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Le numéro de la Revue Reflets intitulé « Le travail social : entre performance et résistance » que nous présentons est issu d’un colloque international qui s’est tenu dans le cadre du congrès de l’ACFAS en mai 2019 à Gatineau. Il avait réuni des chercheurs, enseignants-chercheurs, étudiants ainsi que des praticiens et gestionnaires.

La thématique de la performance en parallèle de la résistance avait permis de susciter un échange fécond rendant compte de la complexité du sujet. Si différentes interprétations et manifestations de la performance et de la résistance se font jour, on retient, parmi les discussions engagées, celle des rapports sociaux de domination ou de pouvoir susceptibles d’affaiblir l’autonomie professionnelle. Une analyse matricielle nous conduit à y voir un triptyque entre autonomie, reconnaissance et solidarité. Si les rapports de pouvoir sont bien présents, ils n’écartent pas complètement les autres formes que sont les rapports sociaux horizontaux à travers notamment de nouveaux visages des liens sociaux et d’intervention sociale comme la pair-aidance. Enfin, on observe les hiatus possibles entre les orientations politiques et les réalités vécues par les acteurs concernés. Ces écarts donnent parfois lieu à des créativités comme formes instituantes mais aussi à des vulnérabilités identifiées tant pour les professionnels que pour les personnes sujettes à l’intervention publique.

Sans ériger le débat vers des positions militantes ou partisanes, ce numéro de dossier se veut donc le témoin des différents points de vue qui ont pu émerger à l’occasion de cette rencontre scientifique et au-delà. En effet, afin de compléter et d’approfondir le sujet que l’on peut considérer comme l’une des problématiques majeures traversées par le travail social actuel, nous avons fait appel à des auteurs ayant participé aux échanges lors du colloque, mais aussi à d’autres auteurs dont les travaux viennent apporter un éclairage.

Ainsi, un premier article d’Yvette Molina propose de dresser un panorama des enjeux contemporains qui traversent le travail social. S’intéressant depuis plusieurs années aux évolutions du travail social, notamment dans un contexte international francophone, l’auteure illustre son propos à partir d’enquêtes diversifiées qu’elle a pu conduire. Il s’agit dès lors de mettre au jour comment les transformations s’opèrent au regard de différentes scènes caractérisées par leurs propres logiques. Le croisement de trois mondes sociaux du travail social sera ainsi exploré : la formation, les milieux de pratiques professionnelles, le monde gestionnaire et managérial des organisations.

Un deuxième article présenté par Philippe Lyet nous conduit à une réflexion qui caractérise le fait de résister comme l’affirmation du sujet et de disposer du pouvoir de défendre son point de vue, ce qui suppose souvent la présence d’alliés dont la collaboration restaure les personnes comme sujets et acteurs de leur vie. Des dispositifs comme les recherches conjointes sont pertinents quand elles le permettent. S’engager dans une recherche, c’est accepter d’aboutir à ce à quoi on ne s’attend pas. Cette irruption de l’inattendu qui déstabilise les références des acteurs est, pour les acteurs concernés cochercheurs, la principale force de résistance des recherches conjointes aux réifications qui enferment les acteurs sociaux dans des rôles figés.

Un troisième article écrit par Roberta Romagnoli a pour objectif de présenter certains aspects de la politique d’assistance sociale au Brésil, en discutant des notions de vulnérabilité et de risque social qui sont évoquées dans les documents du Système Unique d’Assistance Sociale (SUS). Dans ce contexte, il se concentre sur les effets qui émergent de l’utilisation de ces notions dans la vie quotidienne des professionnels dans leurs interventions auprès des familles. À partir d’une lecture institutionnaliste, ainsi qu’avec les apports de Deleuze, Guattari et Foucault, le texte problématise les risques présents dans ces effets et qui peuvent rendre les professionnels vulnérables lorsque le manque de connaissances peut diminuer la capacité des équipes, mais aussi des familles à être actives et autonomes. Ces risques sont : le risque de psychologisation, le risque de disqualification, le risque de surcharge des femmes et le risque de résonance de la vulnérabilité. Ces risques peuvent cacher des pratiques morales et tutélaires empêchant les relations de promotion sociale.

Un quatrième article de Corinne Rougerie s’appuie sur des résultats d’une recherche doctorale menée en Centre Communal d’Action Sociale (CCAS) avec des agents d’accueil de différentes catégories socio-professionnelles relevant de fonction publique territoriale. Il interroge le caractère anxiogène de la mission d’accueil et ses effets sur les pratiques. Resitués dans le contexte du service public en France, les résultats obtenus à une échelle micro territoriale sont interprétés à partir d’une démarche de recherche relevant de la socio-clinique institutionnelle (Monceau, 2012). Le concept d’implication professionnelle dévoile des modalités d’entrée en relation particulières avec les personnes accueillies et des stratégies coopératives entre les professionnels. Les pratiques d’accueillants de ce service public français révèlent une professionnalité sous tension et interrogent plus globalement les fondements théorico-pratique de l’acte d’accueil.

Enfin, un cinquième et dernier article de Pascal Fugier présente les résultats d’une recherche collaborative menée dans le nord de la France entre 2012 et 2017 auprès de professionnels de la santé et du travail social (N = 52). Les travaux attestent du sentiment de perte ou d’affaiblissement de leur pouvoir d’action, induit par la dégradation de leurs conditions de travail et de leurs ressources budgétaires, temporelles et symboliques. Néanmoins, ces professionnels « font face » à ces situations, ils « se battent » et déploient plusieurs stratégies de résistance, à travers leurs capacités à déconstruire des rhétoriques instituées, à mettre en place des alliances ou encore en investissant des groupes d’analyse de pratiques. Marginalisés, épuisés, certains professionnels empruntent des voies de défection temporaires (comme la formation) ou plus radicales (turn-over, démission).

La rubrique « Entrevue » présente deux échanges sur Roland Lecomte, fondateur de l’École de service social, décédé le 4 décembre 2020 pendant l’élaboration de ce numéro, et sur son héritage. La première entrevue a été réalisée avec Nérée Saint-Amand, professeur émérite, qui relate les débuts de l’École et la contribution de Roland à ce projet, à cette vision de l’École et de la profession. La deuxième est menée avec Marc Molgat qui fit partie de la première cohorte d’étudiants de l’École. Étant aujourd’hui vice-doyen par intérim aux affaires de premier cycle et professeur titulaire à l’École de service social, il apporte un éclairage sur les enjeux du travail social actuel en mobilisant la perspective structurelle et la disposition humaniste de Roland Lecomte.

La rubrique « Pratiques à notre image » comprend deux textes. Tout d’abord, Marguerite Soulière et Martin Chartrand nous proposent un texte qui finalise le dossier de ce numéro, sous la forme d’une présentation problématisée de l’aventure que fut le colloque qui donne lieu à ce dossier. Présentant la démarche de coconstruction du colloque et son objectif de réfléchir et donner du sens au travail social, le propos pose la double question, d’une part, des définitions, place et rôle du travail social et, d’autre part, des rapports de pouvoir. Il interroge les principes et fondamentaux du travail social au regard de la définition internationale de celui-ci et les écarts avec la formation, mais aussi entre visée de transformation du travail social et logique gestionnaire qui régule l’activité. Il met à jour la tension entre rationalisation des coûts et soutien des populations marginales. Enfin, il en appelle à la réflexivité dans les formations en travail social.

Un deuxième texte de Sara Youbi propose un récit descriptif et réflexif de l’intervention individuelle auprès de nouveaux arrivants en situation de vulnérabilité. Elle occupe un poste de psychothérapeute communautaire qui la conduit à travailler avec des survivant.e.s de génocides, de guerres et de crimes atroces confronté.e.s à des traumas divers et qui doivent pour autant se confronter à la complexité du système qui les malmène. Elle témoigne de la contribution du travail social en ce qu’il permet de contrer l’hégémonie des approches découlant du paradigme biomédical. L’intégrité du travailleur social clinique réside dans sa capacité à adopter une posture qui fera primer les valeurs, les principes et le langage de la personne accompagnée, jusqu’à s’allier avec elle, dans les limites prévues par le cadre légal. Elle illustre ces principes par un exemple d’intervention.

Enfin, la rubrique « Lu pour vous » nous propose deux recensions d’ouvrage. Tout d’abord, Valérie Janson, chargée de recherche au centre de recherche d’Askoria (France) nous présente le livre dirigé par Sylvie Mezzena et Nicolas Kramer, Construire le rapport théorie-pratique. Expériences de formatrices et formateurs dans une école de travail social. Ensuite, Clarissa Figueira, doctorante en Sciences de l’Éducation au laboratoire EMA de l’Université de Cergy-Pontoise (France) nous propose de découvrir le livre coordonné par Claire de Saint Martin, Analyser les implications dans la recherche et en formation.