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It’s Alright Michel de Marie-Pierre Grenier (2016) est avant tout la rencontre entre une personne trans octogénaire et une jeune documentariste queer. Cette rencontre se déploie sur les plans identitaire et intergénérationnel, mais également politique et personnel. La cinéaste nous invite à suivre son parcours créatif au sein duquel le fait de vieillir et de se voir vieillir à l’écran est exploré à travers le souvenir, la mise en scène de soi ainsi qu’une forme de confrontation bien particulière. En effet, le film met en scène une violence éthique à laquelle est confrontée la cinéaste en s’imposant à son sujet et en continuant de le filmer quand ce dernier n’en a plus envie. Agissant ainsi, Grenier devient elle-même victime de la colère de Michel qui lui renvoie ses frustrations face à la perte de ses repères, à sa volonté d’être ce qu’il n’est plus et à son désir d’être en position de pouvoir.

Cet article part des préceptes de la théorie de la performativité (Butler 2006) et de la reconnaissance du sujet queer à travers deux aspects bien précis : l’élaboration formelle du film et la construction d’un regard queer. Tout au long du texte, je démontrerai l’hypothèse qu’une analyse formelle, elle-même développée par une analyse contextuelle, révèle la présence d’un cinéma queer comme subversion du langage cinématographique – ce langage qui, dans ce contexte, sera considéré comme « straight ». En effet, mon argumentaire se construit en partant de l’idée que le langage précède le sujet (Irigaray 1977, Butler 2006) et qu’il véhicule des cadres normatifs nous permettant de nous reconnaitre et de faire sens (Hall 1996). De ce fait, le langage, qu’il soit parlé, gestuel ou cinématographique, devient le véhicule par lequel l’humain reproduit des façons de faire et s’inscrit dans une normativité performée. Toujours sur cette question langagière, j’adopterai un ton personnel et ouvertement politique, réfutant une posture objective. Assumant d’emblée cette présence dans mon texte, j’adopte donc une méthodologie queer (Browne et Nash 2010) comme façon de m’interroger, au coeur même de mon travail de recherche, sur ma propre posture énonciatrice en tant que chercheure et cinéaste queer.

Je postule dès lors, dans le cadre de cette analyse, qu’un film queer est à même de faire place au sujet queer, dans ce cas-ci Michel, alors qu’un langage hétéronormé placerait celui-ci dans une catégorie non humaine, invisible et indicible, puisqu’il n’y a pas (ou depuis très récemment seulement) de mot pour le définir (Butler 2006, Pidduck 2011). Ainsi, une subversion du langage cinématographique permet l’émergence du sujet jusqu’alors indicible.

Dans un premier temps, je me pencherai sur l’aspect formel du film : un documentaire linéaire composé de rencontres durant lesquelles Michel nous fait entrer dans son monde, et du récit de sa vie, présenté en alternance avec la mise en scène de marionnettes donnant vie à ses souvenirs. Revisitant plusieurs époques de sa vie, Michel nous donne à voir un passé pas si lointain, homophobe et transphobe, où le fait de vivre sa vie signifiait également la risquer. Cette relecture politique et contextuelle de l’histoire de la sexualité LGBTQ+ au Québec est mise en scène à travers le regard que porte Michel sur ses souvenirs et par la caméra de Grenier qui le filme en train de se les remémorer et nous les raconter.

Dans un deuxième temps, je m’attarderai précisément à l’aspect du regard dans le film. J’explorerai comment, par la mise en scène d’un regard singulier, ce film autorise l’émergence d’un cinéma qui transgresse certaines normes d’éthique[1] du documentaire par la violence que ses protagonistes exercent l’un·e envers l’autre, tout en abordant le sujet de la transidentité. It’s Alright Michel est un film singulier, subversif et poétique, qui pose un nouveau regard sur le passé méconnu des communautés LGBTQ+ au Québec.

Queeriser le fond pour queeriser la forme

Avant d’entrer dans le vif de l’analyse, je souhaite établir les bases de mon argumentaire en partant de la théorie de la performativité de Butler. Comme le mentionne Butler (2006), l’identité paradoxale se retrouve dans tout type de discours, le cinéma n’y faisant pas exception. D’une part, l’identité est paradoxale parce que le sujet se définit à travers des codes (langue ou langage) et des signes (notamment par la présentation de genre). D’autre part, ces codes et ces signes limitent et circonscrivent les possibilités individuelles en relation à un discours subjectif et provoquent une non-reconnaissance de soi lorsqu’un sujet se constitue en dehors de ces codes et de ces signes. Ainsi, l’identité se définit par des catégorisations identitaires fixes et s’en trouve également limitée, ce qui la rend paradoxale. Tel qu’avancé par les études psychanalytiques au cinéma, un exercice de reconnaissance de soi se produit à travers une identification primaire (l’acceptation d’une vision prescrite à l’écran pendant un temps donné) et secondaire (en lien avec les personnages qui suscitent chez les spectateur·trice·s un sentiment de reconnaissance et d’appartenance) au sein de représentations (Mulvey 1989, Metz 1975). Ces représentations permettent une construction de sens, une façon de « faire sens » du monde qui nous entoure. Ici, le cinéma devient un espace modulable et modulaire où nous, spectateur·trice·s, créateur·trice·s, acteur·trice·s, pouvons réinvestir du sens et remettre en question les façons normatives de nous voir et d’être. Un film comme It’s Alright Michel remet en question explicitement cette façon de faire sens du monde, notamment via trois outils formels employés par Grenier : les entrevues réalisées avec Michel, le montage d’archives visuelles et la mise en scène de marionnettes.

Dans un premier temps, les entrevues filmées avec Michel nous plongent immédiatement dans un rapport d’intimité. Le film s’amorce d’ailleurs sur un fond noir, dans un silence complet, et un intertitre explique la première rencontre entre Grenier et Michel : un appel téléphonique suivi immédiatement par une rencontre en personne. Nous indiquant d’emblée que leur relation en est une d’amitié, la cinéaste nous positionne face à ce sujet qui nous est encore inconnu. La première image qui nous transporte dans l’univers filmique est une citation tirée du court métrage à l’origine de ce projet, Je les aime encore (Marie-Pierre Grenier, 2010). On y voit Grenier assise sur Michel, conduisant son triporteur dans une rue montréalaise. Ce long travelling latéral a pour fonction de construire formellement et narrativement le processus de construction d’un sujet. Jusqu’ici, tout va bien.

Le plan suivant nous ramène à l’intertitre faisant référence au court métrage susmentionné, dans une volonté partagée de poursuivre la création « ensemble » (Fig. 1). En effet, l’usage du « avons » et donc du « nous » unificateur de cette introduction filmique nous donne l’impression, dès la première minute du film, que celui-ci est créé en collaboration. Puis, image noire, un téléphone sonne. La conceptrice sonore et cinéaste brise immédiatement le climat qui reposait jusqu’ici sur l’accueil et l’amitié, avec l’arrivée d’un ton grinçant ; on entend les messages que Michel a laissés dans la boîte vocale de Grenier. Ce dernier la cherche, puis l’insulte. La raison de son appel est que plusieurs de ses ami·e·s veulent voir son film/celui de Grenier.

Figure 1

It’s Alright Michel (Marie-Pierre Grenier, 2016).

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(Voix automatisée) Message suivant, bip.
Michel : Heille tabarnak, là. Ça fait deux fois que j’t’appelle pis j’ai pas de nouvelles de toi. C’est quoi c’t’histoire-là ? T’as pas de mémoire ? T’as perdu ta mémoire encore là ? Grouille-toi un peu là. Bon ben, j’ai plein d’ami·e·s là qui veulent voir mon… TON vidéo, ton documentaire et pis j’ai rien, je n’ai pu, j’suis complètement à sec. Alors, fais un effort et essaye de m’en faire, s’il te plait, Peter. Pis appelle-moi là ! Sacrament ! J’sais pas où c’que t’es là, je sais pas c’que tu fais, mais on s’est perdu de vue, là. OK, salut.

La confusion autour de la propriété du court métrage contextualise bien la dynamique installée entre les deux personnes et remet en question, du même coup, leur relation. À qui appartient le film ?

Dès cet instant, l’objet du film n’est plus clair. Nous ne sommes assurément pas dans un biopic, c’est-à-dire dans un film relatant l’histoire et l’expérience d’une personne qui serait, ici, Michel. Nous ne sommes pas non plus centré·e·s autour de la transidentité, car aucune mention, explication, ni référence à ce sujet n’est présente, si ce n’est le surnom qu’il emploie à l’attention de Grenier (Peter) qui peut, si l’on fait une lecture sensible et aiguisée du sujet, révéler la présence d’une thématique trans. Non. En toute subtilité, on nous invite à réfléchir à la dimension éthique qui se trouve au centre de tout acte documentaire. En effet, le choix de mettre de l’avant cet extrait sonore en début de film nous amène à réfléchir à plusieurs éléments. Au niveau narratif notamment, la violence avec laquelle Michel s’adresse à Grenier peut, d’une part, antagoniser son personnage. Elle peut également positionner Grenier en victime. Toutefois, cette polarisation des personnes impliquées, donc ce choix narratif plus formel, mis en relation avec le reste du film, rend perplexe. Pourquoi faire un film sur cette personne qui dérange, qui se fâche, qui insulte la cinéaste, si ce n’est que de faire de cette violence un intérêt premier ? En effet, c’est dans ce travail de fond que se révèle l’importance de l’éthique documentaire qui sera le sujet flexible au centre du long métrage.

Ce premier aspect formel est particulièrement intéressant parce qu’il nous maintient à distance des entrevues « têtes parlantes ». Bien que le film soit principalement centré autour d’entrevues réalisées entre Grenier et Michel, il ne s’inscrit pas dans cette tradition esthétique « d’affaires publiques » (Jean 1990). Au contraire, les entrevues sont entrecoupées d’archives et de mises en scène de marionnettes, créant ainsi une esthétique singulière. Le deuxième aspect formel qui m’intéresse est le choix et surtout l’usage des archives visuelles. Comme n’importe quelles archives, celles-ci jouent le rôle de nous montrer la vie culturelle d’une autre époque et de nous replonger dans une autre dimension temporelle. De ce fait, nous sommes témoins d’une réalité méconnue, celle des communautés LGBTQ+ et de leurs sous-cultures. Ce qui attire notre attention, c’est certainement le choix délibéré de donner à voir des images qui n’entrent pas dans un certain standard de nostalgie (Niemeyer 2014). Nous voyons, notamment, des personnes en état d’ébriété tituber sur la Main, et de manière narrative et visuelle, on fait allusion à des travailleuses du sexe qui, selon les dires de Michel, vivent une réalité difficile et dangereuse.

Grenier nous plonge dans ce passé homophobe en montrant une entrevue télévisuelle diffusée à la SRC[2] en 1977 dans l’émission « Femme d’aujourd’hui ». On y voit Michel exposant une identité différente. Ici, il est intéressant de voir la négociation entre différentes conceptions identitaires à différentes époques. En effet, Michel est, en 1977, considéré comme une femme homosexuelle et intervient à ce titre. Plus tard, dans le film, il mentionne n’avoir jamais été une homosexuelle, ou une lesbienne, qu’il adoptait ces espaces (des bars lesbiens) et ces identités parce qu’il n’avait pas d’autres options. Dans cette entrevue donc, il parlait de l’amour entre femmes et des tabous qui l’encadrent. Grenier lui demande pourquoi cela était si important pour lui de participer à cette entrevue, de parler ouvertement de l’homosexualité. Grâce à cette rétrospection, Grenier aide Michel à se rappeler les conséquences d’une existence queer dans un contexte où cette sexualité et cette identité sexuelle étaient marginalisées, et surtout criminalisées, et à en expliquer les conséquences. Dans ces réminiscences audiovisuelles, Grenier crée un visuel pour une histoire sous-archivée des identités sexuelles marginalisées au Québec.

Il importe ici de spécifier que les Archives gaies du Québec (AGQ), les Archives lesbiennes du Québec ainsi que Média Queer offrent tous trois des collections d’archives marginalisées dans un contexte historique québécois. Les AGQ rassemblent, entre autres, des archives personnelles qu’on leur a léguées, des dons provenant de membres de la communauté gaie québécoise ainsi qu’une banque de données médiatique sur les changements d’ordre législatif qui ont eu lieu au fil des ans. Média Queer, projet de base de données d’archives LGBTQ+ au Québec et au Canada, catalogue des manifestations audiovisuelles de tout ordre. Force est de constater toutefois que ces deux ressources sont également influencées par les dynamiques de pouvoir sous-tendues dans un contexte cishétéronormé où les communautés lesbiennes et trans sont beaucoup moins représentées que leurs homologues cismasculins. De même, les Archives lesbiennes du Québec se focalisent spécifiquement sur les luttes féministes et lesbiennes et rapportent peu l’expérience trans dans cette considération historique et archivistique. Le projet de recherche-création « After hours chez Madame Arthur[3] », commissarié par Julianne Pidduck (Média Queer), Suzanne Girard, Marie-Pierre Grenier et Lynne Trépanier et présenté au centre Never Apart à Montréal à l’été 2019, est le premier événement du genre à explorer spécifiquement les archives audio et visuelles d’une époque où l’homosexualité était un crime et la transidentité, non reconnue. On y retrouve même certaines archives présentées dans le film, quoique le projet d’archivage des histoires orales soit plus diversifié en termes d’interventions que le film de Grenier.

Nonobstant ce fait, les archives retrouvées dans le film de Grenier font partie intégrante du contexte duquel elles sont originaires : la ville de Montréal. Ce qui est frappant, c’est qu’elles proviennent pour la plupart des archives de la police, étant utilisées pour décrire et éventuellement « régler » les problèmes rencontrés dans le nightlife montréalais. Ainsi, les archives qui subsistent à travers le temps pour les communautés LGBTQ+, ici criminalisées, sont des archives de leurs « crimes » et non de leurs communautés. Cependant, dans It’s Alright Michel, celles-ci sont dénaturées et plutôt utilisées comme « hommage » à une autre époque, soit une époque où les homosexuel·le·s, les femmes, les travailleur·euse·s du sexe, les personnes pauvres, les personnes alcooliques et les toxicomanes étaient considéré·e·s comme les « déchets de la société », pour reprendre les mots de Michel. Cette réappropriation s’éloigne donc d’une conception nostalgique d’un passé romancé et dénonce plutôt une oppression normalisée et bien souvent oubliée.

Ce qui nous amène aux marionnettes, créées et animées par la marionnettiste Marie-Claude Labrecque : ce théâtre d’objets animés s’articule autour d’images d’archives afin de pallier un manque, une invisibilité de l’histoire LGBTQ+ québécoise et agit sur les plans macro et micro de l’histoire qui nous est racontée. Ce choix formel de la part de Grenier est en effet judicieux. À partir de photographies d’archives, la cinéaste a recréé des lieux communs des communautés LGBTQ+, et la mise en scène de marionnettes redonne vie à des lieux mythiques comme le bar Blue Sky, le Gayety ou Les Deux Canards. Il y a peu de traces de ces lieux clandestins – des bars – qui ont été le terrain de nombreuses descentes policières, de même que des personnes qui les ont fréquentés. La construction de ces lieux en papier mâché les matérialise ici dans un cadre figuratif, et non plus imaginé. On y suit Michel en marionnette, accompagné d’une voix off provenant de l’entrevue avec Grenier. On ne le quitte jamais. Il nous donne accès à ses souvenirs, et Grenier les matérialise. Cette combinaison a pour effet de donner à cette histoire une profondeur humaine et nous permet d’entretenir un lien affectif avec Michel malgré la dynamique de pouvoir et l’agressivité qui s’est installée entre lui et Grenier. Sur le plan micro, c’est la personnalité de Michel qui se déploie, qui se construit à travers cette mise en scène animée. On y découvre un charmeur, un « coureur de jupons » qui tombe en « amour fou » et qui abandonne tout pour les femmes de sa vie.

La question des marionnettes est particulièrement intéressante dans les génériques d’ouverture et de fermeture du film. Au tout début, on voit d’abord une main (celle de Grenier ? Fig. 2) installant une petite caméra sur un trépied devant une chaise en bois, puis le titre du film apparait et enfin la marionnette de Michel s’invite dans le décor, prenant place sur la chaise, devant la caméra. Il ne peut y avoir de mise en scène plus claire du véritable objet du film : le cinéma comme tel, le cinéma pur, lourd, chargé de sens et vecteur de dynamiques de pouvoir. L’usage de marionnettes met en scène un tournage de film, produisant ainsi un écho à la performance de soi[4], d’une part, mais également à l’envers du décor de tout film : parce qu’on y voit les mains des marionnettistes, on rend visibles les « ficelles » que tire Grenier en tant que cinéaste. Ce choix formel de déconstruire le film en train de se faire provoque une dissociation et une rupture du lien sacré d’identification primaire tel qu’il a été détaillé notamment par Christian Metz (1975).

Figure 2

It’s Alright Michel (Marie-Pierre Grenier, 2016).

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Il n’est pas anodin que le film se termine avec cette même construction formelle. En effet, après ce qui semble être une ellipse complète, lors du dernier plan du film, on revient à la marionnette de Michel qui se lève de la chaise et se dirige vers la caméra pour ensuite la tourner directement vers nous – spectateur·trice·s du film (Fig. 3). Cette ellipse fait référence à la position du sujet, mais également à la position de la cinéaste en tant que marionnettiste. De plus, la caméra bricolée filmant la vraie caméra nous place dans un rôle actif. En effet, tout au long du film, nous sommes témoins de la dégénérescence de la relation entre Michel et Grenier : il ne veut plus filmer et elle s’impose chez lui. Michel joue le jeu en continuant de téléphoner à Grenier et en lui laissant des messages vocaux passifs agressifs, voire en l’insultant à un moment où celle-ci fait semblant d’éteindre la caméra et où Michel prétend la croire. Cette violence qui s’installe – celle de continuer à filmer quelqu’un qui ne veut plus être filmé – oblige les spectateur·trice·s à remettre en question, d’un point de vue éthique, l’acte de regarder un film, de choisir de regarder quelque chose qui ne devrait peut-être pas être vu. J’y reviendrai.

Figure 3

It’s Alright Michel (Marie-Pierre Grenier, 2016).

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Regard queer

Suivant cette analyse formelle, je souhaite me pencher plus spécifiquement sur la construction d’un regard queer qui, par cette mise en scène formelle et par le processus narratif que suit le film, permet de revisiter la conceptualisation du regard au cinéma ainsi que les différents pôles sujet/objet. Une fois l’introduction terminée, le film s’articule directement autour de la vie de Michel, d’abord dans une forme assez traditionnelle – le témoignage de son histoire personnelle est recueilli à travers des rencontres filmées. Il explique, dès les premières minutes du film, l’origine de son nom.

Michel : Je m’appelle Michel, Michel Gagnon. J’ai jamais rien gagné de ma vie. J’ai gagné des coeurs, mais c’est tout. Ensuite ?
Marie-Pierre : D’où ça vient « Michel » ?
Michel : Une fois, je m’en vais dans un bar. Y avait une belle blonde, qui était là. J’ai commencé à lui parler. Elle dit : « Je crois que vous vous appelez Michel. » J’ai dit : « Oui, c’est ça. » Ça part de là. J’ai pas voulu la décevoir, ou l’embêter ! J’ai dit « oui, c’est ça ». Faque, ça a resté. C’est pour ça que je m’appelle Michel maintenant. D’ailleurs, c’est pas laid, de toute façon.

Ce court passage s’inscrit de façon subversive dans le discours contemporain entourant la transidentité et le processus de transition sociale. On y retrouve néanmoins une réflexion discursive sur la place du prénom dans la constitution du sujet. Comme le mentionne Butler, le corps n’est pas seulement une entité biologique ; il s’inscrit dans un discours, dans une normalisation : « It is not a simple fact of static condition of a body, but a process whereby regulatory norms materialize “sex” and achieve this materialization through a forcible reiteration of those norms » (1993, 2). Suivant cette analogie butlerienne, le choix d’un nom identitaire véhicule ces normes, et le fait de porter un nom ambigu en matière de genre, comme Michel·le, Joël·le, Gabriel·le, permet, en quelque sorte, d’échapper à cette structure particulière.

C’est dans cette conceptualisation, entre autres, qu’on arrive à l’émergence du sujet « humain » de Butler, mais aussi du non-humain marginal et bien souvent invisible. Chez Butler, le corps non reconnaissable est « abject », est « autre » et permet d’établir « les frontières du corps qui sont aussi les premiers contours du sujet » (2006, 254). Sara Ahmed s’interroge de façon plus pragmatique sur cette (in)visibilité, l’ancrant spécifiquement dans son rapport à la catégorie humaine :

The figure of the alien reminds us that what is “beyond the limit” is subject to representation: indeed, what is beyond representation is also, at the same time, over-represented. What is over-represented and familiar in its very alien-ness cannot be reduced or found in such representational forms. Such a double and contradictory existence of aliens in and beyond representation invites us to ask questions about the very relationship between the categories of alien and human […].

Ahmed 2000, 1

It’s Alright Michel se place continuellement à la rencontre entre les pôles de sujet humain et de corps non humain. Il échappe à la construction normative d’une identité fixe et subvertit, du même coup, l’importance du « sujet » dans un contexte documentaire.

Sur le plan du contenu, Michel nous raconte son adoption, son enfance, ses premiers pantalons, ses histoires de voitures. Il nous entraîne dans ses différentes peines d’amour pour finalement faire place à une plus grande histoire encore : celle du vieillissement. Cette réflexion sur le vieillissement, la solitude et le fait de vieillir en tant que personne issue des communautés LGBTQ+ est, pour un temps, ce qui semble devenir le sujet du film, du moins à travers les yeux de Michel. En effet, il nous amène à réfléchir au fait d’être humain/non humain, d’avoir vécu en périphérie d’un monde qui ne le considère pas comme un membre actif. Qu’est-ce que c’est que de vieillir sans « famille[5] », sans enfant, sans partenaire de vie ? Que deviendrait sa réalité dans un centre d’hébergement pour personnes âgées ? D’une certaine façon, Michel se voit exclu du vieillissement normatif, étant en dehors des relations « familiales » qui pourraient l’accompagner dans cette étape de sa vie. On constate également l’importance de ses animaux de compagnie avec qui une relation intime de filiation se matérialise ; il ne peut quitter son appartement tant qu’il a ses derniers avec lui.

Michel : Bon, faut que j’attende que mon chien meure. Avec un chat, tu peux toujours déménager. Mais ma pauvre chatte, elle aime tellement ça ici. Elle serait tellement malheureuse dans une maison pas de cour, pas rien, pas capable de sortir. Elle voit la lune, pis elle sort, pis elle est heureuse.

On peut se demander s’il ne voit pas, lui aussi, la maison pour personnes âgées comme un lieu de confinement et de restrictions, où son identité se verrait soumise à un cadre normatif aliénant. Michel porte un regard sur son propre vieillissement et on le voit vieillir sous nos yeux. C’est dans ce processus de transformation du sujet/objet – Michel devenant sujet et son vieillissement devenant objet, alors qu’initialement, Michel semblait être l’objet de ce film – que l’équilibre précaire du film documentaire se défait et qu’on nous entraîne, par la suite, dans une tout autre – et plus large – réflexion sur les rapports de pouvoir entre cinéaste et personne interviewée.

We’re Not Alright

Grenier a choisi une scène bien particulière pour amorcer ce changement de ton : on voit Michel, joyeux et plein d’entrain, chanter I’m All Right de la chanteuse jazz états-unienne Madeleine Peyroux. Cette scène marque un point de rupture, car il s’agit du moment à partir duquel la relation entre Grenier et Michel se détériorera jusqu’au générique de fin.

À partir de cet instant, on retourne aux messages vocaux sur fond noir, rappelant l’animosité vécue entre Michel et Grenier. Insatisfait de son attitude, celui-ci l’insulte et la dénigre. On entend Grenier le rappeler, s’excusant de son indisponibilité. Après une ellipse, on se retrouve chez Michel. La cinéaste est seule, et la caméra laisse présager un climat de mésentente. Fini les plans serrés et travaillés pour placer Michel au centre de l’image. Ici, on nous montre un corridor vide, on perçoit le désintérêt et l’irritation de Michel envers Grenier. Elle lui propose de lui lire de vieilles lettres d’amour, mais il n’a plus envie de continuer ; il dénigre la cinéaste et son travail, et ne veut plus « jouer » son rôle. C’est lors de cette interaction que l’on sent plus que jamais la violence s’installer, puisque la cinéaste continue de filmer et demeure engagée dans son processus créatif alors que Michel a clairement manifesté son désir d’arrêter : il met fin à l’entrevue et Grenier s’impose, disant vouloir « juste prendre quelques images de coupe ». Elle le suit alors qu’il quitte la pièce pour se réfugier dans son bureau, finissant par être très clair : « Arrête, là, j’suis tanné. » Elle accepte et pose la caméra sur le bureau devant Michel. Elle feint de l’éteindre, lui propose d’enlever le micro. Il refuse, lui disant de ramasser ses choses en premier, ce qu’elle fait. La caméra reste là, et Michel la regarde du coin de l’oeil. Il sait, comme nous, que la caméra continue de le filmer. Il finit par murmurer : « Épaisse. » Puis, soudainement, il réalise que le micro est toujours sur lui et que son insulte a sans doute été captée. Il touche le micro, le gratte, l’enlève et reste stoïque devant cette caméra qui le filme. Grenier revient dans la pièce, iels échangent quelques phrases anodines, et la caméra coupe.

Un immense malaise s’installe tant dans le film qu’à l’extérieur, car nous sommes témoins d’une relation problématique où le sujet d’un film ne veut plus en faire partie, mais nous continuons de le regarder en train d’être filmé. Ce mécanisme provoque ainsi une rupture dans le(s) regard(s) et un sentiment de voyeurisme non consenti. Nous sommes confronté·e·s à ce que représente l’acte de filmer, mais surtout l’acte de regarder quelqu’un être filmé quand il ne le veut plus ; ce qui fait écho à la discussion précédente sur le sujet/objet du regard du film, ainsi qu’à la composition du corps non humain, parce que queer, âgé et violent. La relation entre Grenier et Michel devient très complexe. Michel devient complice de cette violence en continuant d’accepter puis de refuser la présence de Grenier chez lui. Il sait qu’elle vient pour le filmer. Il la reçoit et joue le jeu de l’entrevue, puis la rejette, la méprise, la dénigre à haute voix devant le témoin de la caméra. Rien ne va plus. Une forme de violence à deux sens, où chaque partie en tire quelque chose malgré tout, s’installe. Une forme de codépendance s’organise entre Grenier et Michel, et peut-être même avec nous, spectateur·trice·s, qui cherchons à comprendre ce qui se trame sous notre regard. Un nouvel échange prend forme sur fond noir, lors d’un autre appel téléphonique :

(Le téléphone sonne.)
Michel : Oui, bonjour ?
Grenier : Oui, bonjour, Michel, c’est Marie-Pierre !
Michel : Oui ?
Grenier : Comment ça va ?
Michel : Ça va bien. Pourquoi tu m’appelles ? As-tu quelque chose à me raconter ?
Grenier : Ben non, rien !
Michel : Rien, han ? Bon ben alors, on n’appelle pas le monde quand on n’a rien à raconter, tu sais.
Grenier : OK… Ben, je voulais juste savoir comment t’allais parce que tu me donnes jamais de nouvelles pis je m’inquiète.
Michel : C’est vrai ? Awww (rires). Tu me fais rire.
Grenier : C’est juste ça, pourquoi ?
Michel : Ah ben, parce que c’est pas important, je sais pas pourquoi tu mets tant d’importance sur moi.
Grenier : Pourquoi je mets de l’importance ? Ben, parce que je tiens à toi. C’est simple de même.
Michel : Je sais pas pourquoi tu tiens à moi.

L’intertitre « Six mois plus tard » apparaît et interrompt ce flux incongru et rempli de malaises. Montréal est sous la neige et Grenier change sa technique d’approche. Accompagnée d’une tierce personne prénommée EE, elle poursuit l’entrevue avec un nouveau ton – quoique pas tout à fait. Michel, se retrouvant devant une nouvelle personne, revêt son attitude cordiale et accueillante. Curieux, il lui pose des questions sur sa vie, et répond aux siennes. Puis, comme si la réalité du tournage le frappait soudainement, il reproche à Grenier de venir uniquement le voir pour le filmer. Iels en parlent et elle lui demande s’il préfère qu’elle ne le filme pas. Il ne sait pas, « pas comme ça ». Le flou qui s’installe, encore une fois par la forme et la présence du malaise exploité entre Grenier et Michel, laisse le film en flottement. Le fait qu’il n’y ait rien de clair, que le désir de Michel de continuer ou d’arrêter le film est ambigu, crée un statu quo. Il parle de bars gais, replonge dans la « thématique » du film. On retourne aux marionnettes, le temps de quelques minutes, mais le tournage nous rattrape. Les piles du micro doivent être changées. Michel devient agressif. C’est le tournage, le fait de faire un film, qui rend Michel ainsi. Il traite Grenier d’incompétente. EE tente de désamorcer Michel en lui disant aimer prendre un verre de vin en milieu de journée avec lui. Il lui fait des avances, et le malaise s’installe encore plus lourdement qu’auparavant.

Cette scène complexifie la conception de l’éthique documentaire. En effet, c’est dans le processus du tournage – que ce soit dans sa matérialité technique ou dans ces relations – que les enjeux éthiques sont soulevés. Qu’est-ce qu’implique le fait de montrer l’agressivité de Michel à l’égard de Grenier ? D’une part, cette représentation de son agressivité a pour effet de le discréditer, de le réduire à un personnage problématique. D’autre part, nous sommes dans son univers, chez lui, et Grenier s’y impose, reste, filme. La question de qui est la victime et qui est le bourreau se pose, car ces positions sont continuellement interchangées. Il n’est pas si simple de déterminer l’éthique à suivre dans le contexte de ce documentaire. Willemien Sanders en offre une perspective fondée sur l’action :

I purposefully use the term documentary filmmaking instead of documentary film. The film, the final product, is a result of a production process. […] This process may not end up in the final film. […] The ethics of documentary filmmaking should concern reflection on the practice of documentary filmmaking. […] it is about the principles that inform deliberations and decisions about the right thing to do as a documentary filmmaker.

Sanders 2010, 530-31

Dans It’s Alright Michel, la réflexion ne s’arrête pas au film dans son ensemble. Au contraire, Grenier intègre le processus du film en train de se faire à ce qui est raconté. Reflétant l’argument de Sanders, le film propose une action éthique puisque l’un est l’autre ; le film est construit sur le processus de tournage, dans un contexte linéaire du début d’une relation jusqu’à la « fin » de cette relation. Selon Lynne Huffer, cette « dynamique performative » permet de soulever les différents niveaux d’intersubjectivité (dans le film, avec le film, à l’extérieur du film) :

Even more to the point, recent work in narrative ethics argues that narrative’s “performative dynamic” lies in its dialogic structure, where a subject addresses another; in this view narrative performs a structure of intersubjectivity through the relations between characters in a story, between narrator and narratee, or between author and reader […] Thus narrative performance opens possibilities for rethinking the antifoundationalist claims of postmodernism together with the ethical dimensions of intersubjectivity.

Huffer 2013, 60

Cette intersubjectivité détaillée par Huffer permet de reconnaitre la relation entre Grenier et Michel, mais également celle entre nous et ces personnages, comme lieu d’émergence d’une éthique queer en plein développement. En effet, le film semble transgresser des frontières et nous maintient dans un état de malaise. La violence qui s’installe entre Grenier et Michel insère le film dans une situation toute particulière, devant le moteur même du film et usant du film lui-même pour se déployer et provoquer une réflexion sur l’éthique du cinéma documentaire, si ce n’est du cinéma en général. Cette réflexion trouve écho dans cette question : peut-on regarder l’image d’une personne qui ne sait plus si elle consent à être filmée ? Où commence, mais surtout, où s’arrête le consentement à l’image dans le cadre d’un film qui existe dans le temps ?

Grenier a construit, tout au long de ce film, son propre regard sur Michel et le regard de Michel sur lui-même. On le voit dans un nouvel appel téléphonique qui lie les deux dernières entrevues. On y sent le ton de Michel plus posé, moins agressif. Il parle de la mort. Cette nouvelle atmosphère s’invite dans ce qui semble être la dernière entrevue, filmée au printemps-été dans la cour de Michel. Le fil des saisons marque une certaine lenteur, un ralentissement dans leur relation. On voit que Michel a vieilli, que son entrain a disparu et sa corporalité a changé. Sa chienne Sophia n’est plus avec lui ; il a recommencé à fumer.

C’est à ce moment que Grenier l’invite à parler de son genre ; de sa façon de s’identifier. Michel avoue que c’est très récent, qu’il n’avait jamais eu de termes pour se définir. Une vie entière à n’être rien dans un discours, à ne pas être lesbienne ou homosexuel·le, à ne pas correspondre, à ne pas être clairement une femme ni un homme. Le mot « transgenre » est arrivé à lui à travers les médias, et c’est à travers ce terme qu’il arrive à se trouver une identité discursive.

Pour la première fois du film, Michel et Grenier abordent de front le fait de faire le film. De faire ce film ensemble, comme iels nous l’avaient promis en introduction. Grenier lui demande comment il résumerait son expérience face au premier court métrage. Michel répond candidement qu’il s’agissait d’une belle distraction après sa récente peine d’amour, qu’il se sentait entouré, qu’il aimait l’attention qu’il recevait. Quand ce tournage s’est terminé, il s’est senti très seul et a eu envie de continuer, de retrouver cette attention. D’un point de vue éthique, on pourrait se demander s’il était en mesure d’accorder son plein consentement éclairé, puisque la première expérience de tournage agissait comme un facteur de compensation.

Grenier lui demande pourquoi il accepte de faire le film « maintenant ». Le choix d’une temporalité contemporaine au moment du tournage est un élément d’analyse important. Nous sommes en fin de tournage ; il s’agit, vraisemblablement, de leur dernière entrevue. Plusieurs années ont passé. Les entrevues ont été parsemées au fil du temps et ont affecté la production du film. Tout de même, Grenier choisit de poser la question au présent. Michel répond qu’il le fait pour s’amuser, que ça l’amuse. Grenier insiste : « Mais t’acceptes de le faire ? » Cette question vient confirmer le malaise des 60 dernières minutes, ces moments où l’on en venait à s’interroger sur les intentions de Grenier et sur le consentement de Michel. Michel lui répond qu’il accepte à moitié, pas à 100 %, mais comme elle insiste, il lui dit : « Je pense que pour toi, c’est plus important que pour moi de faire le film. N’est-ce pas ? » Grenier ne répond pas à sa question. Elle lui mentionne alors qu’à un certain moment, il ne voulait plus faire le projet. Il lui répond qu’effectivement, il n’avait plus rien à dire, qu’il vieillit, que vieillir va arriver à tout le monde, mais qu’il ne s’agit pas d’un moment particulièrement agréable. Il admet donc que ce film, cette expérience, s’inscrit dans la sérialité du premier court et qu’il a trouvé difficile de vieillir devant les yeux des participant·e·s du tournage, mais aussi devant ses propres yeux à lui. Cette attitude négative face à l’idée de vieillir contrevient à une volonté occidentale de valoriser le vieillissement et pourrait être perçue comme queer. Tel que le mentionne Linn Sandberg :

[…] the concept of successful ageing holds a central and important position in social gerontology (in European context referred to as positive ageing or ageing well) […] While much contested and critiqued successful ageing nevertheless captures a very important strand in social gerontology, to increase people’s potential to age well.

Sandberg 2008, 120

Contrevenant à cette « réussite » du vieillissement développée par Sandberg, Michel assume ses ressentis conflictuels entre vouloir faire le film et ne pas vouloir se voir vieillir, et explore l’abjection de sa corporalité dans un contexte différent de sa transidentité. Rappelons que ce corps abject fait une fois de plus état de son statut particulier de personne trans dans un contexte cishétéronormé (Butler 2006).

La dernière phrase que prononce Michel est profondément triste et emplie de solitude : « J’ai pus de rêve, c’est ça l’histoire, j’ai pus de rêve, on n’a pus de rêve. » La caméra reste sur Michel, et le son d’un avion qui passe s’immisce dans le silence qui s’installe. La caméra de Grenier filme l’avion. Le film se clôt sur cette dernière réflexion que pose Michel sur lui-même. Le plan suivant est celui du retour à la marionnette de Michel, assise devant une caméra ; moment où la marionnette se lève, tourne la caméra vers nous et quitte la pièce. Le générique défile dans un silence poignant, un vide immense qui laisse toute la place à la digestion de ces dernières paroles. Un moment où l’on réalise que, oui, le film avait un sujet en mouvement, un sujet déplacé, qui portait sur cette violence entre cinéaste et interviewé. Il portait également sur la vieillesse, mais dans une forme plus généralisée, plus philosophique que marginalisée.

Conclusion

À travers une histoire singulière, nous sommes conjugé·e·s et concentré·e·s à la fois dans des espaces-temps sociaux, filmiques et identitaires différents. Le film se déploie à travers une structure complexe pour explorer un questionnement plus central de la vie qu’est celui du sujet, du « je » qui se construit et s’articule dans sa relation à l’autre. Le film est constitué de paradoxes qui permettent de subvertir le cinéma en transformant la relation sacrée entre spectature et film ; on brise le rapport d’identification primaire au champ de vision de la caméra. La spectature n’est pas seulement rappelée de sa position spectatorielle par des marques d’énonciation cinématographiques ponctuelles : Grenier insiste sur notre responsabilité de regarder. En effet, l’interaction constante entre le fond et la forme nous place, spectateur·trice·s, dans une position difficile et inconfortable qui nous amène à prendre conscience de notre regard et de notre posture dans la constitution du cinéma.

It’s Alright Michel, par son décor en papier mâché, ses archives audiovisuelles et ses récits personnels, nous fait découvrir le cinéma comme vecteur de dynamiques de pouvoir problématiques. Tout ne va pas si bien pour Michel ; he’s not alright. Il nous faut devenir témoins de son devenir, soit le devenir d’une personne qui se déploie à travers le médium. Ce film porte un regard queer à travers les archives, les marionnettes, la relation bien particulière entre Grenier et Michel et, finalement, à travers notre position spectatorielle. Il pourrait également être vu comme queer dans son origine linguistique[6] – de « travers », « not quite right ». Ce qu’il met de l’avant, surtout, c’est la rencontre entre deux personnes queer qui, par leurs échanges, deviennent visibles l’un·e par rapport à l’autre. Cette expérience montre leur subjectivité individuelle, celle de Michel comme celle de Grenier, et fait place à leur subjectivité et à leur histoire queer. Cette intersubjectivité rend possible la reconnaissance d’une existence queer dans un langage qui permet de la faire émerger.