clé de lecture pour comprendre cette même institution par l’analyse des liens entretenus entre l’individu et l’institution. Contrairement à une approche matérielle et circonscrite, l’institution au sens louraldien est comprise comme un mouvement perpétuel. Elle n’est pas seulement une construction sociale, mais aussi une production sociale définie par des acteurs en présence, dans et par laquelle des formes et des forces sociales se manifestent et interfèrent les unes avec les autres. D’où la difficulté et l’enjeu d’en saisir des éléments significatifs pour l’appréhender. En ce sens, l’implication désigne « le vecteur par lequel la dialectique institutionnelle se manifeste dans la réalité des situations étudiées par la manière dont les praticiens, face aux évènements qu’ils rencontrent, posent les actes, volontairement ou non » (Guillier, 2003, p. 39). Les aspects organisationnels (espace professionnel, emploi du temps), la présence des affects (sentiments qu’ils ont de leurs collègues ou d’eux-mêmes), l’idéologie véhiculée par chacun (perception de la relation d’aide par exemple, engagement au travail…), la politique globale, etc. construisent l’approche du concept. En ajoutant la dimension professionnelle à l’implication, on cherche alors à interroger la nature des relations que les salariés entretiennent avec leur profession (Rougerie, 2019) dans les différents contextes institutionnels qui la concernent et en lien avec les autres professions de même champ. L’enjeu de la recherche est de saisir les contours de l’accueil, à travers la compréhension de pratiques sociales dans la manière dont elles sont reliées entre elles, à travers les personnes qui les exercent et leurs professions afférentes, dans des espaces matériels, politiques, mais aussi symboliques et affectifs particuliers. S’attacher à la lecture et à l’analyse des implications professionnelles, c’est essayer de comprendre comment les individus pris dans l’institution du travail social et les dispositifs d’accueil, ici d’un CCAS, permettent une alternance et une co-construction de connaissances entre local et global. Ce qui se joue à l’intérieur d’un espace d’accueil est déterminé par ce qui se passe aussi en dehors de celui-ci. La clé de lecture que nous proposons est donc basée sur le concept d’implication professionnelle. Il s’appuie sur la dialectique du concept d’institution proposé par Lourau (1990) : trois temps compris comme des moments distincts, parfois concomitants.

Les trois temps de l’institution : pour une lecture appliquée à l’implication

Nous nous proposons d’analyser les implications professionnelles (organisationnelle, affective et libidinale) des agents de CCAS comme clé de lecture des trois moments de l’institution. Cette chronologie de ces trois mouvements déclinés par Lourau (1970) est faite pour faciliter la lisibilité du mouvement institutionnel.

Le premier mouvement est l’institué, soit le moment de l’universalité. Il renvoie à la forme sociale établie, à la règle, à la norme, à la loi dans un domaine donné. L’institué désigne ainsi ce qui est là, ce qui est établi (cadre, normes, règles), mais aussi la manière dont ces éléments sont vécus et ritualisés à travers les organisations de travail. L’institué est le temps du moment de vérité. Ce mouvement est marqué par des comportements fortement idéologiques. Il correspond à ce que nous avons qualifié dans la recherche menée en CCAS de mouvement « défensif » porté par la forte concentration idéologique qu’ont les salariés de leur travail d’accueil. Il est fréquemment illustré par des « allants de soi », une forme sociale qui tend à s’universaliser dans cet établissement, à cette époque.

L’instituant est le second temps, celui de la contradiction, de la particularité, le moment d’une première négation. Il contredit toujours l’institué. Ce mouvement peut être caractérisé par exemple par des actes violents. Il existe dans toute institution et lui permet de vivre une dynamique pérenne. Ce moment bouscule l’institué. Il met en débat et oblige le débat. Il peut être qualifié de champ de forces. L’instituant apporte des clés de lecture par la mise en question des activités ordinaires, l’expression des contradictions fortement marquées par les affects, au risque de provoquer de la déviance libidinale. Certains professionnels vont s’exposer plus ou moins consciemment à travers l’expression de désirs existentiels, de réalisation de soi, d’expression de leurs potentiels… autant de dispositions au risque d’être convoquées derrière l’implication. L’instituant renvoie ici au vécu de la relation par les salariés dans leur quotidien, autrement dit à la nature des forces en présence qui s’exercent et se révèlent dans le dispositif méthodologique mis en place. Il correspond au moment dit « offensif » de l’accueil.

L’institutionnalisation est le troisième mouvement, celui de la négation de la négation, ou la contradiction de la contradiction. L’idée d’altérité marque ce mouvement, celui où l’instituant est reconnu par l’institué, créant une nouvelle force de loi, des règles et des normes. Une nouvelle forme s’impose alors avec ses propres règles et références. C’est le temps de la singularité, qui s’accompagne d’une déviance organisationnelle. Nous pouvons alors tenter une caractérisation du processus, qualifié ici de stabilisation de la relation d’accueil, à un temps « t ». La professionnalité des acteurs en présence se dévoile progressivement et laisse entrevoir des positionnements particuliers dessinant les contours d’une mission d’accueil en travail social singulière. Il correspond au moment qualifié de coopération « empêchée. »

L’enjeu clinique repose sur la saisie des dynamiques collectives mises en oeuvre à travers les actes et les discours des salariés chargés de l’accueil en CCAS. Ces femmes et ces hommes vivent des situations professionnelles particulières, sur lesquelles ils ont peu l’occasion de réfléchir ensemble. Les temps de travail collectif semblent s’apparenter à de la régulation technique, composée d’un temps important d’informations descendantes via des réunions dites de service. Des propositions d’ouverture vers des espaces réflexifs existent cependant, soit à titre individuel soit à titre collectif. Par exemple, un dispositif d’analyse de la pratique s’était déroulé quelques mois avant la démarche de recherche proposée. Certains salariés évoquent une résistance à ce type de démarche réflexive qu’ils peuvent qualifier d’inopérant.

Le dispositif de recherche

Objectif et contexte de la recherche

L’objectif de la recherche n’avait pas pour intention fondatrice l’intervention au sens entendu de la recherche-intervention en sciences de l’éducation (Marcel, 2015). Aucune commande sociale n’avait été formalisée. Le questionnement repose sur l’étude du rapport au travail et de l’évolution des professionnalités des métiers du social, à travers la fonction d’accueil. Le dispositif méthodologique est dit socioclinique, car situé au plus près des acteurs, dans leur quotidien de travail. Il facilite le questionnement des implications plurielles des professionnels de l’accueil, en présence. En combinant plusieurs modalités de recueil de données, il amène les salariés à réélaborer le sens qu’ils donnent à leurs actions, en se réappropriant leurs discours. L’approche méthodologique est dite compréhensive, car elle articule des situations vécues par les acteurs/sujets, professionnels de l’accueil et la dimension sociale dans leur contexte institutionnel particulier. Des phases d’entretiens semi-directifs ont alterné avec des temps d’observation participante et ont été clôturées par des phases de restitution collective auprès des praticiens dans chaque service. Une phase de restitution interservice, dans « l’après-coup » de la recherche a été proposée et n’a pu avoir lieu, car coïncidant avec le changement de direction générale structurelle (départ à la retraite) et le départ conjoncturel d’un chef de service. Afin de maintenir le lien avec les agents, les entretiens individuels ont été menés successivement au sein des trois services d’accueil de ce CCAS, avec également leur responsable de service. L’échantillon est composé d’employés dépendants de la fonction publique territoriale dont le cadre statutaire est réglementé nationalement. Ceux rencontrés lors de la recherche sont issus du statut ou assimilés au statut de catégorie[3] C (agent administratif ou d’animation) et de catégorie B (assistants sociaux). Tous ne sont donc pas fonctionnaires titulaires de leur poste. Un concours administratif est obligatoire. Vingt-cinq entretiens individuels ont été réalisés en immersion dans différents lieux de travail, sur la base du volontariat, soit la quasi-totalité des professionnels dédiés à l’accueil.

L’intitulé général des services garantissant l’anonymat est décliné, en trois pôles participant à la définition d’une politique d’action sociale municipale locale :

  • Le pôle 1 « accueil tout public » : un service administratif et social composé d’agents administratifs de catégorie C (de niveau CAP/BEP à Master 2) et de travailleurs sociaux dits de coeur de métiers, de catégorie B (assistant.e de service social ; conseiller.ère en économie sociale et familiale).

  • Le pôle 2 « accueil physique et plateforme téléphonique » ciblé en direction de personnes âgées et de jeunes en grande précarité. Ce service est composé également d’une mixité d’agents administratifs et de travailleurs sociaux dont une éducatrice spécialisée.

  • Le pôle 3 « accueil d’hébergement temporaire de nuit » : un service excentré du CCAS, dans un quartier proche de la gare, facilitant le transit pour les personnes de passage. C’est une mission saisonnière mise en oeuvre uniquement durant la période hivernale. Les agents d’animation de catégorie C sont reclassés dans d’autres services municipaux durant le reste de l’année, lorsqu’ils sont titulaires de leur poste.

L’analyse produite repose ainsi sur une série de recueils de données au niveau des entretiens individuels, tous retranscrits, et des restitutions collectives qui ont fait l’objet d’un classement thématique à partir du concept d’implication. Ces éléments composent un registre dense d’informations que j’ai compilées et que j’ai croisées avec la littérature professionnelle recueillie sur site (organigrammes des services, fiches de postes) et des extraits de mon journal de recherche tenu tout au long de la recherche. Ainsi formalisé, ce dernier donne l’impression d’un récit de vie collective, d’une photographie d’une tranche de vie quotidienne de services d’accueil.

Restitution collective, libre adhésion et limites de la recherche

Une phase d’entretiens collectifs, dite de restitution, dans chaque service concerné a clôturé la démarche en réunissant les salariés, avec leurs chefs de service respectifs. Ces derniers ayant été rencontrés en entretien individuel, leur présence s’inscrivait de fait dans le dispositif initial proposé. Certains agents, n’ayant pas participé aux entretiens individuels, ont été associés après acceptation par le groupe. Ils concernaient deux agents, de deux services respectifs, en arrêt maladie au moment de la phase d’entretien. Ces derniers s’étaient volontaires dans la démarche initiale, mais n’avaient pu participer aux entretiens compte tenu de leur état de santé. Cette phase est considérée comme une « contrepartie » à destination des professionnels qui acceptent de s’engager, au moins pour un temps, dans la démarche (Fablet, 2004). Ces temps de restitution génèrent une dimension formative non commandée, mais plus ou moins consciemment désirée par l’institution. Basés sur la libre adhésion, ils se sont étayés avec la nature de la relation de confiance ou non construite au fil des rencontres (en entretiens dans les rencontres informelles dans les espaces de travail) avec la chercheure. Entre craintes, doutes et envies, chacun investit de façon singulière le processus proposé avec des demandes plus ou moins formalisées. Par exemple, un salarié exprime une certaine crainte en début d’entretien semi-directif : « J’espère que cela ne sera pas répété… » Après la phase de restitution, il s’exprime autrement « J’aimerais vous rencontrer à nouveau, car je ne vous ai pas tout dit… » La restitution en séance collective relève des « non-dits » institutionnels. Elle bouscule et crée du dérangement par le bouleversement des habitudes. La création d’un tel espace collectif provoque des résistances qui deviennent du matériau pour l’analyse. Dans les faits, très peu de salariés ont refusé de participer (un agent en cours de titularisation). Des phases répétées de réorganisation de l’accueil au sein de la structure, des temps d’analyse de la pratique vécue parfois de façon douloureuse par certains salariés (antérieurs à la démarche de recherche) peuvent illustrer certaines craintes ressenties à faire collectif. Elle n’en demeure pas moins créatrice de liens qui peuvent s’entrechoquer et pour lesquels la chercheure se devait d’être vigilante. Ce temps de restitution participe de l’outillage méthodologique en socio-clinique institutionnelle. Au-delà des interprétations proposées, testées, il montre comment les participants à la recherche sont actifs ou non dans la démarche engagée. La singularité de la démarche est qu’à terme, le dispositif en lui-même suscite des demandes créant un pacte de travail implicite entre les salariés et la chercheure. À noter qu’une convention a été signée entre l’institution et la chercheure via son université afin de garantir l’utilisation des données dans une logique de production de connaissances (Rougerie, 2015b).

La stratégie de recrutement institutionnel de ces salariés n’a pas fait l’objet d’un questionnement particulier. Cette question aurait pu revêtir une dimension politique et éthique qui n’a pas été abordée. Toutefois, le récit des parcours des salariés dévoile parfois les raisons de leur arrivée au sein de la structure. Certains se sentent par exemple « placés » au CCAS pour des raisons de santé. La chercheure a également pris un risque. Elle occupait un poste de formateur en centre de formation sur le même territoire, tout en étant étudiante à l’université. L’analyse des implications va dévoiler différentes stratégies personnelles et professionnelles dans la manière d’investir cette place attribuée. La non-sollicitation des publics de l’accueil est un autre parti pris qui devrait compléter dans l’avenir le travail de recherche engagé.

Le mouvement « défensif » de l’accueil : le temps de l’institué

La dimension organisationnelle : l’accueil, une zone à risque

Débuter par la description de l’agencement de certains des espaces d’accueil montre en quoi cette construction est un analyseur[4]. Elle nous permet de provoquer l’impensé de la structure sociale en l’obligeant à se manifester (Lourau, 1973). L’accueil se présenterait comme l’expression d’un espace sous surveillance, contrôlé, un espace-temps régulé composé de méfiance et de crainte, tantôt statique, tantôt dans une effervescence sans fin. Ainsi, l’accueil du public du pôle 1 est scindé en deux espaces. Les travailleurs sociaux sont situés au premier étage du bâtiment central du CCAS, un agent technique ouvre et ferme la porte du service lors d’un rendez-vous ou lorsqu’une personne souhaite rencontrer spontanément un travailleur social. La situation donne l’impression d’un accueil « enfermé », protégé ? Interrogés sur cette organisation, des travailleurs sociaux expliquent :

Voilà, c’est intime, voilà ! Ils viennent ici pour nous voir, ils passent pas par la salle d’attente, voilà ils peuvent croiser quelqu’un qui connaissent et puis, et voilà, ils ont peut-être pas droit aux autres aides, alors je trouve que c’est euh… C’est mieux !

Travailleur social 1, pôle 1

C’est pourquoi lorsqu’on est arrivées ici que l’on a demandé que l’accès soit sécurisé parce qu’on avait énormément de personnes qui se baladaient dans les couloirs.

Travailleur social 3, pôle 1

Leurs collègues, agents administratifs du pôle 1 localisé à l’étage supérieur du CCAS sont quant à eux soumis à une évolution récurrente et instituée de leurs modalités d’accueil :

Extrait de l’entretien d’un agent d’accueil sur ces nouvelles modalités :

L’agent : On a la partie sociale en recevant les gens, mais on a notre partie saisie des dossiers et plus encore parce qu’on a une restructuration qui va être faite où on n’ouvrira plus au public que la matinée. Donc on recevra le matin, et l’après- midi, on ouvrira plus, on fera des réponses au courrier, des résultats de commission… […] Les personnes viennent, on leur donne les résultats oralement et les personnes vont : soit retirer leur aide soit faut leur expliquer […] pour quel motif est le rejet ; maintenant ça va plus exister pour justement éviter les soucis de violence.

La chercheure : donc il n’y aura plus d’accueil l’après-midi au CCAS ?

L’agent : il n’y aura plus d’accueil ; enfin il y aura un accueil dans le sens où les gens pourront retirer les listes pour faire des cartes de bus, […] ils auront un courrier pour retirer leurs aides. Mais nous au bureau, on recevra plus, on fera que des courriers, que de la saisie administrative et des courriers pour envoyer aux personnes pour venir retirer leurs aides, ou des courriers de rejet ou d’ajournement.

La chercheure : et par exemple, comment feront les gens qui ne savent pas lire ?

L’agent : non, mais c’est vrai, vous avez raison parce que ceux qui savent pas lire… Mais en général, ils savent qu’il faut aller voir leur assistante sociale […] et puis l’assistante sociale les suit, enfin normalement, il devrait y avoir un suivi avec les assistantes sociales extérieures et elle leur dira… Ou je pense à mon avis que ces personnes, elles seront informées et elle leur dira : « oh, mais dès que vous recevez le courrier, vous venez on en discute… ça passera beaucoup moins par nous ! »

Agent d’accueil 4, pôle 1

Les agents d’animation de l’accueil de nuit décrivent un accueil différent. Cet accueil revêt un caractère de siège. Ces professionnels semblent par exemple toujours en alerte, regardent par la fenêtre les personnes qui arrivent, tout en répondant au téléphone ou en interpellant leur collègue… De ma position d’observatrice extérieure, la maison d’accueil donne l’impression de se défendre contre l’extérieur. Globalement, il est très difficile de repérer visuellement les différents services au sein du bâtiment central. Il en va de même pour la signalétique extérieure qui situe le bâtiment central du CCAS. La signalisation de l’accueil de nuit n’est pas présente en ville. En entretien collectif, des agents expliquent que certains accueillants sous l’emprise de produits peuvent tenter l’accès à l’hébergement, sans suivre le protocole.

La dimension affective : l’accueil, une zone de non-droit

Certains professionnels semblent dégager une énergie interprofessionnelle, pouvant viser à se protéger de l’autre. Mais de quel autre s’agit-il ? Nous observons de l’agacement chez les personnes accueillies en salle d’attente, des incivilités envers certains agents… Ce sentiment d’agressivité, relevé dans la plupart des entretiens, conforte les études que nous avons répertoriées. Il est verbalisé communément de l’accueilli vers l’accueillant.

On se sent agressé […] les gens ont tout de suite des propos très durs à notre égard, très durs à l’égard du système.

Agent administratif 1, pôle 2

Les agents ressentent parfois de la colère de la part des personnes accueillies :

Quand on fait une nuit, sincèrement je m’allonge, mais je dors pas.

Agent d’animation 3, pôle 3

Le public, je vous dis autrefois, était quand même moins, moins difficile… Tandis que là ! Y a de l’argent, moi je suis sûre que l’argent c’est, c’est, ça fait monter l’agressivité ! Ben parce que maintenant l’argent c’est ce qui veulent ! Une grande partie, ils veulent de l’argent, il y a plus d’argent, c’est difficile c’est tout !!

Agent administratif 1, pôle 1

Quand je suis régisseur des fois quand on donne des tickets service : « mais pourquoi j’ai pas d’espèces !!! » Et tout ça quoi, donc j’ai toujours dit que l’espèce, c’était pas la bonne solution ! Mais enfin ! Parce qu’autrefois, là-bas de l’autre côté (en référence à l’ancien CCAS initialement dans les locaux de la mairie, il y a environ 10 ans) le côté aides facultatives, l’argent il y en avait très peu, les tickets service, ça n’existait pas, on donnait, les collègues donnaient des boites de conserve, du sucre et tout ça…

Agent administratif 4, pôle 1

Toutefois le recensement factuel d’évènements violents est très faible numériquement comparé aux ressentis exprimés. Les incivilités existantes ne sont pas dénombrées statistiquement par la structure. Un acte violent peut perturber des salariés, voire des équipes durant des années et donner l’impression d’avoir été vécu la veille. Les restitutions orales mettent en exergue les imprécisions chronologiques de certains incidents rapportés et les replacent dans l’histoire du service. Dans un autre registre, en référence à la direction générale du CCAS, un travailleur social explique : « Ils ont éclaté l’équipe de travailleurs sociaux exprès il fallait éclater les choses pour pas qu’il y ait cohésion non plus ! ». Cet évènement est très antérieur à la réalité actuelle de la structure, tout en restant très prégnant comme posture défensive dans les rapports entretenus entre hiérarchie et salariés. Ce mouvement défensif se retrouve aussi dans des rapports entretenus entre collègues d’un même pôle. Par exemple : les agents d’animation et administratifs rivaliseraient avec les travailleurs sociaux pour défendre les usagers ou les pratiques d’accompagnement. Cette tension ressentie se verbalise parfois avec virulence entre les personnels administratifs et l’équipe sociale. Certains travailleurs sociaux expliquent qu’ils interviennent sans cesse pour réguler les propos ou actes intempestifs des agents administratifs. Ces propos servent-ils à revendiquer une posture professionnelle ?

Ils n’arrivent pas trop à faire la part des choses, entre ce qu’ils peuvent vivre dans leur travail et ce qu’ils vivent au quotidien… Un amalgame

Travailleur social 2, pôle 1

C’est pas pour ça qu’il faut en tenir des propos racistes. C’est pas parce que socialement on fait des constats de certaines populations, que ça, ça, on doit les transformer en propos racistes et aujourd’hui euh… Là, la corde est très limite sur certains agents, voilà !

Travailleur social 4, pôle 1

La dimension idéologique : accueillir son prochain dans la crainte de l’autre

Le vocabulaire employé par les salariés pour définir ou décrire l’accueil en direction des personnes accueillies est souvent militant, à l’opposé des descriptions mentionnées précédemment. Il est parfois chargé de symboles forts, caractérisé par l’emploi d’expressions humanistes, parfois moraliste, teinté de valeurs judéo-chrétiennes : le besoin d’utilité sociale, de faire du bien, d’aider son prochain… Quelques verbatims tirés du recueil d’entretiens l’illustrent :

« J’ai toujours aimé le social », « ça me plait », « faire un peu de soleil », « j’ai une sensibilité au secteur social », « ce qui me motivait vraiment : le côté relationnel », « le travail avec les usagers, je le vis », « moi ce que j’aime et ce qui m’épanouit, c’est l’accompagnement physique, c’est l’accompagnement que j’ai avec les gens, que je vois… »

« J’ai une bonne éducation » ; « Je respecte mon prochain, je le mets à l’aise, c’est comme ça » ; « J’ai reçu ça de mes parents »…

Dans les espaces de restitution collective, les agents de catégorie C revendiquent ces valeurs notamment en lien avec la famille et l’éducation reçue, contrairement aux travailleurs sociaux. Ces derniers mettent plus fréquemment en avant des valeurs d’utilité sociale. L’emploi de ce vocabulaire engagé semble en tension entre un désir de « bien faire » et l’évocation de craintes, de peurs éprouvées vis-à-vis du public. Ils peuvent alors donner l’impression d’élaborer des stratégies, un moyen de se défendre de ses propres craintes de l’entrée en relation avec le public. Dejours (2011) fait remarquer que la peur est associée à une « idéologie défensive de métier » et amène des stratégies différentes d’adaptations, autrement dit la manière d’être au travail évolue d’une personne à l’autre, d’un corps de métier à l’autre.

« Je m’écrase »

Agent administratif 1, pôle 2

J’en réfère à la hiérarchie, je demande conseil parce que du coup, ça peut être, ça peut être compliqué ! Donc on est protégé par la structure bien entendu ! Mais ça montre pas que professionnellement, personnellement on ne se pose pas des questions personnelles donc euh… »

Travailleur social 2, pôle 1

La dimension idéologique de l’accueil et plus globalement de la relation d’aide interpelle la façon dont les professionnels perçoivent la personne accueillie. Cette manière d’appréhender la relation hiérarchique peut s’apparenter à un travail relationnel contraint qui s’oppose à leur désir de recevoir et d’aider les personnes accueillies.

Le mouvement de confrontation, un accueil offensif : le moment instituant

Le niveau organisationnel et matériel de l’activité d’accueil

Les forces instituantes au sein des deux pôles d’accueil s’expriment à travers les modalités concrètes de mise en oeuvre de l’accueil, à partir du cadre institué décrit précédemment :

Par contre si on y arrive pas effectivement, après on fait, on a un appel à d’autres collègues qui sont des travailleurs sociaux, pour essayer de… d’apaiser ce conflit. Mais si vraiment les travailleurs sociaux n’arrivent pas à, à apaiser ce conflit, on fait appel à la direction, mais vraiment en, en dernier recours on fait appel à la police municipale. Voilà un peu les étapes, voilà !

Agent administratif 1, pôle 1

En binôme, les agents d’animation de l’hébergement d’urgence accueillent en moyenne une dizaine de personnes « en transit » par nuit. En état d’ébriété, maîtrisant plus ou moins bien la langue française, etc. Ces professionnels font face aux bagarres, aux problèmes de santé ; ils disent gérer souvent les situations sans appeler les services compétents ou attendent le dernier moment quand ils ne peuvent plus faire face aux débordements. Ils élaborent des stratégies, se répartissent les rôles, donnant l’impression d’agir de façon innée, au premier regard. Ils se déclarent en confrontation autant au plan organisationnel que politique avec la hiérarchie. Un agent d’animation de la mission hébergement de nuit relate sa surprise et son ressenti lorsqu’un élu a été interviewé devant la structure d’accueil.

Si vous saviez le nombre de personnes qui ont peur de poser les pieds ici, c’est une démarche bien particulière. Faire des interviews à l’extérieur oui, mais à l’intérieur, c’est bien particulier […], je ne sais pas comment on peut être vu de l’extérieur ça m’a perturbé passé un temps, ça me perturbe plus. (Agent d’animation 1, pôle 3)

La dimension idéologique : « se » combattre

Les salariés partagent le sentiment d’une montée des violences dans les espaces d’accueil. Ils disent ressentir de l’agressivité, mais ne se disent jamais eux-mêmes agressifs dans l’entrée en relation. L’agressivité peut être perçue comme une manière de s’exprimer spontanément face à la violence, d’extraire une part de souffrance ou de vécu ressentie comme négative voire humiliante et, ou une façon de « dénoncer la violence, de mettre à jour le rapport de pouvoir dans la relation à l’autre, de revaloriser temporairement l’identité de soi » (De Gaulejac, et Blondel, 2014, p. 238). C’est pourquoi ce moment est qualifié de confrontation.

Un agent d’animation du centre d’hébergement explique que son expérience de sportif lui permet d’aller aisément au combat :

Le fait d’être compétiteur déjà, la gestion du stress, c’est apprendre à la maîtriser, à la visualiser éventuellement, je me rappelle quand j’étais jeune je faisais de la compétition de boxe […] je me préparais, je faisais un peu de sophrologie.

D’autres salariés emploient du vocabulaire guerrier « guerre de tranchées », « aller au front »… La plupart du temps, ces mêmes agents utilisent des propos vocationnels pour qualifier leur engagement dans le travail. Ces propos pourraient être interprétés comme un positionnement militant ; ils sont exacerbés par les agents qui travaillent la nuit à l’hébergement d’accueil d’urgence.

Entre corps de métier, certains se moquent de la posture professionnelle du travailleur social. D’autres sont plus ambivalents et aimeraient peut-être un titre en lien avec leur fonction.

Après je vous cacherai pas que sur papier c’est bien : « Ouais ! Moi je suis éduc ! » Mais faut voir sur le terrain !

Agent d’animation 2, pôle 3

Il y a des personnes des fois au bout de quelques jours, ils appréhendaient, ils avaient peur, ou la nuit ils se retrouvaient tout seuls ; ou vis-à-vis d’un conflit. Voilà, ben voilà, il faut… Parce que dans un boulot comme ça, il faut être bien fait !

Agent d’animation 3, pôle 3

Dans ce contexte, le sens de l’intervention sociale et la place de l’intervenant auprès du public sont questionnés en fonction leur place et de leur statut : ils paraissent parfois vécus comme de l’abus de pouvoir voire de la mise en concurrence :

C’est tellement usant l’accueil. Les personnes qu’ils reçoivent sont agressives, impolies, précise un travailleur social, puis ajoute : « j’ai l’impression que la parole de l’agent compte plus que la parole du travailleur social ».

Travailleur social 3, pôle 1

Quand elle va faire les visites propreté, elle a besoin de savoir certaines choses sur les jeunes, qu’elle fasse attention, qu’elle adopte son discours ou qu’elle adapte son discours par rapport à la situation du jeune ! Alors, je suis d’accord avec cet argument, mais je pense que toutes les informations sont pas bonnes à savoir.

Travailleur social 2, pôle 2

Ben je me suis dit « ben oui » et on voyait qu’il était mal dans sa peau quoi… Ben bon, je suis quand même, je suis pas assistante sociale, mais j’ai du vécu quand même avec l’être humain… Donc j’ai ressenti des choses, et c’est vrai que quand je suis revenu j’ai dit à X

travailleur social

Tiens ! Il est pas bien ce jeune, tu sais faudrait peut-être que… Mais je sais pas si j’ai bien fait en fin de compte, et c’est pas mon rôle et on me le demande pas.

Agent administratif, 2, pôle 2

Et comme je lui dis maintenant j’ai une formation qui me permet d’appréhender les choses différemment avec beaucoup plus de recul. Je suis en master PNL !

Agent d’animation 3, pôle 3

L’accueil devient une pratique combative basée sur la surenchère de savoirs et savoir-faire où l’accueilli peut apparaître comme absent ou au second plan de l’intervention, dans les discours produits.

La dimension affective

Elle peut être exacerbée à travers la lecture de leur ressenti de l’acte d’accueillir. Les agents du centre d’hébergement comparent leur travail à leur espace familial, une seconde maison dans laquelle ils vivent ensemble au quotidien. Le travail est un espace fort de socialisation pour cette équipe issue majoritairement du secteur professionnel sportif. Ces agents donnent l’impression d’être ensemble, comme dans une équipe sportive. Un agent d’animation confie apprendre quelques rudiments langagiers notamment pour accueillir les personnes des pays de l’Est ou d’Afrique (le souahéli), pour faciliter la relation. Deux autres agents mentionnent leur contentement d’avoir reçu une volaille cuisinée apporté par un demandeur d’asile en remerciement de leur accompagnement.

Ces épisodes relatant leur quotidien semblent se heurter parfois à leur vécu avec la hiérarchie et être ressentis peut-être comme une injonction ou incompris quand ces professionnels de l’accueil tendent à interroger leur professionnalité : par exemple devoir instaurer des relations professionnelles plus distanciées avec le public accueilli.

J’ai l’impression qu’il voudrait qu’on bosse tous pareil, à un moment donné on peut pas tous bosser pareil ! On a des personnalités différentes, on a une façon d’interpréter différente.

Agent d’animation pôle 3

Ces mêmes attitudes et ressentis sont observés auprès des secrétaires administratives chargées d’accueillir physiquement le public ou d’assurer un accueil téléphonique. Un agent compare son activité actuelle avec son expérience antérieure dans le secteur médical en établissement d’accueil pour personnes âgées. Il a été reclassé sur le pôle 2 pour raisons médicales :

On accueillait, on recevait des personnes qui étaient orientées par x ou y personnes, qui venaient pour : « ben, voilà, moi j’ai un problème » qui nous l’expliquait et « maintenant qu’est-ce que je peux faire ! Où c’est que vous pouvez m’orienter ? Qu’est-ce que vous pouvez faire pour moi ? » « À votre avis, qu’est ce qui est le mieux de faire ? » Tout ça… Donc on est, au travers de l’accueil j’étais plus dans du diagnostic, où on repérait les difficultés et on essayait d’orienter les personnes là où, là où ils pouvaient régler leurs problèmes. Et pareil pour l’accueil téléphonique, c’était, ça revenait à la même chose […]

Agent d’accueil 2 pôle 2

Une relation de qualité serait d’abord celle qui se caractérise par une proximité affective avec ses collègues, puis avec les personnes accueillies. Un agent d’animation explique :

Je me rends compte que l’expérience est là, […] ce qui est important c’est de se sentir bien en expliquant aux nouveaux […] l’expérience qu’on a eue au fil des années […] et de transmettre aussi.

Agent d’accueil 3, pôle 1

Or sa situation au sein du service est souvent remise en question par sa hiérarchie qui lui reproche de sortir de son cadre d’intervention. La relation d’accompagnement empathique requise en situation d’accueil se heurte aux affects verbalisés ou non par beaucoup d’agents d’animation et d’accueil de catégorie C. Ces propos peuvent aussi renvoyer à une demande de reconnaissance :

Donc après non, je pense pas avoir le, le… Même sans être diplômé, ce n’est pas une nécessité. Après personne n’est… Après c’est vrai, je pense on ferait de bons éducs, je pense oui ! On nous l’a déjà dit, alors ouais, pourquoi pas ! Après, j’ai rien contre hein !

Institutionnalisation de la mission d’accueil : une coopération empêchée

L’organisation statutaire : une non-reconnaissance salariale

Le contexte statutaire des professionnels de ce CCAS est précaire, toutes catégories confondues. Les agents administratifs les plus diplômés sont embauchés avec des contrats précaires, de droit privé. La majorité des travailleurs sociaux de cet établissement ne sont pas titulaires. Certains ont échoué au concours, d’autres sont en période d’essai après l’avoir obtenu. Les agents d’animation ne sont majoritairement pas titulaires et occupent un statut « d’entre-deux. » Agents d’animation la nuit pendant l’hiver, les titulaires du poste sont déployés auprès des services techniques comme « hommes à tout faire » l’été (surveillant à la piscine municipale…) Le cumul de ces précarités les amène à avoir pour certains un salaire approchant le montant des aides assistancielles qui peut être alloué aux personnes accueillies au quotidien. La précarisation salariale des professionnels fait émerger un sentiment d’insécurité professionnelle, de la souffrance sociale et psychique.

Objectivement on est sur un profil de cat. B, sur les responsabilités humaines, sur le contact humain, etc. Voilà on est normalement catégorie B, mais cette fameuse création de nouveaux profils, on ne peut même pas prétendre à l’avancement.

Agent d’animation 1 pôle 3

Paradoxalement, les agents d’accueil en CCAS sont souvent qualifiés de métiers « supports » ou « transversaux », car mobilisant des « compétences […] qui ne sont pas propres aux secteurs social et médicosocial » (Lainé, 2011, p. 47). Les travailleurs sociaux sont reconnus sur une nomenclature de diplôme d’État, l’accueil y étant plus ou moins réduit à une fonction support à la mission plus globale de l’accompagnement des personnes et renvoyant à la spécificité du coeur de métier. En ce sens, la mission d’accueil ne serait pas une spécificité sociale, ce qui n’en minimise pas la complexité. Elle est partagée entre des métiers de l’accompagnement garants de la continuité du suivi, en référence à celui de travailleur social et questionne l’offre de formation et une architecture des diplômes très hiérarchisée et ne facilitant pas les passerelles.

Donc je suis contractuelle, et mes contrats sont renouvelés tous les 6 mois… C’est vrai que c’est un peu perturbant pour moi… Euh, parce que je me dis toujours euh… Voilà, est-ce-que mon contrat va être renouvelé, et même si j’ai un mari qui me rassure et qui me dit : « mais t’en fais pas ! » rires « il arrivera ce qu’il arrivera ! », mais n’empêche que voilà ! J’entends son discours, ça me rassure, mais pas complètement quand même…

Travailleur social 3, pôle 1

Les agents de catégorie C insistent sur la dangerosité ressentie dans l’acte d’accueil. Toutefois, les éléments recueillis ne permettent pas d’identifier la violence de l’acte d’accueil décrit. Plus la gradation de la dangerosité est formulée, plus elle justifierait la convocation de savoir-être et savoir-faire particuliers. On part vraiment de zéro à chaque fois, il y a une adaptation à mettre en place, un travail à mettre en place par rapport aux personnes qu’on accueille, le déroulement par rapport au public accueilli est pas forcément le même d’une année sur l’autre, la gestion l’est aussi, le positionnement est différent.

Agent d’animation 2, pôle 3

L’idéologie : mal-être au travail et protection de sa professionnalité

La permanence des contradictions mises en oeuvre à travers la lecture des actes routiniers des professionnels caractérise l’accueil du public. Les salariés éprouvent des difficultés à définir leur mission d’accueil et la relient plus aisément à leur vécu sur leur poste de travail et à leur façon d’appréhender leur avenir professionnel. La place du public et la façon dont ils appréhendent les personnes qu’ils reçoivent les confrontent parfois à leur propre situation. Ces perceptions paraissent parfois reposer sur des clichés : « personnes profiteuses du système », « augmentation des demandeurs d’aides », corrélation entre demandes d’aide et origines culturelles… Elles sont plus fortement discutées par les agents administratifs.

Effectivement quand on est dans l’aide financière et que c’est un dû et que nous on demande beaucoup de justificatifs… On a l’impression d’avoir les mauvais côtés, des pauvres, je sais pas comment expliquer ça, c’est euh… Après je me dis c’est le euh… Jeu ! Ils ont le droit, ils ont le choix, d’essayer de magouiller, d’essayer de, voilà pourquoi pas, mais quand on voit que ça toute la journée… Au bout d’un moment c’est… Fouuuuuuu ! Voilàà… ça perturbe quoi ! On se dit, mais « où sont les bons pauvres ! » Si on peut appeler ça, comme ça… C’est pas très beau, mais…

Agent d’accueil 1 pôle 1

L’accueil du public peut accentuer le sentiment de peur au-delà du temps d’accueil. Certains agents et travailleurs sociaux partagent l’appréhension de croiser du public qu’ils reconnaissent dans la rue ou les transports en commun. Certains confient baisser la tête ou changer de trottoir, « je me balade jamais avec mes enfants en ville », explique un agent d’animation.

Dans ce contexte, certains groupes professionnels au CCAS paraissent souder en opposition à certaines thèses sur l’émiettement des collectifs de travail. Ce sont les catégories les moins qualifiées statutairement. La dimension clanique est visuellement très présente au sein de l’équipe d’animation de nuit : gestes amicaux, données personnelles retranscrites dans certains entretiens illustrant des relations extra professionnelles (temps festifs, partage d’activités sportives…). Certains agents administratifs insistent aussi sur la dimension solidaire intra professionnelle.

Au niveau de notre équipe, Dieu merci au niveau des agents d’accueil, on est une équipe très soudée c’est ce qui nous fait des fois la force, c’est ce qui est important parce que dès qu’un collègue est en difficulté on essaie plus ou moins d’intervenir avec nos moyens.

Agent administratif 1, pôle1

À l’inverse, le groupe des travailleurs sociaux montre des tiraillements, en son sein, par des signes de désunion et une relation tendue envers la hiérarchie. En quoi sont-ils catalyseur des tensions statutaires émergentes ? Les chefs de service reconnaissent aisément les difficultés de recrutement et de stabilisation des effectifs au sein des équipes.

Qu’on a une hiérarchie, que la hiérarchie le pense, le sait et ne prend pas ses responsabilités. Donc à un moment donné, l’autre partie de l’équipe est un peu usée de constater les incompétences de la dernière [en référence un collègue qui vient d’être recruté]. Donc du coup ça crée une forme de rejet sur les échanges professionnels.

Travailleur social 1, pôle 1

Au niveau inter catégoriel, les relations interprofessionnelles semblent plus complexes à définir. Un exemple significatif est l’impossibilité d’organiser la restitution collective du pôle administratif et social. Elle n’a pu être réalisée sous prétexte de raisons calendaires obligeant l’organisation de deux temps de restitution distincts (Rougerie, 2015b). Elle donne à voir des éléments de compréhension des tensions de travail entre les deux corps de métiers (catégorie C et catégorie B) correspondant respectivement aux agents administratifs du premier accueil (front office) et aux travailleurs sociaux exerçant prioritairement une mission d’accueil et d’accompagnement spécialisé dit de back-office.

Au niveau interprofessionnel, des échanges de pratiques entre agents de catégorie C ont été proposés en interne et animés par les agents d’animation de l’accueil de nuit. Ces derniers se seraient posés comme des experts de la relation en prenant appui sur leur expertise de l’accueil spécifique de nuit. Leurs intérêts personnels semblent prévaloir sur celui des usagers. Le rapport dominant/dominé au sein d’une même catégorie professionnelle revêt alors la forme d’un combat d’experts. Doit-on y voir une tentative de manipulation idéologique interprofessionnelle, une tentative de reconnaissance et de recherche de légitimité ? Si l’échange inter service n’a pu avoir lieu, lors de la restitution collective intra service, chacun semble rester sur son quant-à-soi et son savoir-faire, que l’on pourrait qualifier « d’autocentré. »

La fonction affective de l’accueil : un sale boulot, vecteur promotionnel

L’accueil apparaît comme du sale boulot en référence au concept de la sociologie des professions de « dirty work. » Il caractérise des tâches de travail que l’on juge dégradantes voire humiliantes et s’exposant au regard méprisant des autres. Les travaux d’Arborio (1995) montrent comment par exemple le métier d’aide-soignante s’est construit par délégation de ce « sale boulot » des infirmières permettant pour une part la revalorisation de certaines activités délaissées. Au CCAS, l’énergie mise dans la traduction professionnelle de l’accueil comme un travail difficile et dangereux tend à transformer l’accueil en un moyen de reconnaissance personnelle et professionnelle. Les statuts précaires des travailleurs sociaux les amènent à tenir cette même position avec peut-être le risque de réduire à terme l’accueil à une activité dépourvue de sens social.

Ma vision du social, comment je, j’ai envie d’aider les gens, pourquoi je suis là en fait. Je suis pas là, moi pour voir un dossier et de statuer un montant juste par rapport à un dossier, alors quand ils sont très bien faits, c’est génial ! Mais quand ils manquent des éléments, ben dès fois on se dit : « Ben, est-ce qu’on évalue bien ! Est ce qu’on donne trop ? Est ce qu’on donne pas assez ? » Les gens on les connaît pas ! On sait pas leur, voilà… C’est vraiment très difficile, de, de, donner pour euh… Je sais pas… Moi, pour ce que j’aime et ce qui m’épanouit c’est l’accompagnement physique, c’est l’accompagnement que j’ai avec les gens, que je vois… Voilà, c’est pas des gens que, que je vois juste parce qu’ils ont déposé une demande financière et qui vont râler parce qu’ils ont pas eu assez, et que le voisin il a eu plus ! Et que si je m’appelais Mohamed j’aurai eu plus… Voilà, tout ce côté-là je fais, ça devient épuisant d’entendre toujours ces mêmes arguments, ces mêmes voilà !

Travailleur social 1, pôle 1

Beaucoup des professionnels rencontrés, toutes catégories confondues sur ce CCAS, partageraient le sentiment « d’être de passage », en transit. Un agent d’accueil du pôle administratif et social le verbalise : « C’est comme ce boulot d’accueil, je le, je me vois pas faire ça pendant 10 ans ».

Ce résultat est à moduler, car il n’induit pas nécessairement une remise en question de la qualité de la relation d’accueil. L’accueil dévoile des façons d’être impliqué au travail dans ce CCAS. Les coeurs de métiers du travail social représentés ici par les travailleurs sociaux de formation initiale (assistant social, conseiller en économie sociale et familiale ou éducateur spécialisé) montrent de la souffrance sociale et psychique (mal de dos, arrêt de travail, recherche active de poste sur l’extérieur). Le pacte corporatiste symbolique de ce milieu professionnel est à nuancer.

Repenser les coopérations ?

L’accueil en CCAS conduit à une logique coopérative stratégique entre les acteurs en présence. La mission de service public confortée par les fiches de postes suppose un partage dans l’élaboration de l’orientation et le suivi social des personnes accueillies. Elle passe par la construction d’un cadre rassurant. À la lecture et l’analyse des fiches de missions, des compétences transversales sont attendues en termes de savoir-être et de savoir-faire (toutes catégories d’agents confondues). Les agents administratifs et d’animation doivent être en capacité d’orienter les personnes vers un suivi social spécifique. Les travailleurs sociaux doivent aussi les réorienter si nécessaire.

Pour éviter un chevauchement des missions, l’accueil présupposerait une action pensée un minimum ensemble pour favoriser l’expression et mettre en confiance la personne accueillie. Si l’accueil est considéré comme une action de coopération reposant sur un engagement réciproque dans un contexte donné, il demande à chaque protagoniste professionnel intra et inter institution, d’acquérir une perception globale de l’intervention, à partir d’une situation donnée. Cette organisation franco-française interroge le dispositif de formation du travail social : la diversité des métiers, des diplômes associés, et la difficulté à sortir de son champ spécifique d’activité, sans l’obtention de nouvelles certifications.

Par ailleurs, la vulnérabilité des agents rencontre celle des personnes accueillies. L’accueil prend alors une dimension « d’entre-deux », un accueil pour les professionnels, un sas d’orientation voire une étape d’accueil au service de leurs intérêts. Il induit un rapport de force et une accentuation de la relation dominant/dominé. La relation conflictuelle entre les différents agents masque la nature de la coopération accueillant/accueilli. La mise à l’épreuve la professionnalité des agents prend la forme d’une distanciation de la personne accueillie. Nous faisons le lien avec les travaux de Ravon et coll. (2007, février – 2008, mai). L’accueil se cristalliserait sur les termes de souffrance, fatigue, épuisement, stress professionnel. Le moment de rupture survient quand l’accueillant n’est plus en capacité de convoquer son expérience professionnelle. Qualifications et savoirs requis pour l’exercice paraissent perdre de leur sens voire s’opposer au cadre institué de la mission d’accueil, dans ce contexte.

Conclusion

Nous avons tenté de mettre en exergue des manières de vivre et d’exercer l’accueil en collectivité territoriale, à travers le prisme spécifique du statut particulier de la fonction publique. Les professionnels rencontrés dévoilent des façons d’être impliqués à travers une lecture dialectique du mouvement institutionnel dans lequel leurs actes s’inscrivent. Les rapports de force dévoilés entre la fonction publique territoriale et les agents du travail social, entre les agents eux-mêmes et dans l’entrée en relation avec le public produisent l’effet d’un accueil de « combattants » de la relation, sous prétexte d’une mission d’accueil anxiogène dans un contexte de violence ressenti, plus que réel. Cela ne signifie pas qu’accueillir n’expose pas la professionnalité des agents au risque d’être ressentie comme anxiogène soumise à un épuisement professionnel, ni un désaveu de la personne accueillie ni à une surexposition d’incivilités dans le face à face relationnel. Mais, dire son anxiété en position d’accueillant serait le moyen d’exprimer une demande implicite de reconnaissance et de légitimité de la fonction d’accueillant au détriment du sens et de la mission principale d’accueil.

L’accueil et la manière dont ces professionnels de la relation la ressentent montreraient l’importance de qualifier ou requalifier cette mission, au-delà du déclaratif anxiogène exprimé par les acteurs. Ce résultat interroge la formation voire l’intervention in situ alliant action, formation et recherche, en associant les différents protagonistes concernés (accueillant/accueilli et chercheur). On observe des compétences transmissibles des agents entre eux. Mais comment ces savoirs expérientiels sont-ils pris en compte et accompagnés par les hiérarchies directes ? Au-delà de la question de la souffrance au travail, la manière dont les professionnels sont impliqués à travers la mise en oeuvre des politiques publiques cliverait davantage les rapports entre les professionnels, risquant de créer une alliance pour la seule défense d’intérêts personnels. Depuis 2018, le contexte politique français réagit à la question de l’accueil, comme nous le mentionnions en introduction. La stratégie nationale de prévention et d’action contre la pauvreté révèle un besoin d’accueil décloisonné « réussir à développer un accueil accessible à tous reposant notamment sur la neutralité, la convivialité et la confidentialité », la nécessité d’« [i]nscrire le premier accueil social dans le développement social, c’est-à-dire éviter qu’il se limite à un guichet, un service de renseignement ou une gare de triage » et la volonté de « [r]éussir à développer une « culture commune » et une logique de travail en réseau de l’accueil entre les différentes institutions présentes sur un territoire » (Délégation interministérielle à la prévention et à la lutte contre la pauvreté, 2018, p. 25). Repenser l’accueil en travail social, consisterait alors à le réintroduire conceptuellement dans la relation d’accompagnement au sein des formations de différents métiers dits de la relation. Les réformes en cours dans le champ de la formation et la volonté de l’État d’accompagner encore davantage ses travailleurs sociaux dans l’« aller vers » participent-elles d’une meilleure lisibilité des missions des uns et des autres ? L’accueil est-il partageable ? Une mission spécifique ou à déléguer ? L’accueil suggère voire révèle la nécessité d’un travail en soi sur les enjeux de cette coopération entre les métiers de l’action sociale et les différents grades et degrés hiérarchiques, rendus encore plus complexes à la lecture des grilles statutaires de la fonction publique. Dans cette perspective, les démarches de recherche-intervention prennent tout leur sens. Les implications professionnelles émergentes se font et se défont autour d’un objet central commun parfois voilé : celui de faire accueil ensemble avec les personnes concernées, dans une perspective citoyenne, plus égalitaire et apaisée.