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Problématique

La notion de résistance, avec la dimension politique qui la définit — qu’on s’y intéresse pour le travail social ou pour d’autres réalités comme la situation des Canadiens francophones en situation minoritaire — voire la dimension civilisationnelle comme dans le cas de la résistance à l’oppression nazie avant et pendant la Deuxième Guerre mondiale, place le monde de la recherche, notamment en sciences sociales, face à ses ambiguïtés. La neutralité axiologique et la distinction entre le savant et le politique (Weber, [1919] 1959) sont souvent revendiquées comme un principe incontournable de la pratique des scientifiques qui travaillent sur des problèmes d’acteurs sociaux. Pourtant, les chercheures et chercheurs travaillent sur des questions qui présentent, pour eux, un intérêt qui, très souvent, n’est pas seulement scientifique. On trouve en effet des origines identitaires aux objets des scientifiques[1] et on peut remarquer régulièrement que ceux/celles-ci créent des liens sinon des alliances[2] avec des acteurs ou actrices concernés par leurs recherches.

La pratique scientifique sur des questions comme la performance attendue des travailleurs sociaux/travailleuses sociales par certaines organisations de travail depuis quelques années a fait l’objet de publications diverses qui construisent scientifiquement le problème (cf. par exemple Bellot, Bresson, Jetté, 2013 ; Lyet, Molina, 2019) et qui, pour certaines, assument une dimension dénonciatrice voire pamphlétaire (Chauvière, 2016). On pourrait de ce fait penser que ces publications peuvent être saisies par ces acteurs comme une ressource pour « résister » à cette évolution. Or, ce n’est pas forcément le cas. Les recherches « distanciées » construisent des logiques d’analyse qui reposent souvent exclusivement sur des cultures scientifiques qui sont peu diffusées au-delà des cercles de spécialistes.

Par contre, d’autres dynamiques de recherches qui associent des acteurs ou actrices concernés peuvent acculturer ceux-ci au regard construit par l’activité scientifique et leur permettre de disposer d’outils intellectuels inédits pour eux afin de faire face de manière renouvelée à leurs enjeux. Catherine Couture, Nadine Bednarz et Souleymane Barry, dans le livre collectif dirigé par Marta Anadon, La recherche participative, Multiples regards (2007) proposent de distinguer deux grandes tendances présentes dans cette pratique de la recherche : le modèle de la recherche-action et le modèle de la recherche collaborative. Le premier modèle, celui de la recherche-action, trouve sa filiation dans la première moitié du XXe siècle avec des approches comme celles de Dewey ou de Lewin. Couture, Bednarz et Barry nous disent que « le changement représente l’élément central (la recherche-action vise un changement ; la recherche documente un processus de changement […]) » (Couture, Bednarz, Barry, 2007, p. 208). Ce modèle vise de manière prioritaire, voire exclusive, la transformation de la réalité, soit par la construction d’action, soit par la formation des acteurs ou par le développement de leur réflexivité. Dans ce cas, la construction de connaissances est mise au service de cette finalité.

Le modèle de la recherche collaborative, quant à lui, part « du besoin d’intégrer le point de vue des praticiens dans la coconstruction d’un savoir éclairant la pratique [les auteurs citent Serge Desgagné]. L’idée centrale est de mettre à contribution des expertises différentes pour construire un savoir qui ne pourrait être le même s’il n’était conçu que par des chercheurs ou par des praticiens. Savoirs des praticiens et des chercheurs vont ici interagir pour contribuer à la construction d’un nouveau savoir, lié à un objet commun à investiguer, dans le champ de la pratique, venant en retour éclairer cette pratique » (Couture, Bednarz, Barry, 2007, p. 209). Dans ce modèle centré sur la construction de connaissances, la construction d’action ou le développement de la réflexivité des acteurs peuvent alors être mobilisés au service de cette finalité.

Les auteurs rejoignent Bruno Bourassa et Mehdi Boudjaou pour lesquels les recher- ches collaboratives sont définies comme « un processus impliquant chercheurs et prati- ciens qui collaborent pour élucider une question de recherche, plus ou moins codécidée, afin de produire des savoirs, le plus souvent coénoncés et covalidés » (Bourassa, Boudjaou, 2012, p. 5). Notant qu’elles s’inscrivent dans des cadres très divers de recherche et d’intervention, ils la distinguent d’autres formes de recherches participatives (recherche-action, recherche-intervention, recherche ingénierique…) par la « volonté de formation des individus par une démarche réflexive qui va s’adjoindre d’une intention de recherche » (Bourassa, Boudjaou, 2012, p. 5) ; et par « une volonté de transformation plus ou moins précise d’un contexte social (institution, organisation, territoire, communauté) qui va rencontrer une intention » (Bourassa, Boudjaou, 2012, p. 5).

Dans cet article, je nommerai ces modèles à l’aide d’une expression commune, celle de recherches conjointes, afin de signifier qu’ils correspondent à une pratique de construction de connaissances conduite conjointement par des acteurs ou actrices concernés et des chercheurs/chercheuses scientifiques, de l’émergence du questionnement à la formalisation des résultats (sous des formes parfois peu conventionnelles), en passant par la construction de la méthodologie et par la conduite et l’analyse de l’enquête. C’est cette problématique que cet article souhaite approfondir.

Il ne va en effet pas de soi que la production de connaissances, quelles que soient ses modalités et finalités, contribue à l’émancipation des acteurs/actrices des contraintes sociales. Je prends pour exemple ce témoignage de travailleurs sociaux/travailleuses sociales à la fin d’une recherche conjointe à laquelle nous avions participé ensemble sur le travail avec les parents en protection de l’enfance en France (Olry et collab., 2015). Ces intervenantes et intervenants sociaux s’étaient engagés dans ce travail notamment après qu’ils/elles aient eu pris connaissance de travaux scientifiques sur la question qui identifiaient des problèmes dans le travail avec les parents ainsi que des pratiques susceptibles d’y remédier. Or, loin de leur permettre de faire face à leurs difficultés, ces productions de scientifiques renforçaient leur sentiment de ne pas arriver à travailler de manière satisfaisante avec les parents des enfants concernés par des mesures de protection de l’enfance et, comme l’a exprimé un de ces travailleurs sociaux, d’être un « mauvais professionnel ».

La réflexivité de ces intervenants sociaux au terme de cette recherche conjointe (RC) leur a permis de comprendre que cela tenait à deux phénomènes : d’une part, au fait que les recherches travaillaient sur les effets de leurs pratiques professionnelles sur les parents et non pas sur la complexité et les paradoxes de celles-ci, qui étaient au contraire l’objet de la RC que nous avons réalisée ensemble ; et, d’autre part, au fait que les résultats de ces recherches étaient présentés d’une manière classique, descendante, d’un sujet sachant (le chercheur scientifique) vers des sujets récepteurs (les acteurs sociaux) de ce savoir produit à distance d’eux-mêmes, ce qui avait un effet disqualifiant sur ces acteurs.

J’ajouterai à cette analyse un autre élément lié à l’ambiguïté constitutive d’un savoir produit selon le principe de la neutralité axiologique et, en même temps, construit et mobilisé pour transmettre aux acteurs une logique d’analyse ayant pour visée une transformation de leurs pratiques tout en ayant été élaborée à distance de ceux-ci. Une telle pratique peut produire l’effet décrit par les travailleurs sociaux dans l’exemple précédent, que j’analyserai dans la première partie de ce texte comme colonisateur de l’espace social des acteurs par une logique exogène. À ce titre, une analyse produite par des chercheurs et qui s’impose à des acteurs est comparable à une logique d’action comme celle de la « performance » quand celle-ci s’impose aux mêmes acteurs, dans un cas comme dans l’autre sans que des dispositifs adéquats permettent à ces derniers « d’en faire quelque chose », au regard de leur propre capacité d’analyse et d’action.

La recherche n’est pas en soi une ressource mobilisable par des acteurs dans leur entreprise de « résistance ». De même, le savoir n’est pas automatiquement émancipateur pour des acteurs et il est difficilement appropriable et « utilisable » quand il est construit à distance de ceux-ci et est porteur de logiques éloignées de celles des personnes et des groupes concernés. Cela est a fortiori encore plus vrai s’il est diffusé selon des modalités comme le rapport ou l’exposé qui ne correspondent pas à leurs modes opératoires et qui construisent une relation dissymétrique entre « sachants » et « ignorants ».

Je propose de considérer que ce qui est fondamentalement en cause dans ces phénomènes, c’est l’idée qu’une logique exogène à un espace social puisse y être un apport pertinent et y avoir des effets « en elle-même ». Or, ce qui est transformateur, c’est la construction d’une logique renouvelée qui hybride la logique exogène et celle des acteurs endogènes et qui « enrôle » ceux-ci dans de nouveaux rôles (Callon, Lascoumes et Barthe, 2001).

Dans ce cas, le processus qui se développe construit une compréhension de ce qui se passe et se joue qui articule des points de vue divers et tente de lier perspective critique et perspective pragmatique. La perspective critique permet de mettre en question des dimensions qui sont parfois négligées par les acteurs, soit parce qu’elles se situent dans les « angles morts » de leur point de vue, soit parce que la dynamique des rapports sociaux rend difficile leur prise en compte. La perspective pragmatique permet que les acteurs mettent au travail des options pratiques et qu’ils expérimentent des interactions et des rôles renouvelés. En me basant sur deux exemples, je montrerai dans un deuxième temps que les recherches conjointes, parce qu’elles hybrident les deux perspectives, ont un potentiel transformateur que ne peut avoir une pratique scientifique qui ne fait pas des acteurs concernés des cochercheurs de logiques et de pratiques renouvelées.

Pour « résister », on a besoin d’« alliés », la résistance au nazisme en est le meilleur exemple. La résistance est à la fois idéologique et pratique. Résister, c’est pouvoir s’affirmer comme sujet, c’est disposer du pouvoir de défendre son point de vue, ce qui suppose souvent de disposer d’alliés avec lesquels les rapports sont parfois rugueux, mais dont la collaboration restaure les personnes et les groupes comme sujets et acteurs de leur vie[3]. Pouvoir agir suppose de pouvoir penser par soi-même et de pouvoir légitimer cette pensée autonome, des dispositifs comme les recherches conjointes sont pertinents quand ils permettent cela. Nous verrons dans un troisième temps à quelles conditions cela est possible.

Savoirs colonisateurs et connaissances émancipatrices

La civilisation judéo-gréco-chrétienne a construit une compréhension inadéquate de la connaissance et de l’action et des rapports que ces deux phénomènes construisent entre eux. Cela a pour effet de produire des attentes en termes d’usage des connaissances dans l’action qui ne peuvent jamais être satisfaites.

Pour la pensée platonicienne sur laquelle une grande partie de notre appareillage intellectuel est construit, les idées sont premières. Il découle de cette perspective que, pour bien agir, il faut d’abord bien penser. L’action est subordonnée à la réflexion philosophique ou à la théologie, qui est sa traduction dans le monde chrétien jusqu’à l’émergence de la science moderne, et, à partir de celle-ci, à la connaissance scientifique.

Cette manière de comprendre le rapport des humains à la réalité pose un problème central : elle postule que, pour les humains, la réalité existe en soi, c’est-à-dire qu’elle est la même pour tous les humains. Agir implique alors de comprendre a priori en quoi consiste la réalité sur laquelle on intervient ou, dit autrement, de poser le bon diagnostic sur le problème à traiter avant de se mettre à agir (Mendel, 1998).

Dans cette perspective, pour les sciences sociales nées il y a plus d’un siècle, connaitre consiste à révéler des aspects de la réalité que les acteurs sociaux et leurs « prénotions » (Durkheim, [1894] 2009) méconnaissent et, pour cela, à construire un corps de spécialistes initiés à des méthodes adéquates qui leur permettent de connaitre une rupture épistémologique et de construire des savoirs pertinents. Cette conception va de pair avec une approche cumulative de la connaissance : les parcelles de nouvelles connaissances s’ajoutent aux anciennes pour élargir, compléter le savoir, sur le modèle de la « découverte » de la terre par les explorateurs européens qui, à partir du XVe siècle, ont fait reculer l’ignorance et ont produit des cartes de plus en plus précises et justes.

Or, pour les humains, la réalité n’existe pas en soi, mais seulement par la connaissance qu’ils en ont et par les outils qui orientent la pratique de mise en rapport cognitif avec la réalité. Dit autrement, les humains construisent la réalité sur laquelle ils agissent en construisant des angles de vue, pas toujours consciemment, dans leur manière de la connaitre. La connaissance emprunte toujours des formes, se construit toujours à l’aide d’outils qui traduisent des options et ont des effets pratiques (Latour, [1989] 2005), mais aussi sociaux et politiques.

Par exemple, la cartographisation de la planète que je prenais comme métaphore de la connaissance comme découverte n’est pas neutre. Pendant des siècles, elle se traduit par des cartes où l’Europe est au centre, elle construit une certaine représentation du monde qui traduit la réalité que les conquérants européens construisent par leur entreprise de conquête, celle d’une domination de l’Europe et du « nord » sur le « sud » et celle d’une organisation du monde entre l’occident (Europe et Amérique du Nord) et l’orient (le monde arabe hier et aujourd’hui, le bloc soviétique pendant quelques décennies et la Chine maintenant), comme le montre l’exemple de cette mappemonde européocentrée à gauche de l’image ci-dessous.

Se représenter et, donc, connaitre autrement la terre avec par exemple la carte inversée de MacArthur (à droite de l’image) relègue l’Europe dans une position périphérique et marginale, inverse l’axe nord-Sud en axe sud-nord et recompose l’axe orient-occident. De telles représentations du monde sont aujourd’hui revendiquées dans certains pays du « sud » comme un acte de résistance à la domination de l’Europe et de l’Amérique du Nord, comme j’ai pu moi-même l’observer au Pakistan.

Des phénomènes similaires s’observent dans la connaissance et la pratique du travail social.

Carte du monde européocentrée

Carte du monde européocentrée

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Carte de MacArthur inversée

Carte de MacArthur inversée

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Quand en 1972 une équipe de chercheurs en majorité sociologues critiques écrit un numéro de la revue Esprit (1972) devenu célèbre, ils colonisent d’une certaine manière le travail social en le construisant comme une pratique de domination sur les catégories populaires recourant notamment, dans son entreprise, à la psychologie. Ce qu’ils mettent en évidence n’est pas faux, ils documentent des phénomènes qu’ils n’inventent pas. Mais ce qu’ils portent comme analyse n’est pas non plus « vrai ». Ils n’intègrent pas du tout d’autres approches et grilles d’analyse qui prennent en compte d’autres phénomènes et comprennent autrement la relation entre travailleurs sociaux et bénéficiaires.

Prenons l’exemple emblématique de l’approche psychologique dénoncée dans la reçue Esprit, en particulier par Jacques Donzelot, et plus particulièrement la lecture psychanalytique du travail social qui comprend plutôt celui-ci comme une activité de transfert et de contretransfert. J’ai pu observer la réalité du travail social construite par la lecture psychanalytique quand je suis devenu formateur-chercheur à l’Institut régional supérieur du travail éducatif et social (IRTESS) de Bourgogne en 1996. Les dispositifs d’« implication » qui organisaient la formation outillaient les travailleurs sociaux pour appréhender leur activité comme une activité transférentielle. Certains courants sociologiques comme l’analyse institutionnelle (Lourau, 1969) ou la sociologie clinique (De Gaulejac, Giust-Desprairies et Massa, 2013) n’ont pas eu les mêmes préventions vis-à-vis de la psychologie. Il est vrai qu’ils ont été longtemps marginalisés au sein de la discipline sociologique. Ils tentent encore aujourd’hui de concilier ces différentes approches pluridisciplinaires.

Aucune de ces analyses n’a tort au sens où chacune construit un point de vue, les formes et les objets qui y contribuent et, au final, la réalité qui y correspond. Les approches objectivantes et utilitaires qui organisent aujourd’hui les formations et construisent le travail social comme une juxtaposition d’actions et de logiques segmentées ou celles qui ne lisent « l’efficacité » du travail social que sous un angle gestionnaire ne sont pas plus vraies ou pertinentes. Elles lisent et orientent en même temps le travail social selon un point de vue situé d’acteurs qui portent un projet idéologique et tentent de coloniser le monde du travail social en y imposant leur logique et en négligeant, voire en occultant, d’autres logiques présentes dans les pratiques professionnelles des intervenants sociaux.

Agir comme connaitre ne sont jamais neutres. Ils sont toujours en rapport avec des logiques et des intérêts d’acteurs. Ne pas mettre au coeur du processus de la connaissance et de l’action cette question, c’est être dupe de ce que celle-ci transporte.

Un processus de connaissance sera émancipateur s’il permet à des acteurs de s’équiper pour affirmer une logique d’analyse et d’action qu’ils pourront défendre face à d’autres logiques ou qui pourra être portée par des alliés qui contribueront à restaurer les personnes et les groupes dans un rôle d’acteurs. C’est un des enjeux d’une pratique de la recherche qui se construit avec des acteurs concernés.

Deux exemples de recherches conjointes émancipatrices pour des acteurs concernés

Dans ce chapitre, je présenterai deux exemples de recherches conjointes (RC) choisis parce qu’ils témoignent de rapports de connaissance différents.

Le premier porte sur une recherche sur la pauvreté et l’exclusion en milieu rural. Le dispositif de recherche conjointe (RC) permet aux travailleurs sociaux d’acculturer les chercheurs professionnels à leur logique. Ceux-ci peuvent ainsi proposer une compréhension qui hybride leurs analyses et celles des intervenants. Ils prennent alors leurs distances avec une analyse qui plaquait une lecture sociologique et réduisait les phénomènes étudiés à celle-ci.

Le second présente une recherche sur la question de la parentalité dans des dispositifs de réussite éducative et d’accompagnement à la scolarité. Le dispositif de RC permet cette fois-ci de mettre en discussion le point de vue des intervenants professionnels et ceux des enfants et des parents. Les premiers découvrent des perspectives qu’ils n’avaient pas envisagées. Parents et enfants sont instaurés comme des acteurs légitimes et leur autonomie est reconnue par les intervenants et les responsables sociaux et éducatifs.

Une recherche conjointe qui intègre le point de vue des travailleurs sociaux face aux sociologues

Vers la fin des années 2000, nous avons conduit avec deux collègues sociologues de l’IRTESS de Bourgogne, Gérard Lambert et Michel Valle, une recherche sur l’exclusion et la pauvreté en milieu rural. Nous avions répondu à l’appel d’offres d’un organisme régional, la plateforme de l’observation sanitaire et sociale de Bourgogne qui était composée d’administrations d’État au niveau régional, d’administrations territoriales régionales et départementales, d’organismes de sécurité sociale et de fédérations d’associations du secteur social et médico-social. Nous avions proposé un dispositif conjoint de construction de la recherche qui a été accepté et qui a pu se dérouler comme prévu, à peu de choses près.

Nous avions construit la question de recherche en nous appuyant principalement sur le travail d’Alexandre Pagès (2005). Le sociologue aboutissait à une catégorisation de la pauvreté en secteur rural qui apparaissait comme une transposition pour ce cas particulier de la typologie de S. Paugam dans son travail sur la disqualification sociale (Paugam, 1994).

La conceptualisation proposée par A. Pagès rendait insuffisamment compte d’un phénomène que le sociologue avait pourtant repéré comme central : l’invisibilité de la pauvreté en secteur rural. A. Pagès ne faisait pas le lien avec un élément qui est rarement regardé par les sociologues plus soucieux d’analyser les rapports sociaux : la nature particulière du territoire rural qui se caractérise entre autres par une forte visibilité des habitants. Il y avait un paradoxe intéressant dans ce couple visibilité des faits et des personnes/invisibilité de la pauvreté. Mais l’entrée subdisciplinaire de la sociologie de la disqualification sociale ne permettait pas d’en rendre compte.

L’attention portée à la dimension territoriale nous a permis de proposer le concept de réclusion sociale pour analyser la stigmatisation peut-être plus forte qu’ailleurs des pauvres en secteur rural. Du fait de la forte visibilité sociale qui caractérise ce type de territoire, ces personnes sont majoritairement conduites à s’isoler pour échapper au stigmate, c’est-à-dire à éviter leurs voisins et à ne plus solliciter les services sociaux.

Mes deux collègues et moi n’aurions pas été sensibles à cette question sans les interpellations des travailleurs sociaux et des autres acteurs de ces secteurs ruraux avec lesquels nous discutions régulièrement de nos analyses dans le cadre des groupes d’analyse par territoire (cinq groupes de cochercheurs, un sur chacun des quatre territoires et un au niveau régional, qui se sont réunis moins une fois par trimestre pendant deux ans) où nous présentions les données issues d’entretiens, de questionnaires ou de statistiques, ainsi que les documents d’analyses successives que nous produisions à partir de nos interprétations et de celles des acteurs locaux ; ni sans les retours des vingt-quatre étudiantes assistantes de service social qui avaient résidé sur les quatre territoires pendant six semaines et avaient pu à la fois observer les habitants et discuter avec eux, les jeunes, en particulier.

Mais nous avions parallèlement été sensibilisés à la question du territoire grâce à un compagnonnage avec Alexandre Moine, un professeur de géographie de l’université de Franche-Comté qui avait fait de l’approche systémique des territoires sa spécialité (Moine, 2007). Celui-ci ne participait pas à cette recherche, mais nos échanges réguliers nous avaient rendus sensibles à cette dimension spécifique de la discipline de ce chercheur.

Avec cette recherche, nous avons proposé l’analyse que nous faisions non seulement sous la forme d’une argumentation conceptuelle sur la notion de réclusion sociale, mais également à l’aide d’un schéma qui s’est progressivement affiné pour aboutir à la version présentée ci-dessous.

Schéma des dimensions plurielles de la pauvreté et de l’exclusion en milieu rural

Schéma des dimensions plurielles de la pauvreté et de l’exclusion en milieu rural

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Lors d’une présentation récente des recherches conjointes illustrée de quelques exemples dont celui-là à l’occasion d’un séminaire de sociologie, il m’a été rétorqué que la notion d’exclusion qu’utilisaient les travailleurs sociaux n’était pas un concept scientifique, ce qui est bien sûr vrai… Enfin d’une certaine manière, sauf si on considère que la construction de ce schéma fait partie d’une forme particulière de science qui s’appuie sur des schémas conceptuels.

Dans la dynamique de connaissances qui s’était développée avec ces groupes d’acteurs cochercheurs, la précision des termes n’était pas le premier critère de validation de l’analyse. Le schéma multidimensionnel, en identifiant quatre dimensions (la perception suffisante ou insuffisante du revenu, l’existence d’une ou de plusieurs problématiques, la présence ou non d’un réseau familial et social, et la participation ou non à une activité utile socialement) exprimait la conceptualisation dynamique et pragmatique des acteurs sociaux, celle qui leur permettait de jouer alternativement sur plusieurs dimensions et de les « tenir » ensemble, pour se situer en référence aux différents enjeux d’acteurs qui étaient les leurs en situation d’action. Le schéma permet de montrer une « complexité en action », c’est en cela qu’il rend compte de la dynamique pragmatique des acteurs cochercheurs, quand l’argumentation conceptuelle rend compte de la complexité discursive d’une « connaissance sur ».

Avec la construction de ce schéma et sa mise en avant comme résultat de la recherche conjointe en lien avec le concept de réclusion sociale, les intervenants sociaux et leurs responsables ont été mis en situation de producteurs d’une connaissance saisissable et utilisable par eux, alors que la seule conceptualisation sociologique les attirait vers une compréhension qui les mettait en difficulté en les empêchant, d’une certaine manière, par son caractère « partiel », de rendre compte des phénomènes que leurs situations d’action construisaient.

Cette conceptualisation sous forme de schéma a également permis de mettre au travail une analyse des dispositifs pertinents de réponse à ces enjeux. Celle-ci a validé l’hypothèse d’une approche systémique et partenariale des défis de la pauvreté et de l’exclusion en milieu rural. Elle a promu les dynamiques de réseau et le rôle central des acteurs locaux dans la construction des réponses sociales, en décalage avec les réponses technocratiques et segmentantes qui avaient cours dans certaines collectivités.

Une recherche conjointe qui intègre le point de vue des parents et des enfants face aux travailleurs sociaux

À la fin des années 2000, le gouvernement en place en France a développé dans les médias un argumentaire sur la responsabilité de certaines catégories populaires dans les difficultés de leurs enfants, notamment à l’école, et dans certaines déviances de ceux-ci. Ce discours a produit des effets sociaux et politiques, par exemple dans une communauté d’agglomération (pourtant dans l’opposition à ce gouvernement) et dans les services de la Caisse d’allocations familiales (CAF) de ce département qui collaboraient sur les dispositifs de réussite éducative et d’accompagnement à la scolarité. Ces acteurs ont alors commandé une recherche sur ces questions qu’ils ont résumée par la notion de parentalité qui renvoyait, pour eux, à la manière dont ces adultes assumaient leur responsabilité de parents.

Le département recherche que je pilotais à l’IRTESS de Bourgogne a été chargé de mettre en oeuvre cette recherche. Nous avons négocié un dispositif qui a présenté plusieurs caractéristiques. Il a été chapeauté par un comité de pilotage rassemblant les responsables opérationnels de la communauté d’agglomération et de la CAF qui s’est réuni tous les deux mois pour prendre connaissance de l’avancée de la recherche. Des représentants des différents acteurs ont été interviewés individuellement puis ont été réunis dans des focus groups de pairs (focus group d’enfants, focus group de parents, focus groups d’intervenants professionnels, focus group de cadres) pour discuter ce qui ressort de l’enquête auprès des différents acteurs. Certains membres du comité de pilotage nous ont avoué avoir été surpris que nous proposions de rencontrer parents et enfants, habitués qu’ils étaient à évaluer les actions avec les seuls professionnels. L’équipe de chercheurs a réalisé une revue de littérature qui lui a permis de construire une lecture critique de la notion de parentalité et des enjeux éducatifs dans les quartiers populaires.

Il est ressorti de cette recherche plusieurs éléments de connaissance issus de la mise en réflexivité des enfants et des parents qui ont conduit les membres du comité de pilotage à changer de regard sur ces acteurs et à revenir sur leur objectif initial de mettre au travail la question de la parentalité avec les parents. Cela a contribué à réduire les contraintes qui pesaient sur les parents et les enfants et à reconnaitre la légitimité de leur autonomie sur les questions d’éducation des enfants par les parents. Deux résultats me paraissent particulièrement significatifs.

Tout d’abord, les parents ont été amenés à décrire et à analyser individuellement dans les entretiens et collectivement dans le focus group ce qui posait problème dans leur rôle de parents. Il est ressorti très majoritairement une forte conscience de leur rôle de parents et une conscience tout aussi forte des contraintes sociales qui perturbaient leur rôle de parents. Ils évoquaient notamment, avec de nombreux exemples, la faiblesse de leurs revenus et la précarité de leur situation comme une charge mentale et un obstacle pratique qui les mobilisaient de manière récurrente et gênaient leur capacité à assumer les différentes dimensions de leur « parentalité ». Ils parlaient aussi de la peur qui les habitait régulièrement face aux désordres des quartiers où ils habitaient, quand leurs enfants étaient dehors et même quand ils ne l’étaient pas. Une maman a décrit la crainte qui était la sienne depuis que la porte de ses voisins avait été incendiée de l’extérieur, et combien ce type de problèmes l’habitait et la rendait parfois indisponible pour des questions éducatives. Quand ces éléments ont été présentés aux focus groups des intervenants et des cadres, et au comité de pilotage, ces acteurs ont construit pour la première fois pour certains d’entre eux une analyse sur les liens entre les enjeux de la précarité de ces familles et ceux de l’éducation des enfants de celles-ci.

Les parents et les enfants ont été également conduits à présenter les solutions qu’ils mettaient en place face à leurs difficultés. Des parents ont expliqué comment ils s’organisaient entre plusieurs familles qui se connaissaient pour qu’il y ait toujours un représentant de l’une d’elles pour surveiller les enfants quand ils jouaient dehors, prêts à les faire rentrer en cas de problème. Des parents et des enfants des mêmes familles, présents dans leur focus group de pairs respectifs, ont raconté comment ils s’appuyaient à l’intérieur des familles sur les compétences des différents membres pour répondre aux enjeux sociaux. Par exemple, une jeune fille d’une douzaine d’années a expliqué que c’était elle qui jouait le rôle de « traductrice » et d’intermédiaire entre ses parents et diverses administrations, car ses parents ne comprenaient pas le français et savaient encore moins le lire, que ses parents l’investissaient de ce rôle et que celui-ci lui valait la reconnaissance du groupe familial.

Ce fait a été présenté dans les focus groups des intervenants et des cadres, et au comité de pilotage. Cela a fait débat, notamment parce que certains professionnels disaient que, jusqu’à présent, pour eux, cela témoignait d’une défaillance des parents et d’une inversion des rôles dans la famille. Une analyse s’est construite sur la question des normes implicites transportées par les travailleurs sociaux qui les amenaient à projeter sur les familles avec lesquelles ils travaillaient une conception du fonctionnement familial qui correspondait à celui de leur catégorie sociale. Ils ont alors pris conscience qu’ils n’avaient pas compris le fonctionnement de familles où les enfants jouaient le rôle d’intermédiaires entre leurs parents et les organisations sociales comme il était compris par les familles elles-mêmes : une mobilisation des différents membres du groupe familial dans des rôles correspondant à leurs compétences pour faire face aux enjeux et aux défis que l’organisation sociale et politique posait à ces familles.

Ces différentes discussions qui se sont développées dans les focus groups de pairs ont été transmises au comité de pilotage à chaque réunion. Progressivement, celui-ci a élaboré une compréhension qui l’a finalement conduit à proposer de renoncer à travailler sur la question de la parentalité et, donc, à ne pas mobiliser parents et enfants dans un dispositif centré sur cette question. Les parents se sont dits soulagés et reconnus par les institutions. En rapport avec un autre résultat de cette recherche conjointe qui a montré que les parents devaient s’adapter aux injonctions divergentes des institutions, certains de ces derniers disaient que, pour une fois, un dispositif collectif apportait une solution au lieu de générer une contrainte de plus qui aurait complexifié les enjeux auxquels ils devaient faire face.

La mise en discussion des points de vue des différents acteurs au sein du dispositif de recherche conjointe a fait de celui-ci un espace de réflexivité à la fois critique et pragmatique, les débats entre conceptions différentes étant reliés à des discussions sur les conséquences pratiques des choix qui sont faits. Pour une fois, le point de vue des parents et des enfants a été pris en compte par les organisations administratives qui ont recomposé leur logique de pensée et d’intervention. Cela a été rendu possible par le dispositif de recherche qui a légitimé le point de vue des parents et a organisé la mise en discussion des points de vue, garantie par les chercheurs professionnels.

Les conditions de la restauration des acteurs concernés comme sujets dans les recherches conjointes

J’ai rencontré à plusieurs reprises dans ma carrière professionnelle des chercheurs qui considéraient que les acteurs concernés n’étaient pas aptes à penser de manière adéquate ce qui leur arrivait. Mon expérience des recherches conjointes m’a permis de constater qu’il n’en était rien et de comprendre que cette opinion de certains collègues tenait à deux phénomènes : la non-reconnaissance par ces chercheurs du type de connaissance mis en oeuvre par ces acteurs et la confusion entre capacités et compétences, les secondes pouvant être comprises comme l’actualisation des premières en situation (Boutinet, 2009).

Tout d’abord, les conditions de la reconnaissance, par certains chercheurs, de la pertinence des modes de connaissance mobilisées par des acteurs sociaux ne sont pas toujours réunies[4]. Cela tient au fait que les intervenants développent parfois des connaissances qui ne répondent pas aux critères de cohérence des scientifiques et sont disqualifiées par eux. Ce fut le cas lors d’une discussion qui s’était développée au cours de la conférence de consensus sur la recherche dans le domaine du travail social organisée par le Conservatoire national des arts et métiers (CNAM) à Paris en 2012. Je cite cet exemple, car cet échange fut pour moi un déclencheur dans ma réflexion. La discussion portait sur le fait que les travailleurs sociaux « sautaient du coq à l’âne » (sic) quand ils discutaient avec des sociologues. Un des interlocuteurs, sociologue de son état, en tira la conclusion qu’ils ne savaient pas penser.

Le fait que les intervenants passent « du coq-à-l’âne » correspond à de nombreuses observations et constatations que j’ai pu opérer lors des discussions organisées dans le cadre de recherches conjointes. Face à une argumentation linéaire, orale ou écrite, d’un scientifique qui suit le fil d’un propos, les intervenants réagissent rapidement sur des points très différents. Le fait que ces dispositifs offrent le temps d’approfondir les échanges (et qu’ils reposent d’ailleurs sur cet objectif et organisent ce mode opératoire) m’a conduit à comprendre la pertinence de que ce que je propose d’appeler une « pensée du coq-à-l’âne » : elle conduit les intervenants à identifier des limites dans les argumentations des scientifiques, limites qui tiennent soit à des faits non repérés par les scientifiques, soit à leur entrée disciplinaire qui ne peut pas prendre en compte certaines dimensions dont les intervenants montrent l’importance.

J’ai compris, à multiplier les dispositifs de recherche conjointe (RC) et à tester l’hypothèse suivante auprès des intervenants, que ceux-ci pratiquent cela en situation d’action. Et ils reproduisent cette dynamique de pensée lorsqu’ils travaillent avec les scientifiques. C’est en effet leur manière de penser, celle qu’ils ont construite dans leur pratique quotidienne, celle qui est adaptée à l’action en train de se faire. En situation d’action, l’acteur social doit en effet prendre en compte, dans le temps rapide des interactions, la réalité qui se présente à lui dans ses différentes dimensions. Il est ainsi conduit à s’intéresser dans le même mouvement à des aspects fort différents de la situation et à « sauter du coq-à-l’âne ». Construire cette manière de penser « du coq-à-l’âne » est une condition de performance en situation d’action.

Dans les dispositifs de RC, penser « du coq-à-l’âne » est une dynamique de connaissances qui permet d’interroger la réalité dans plusieurs de ses dimensions, quand la construction d’une lecture disciplinaire n’en poursuit souvent qu’une. Les connaissances des intervenants ne sont donc pas complémentaires à celles des scientifiques seulement parce qu’elles apportent d’autres données, mais aussi, et peut-être surtout, parce qu’elles développent un autre mode opératoire qui permet d’être attentif à la multidimensionnalité de la réalité, mais en étant souvent moins en capacité de construire une lecture approfondie de certains aspects de celle-ci, à la différence des lectures disciplinaires. Le schéma des dimensions plurielles de la pauvreté et de l’exclusion en milieu rural est une illustration de cette connaissance multidimensionnelle dont le mode opérationnel est ce que j’appelle la pensée du coq à l’âne.

Instaurer ou restaurer les acteurs du travail social comme sujets connaissants passe donc par un processus de compréhension de leur mode de connaissance, notamment en créant les conditions pour que ce mode de connaissance puisse se déployer en articulation avec ceux des autres cochercheurs. La théorie de la reconnaissance d’Axel Honneth ([1992] 2000) aide à penser ces processus en ce qu’elle propose de comprendre la reconnaissance comme un processus collectif[5].

Honneth met en évidence trois modes ou paliers de la reconnaissance. La reconnaissance relationnelle, qui renvoie à la qualité du lien affectif, est ce qui donne suffisamment d’assurance et de confiance en soi à l’individu pour construire une identité personnelle équilibrée dans les collectifs. La reconnaissance juridique permet à l’individu d’acquérir un statut qui lui donne le droit, dans le collectif, de poser des jugements ou de formuler ses arguments. La reconnaissance culturelle, enfin, renvoie à la contribution qu’apportent les différents sujets, par le fait qu’ils peuvent mettre en oeuvre leurs compétences au service du projet collectif. Cela a pour effet qu’ils jouissent d’une considération sociale où ils peuvent revendiquer ce qu’ils apportent en propre au collectif.

Dans certaines conditions, les recherches conjointes permettent d’activer ces trois paliers. Ce fut en partie le cas lors des deux RC dont des éléments ont été présentés dans la deuxième partie de cet article. Les trois dimensions sont importantes, mais il est utile d’insister ici sur la reconnaissance culturelle.

Les dispositifs ont été construits et se sont ajustés de manière à mettre les différents acteurs en situation d’être compétents et de participer à l’activité collective, en particulier en créant les conditions de l’expression spécifique des modes de connaissance des cochercheurs professionnels et de ceux des acteurs sociaux, cochercheurs occasionnels dans le dispositif de RC. La capacité de ces derniers à proposer une compréhension ne peut devenir une compétence reconnue par leurs partenaires qu’à la condition que ceux-ci puissent éprouver cette compétence en la découvrant et en l’expérimentant comme mode de connaissance pertinent. Et si, dans les recherches distanciées conduites par les seuls chercheurs professionnels, ceux-ci ne découvrent pas la pertinence du mode de connaissance des acteurs concernés, c’est parce que le dispositif de recherche ne permet pas à ces derniers d’actualiser leurs capacités en compétences pour le processus de recherche.

Les modes de connaissances des différents partenaires diffèrent sensiblement et ne sont pertinents au départ d’une RC que dans les situations d’action de leur monde d’origine. L’enjeu d’un dispositif de RC est alors d’enclencher un processus de socialisation collective générant un monde commun, avec ses épreuves socialisatrices (Martucelli, 2006), ses modalités et ses objets propres, où chaque acteur découvre la pertinence du mode de connaissance de son partenaire. De tels processus prennent du temps, supposent de répéter les mêmes épreuves pour que les cochercheurs y découvrent du sens. Et il arrive un moment où des références sont partagées entre les différents cochercheurs et où chaque cochercheur comprend ce que le mode de connaissance de son partenaire apporte à la connaissance conjointe du phénomène étudié.

Afin d’aboutir à cette situation, il importe que les différents cochercheurs soient fondamentalement en position d’écoute de la différence de leur partenaire et que, en reprenant la catégorisation proposée par Emmanuel Levinas ([1971] 1990) à propos des enjeux des processus d’altérité, ils développent une attitude qui leur permette de sortir de leur « totalité » pour accueillir l’« infini » de l’autre, le rapport au monde de leur partenaire qu’ils n’auront jamais fini de comprendre. Levinas nomme interlocution le dialogue qui s’instaure entre les partenaires pour se découvrir dans leurs différences.

Un autre philosophe, Jurgen Habermas, nous aide à identifier la logique de construction de connaissances basée sur les délibérations d’acteurs hétérogènes. Habermas (1992) ne se positionne pas par rapport à la construction de dispositifs de recherche, mais sur la double question de la construction du jugement moral et, par voie de conséquence, de l’action, dans la lignée de sa théorie de l’agir communicationnel. « J’appelle communicationnelles, les interactions dans lesquelles les participants sont d’accord pour coordonner en bonne intelligence leurs plans d’action ; l’entente ainsi obtenue se trouve alors déterminée à la mesure de la reconnaissance intersubjective des exigences de validité » (Habermas, 1986, p. 79). C’est par transposition de son argumentation que l’on peut en tirer des leçons pour la question qui nous intéresse ici.

Tout d’abord, pour Habermas, discuter n’est pas construire un compromis, mais pouvoir développer honnêtement et librement les arguments auxquels on adhère. Ensuite, il s’agit, pour les sujets moraux engagés dans la discussion, de renoncer à toute illusion sur le caractère objectif, voire transcendantal, de la pensée d’un seul sujet, et de, si j’ose dire, « sortir d’eux-mêmes[6] » pour développer une argumentation intersubjective.

Dans les recherches conjointes, lorsqu’elles peuvent se déployer ainsi, cette argumentation intersubjective permet que le « monde » des acteurs sociaux participe à la construction collective au même titre que celui des chercheurs professionnels, au sein d’une communauté comprenant tous les sujets capables de parler et d’agir, ce que j’appelle une communauté de pairs hétérogènes.

Mise en perspective

Les recherches conjointes sont-elles des espaces de résistance pour le travail social ? Ce qui précède invite à redéfinir ce questionnement de départ.

Tout dépend comment on comprend cette idée de résistance. En France, mais peut-être est-ce différent au Canada[7], cette notion a longtemps été principalement référée à la résistance à l’oppression nazie pendant la Deuxième Guerre mondiale. Depuis quelques années, de nombreux conflits sociaux participent de ce qu’il est convenu d’appeler le mouvement social et sont revendiqués par certains de leurs acteurs comme une forme de résistance au néolibéralisme. Cela a pris notamment une forme de mobilisation inédite récemment en France avec le mouvement des gilets jaunes. Plus fréquemment, ces conflits se développent en opposition à des réformes politiques comme le récent mouvement contre la réforme des retraites.

Un des mots d’ordre fréquemment repris dans ces conflits est : « on ne lâche rien ! » Il participe d’une logique d’action où les acteurs définissent a priori une compréhension des enjeux et des revendications sur lesquelles ils ne sont pas prêts à transiger.

Si l’on peut considérer que les recherches conjointes contribuent à un mouvement de résistance, celle-ci est d’un autre type que celle qui est revendiquée dans les conflits sociaux. Les recherches conjointes (RC) développent une dynamique communicationnelle. Ce qui s’y joue n’est pas fondamentalement un renversement d’une domination et la contre-affirmation d’une souveraineté jusque-là bafouée. Si l’on peut effectivement remarquer que les acteurs sociaux cochercheurs peuvent s’y affirmer comme sujets, quand dans un ordre antérieur ils apparaissaient plutôt comme les objets d’une injonction exogène, ils n’en sortent pour autant pas indemnes, restaurés dans leur situation antérieure, leur point de vue initial est rarement confirmé.

Au terme d’une recherche conjointe, les acteurs sociaux cochercheurs sont devenus membres d’une communauté plus large que leur groupe d’origine. Ils ont participé à la construction d’un monde commun où ils ont appris à d’autres autant qu’ils ont appris de ceux-ci. Ils voient autrement le monde, leur problème s’est pour eux recomposé.

Dans le premier exemple de RC présenté dans la deuxième partie de ce texte, si les sociologues ont appris des intervenants sociaux, ceux-ci ont également appris à penser autrement la question de l’exclusion grâce à la construction conceptuelle proposée par les sociologues. Dans le second exemple, les travailleurs sociaux ont compris des dimensions qu’ils n’auraient pas envisagées sans les apports de parents et des enfants et sans les analyses des sociologues. Mais leur approche professionnelle n’a pas pour autant disparu, c’est bien sur la base de celle-ci qu’ils recomposent leur intervention et qu’ils contribuent à la connaissance produite par la RC.

La forme de résistance permise par une dynamique de recherche ne peut être l’affirmation d’une position définie a priori. S’il y a résistance, c’est bien plus globalement une résistance à la tentation d’acteurs de tous bords de sanctuariser certaines compréhensions et donc de les imposer. Au contraire, une dynamique de recherche, a fortiori conjointe, promeut la « discussion » (théorisée par Habermas), ou « l’interlocution » chère à Levinas. Elle est résistance dans des conflits de compréhension et d’opinion en ce qu’elle offre à chaque cochercheur la possibilité d’argumenter, de défendre son point de vue, mais aussi de s’approprier d’autres arguments et de découvrir d’autres points de vue.

Si cette résistance-là se rapproche d’une autre résistance, c’est de la résistance à l’occupation allemande en France. Comme l’avait expliqué François Marcot, professeur émérite des universités en histoire[8], la résistance française n’aurait pas pu se déployer sans l’implication à des degrés très divers de toute une série d’acteurs dont beaucoup n’ont pas été identifiés comme résistants[9]. Cette alliance est bien ce qui caractérise les recherches conjointes. Pendant la Deuxième Guerre mondiale, la résistance française a rapproché « celui qui croyait au ciel, celui qui n’y croyait pas » (Aragon). Les dirigeants des « francs-tireurs et partisans » et ceux des « forces françaises de l’intérieur » imaginaient-ils en s’engageant dans la résistance qu’ils se retrouveraient à la fin de la guerre dans le Conseil national de la résistance pour promouvoir des orientations politiques communes inspirées du New Deal rooseveltien (Reverchon, 2020) ?

De même, à une échelle incomparable, mais pour autant dans un authentique bouleversement de leur monde, les acteurs des recherches conjointes comprennent d’une manière renouvelée ce qu’il leur arrive, parfois dans un véritable mouvement de conscientisation (Freire, 1974) qui met à jour certaines des aliénations qui les caractérisaient.

Quand on s’engage dans une recherche, on accepte d’aboutir à ce à quoi on ne s’attend pas. Cette irruption de l’inattendu qui déstabilise les références des acteurs et les conduit à se réinterroger sur leurs certitudes est, pour les acteurs concernés cochercheurs, la principale force de résistance des recherches conjointes à ce qui s’impose comme des évidences qui ne peuvent habituellement être discutées, ainsi qu’aux réifications qui enferment les acteurs sociaux dans des rôles figés.