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Introduction : une thématique d’actualité brûlante

Le thème de ce numéro de revue est d’une actualité brûlante. De nombreux articles de presse ainsi que la littérature scientifique s’emparent de ces questions sous une dimension générique des effets de la « Nouvelle Gestion publique » et de l’épuisement professionnel. Il y a peu, j’employais pour ma part le terme « d’asphyxie » du travail social dans une interview pour un hebdomadaire très prisé en France dans le milieu professionnel du travail social (ASH, 2018).

En tout état de cause, le thème de ce numéro renvoie à différents mondes sociaux[1] (Strauss, 1992) qui se côtoient parce qu’ils sont étroitement imbriqués les uns dans les autres et oeuvrent dans leur logique singulière pour un même but, le « bien-être social » dans une acception très large.

Pour autant, se côtoyer ne veut pas dire que les logiques et les modalités d’action soient convergentes et uniformes entre ces mondes sociaux.

Évoquer, comme c’est le cas dans l’intitulé de ce numéro, la « résistance » et la « performance » pourrait s’apparenter à des opposés sémantiques, voire idéologiques. S’agirait-il d’opposer la prétendue « résistance » des travailleurs sociaux à la « performance » attendue par les gestionnaires ? De quoi parle-t-on plus précisément dans cette opposition lexicale ?

La notion de « résistance » renvoie au militantisme ou du moins à la dimension de l’engagement telle qu’elle a pu être travaillée dans la sociologie de l’engagement (Sawicki et Siméant, 2009), notamment pour les métiers dits « vocationnels » (Dubar, Tripier et Boussard, 2015). Jean François Gaspar, sociologue et enseignant chercheur à la Haute École de Louvain-La-Neuve en Belgique, a conduit une recherche dont les résultats proposent une typologie entre trois figures-types du travailleur social : le clinique qui « atténue les souffrances », le militant qui se situe dans une dimension politique et le normatif qui « respecte les règles » dans une logique d’intégration (Gaspar, 2012).

La notion de « performance » quant à elle, renvoie à ce que Ehrenberg (1991), en son temps, a nommé « un culte » dans nos sociétés contemporaines. Dans une approche individualiste de l’action, l’auteur montre comment les espaces politique, social et mental sont empreints d’un nouveau style : celui de la compétition associée à la gestion, des organisations de travail. Cette compétition prend sa source dans la culture entrepreneuriale au motif de modernisation, de démocratisation, pour mieux servir l’usager. Dépassant le seul cadre professionnel, l’individu est appelé à devenir « entrepreneur de sa propre vie » dans un environnement de plus en plus incertain et complexe.

Cet article se propose d’analyser en quoi ces deux approches qui se présentent comme deux dynamiques sociales en tension soulèvent un certain nombre d’enjeux et quelles sont les pistes de réflexion sur lesquelles les acteurs pourraient articuler leur coopération (Molina, 2018).

Les mondes sociaux traversés sont, a minima, ceux de la pratique professionnelle, de la formation, de la gestion. Les personnes concernées par l’intervention sociale étant entendues comme au coeur de ces trois espaces.

En prenant en compte ces différentes sphères sociales, le propos de l’article vise donc à dresser un panorama des enjeux contemporains qui traversent le travail social à l’aune de ces dynamiques perçues parfois comme prescriptives, contradictoires, mais aussi, comme des opportunités à saisir. Afin d’étayer la réflexion, nous prendrons appui sur les analyses croisées des travaux de recherche que nous avons conduits dans le champ du travail social au cours de ces vingt dernières années en mettant l’accent plus spécifiquement sur certains travaux aboutis plus récemment.

Quelques références théoriques pour fonder le propos

Aborder les enjeux contemporains d’un champ professionnel qu’est le travail social nous conduit à expliciter en premier lieu le cadre théorique dans lequel nous nous situons. S’agissant d’analyser le croisement de la formation, de l’intervention et de la gestion, le cadre d’analyse majeur que nous mobilisons est celui de la sociologie des professions (Dubar, Tripier et Boussard, 2015 ; Champy 2011, 2009) et des groupes professionnels (Vézinat, 2016 ; Bercot, Divay et Gadéa, 2012 ; Demazière et Gadéa, 2009). La terminologie repérée dans les différents travaux étudiés se mêle parfois à une catégorie du sens commun et à une catégorie savante.

Le terme de « professionnalisation » nécessite d’être explicité afin de distinguer le seul domaine de la formation de celui d’un processus plus large de construction d’une profession. En effet, si ce terme est explicité dans ses différents courants environnementaux, contextuels et ses disciplines de rattachement dans une approche conceptuelle et théorisée (Wittorski, 2016), il demeure néanmoins réduit à sa dimension formative et ses domaines connexes, le plus souvent. Aussi, mobilisons-nous la sociologie des professions et des groupes professionnels pour affiner ce terme aux multiples sens.

Dubar, Triper et Boussard (2015) expliquent comment le concept de « professionnalisation » est apparu dans la sociologie fonctionnaliste anglo-saxonne pour décrire le processus par lequel une « occupation » devient une « profession ». Les différents courants théoriques qui ont succédé à la sociologie fonctionnaliste des professions, notamment l’approche interactionniste, puis les approches dites « néo marxistes » ou « néo wébériennes » des professions sont venus élargir et complexifier l’analyse des groupes professionnels au-delà des catégories fonctionnalistes qui s’intéressaient à des corps de métiers plus prestigieux (médecins, avocats, etc.). Les auteurs proposent, dans l’introduction de leur ouvrage de référence, une synthèse des différents travaux sur la question. Ils distinguent « quatre sens » ou « quatre points de vue » pour expliquer le terme « profession ». Le premier sens est celui de la « déclaration » ou encore de la « vocation professionnelle affirmée ». Il s’agit d’énoncer publiquement ses croyances comme une vocation où se mêlent idéologie et religion. Le second sens recouvre celui de « l’emploi » comme « classification professionnelle » qui permet d’accéder à un revenu sur le plan économique. Le troisième sens donné au terme « profession » est celui du « métier ». Ce dernier fait référence au statut, à une identité commune, à une même dénomination, caractérisé par des activités semblables. Parfois, ce troisième sens peut être utilisé dans les milieux professionnels pour désigner des secteurs d’activités économiques plus génériques (par exemple le secteur du transport routier, de la grande distribution, etc.). Enfin, un quatrième sens est identifié : la « fonction ». Il fait référence à la compétence reconnue comme telle au sein d’une organisation.

Pour Dubar, Tripier et Boussard (2015), la polysémie ainsi accordée au terme « profession » renvoie à trois sens majeurs. Le premier concerne la dimension politique en ce sens où les professions s’adossent à des organisations sociales historiques qui les ont façonnées dans leur relation entre l’État et les individus (groupes intermédiaires). Le second sens est relatif à « des formes historiques d’accomplissement de soi », des « cadres d’identification subjective » et de « valeurs d’ordre éthique », constitutifs de leur « signification culturelle ». Enfin, le troisième sens identifié aborde la « coalition des acteurs » dans une défense d’intérêts pour leur maintenir un « un marché du travail fermé » et assurer ainsi un « monopole » de leurs activités, une « clientèle » spécifique, un « emploi stable » assorti d’une « rémunération élevée » ainsi qu’une « reconnaissance de leur expertise ».

D’autres auteurs, aux confluences de la sociologie et des sciences de l’éducation, mettent en jeu à la fois la dimension de la formation et celle du travail avec toutes ses composantes (organisationnelle, gestionnaire, culturelle, identitaire, etc.) (Demazière, Roquet et Wittorski, 2012). De ce point de vue, s’intéresser aux évolutions d’un champ professionnel qu’est le travail social, c’est plus largement analyser au moins quatre dimensions qui le composent. La première concerne l’identité ou la culture de métier. Il s’agit dès lors d’analyser ses modes de fabrication, de transmission, de transformation, d’homogénéité ou d’hétérogénéité, etc. La seconde est relative au domaine politique et administratif. On s’intéresse alors au statut d’une profession, à ses rattachements au niveau des diplômes et à sa reconnaissance dans l’échelle des certifications et des salaires dans une société. Comment le groupe professionnel est-il reconnu sur le plan symbolique dans une échelle de prestige et au regard de l’architecture des métiers dans la société ? La troisième dimension se penche sur le domaine cognitif. Quels sont les savoirs mobilisés, les connaissances produites et leur niveau de reconnaissance notamment dans le monde de la formation et de l’enseignement ? Entendons, pour ce dernier point, à la fois le registre de la formation initiale et celui de la formation continue, tout au long de la vie. Enfin, la quatrième dimension qui se situe au coeur de la problématique de ce numéro de la revue interroge la dimension gestionnaire et managériale. Qu’est-il attendu de la production des professionnels ? Quel est le rapport entre moyens affectés et résultats attendus par les décideurs, les financeurs ? Quelles sont les modalités de suivi et de contrôle de l’activité, la façon de rendre compte de cette dernière, etc. ?

Pour ma part, je rajouterais une cinquième dimension qui est très peu abordée dans les travaux étudiés comme catégorie spécifique pour désigner les processus de professionnalisation à l’oeuvre. Il s’agit, de mon point de vue, de la relation entretenue entre les groupes professionnels, notamment dans les professions de la relation avec autrui (Demailly 2008), et les personnes auprès desquelles ces groupes professionnels interviennent. La terminologie diffère pour désigner ces publics selon différents paramètres comme le pays et sa culture, son histoire, ses politiques publiques, son système juridique ; selon la structure organisationnelle, établissement privé ou public, ses missions, ses modes de financement ; selon la temporalité en jeu et les courants traversés par les sciences humaines et sociales. Néanmoins, le rapport entretenu entre les professionnels du travail social et ses publics me semblent constituer un champ d’exploration encore insuffisamment exploré dans ses différenciations et ses singularités. Les récents travaux conduits sur les questions du « pouvoir d’agir » (Le Bossé, 2015) et d’empowerment (Bacquet et Biewener, 2013) montrent la complexité de ces rapports sociaux dans l’intervention sociale pour des professions dites de la relation.

Le cadre théorique ainsi posé nous amène à entreprendre dans la suite de cet article, en quoi, à la croisée de ces différents mondes sociaux, se jouent des dynamiques qui animent les différents acteurs confrontés à ces cinq dimensions et qu’il nous faut décomposer dans leurs déclinaisons et leurs enjeux contemporains pour le travail social.

Des mondes sociaux imbriqués

Une analyse visant à identifier un certain nombre d’enjeux relatifs aux évolutions du travail social permet de se sortir d’une vision purement morale portant sur des tensions que j’ai pu identifier à la lumière de mes différents travaux de recherche conduits ces dernières années[2]. Un panorama des évolutions du « travail social en pays francophone » (Fourdrignier, Molina, Tschopp, 2014) nous montre que son histoire révèle des tensions qui ne sont pas nouvelles. Néanmoins, nous faisons l’hypothèse que certaines caractéristiques s’accentuent de façon plus récente dans l’histoire du travail social, sous la poussée de facteurs multidimensionnels renouvelés tant sur le plan politique que culturel, technologique et économique (Molina, 2019a).

Si les protagonistes situés au coeur de ces transformations contemporaines les déplorent pour partie, il nous faut souligner néanmoins que les prises de position peuvent aussi se présenter sous plusieurs visages antagonistes ou parfois en demi-teinte entre « risque et danger » d’un côté et de réelles « opportunités » d’un autre. À titre d’exemple, une recherche conduite sur « les usages numériques dans l’accompagnement social et éducatif » en région bretonne en France (Molina et Sorin, 2019) met au jour les tensions générées par l’introduction des outils numériques tant pour les professionnels, que pour les gestionnaires et les personnes accompagnées. Dans une forme d’ambivalence entre « crainte » et « promesse » pour les acteurs, le numérique constitue un outil glissé dans la relation d’accompagnement entre les intervenants sociaux et les publics, mais aussi entre les professionnels et les gestionnaires. Sans diaboliser ou a contrario idéaliser les outils numériques, les transformations qu’ils engendrent peu à peu dans les milieux de pratiques obligent à une analyse et une posture réflexive par les acteurs concernés.

Une seconde recherche conduite pendant quelques années et portant sur « les réformes des formations du secteur social et la socialisation professionnelle » vient analyser la perception de la Nouvelle Gestion publique (NGP) par les professionnels et les gestionnaires (ou cadres de proximités en France) (Bonnami, et collab., 2019). L’enquête qualitative menée sur deux terrains entre la région Île-de-France (région parisienne) et la région du Saguenay au Québec, dans une approche comparative, met au jour que les positions au regard de cette Nouvelle Gestion publique ne sont pas aussi tranchées que l’on pourrait le penser. Les modalités gestionnaires sont à la fois perçues par les intervenants sociaux comme un empêchement à leur autonomie professionnelle et en même temps comme une facilitation pour favoriser une cohésion d’équipe au sein des organisations sociales et médico-sociales. Une segmentation générationnelle est toutefois observée entre les travailleurs sociaux dans leur rapport au travail plus généralement, en fonction de leur âge et de la période de socialisation professionnelle lors de la formation initiale.

Une troisième recherche conduite entre 2008 et 2015 démontre à travers deux enquêtes qualitative et quantitative (Molina, 2016) que les évolutions du travail social, notamment sous le prisme de la Nouvelle Gestion publique, sont là encore perçues comme des formes de « résistance », mais aussi des « opportunités ». Cette tension se manifeste surtout à travers des stratégies individuelles de mobilité professionnelle pour échapper à une forme d’acceptabilité, voire de résignation. Cette dernière prend néanmoins le risque d’un désengagement, voire d’un épuisement professionnel, accompagné d’une perte de sens au travail, ainsi que d’un sentiment de déficit de reconnaissance par les hiérarchies et les décideurs à l’égard des intervenants sociaux.

Ces trois exemples retenus à travers ces démarches empiriques montrent comment les évolutions du travail social qui se meuvent dans un contexte gestionnaire lui-même en transformation, ainsi que les outils qui les accompagnent, ne produisent pas des effets de perception tranchée par les acteurs concernés. On assiste à des formes ambivalentes d’acceptation ou de rejet qui s’opèrent dans des « recompositions professionnelles » (Molina, 2014). C’est-à-dire des transformations des configurations et des caractéristiques professionnelles structurantes dans lesquelles se développent les groupes professionnels eux-mêmes. Ces recompositions se caractérisent notamment par des évolutions dans les pratiques.

Recompositions professionnelles à l’oeuvre

Les recompositions à l’oeuvre se manifestent à travers des changements de pratiques au regard de cinq registres que nous proposons de typologiser à partir de l’analyse de nos différents travaux de recherche et du matériau empirique issu des « participations observantes » (Beaud et Weber, 2003) dans l’immersion des recherches-actions et des interventions entreprises dans le milieu (colloques, journées d’études, séminaires).

Un premier registre concerne la « temporalité » de l’intervention sociale. Les professionnels rendent compte des transformations opérées dans ce domaine. Le temps nécessaire pour l’accueil et l’accompagnement de la personne semble s’être délité dans l’intervention sociale. On assiste à une forme d’« accélération » (Rosa, 2010) comme l’une des nouvelles caractéristiques de l’activité professionnelle. Ce processus d’accélération dans l’activité empêcherait également les temps et espaces de « délibération réflexive » (Champy, 2011, 2009), nécessaires à l’élaboration collective au sein des organisations.

Un second registre situe les changements de pratiques du point de vue d’une « procédurisation des activités » (Osty, 2006). Les activités se manifestent par une utilisation massive de supports formalisés, le plus souvent numérisés. Ces supports rendent compte d’une hyper gestion de dispositifs dans une démarche d’accès aux droits pour les personnes qu’ils accompagnent ou qu’ils accueillent au sein des structures sociales et médico-sociales.

On observe un troisième registre caractérisant les transformations majeures des pratiques liées aux évolutions technologiques et notamment le numérique dans les organisations de travail et dans la formation. Les travaux de la sociologie du travail démontrent comment les technologies numériques qui ont fait leur apparition dans le monde du travail depuis plusieurs années déjà viennent modifier l’activité professionnelle (Bidet, Datchary et Gaglio, 2017). Pour le secteur social et médico-social, de nouveaux travaux spécifiques voient le jour ces dernières années (Meyer, Bouquet et Gelot, 2019 ; Molina et Sorin, 2019). De nombreuses évolutions sont observées à différents niveaux : la relation aux publics concernés par l’accompagnement, les relations entre pairs professionnels, les usages numériques dans l’activité du quotidien, les « prudences professionnelles » (Kuehni, 2019) imbriquées aux questions éthique et juridique de la protection des données.

Un quatrième registre émerge, s’agissant des transformations à l’oeuvre. Il s’agit de la quantification de l’acte. Si les organisations demandent aux professionnels de rendre compte de leurs activités à travers la statistique et donc sous un versant quantitatif, cette quantification est interrogée par ces derniers. L’orientation quantitative donnée par le cadre institutionnel gestionnaire pour évaluer l’activité professionnelle, au détriment d’une approche plus qualitative, suscite la désapprobation de la part des professionnels. C’est la question du sens qui est posée et par voie de conséquence, celle de la reconnaissance des groupes professionnels dans leurs activités de travail (Molina, 2013). La période de pandémie de COVID-19 récente révèle, par exemple, comment la société découvre ou redécouvre des professions souvent ignorées ou banalisées dans leur utilité sociale. Qu’il s’agisse des personnels soignants ou des métiers de la distribution, les médias ont mis les projecteurs sur ces groupes qui, sous l’effet de la contingence de la crise sanitaire, ont montré leur utilité sociale sous un autre jour, et par voie de conséquence se sont vus dotés d’une reconnaissance symbolique amplifiée. Axel Honneth a démontré la nécessité du paradigme de la reconnaissance, même s’il ne l’appliquait pas directement au milieu du travail au moment de sa conceptualisation (Honneth, 2000 ; Guéguen et Malochet, 2014). Axel Honneth la définit à travers deux principes majeurs. Le premier principe posé par l’auteur consiste à situer l’individu dans un rapport à soi positif et vulnérable dans ses relations intersubjectives. De ce fait, il cherche à être reconnu par autrui dans ses propres valeurs. Le second principe repose sur trois formes de reconnaissance à la fois dans un rapport positif à soi et dans la relation à autrui. La première forme de reconnaissance resitue l’individu comme un être d’affects et de besoins et s’inscrit à ce titre dans le domaine de l’amour. La seconde est liée au besoin de liberté et donc mobilise le domaine moral et de justice. La troisième forme de reconnaissance qui concerne la capacité de l’individu à se rendre utile dans la société est empreinte de solidarité ou d’estime sociale.

Enfin, un cinquième et dernier registre est à relever. Il concerne ce qui fait coeur de métier pour les intervenants sociaux, à savoir la relation entre la personne accompagnée et le professionnel. Les intervenants sociaux expriment, quels que soient les lieux investigués, un affaiblissement de leur travail relationnel dans l’accompagnement pour privilégier une valorisation de la logique de « guichet » (Weller, 1999). À travers une enquête ethnographique au sein d’une Caisse de Sécurité sociale, l’auteur révèle le quotidien d’une organisation bureaucratique à travers les interactions entre « agents des guichets » et « usagers » du service public. Aussi montre-t-il, les « innovations managériales » en train de se faire dans le quotidien de la relation entre les publics et les agents de l’administration.

Après avoir analysé les recompositions professionnelles au prisme de cinq registres spécifiques, abordons dès à présent une analyse possible des enjeux contemporains de ces transformations à l’oeuvre au croisement de la formation, l’intervention sociale et la gestion.

Au croisement de la formation, l’intervention sociale et la gestion : des enjeux contemporains

À partir de notre cadre théorique de référence et du matériau empirique recueilli lors de nos différentes activités de recherche dans le champ du travail social, nous proposons d’identifier quatre enjeux majeurs pour analyser les transformations récentes du secteur. La grille de lecture proposée repose sur une imbrication forte, voire une interdépendance, entre formation, pratique professionnelle et modalités gestionnaires.

Un premier enjeu s’inscrit dans une dynamique de « coopération » entre les acteurs (Molina, 2018). Le travail social connait une longue tradition du « travail ensemble » (Dhume-Sonzogny, 2017) ou de « partenariat » (Lyet, 2008). Ce qui vient changer la donne plus récemment et depuis les années 1980, est une approche plus horizontale dans les modes de gouvernance pour des secteurs très diversifiés de la société (Boltansky et Chiapello, 2011). Cette horizontalité des rapports sociaux introduit un brouillage des repères dans ce que nous pourrions nommer « une dilution de la responsabilité » à la fois au niveau macro social pour ce qui concerne les politiques publiques mises en oeuvre, mais également au niveau méso, voire micro social s’agissant des interventions dans les activités de travail au quotidien. Elle oblige par ailleurs les acteurs, quelle que soit leur place, à renforcer leur mobilisation pour fabriquer ensemble, de l’interconnaissance afin de rompre avec des politiques et des interventions sociales en silo. Cette dynamique nécessite un travail de rapprochement et de traduction entre des protagonistes individuels et institutionnels qui ne partagent pas toujours la même culture (celle de l’intervention sociale, de la politique, de la gestion, du vécu, etc.). À titre d’exemple, citons le démarrage récent d’un projet de recherche déployé sur trois départements bretons (Morbihan, Finistère et Côtes-d’Armor) sur la question du « référent de parcours ». Les politiques publiques ont défini en France, ces dernières années, des orientations fortes pour la lutte contre la pauvreté. L’un des diagnostics portés par l’État et les collectivités est celui d’une intervention sociale non coordonnée et segmentée du fait, notamment, de la mise en oeuvre de politiques sociales cloisonnées. L’idée de travailler sur la mise en place du « référent de parcours » consiste à rompre avec cette segmentation pour construire un travail davantage centré sur la personne dans une approche dite globale. Cette approche n’est pas nouvelle en soi dans le monde du travail social. Depuis près d’un siècle, la formation met l’accent sur l’approche globale de la personne dans l’intervention sociale (Richemond, 2002). Pour autant, la construction des politiques sociales, l’organisation bureaucratique des institutions sociales et médico-sociales, les missions spécifiques qui en découlent, couplées aux spécificités professionnelles, entrainent dans leur sillage un éclatement de l’accompagnement des personnes. La recherche que nous démarrons vient interroger les pratiques actuelles et étudier les incidences de la mise en oeuvre de cette approche dans ses différentes dimensions (professionnelles, organisationnelles, partenariales, relationnelles avec les publics, etc.). Il s’agit dès lors d’interroger les dynamiques de coopération en proximité avec les personnes concernées par l’intervention sociale.

Un deuxième enjeu que nous identifions réside dans les processus d’évaluation dont se dotent les différents systèmes qui composent le secteur. La question de l’évaluation dans le secteur social et médico-social est pléthorique dans la littérature grise. Si l’on s’intéresse plus précisément à l’évaluation des résultats de l’offre de service dispensée en matière d’intervention sociale, le questionnement qu’elle pose est multidimensionnel (Rossignol, 2000). Qui est le maître d’oeuvre de la mesure : le professionnel, le financeur, le prestataire institutionnel, le client ? Qu’est-ce qui est mesuré : la politique publique, la performance de l’intervention sociale conduite par le professionnel, la performance de la capacité gestionnaire, les objectifs atteints ou non atteints par les personnes dans leurs projets de vie ? Ce questionnement, légitime pour tout gestionnaire notamment dans une dimension financière et dans un contexte de budget contraint, pose autant des questions économiques qu’éthiques. Sur le premier point, la littérature explique finement et dans une approche critique comment la Nouvelle Gestion publique s’est dotée d’outils de gestion toujours plus complexes (Berrebi-Hoffmann et Boussard, 2005 ; Chauvière, 2010a, 2010b ; Gaulejac De, 2009). Le second point, relatif à l’éthique, n’est pas toujours pris en compte dans la culture comptable de la gestion et s’oppose le plus souvent à la culture du travail social qui en est l’un de ses ardents défenseurs (Breton et Pesce, 2019). Bouquet, Jaeger et Sainsaulieu (2007) ont rassemblé en un ouvrage des points de vue controversés de plusieurs chercheurs sur la question de l’évaluation dans le secteur social et médico -social. S’il est établi la nécessité de l’évaluation dans ses différentes dimensions, lui donner du sens s’impose parallèlement, sans pour autant tomber dans l’angélisme (Fablet et Sellenet, 2010).

Un troisième enjeu soulève la délicate question de l’autonomie des intervenants sociaux au regard, notamment, de procédures accentuées dans une organisation bureaucratique et du contrôle de l’activité tels que nous les avons exposés plus haut. La Nouvelle Gestion publique est souvent analysée comme une approche gestionnaire qui suscite l’affaiblissement de l’autonomie des groupes professionnels (Bezes et Demazières, 2011). Néanmoins, l’analyse est à relativiser selon le type d’autonomie qui est en jeu. Pour Valérie Boussard, Philippe Demazière et Philippe Milburn (2010), elle se présente selon trois approches distinctes. La première interroge l’autonomie du groupe professionnel au regard de son rapport avec l’institution et de son degré d’hétéronomie. La seconde est liée aux pratiques professionnelles elles-mêmes alimentées par les activités de travail. La troisième concerne le poids qui est accordé au groupe professionnel dans la définition même de son travail, les buts poursuivis et les significations associées. Son assise se trouve sur un plan collectif à travers un contrôle pratique et symbolique par le groupe professionnel lui-même.

Si l’autonomie, constitutive d’un groupe professionnel, est également fondée sur un savoir spécialisé et dans la revendication d’une identité propre à travers le monopole de leurs activités, le paradoxe auquel nous assistons réside en ce que cette autonomie relative se meut dans un contexte de contrôle et de prescription des activités. La règle prescrite est le plus souvent dominante alors que parallèlement, il est demandé aux professionnels de faire preuve d’imagination et de créativité, d’adaptation aux situations singulières rencontrées. La logique de mission de l’institution semble se substituer à celle des groupes professionnels, experts dans leur domaine d’activité. Différents dispositifs d’évaluation comme la démarche qualité ou l’application des « bonnes pratiques professionnelles » viennent affaiblir cette autonomie. La logique de résultat s’impose à l’organisation et aux professionnels, parfois au détriment des savoirs constitués par ces professions qui prennent le risque de finir par s’inscrire dans des routines administratives et procédurales. Il s’agit de l’émergence de nouvelles formes de « professionnalisme » comme signe d’un déplacement entre un professionnalisme from within, c’est-à-dire contrôlé par les travailleurs eux-mêmes vers un professionnalisme from above, c’est-à-dire résultant de l’injonction des organisations ou des « clients » (Boussard, Demazière et Milburn, 2010). En d’autres termes, est ici interrogée la rencontre entre normes exogènes et normes endogènes. S’agit-il de formes renouvelées ou adaptées d’autonomie professionnelle ?

Enfin, un quatrième enjeu, au croisement de la formation, de la pratique et de la gestion, nous conduit à questionner ce que nous pourrions nommer un « idéal adéquationniste » entre formation et exercice professionnel. Un idéal qui consisterait à définir l’activité des travailleurs sociaux dans une « norme de professionnalité » (Demazière, 2009) définie par le haut. La définition de l’activité professionnelle, qu’elle soit issue des organismes de tutelle, d’un ordre ou une organisation professionnelle, d’un appareil de formation, d’organismes financeurs, voire des publics, oblige à s’interroger sur l’adaptation de la formation aux milieux de pratiques. Qui cherche-t-on à satisfaire dans la logique adéquationniste ? le public ? le gestionnaire ? le politique ? l’intervenant lui-même ? Quelle temporalité d’adéquation existe-t-il entre les quotas des futurs professionnels à former, les transformations de l’appareil de formation, les nouveaux publics s’adressant aux établissements et services sociaux et médico-sociaux, les politiques publiques en évolution, etc. ? Selon nous, cette croyance adéquationniste ne prend pas suffisamment en compte la socialisation professionnelle « sur le tas » ou dit autrement, la transmission du métier sur les terrains par les pairs (Divay et Legendre, 2014) et notamment dans les pratiques d’accueil en stage. Au-delà des enseignements et de la réflexivité engagée sur les pratiques à l’appui des dispositifs pédagogiques spécifiques (séminaires, ateliers, etc.), cette socialisation est aussi caractérisée par la confrontation avec la quotidienneté de l’expérience professionnelle et ses aléas, ses adaptations, ses « ficelles du métier » (Becker, 2002). Dans un texte de référence et dans une approche interactionniste de la sociologie des professions, Everett Hughes (1956) propose une modélisation de la socialisation professionnelle : « la fabrication d’un médecin ». Ce processus théorisé par l’auteur peut parfaitement être transposé aux formations du secteur du travail social. L’auteur s’appuie sur un point de départ qui est celui de l’existence d’une culture médicale. Celle-ci est construite à la fois sur des connaissances théoriques et scientifiques, mais aussi sur la conception de la maladie et de la santé, en quelque sorte une forme de philosophie ou de croyances qui se doivent d’être partagées. La culture médicale s’acquiert par la mobilisation de trois leviers : l’apprentissage, l’initiation et enfin la conversion. Il ne s’agit pas seulement de faire entrer des disciplines dans un cursus, mais d’être initié à un rôle médical et « se convertir » soi-même à cette nouvelle vision. C’est ce qui permet ensuite la pratique de ce rôle. Cela passe par quatre moments clés dans le cursus de formation : la séparation d’avec le monde profane ; l’observation du monde à l’envers « seeing the world in reverse » ; le dédoublement de soi entre culture profane et culture professionnelle, c’est-à-dire l’apprentissage de la gestion d’une nouvelle identité ; l’identification au rôle professionnel passant par le renoncement à une identité antérieure vers une nouvelle identité non encore stabilisée. Autrement dit, pour transposer le cadre théorique proposé par Hughes du monde médical au monde du travail social, pour devenir un professionnel au-delà de l’apprentissage des matières du programme et réussir aux examens, il s’agit de passer par une conversion identitaire tout au long du cursus par : ce qu’est le travail, ce que doit être son rôle, ce que sont les carrières possibles, ce que l’on est soi-même comme professionnel. Peut-être pourrions-nous questionner cette quête adéquationniste à l’aune des travaux de Hughes entre conception sociale ou croyance portant sur une profession et son monde social au-delà des techniques et des outils mobilisés par la profession.

En guise de conclusion

L’article proposé n’a pas la prétention de l’exhaustivité pour traiter des enjeux contemporains du travail social au croisement de la formation, du travail et de la gestion. Il offre quelques pistes d’analyse et des hypothèses afin d’explorer, avec les acteurs concernés et les chercheurs, les différentes dimensions parcourues très sommairement. L’objectif poursuivi est d’encourager à la fois la réflexivité au sein des organisations de travail et de formation du secteur social et de poursuivre les travaux de recherche sur les sujets inépuisables qui composent le travail social et ses sphères connexes.

La tension soulevée par la problématique de ce numéro de la revue entre « résistance » et « performance » montre comment les « mondes sociaux » ne sont pas clivés, mais au contraire, s’interpénètrent. Si les cultures qui se croisent ne semblent pas toujours homogènes, notamment entre culture du résultat, culture de l’évaluation d’un côté, et les valeurs humanistes du travail social de l’autre, force est de constater que les paradigmes mobilisés sont malgré tout convergents en bien des points. L’intervention sociale par exemple s’est toujours targuée de poser un cadre méthodologique rigoureux posant l’acte d’évaluation dans le projet d’accompagnement avec la personne. Ce qui vient bousculer les habitus professionnels du travail social réside, nous semble-t-il, dans ce que la logique de performance emprunte à la logique entrepreneuriale, s’attache à des résultats et des modalités divergents entre intervention sociale et gestion. Les approches par « l’activation » ou workfare dans les politiques publiques d’accompagnement en sont l’exemple le plus frappant. Si le travailleur social s’inscrit dans un principe d’intervention sociale dont la temporalité respecte le rythme de la personne fragilisée, la logique gestionnaire ne l’entend pas toujours ainsi. Les durées de prise en charge par exemple sont le plus souvent écourtées dans un souci de limitation des coûts.

Nous l’avons vu à travers cet article, la gestion ne peut être diabolisée, car elle est nécessaire pour conduire la politique publique de l’action sociale. Néanmoins, elle nécessite un effort de traduction pour favoriser une compréhension réciproque entre les acteurs concernés au regard des principes fondamentaux du travail social et de son appareil de formation ainsi que ceux de la gestion. Des pistes de recherche pourraient ainsi être poursuivies afin de mieux saisir les interactions entre les acteurs concernés par ces différents mondes sociaux très étroitement imbriqués.