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Introduction : L’assistance sociale au Brésil

Dans le domaine du travail social, la promotion de la citoyenneté dans un pays qui exclut une grande partie de sa population ne peut être régie par la logique néolibérale centrée sur le mode contemporain d’individualisation. Les rapports de pouvoir qui se matérialisent dans les pratiques, les techniques et leurs effets doivent échapper à une naturalisation de la misère et des soins. À cette fin, nous examinons la notion même de vulnérabilité sociale en révélant ses contradictions et son rapport avec la production d’inégalités sociales.

Le Brésil est un pays marqué historiquement par l’inégalité sociale. Traditionnellement, l’église assistait les misérables par la philanthropie. Cette pratique a persisté jusqu’à ce que l’Assistance Sociale soit considérée comme une politique publique soutenue par la nouvelle constitution de 1988, qui régit le pays encore aujourd’hui. Fruit d’une grande mobilisation sociale, la Constitution fédérale de 1988 a rendu la sécurité sociale plus égalitaire et universelle, destinée à toute la population (Brasil, 1988). Elle reconnait le droit aux structures démocratiques et à la protection sociale pour toute la population, y compris les personnes ne disposant pas d’une assurance privée. Un standard de protection plus égalitaire et universaliste s’est ainsi répandu, modifiant la conception de l’assistance sociale alors en vigueur au Brésil. Celle-ci était caractérisée par le clientélisme individuel en l’absence de dimension universaliste et de transparence dans les actions, mais aussi par le manque de participation de la société civile.

Ce document modifie la conception de l’assistance en vigueur qui, jusqu’alors, était basée sur le clientélisme particulariste, étant donné l’absence de paramètres universalistes, le manque de transparence des actions et de participation de la société civile. Cette conception classique de l’assistance sociale a occasionné des dommages dans la société brésilienne, puisqu’elle s’est révélée inefficace dans la lutte contre l’exclusion sociale et pour la garantie des droits minimaux des citoyens. À partir de la Loi Organique d’Assistance Sociale LOAS et de la IVe Conférence Nationale d’Assistance Sociale, le Système Unique d’Assistance Sociale (SUAS) a été implanté en 2005 au Brésil. Le SUAS est le système qui gère la Politique Nationale d’Assistance Sociale (PNAS) mise en oeuvre en 2004, après la conférence susmentionnée. Il vise à garantir à tous ceux qui en ont besoin, sans contribution préalable, la protection sociale selon trois axes : les personnes, leurs situations de vie et la famille, dans le but de garantir les droits et de promouvoir la citoyenneté auprès de segments exclus de la société. Le SUAS établit deux formes de protection sociale, la Protection Sociale Basique (PSB), qui soutient des actions pour prévenir des situations de risque social, et la Protection Sociale Spéciale (PSE), qui soutient des actions d’accueil socioassistanciel destinées à des individus et des familles en situation de violation de droits, comme les désigne le Ministère du Développement social et de la Lutte contre la Faim (Brasil, 2004).

Le concept de vulnérabilité dans la politique d’assistance sociale

À la base du SUAS se trouve le renforcement des capacités des individus et des familles à faire face à la vulnérabilité, visant à les protéger des situations à risque (Brasil, 2004). Ainsi, le concept de « vulnérabilité sociale » est structurant de cette politique, très présent dans ses documents et dans son quotidien de travail, même s’il n’est pas toujours clairement défini dans ses normes et ses directives techniques. La vulnérabilité sociale est un concept complexe et qui englobe de multiples volets, comprenant plusieurs dimensions, d’ordre économique, environnemental, de santé, de droits, entre autres, individuels et sociaux, qui nous permettent d’identifier des situations de vulnérabilité des individus, des familles ou des communautés (Monteiro, 2012).

Selon Bronzo (2009), la vulnérabilité est généralement associée à la pauvreté, mais ne se réduit pas à cela, et consiste, en effet, en un ensemble de vulnérabilités diverses : parmi elles, les faibles revenus, l’absence ou la précarité du travail, l’accès incertain à des services basiques de la vie. Ces situations peuvent également concerner le cycle vital quand la vulnérabilité concerne des enfants et des adolescents, des personnes âgées et des handicapés. Ainsi, ce concept s’intéresse aux conditions « défavorables » et renvoie à des dimensions objectives de l’exclusion sociale. Ces conditions amplifient les probabilités qui découlent d’autres événements, d’autres précarités. Plus une famille est vulnérable, plus elle est susceptible de s’exposer à des risques, à des situations qui peuvent atteindre le bien-être et la santé des individus, des familles, des groupes et des communautés. Être en situation de vulnérabilité sociale revient à développer, potentiellement, des réponses altérées ou diminuées face aux situations de risque ou de contraintes naturelles de la vie.

En étudiant le concept dans le domaine de l’assistance sociale, Dimenstein et Cirilo Neto (2020) affirment que la vulnérabilité est associée à des groupes privés de ressources matérielles et symboliques et également utilisée à des fins de marginalisation, d’exclusion et d’insécurité sociale. Les auteurs soulignent une tendance au réductionnisme, à la naturalisation et à l’individualisation des processus de vulnérabilité des populations. Silva et Bomfim (2018) soulignent que la notion de vulnérabilité et de risque social dans la politique d’aide sociale est utilisée comme une garantie des droits fondamentaux.

Dans ce contexte, nous proposons une réflexion théorique sur la vulnérabilité et les risques, une problématisation des effets de ces définitions dans le quotidien des services : il s’agit d’effets qui traversent les interventions réalisées dans des situations qui produisent des remises en question et des tensions dans l’équipe appelée à intervenir dans des cas de vulnérabilité sociale comportant des risques personnels et sociaux. Ces effets peuvent rendre les familles vulnérables et leur méconnaissance diminuer leurs capacités, ainsi que le rôle d’acteur et l’autonomie des familles. Nous croyons que, au-delà de la vulnérabilité, la subjectivité, non seulement des usagers, mais également des professionnels, de psychologues et d’assistants sociaux, a des implications dans les relations qui se construisent et qui soutiennent les pratiques dans l’assistance sociale. En essayant d’agir dans ce cadre, nous avons relevé certains risques présents dans le rapport de l’équipe avec les usagers qui rendent plus difficile le développement de leur pouvoir d’agir.

À propos de la vulnérabilité et des risques sociaux

À notre avis, le SUAS est mis en oeuvre dans la transversalisation des dimensions macropolitique et micropolitique, des formes et des forces qui nous constituent en tant que professionnels insérés dans ce contexte, et passent au travers de nos actions dans l’assistance sociale. C’est dans cette transversalisation que la mise en oeuvre de l’action du SUAS s’effectue par des interventions auprès des usagers, dans le rapport entre les professionnels qui forment les équipes et dans ceux qu’entretiennent ces équipes avec les autres secteurs, au regard du côté bureaucratique et du travail lui-même.

Transversaliser le quotidien de l’assistance sociale revient à l’englober, à travers son immanence signalée par Deleuze et Guattari (1980), ses durcissements et cristallisations, de la dimension molaire, ses mouvements qui peuvent produire des actions puissantes et inventives, le moléculaire, mettant en avant l’atteinte de ses effets : « Toujours immanence des strates et du plan de consistance, ou coexistence des deux états de la machine abstraite comme de deux états différents d’intensité » (Deleuze et Guattari, 1980, p. 74). Cette notion soutient notre cadre d’analyse, parce qu’elle permet de prêter attention au processus de reproduction et de création dans notre réflexion, en fonction de l’aménagement des formes et des forces dans l’assistance sociale, tout en examinant dans quelles circonstances et avec quelles coupures et connexions elles ont lieu.

Les auteurs ont une pensée qui s’appuie sur l’extériorité privilégiant les forces qui traversent la réalité et remettent en cause notre mode de pensée hégémonique, axé sur des schémas explicatifs transcendants et généralisants. Ils proposent ainsi des lectures circonstancielles et singulières du fonctionnement d’une certaine réalité qui se produit à travers des connexions et des productions, en se concentrant sur les relations qui s’y établissent et sur leurs effets. Dans leurs lectures, la reproduction se fait au niveau molaire et l’invention au niveau moléculaire. Le molaire « c’est la constitution d’un monde d’objets et de sujets stratifiés, identifiés, hiérarchisés » (Guattari, 1979, p. 48) tandis que le moléculaire est « la plus ou moins grande malléabilité des agencements à se plier aux divers pouvoirs d’assujettissement » (Guattari, 1979, p. 49). Cette pensée a lieu par immanence, par la coexistence de la reproduction et de l’invention, et la distinction molaire/moléculaire renvoie à différents fonctionnements.

Le fonctionnement segmentaire et stratifié cherche à homogénéiser et à reproduire ; il fonctionne par hiérarchisation et classification à travers des durcissements de la réalité. Dans ce processus, les durcissements opèrent à travers ce qui est établi et insistent à surcodifier la vie dans les formes, dans les modèles institués. Ce plan, indispensable, mais pas suffisant, nous lie à des institutions à portée représentationnelle, à des lois, des plans, des règles et des prescriptions, il organise et standardise le travail au SUAS. Ainsi, au quotidien, l’assistance sociale a une organisation et des lieux pour chacun des professionnels et des usagers, en fonction des normes et des protocoles.

D’un autre côté, la réalité a également un fonctionnement fluide, connectif, mutant et créatif, et correspond à la possibilité d’agir, de construire de nouvelles façons de vivre et de travailler. Les mouvements instituants ont lieu dans un cadre qui échappe à la surcodification des durcissements, dans la dimension micropolitique, capable de créer de nouvelles formes dans les connexions avec des forces inédites. La reproduction et l’invention des formes et des forces qui se retrouvent ensemble coexistent dans la pratique de la protection sociale d’une manière immanente, complexe.

Il s’agit donc de deux pôles d’un continuum où il est question de seuils de passages, l’agencement étant fondé sur un compromis entre une structure générative molaire et un machinisme transformationnel moléculaire.

Laberge, 2018, p. 33

Ainsi, le SUAS s’est constitué entre ce qui est produit dans son territoire à travers des dispositifs d’homogénéisation basés sur des normes opérationnelles, des programmes, des inscriptions, et ce qui est agencé dans ce territoire et qui crée des déplacements, singularisant les rapports et déplaçant les conditions instituées. Le fonctionnement macropolitique, molaire et institué, important et nécessaire, est soutenu par les équipements du SUAS et par ses documents, et établit des routines de travail, des différences entre les professions, les rythmes et les tâches : autant de manières d’agir qui fournissent un contour aux pratiques. La dimension micropolitique, moléculaire, examinée dans ce texte, est constituée par la manière dont les professionnels sont tensionnés entre leurs propres vulnérabilités et des connexions d’expansion de la vie dans leurs différentes actions.

Les professionnels qui travaillent dans l’assistance sociale et moi-même, chercheuse oeuvrant à leurs côtés, proposons alors une réflexion sur les relations entre les professionnels, le concept de vulnérabilité et les familles, dans le quotidien des services, pour essayer de mettre en évidence les risques auxquels, étant insérés dans l’assistance sociale et travaillant avec des vulnérabilités, nous sommes exposés dans les « rencontres » qui se font entre documents, équipes et familles, indiquant, dans ce parcours, davantage d’incertitude que de réponses. On ne peut pas nier l’importance des éléments à portée macropolitique qui traversent le travail des équipes dans l’assistance sociale. Les victoires assurées par l’officialisation des PNAS et des SUAS ont débouché sur le dépassement d’un travail assistantialiste institué historiquement pour assurer les droits sociaux et leur promotion, même si leur existence est encore très récente et que certaines indéterminations demeurent. Dans ce sens, le fait de problématiser ces risques peut contribuer à ce que, dans la dimension micropolitique, la puissance s’exerce entre équipe et usagers.

Les risques relevés dans ce texte composent un parcours critique ; ils émergent dans nos recherches et en disent long sur notre implication (Romagnoli, 2015). En tant que chercheuse, je produis des connaissances sur les politiques publiques au Brésil, et plus récemment sur la politique d’assistance sociale qui tente de garantir les droits sociaux à l’ensemble de la population. Dans mes recherches, je travaille avec des équipes et des usagers, à travers des méthodologies participatives, produisant des interférences dans les services, cherchant à connaître et à transformer l’objet d’étude. La méthodologie utilisée dans mes recherches est la recherche-intervention, qui correspond à la recherche socio-clinique développée en France. « Toutes deux ont pour objectif d’associer recherche et intervention en produisant des déplacements sur le terrain de recherche, ceci en réalisant des analyses conjointement avec la population étudiée ». (Romagnoli, 2017, p. 58). Le champ d’investigation est l’espace concret de l’intervention, visant à générer une production collective de connaissances. Mes terrains sont dans les domaines des politiques publiques, à Belo Horizonte, la capitale de l’État de Minas Gerais dans la région Sud-Est, la plus riche du Brésil. Même si le Brésil est un vaste pays et que les conditions de vie diffèrent d’une région à l’autre du pays, il y a des résonnances dans la population vulnérable. Dans un pays marqué par l’inégalité sociale, l’exclusion sociale, la pauvreté, la faim, la violence et, enfin, la précarité, les rapports de pouvoir traversent la politique d’assistance sociale. Dans ce contexte, je suis attentive à mon travail auprès de sujets traditionnellement classés parmi les populations vulnérables, car la position privilégiée de classe, de race, d’ethnie, de sexe, etc., invite facilement les hiérarchisations et renforcent les différences, dépouillant ceux qui entrent déjà dans cette relation en raison de leur défavorisation.

Rapports de pouvoir et risques

Penser les rapports de pouvoir et les effets de notre savoir en tant que spécialiste évoque plusieurs types de risques : risque de la psychologisation, risque de la disqualification, risque de la surcharge des femmes et risque de la résonnance des vulnérabilités. Il faut souligner que ces risques n’ont aucun rapport avec les difficultés et les incapacités individuelles de chaque technicien, ou d’une équipe donnée, mais ils émergent dans les rapports institutionnels, dans les pratiques quotidiennes, dans les rencontres des équipes avec les familles, et entraînent des situations qui débouchent sur des effets non souhaités et, en général, impensés.

Le premier de ces risques serait le risque de la psychologisation, qui est en rapport direct avec la responsabilisation de la famille. En examinant la présence de la famille dans la trajectoire du système de protection sociale brésilien, en tant que sujet de droits et/ou en tant qu’agent de protection sociale, Teixeira (2010) dévoile des tensions dans cette association, étant donné que, après la Constitution fédérale de 1988, reste la contradiction basique entre la protection de la famille et/ou le fait de la traiter comme une source de protection sociale de ses membres. D’un côté, la famille est considérée comme étant la base de la société, et doit, de ce fait, être protégée par l’État, ciblé par des politiques publiques, titulaire de droits, donc, sujet de droits. D’un autre côté, elle est également soumise à des obligations, en étant responsable, au même titre que la société et l’État, de la protection de l’enfance, de l’adolescence et du troisième âge. De sorte que, selon l’auteur, la famille reste surchargée dans ce processus, et finit par assumer les tâches de l’État. Dans ce processus, on observe également des mouvements d’individualisation qui émergent au moyen de la compétence technique, de l’efficacité et de la motivation comme étant les bases de la politique sociale. Il en découle que très souvent la famille est tenue comme responsable, de manière privée, d’une bonne partie des problèmes sociaux et politiques du pays. Cette lecture porte sur la notion de sujet décontextualisé, universel et homogène, encore dominante en psychologie, faisant fi des conditions d’inégalités sociales, opérant un mouvement de psychologisation, de responsabilité privée et individuelle, et niant la complexité de ces groupes (Silva et Carvalhaes, 2016).

Au-delà de cette tendance à l’individualisation, Afonso et al. (2012) soulignent que l’absence d’un réseau intégré et articulé de services augmente les risques de psychologisation de la question sociale en ce qui concerne le suivi des familles, lorsque cela favorise une attention excessive sur ce que les familles pourraient changer dans leur dynamique intérieure. En ce sens, les formes, les modèles institués présents dans les difficultés de chaque secteur empêchent les forces instituantes d’apparaître et de gagner en cohérence. Ce processus crée des assujettissements dans la dimension micropolitique. Pour faire face à la psychologisation de la question sociale, il faut, selon Afonso et al. (2012), faire un rapprochement entre la citoyenneté et la subjectivité, un questionnement important, traversé par des problèmes sociaux et politiques.

Un autre risque qui doit être pris en compte est celui de la disqualification des familles avec lesquelles nous travaillons, risque maintenu par la permanence de la promotion d’un certain modèle familial et par l’ignorance des modes de fonctionnement des arrangements familiaux des couches moins favorisées. La disqualification est le résultat d’un jugement qui se fait en référence au modèle familial dominant de la société, la famille nucléaire, et qui infériorise toujours les autres arrangements de ce groupe (Romagnoli, 2015). Dans ce sens, nous soulignons l’importance, pour le professionnel, de ne pas utiliser ce qu’il sait ou ne sait pas pour inférioriser les usagers des équipements et des services de l’assistance sociale. En étudiant l’ascension du savoir dans la modernité, Michel Foucault affirme que l’individu moderne, moulé par les disciplines, se constitue comme un sujet de savoir et comme résultat des rapports de pouvoir. Pour Foucault (1996), le pouvoir est un exercice et se constitue dans les relations par des processus qui concernent la subjectivité, non seulement en réprimant, mais surtout en produisant des réalités étayées par des savoirs scientifiques. Ce pouvoir, également appelé bio-pouvoir, est un pouvoir sur la vie, dirigé vers la production de formes de subjectivation, de modes d’existence assujettis qui sont, très souvent, passifs et pleins de culpabilité. Sur la base de la proposition de cet auteur, nous pouvons jeter un regard critique sur les formes d’assujettissement des professionnels et des usagers du SUAS, en nous demandant dans quelles circonstances et sous quels exercices de pouvoir sont construites ces relations. Dans ce contexte, jusqu’à quel point, en tant que spécialistes détenteurs d’un savoir qui certainement implique pouvoir, ne sommes-nous pas en train de produire des régressions conservatrices, au travers de notre travail auprès des familles en vulnérabilité sociale, qui augmentent encore les pressions sur les innombrables responsabilités qu’elles ont à leur charge ?

Dans cette perspective, le travail dans l’assistance sociale s’expose à la probabilité d’agir au bénéfice de l’adaptation des usagers au modèle social en vigueur. Dans le cas des familles, nous nous rendons compte que ce modèle social est en rapport étroit avec la famille nucléaire qui circule encore comme référence, aussi bien dans la formation des professionnels que dans notre imaginaire social, comme nous l’avons observé lors d’une recherche préalable (Romagnoli, 2012). Teixeira (2010) indique également que « les mesures et les politiques concernant la famille reproduisaient, en général, les conceptions idéalisées de la famille-standard, normale, ainsi que les rôles classiques entre leurs membres, en discriminant les autres organisations familiales et en maintenant l’association famille irrégulière/pauvreté » (p.540).

Dans le sillage de la reproduction de ce qui existe déjà, de l’insistance sur les formes dominantes de l’institué, il y a en outre le risque de la surcharge des femmes, puisque le soin au quotidien du SUAS se trouve de plus en plus rattaché au féminin. Dans le rapport entre pouvoir et savoir, un autre point important relevé par Michel Foucault est l’idée de la naturalisation, ce processus édifié sur la construction et la défense de vérités immuables basées sur le savoir. Dire que quelque chose est naturel revient à insister sur des vérités qui ne sont habituellement jamais remises en question, qui naturalisent la réalité avec laquelle nous travaillons et sur laquelle nous intervenons, en occultant la production historique et sociale ainsi que les rapports de pouvoir inhérents à cette position (Foucault, 1996). La surcharge consiste à placer un excès de responsabilités sur les femmes, comme si elles étaient les seules responsables des fonctions familiales, comme si seules les femmes étaient capables de se soigner. En effet, « […] les soins sont traditionnellement déterminés socialement comme un rôle féminin, la mère est placée comme responsable des soins du foyer et des enfants » (Cleto, Covolan et Signorelli, 2019, p. 163).

Dans cette direction, nous remarquons que les pratiques dans l’assistance sociale, ainsi que dans d’autres politiques publiques ont à tout moment affaire à des représentations naturalisées de famille, homme et femme, père et mère. À l’instar de ce que nous avons vu par rapport au risque de la disqualification examinée ci-dessus, le modèle idéal de famille est toujours une référence pour l’action des psychologues et des assistants sociaux, même si les programmes de l’assistance sociale travaillent avec une conception plus ouverte de la famille, vue comme un foyer affectif, détenteur de liens non seulement de sang, mais également d’alliance ou d’affinités, des liens qui délèguent à leurs membres des obligations mutuelles disposées autour de relations de génération et de genre, comme le soulignent Meyer et al. (2012). Les auteurs dénoncent une certaine « naturalisation » de l’absence d’un homme-père dans les foyers familiaux les plus pauvres, et, surtout, sa « déresponsabilisation » pour la vie des enfants qui les intègrent, avec une superposition d’une partie significative des devoirs jusqu’alors définis comme étant « paternels » (surtout ceux rattachés aux moyens de subvenir aux besoins du foyer) à ceux étant déjà définis comme les « devoirs maternels ». Dans ce contexte, on apprend à ces femmes-mères, à plusieurs niveaux et constamment, à se rendre responsables de leurs enfants, ce qui démontre un exercice de contrôle, aussi bien de la maternité que de la paternité. Cette même lecture a été faite par Santos et al. (2017).

Nous pouvons alors nous demander jusqu’à quel point, sans nous en rendre compte, nous sommes en train d’entretenir des formes, de gérer et de conduire la vie de la population et dans quelle mesure cela ne serait pas en train d’augmenter la vulnérabilité sociale, par la surcharge les femmes. Cette vulnérabilité rencontre des échos dans certaines postures des équipes, qui très souvent ne se sentent pas sûres d’elles, sont démotivées et éprouvent du ressentiment dans le cadre de leur travail avec la famille et l’assistance sociale, ce qui nous mène à ce que j’appelle ici le risque de la résonnance des vulnérabilités. Selon Elkaim (1990), la résonance se produit lorsque le même élément est répété dans différents systèmes. Ainsi, les résonances sont des éléments redondants qui relient les univers les plus divergents. La résonnance n’est pas une donnée objective, mais naît des situations et des subjectivités. Dans ce risque, la vulnérabilité des usagers trouve un écho avec la vulnérabilité des professionnels dans leur travail, soutenue par les défis vécus dans la politique d’assistance sociale et la rencontre quotidienne avec l’inégalité sociale. Cette association fait circuler la marque de l’« incapacité » tant dans l’équipe que chez les usagers, et empêche les connexions inventives qui peuvent échapper à cette précarité. Dans ce contexte, il faut convoquer des forces pour que les familles et l’équipe se potentialisent et pour que la promotion sociale des familles et l’intervention de l’équipe fassent la différence. Pour ce faire, nous entendons qu’un des éléments nécessaires, quoiqu’insuffisant, est la compréhension de nos vulnérabilités en tant que professionnels.

Lors de nos recherches, nous remarquons la surcharge de travail vécue par les professionnels, ce qui rend les équipes vulnérables. Ce processus est, en soi, contradictoire, dans le contexte d’une politique publique qui prétend renforcer les potentialités des usagers et assurer leurs droits, sans, pour autant, offrir ces droits à leurs propres professionnels. S’intéressant au domaine de l’Assistance Sociale, Raichelis (2010) examine l’insertion professionnelle dans le SUAS et souligne cette précarisation des conditions de travail qui trouve son origine dans des processus d’aliénation, dans la restriction de l’autonomie technique et dans l’accroissement des tâches.

Le monde du travail contemporain, avec la mondialisation et les systèmes de production basés sur le développement technologique, apporte sans doute des changements dans les processus d’organisation et de gestion, et dans les rapports et liens de travail, ce qui atteint également les professionnels du SUAS, qui se trouvent généralement fragilisés, appauvris et dépourvus de droits et d’une organisation collective, puisqu’une bonne partie des équipes dans le domaine de l’assistance sociale est composée de professionnels sous-traités et intérimaires. Ainsi, des aspects tels que les formes précaires d’embauche entraînant l’insécurité de l’emploi, les bas salaires, le manque de perspectives de progrès et d’ascension dans la carrière, l’intensification du travail avec une exigence d’augmentation de la productivité et de résultats immédiats, l’absence de politiques de qualification et de formation professionnelle traversent le quotidien des équipes et exercent une influence sur les activités réalisées.

Nous avons observé dans nos études que ces aspects institutionnels et politiques de dimension macropolitique sont souvent vécus comme des questions individuelles par les professionnels, et transforment ces processus sociaux et politiques en processus « d’individualisation », au moyen de « l’intériorisation » de représentations « psychologisées » de la subjectivité déjà dénoncées préalablement avec le risque de psychologisation. Et, sans s’en rendre compte, les professionnels contribuent à entretenir cette dépolitisation, transformant les rapports qui émergent entre professionnels, le processus de travail, les familles et les scénarios sociopolitiques et institutionnels en plaintes personnelles et dépolitisées. Dans un domaine qui insère un nombre toujours grandissant de professionnels, il faut que nous nous dégagions de cette posture pour assurer des progrès et consolider le SUAS.

Conclusion

Nous avons vu certains des risques qui traversent les interventions menées auprès des familles définies comme étant en vulnérabilité sociale, et, dans ce panorama, nous pouvons affirmer que ces interventions s’effectuent dans de grandes tensions pour les professionnels travaillant dans la politique d’assistance sociale. Il s’agit de tensions qui, en général, entraînent des maladies, des angoisses, qui durcissent et précarisent la capacité de mouvement vers l’encouragement de l’autonomie, non seulement des usagers, mais également des professionnels travaillant auprès de cette population.

Ces tensions renvoient aux limites structurelles de la société brésilienne, mettant en évidence la nécessité d’une confrontation intersectorielle, à travers la formation d’un réseau de protection sociale avec la construction d’interfaces entre les secteurs, les institutions et les professionnels, afin de lutter contre les problèmes sociaux complexes des usagers, tout en appelant la construction d’intercessions, de modes collectifs d’intervention (Romagnoli, 2017). D’une certaine manière, le SUAS est encore un domaine nouveau, soutenu par une politique récente présentant de grands enjeux concernant les rapports entre équipes et les usagers. Même si le modèle est démocratique et fécond sur le papier, il revient aux professionnels qui le travaillent au quotidien de le rendre faisable ou non, et, de cette manière, nous soulignons l’importance de discuter des concepts sur lesquels sont basées leurs actions, mais aussi et surtout des effets de l’usage de ces concepts dans le quotidien de travail de ces professionnels, également vulnérables dans un domaine encore en construction.

Dans le cadre des risques que nous avons présentés, nous considérons que le principal est celui de la maltraitance de la vie sous les diverses formes à travers lesquelles elle se présente. Cette maltraitance peut prendre la forme de discours et d’actions couvrant des pratiques morales et débouchant sur des rapports de tutelle et d’assujettissements des personnes auprès desquelles nous intervenons et des groupes familiaux que nous suivons. Cependant, dans les rapports qui s’effectuent dans le quotidien des équipements de l’assistance, nous pouvons également prendre soin de la vie et de la différence. Ce soin est inséré dans l’intervention, dans la rencontre entre les formes instituées et les forces instituantes, avec l’objectif de potentialiser les équipes et les familles.