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Dans Gaga Feminism (2012), Jack Halberstam rapporte l’anecdote d’un couple de lesbiennes basé à San Francisco. Après la naissance de leur fille, les deux femmes décidèrent de quitter le quartier gai de la ville, car, selon elles, trop de magasins du quartier historique de Castro exposaient des objets à caractère sexuellement explicite, pouvant potentiellement nuire au bien-être et à l’éducation de leur enfant. Selon Halberstam, cet exemple est symptomatique d’un changement idéologique sur la place des enfants dans la société et les familles, et, plus généralement, sur la relation qu’entretiennent les individus et les communautés LGBTQ+ avec les institutions hétéronormatives et la politique autrefois qualifiée de conservatrice : « the problem is that the exact sex-negative attitudes that fueled antigay sentiment three decades ago now sneak new forms of sex negativity back into dynamic social system—but this time via gays and lesbians themselves! » (2012, xxi)

Une telle évolution idéologique s’étend au-delà du territoire nord-américain et semble souvent accompagner les débats et la législation favorables au mariage et à l’adoption pour les couples homosexuels, et ce, dans un plus grand nombre de pays, sur la plupart des continents (Grandena et Landry, à paraître). D’un point de vue critique, à l’instar de celui d’Halberstam, le mariage homosexuel et les droits des personnes homosexuelles, tels que l’adoption, ne sont pas seulement révélateurs de désirs de normalisation familiale et d’assimilation sociale : ils caractérisent également la polarisation croissante entre les partisans pro et anti-intégration. Ceux qui sont pour le mariage homosexuel et pour les droits des personnes homosexuelles évoquent principalement l’égalité des droits nécessaire à une meilleure démocratie représentative ainsi qu’à plus de protection contre l’homophobie pour les couples homosexuels et leurs enfants. Ceci, comme l’affirme Lisa Duggan, marque l’apparition d’un type spécifique de normativité : l’homonormativité. Selon Duggan, l’homonormativité désigne « a politics that does not contest dominant heteronormative assumptions and institutions, but upholds and sustains them » (2003, 50). En revanche, ceux qui expriment leur désaccord ou critiquent ouvertement le mariage et l’institution familiale rejettent l’idée même de normalisation et d’assimilation qu’impliquent ces derniers : l’ouverture du mariage aux couples de même sexe ne ferait plus des questions d’exclusion sociale et d’injustice (Cervulle et Rees-Roberts 2010) des questions de premier ordre, de même, le statu quo serait maintenu et les droits des personnes homosexuelles seraient définis uniquement en lien avec le mariage (Halberstam 2012).

Ces dernières années, les débats concernant les droits des personnes LGBTQ+, tels que le mariage et l’adoption, ont occupé une place importante dans les discours juridiques et politiques en France, un pays qui a été critiqué – souvent d’un point de vue anglo-américain – pour sa propre vision de la laïcité et pour son universalisme abstrait ; c’est-à-dire, sa capacité « to speak and govern in the name of the general interest, of everyone » (Robcis 2013). Au sujet du mariage gai et de l’adoption en France, plusieurs chercheurs (Ammaturo 2014; Fassin 2001; 2014; Gunther 2019; Perreau 2016; Provencher 2017; Raissiguier 2010; Robcis 2013; Weissman 2017) ont démontré que l’opposition au pacte civil de solidarité (Pacs) et au mariage pour tous fait ressortir « a particular concern over the definition of Frenchness in an increasingly globalized world » (Gunther 2019, 132), de même que « the effort to ‘immunize’ itself against minority cultures » (Perreau 2016, 2) de la République française. Plus simplement, « access to adoption and reproductive technologies should not be understood solely in terms of homophobia » (Fassin 2014, 289), mais plus encore en termes de « repronormativité » (Weissman 2017), de citoyenneté (Raissiguier 2010) et de race (Fassin 2014).

Il semble, cependant, que le cinéma français ait été peu disposé ou capable d’aborder les problématiques liées au mariage et à l’adoption gais. Bien que le nombre de films français gais – et lesbiens – soit en augmentation depuis vingt-cinq ans (Grandena et Johnston 2011), seuls quelques-uns ont tenté d’aborder les récits sur le mariage gai, et très peu d’entre eux, à l’instar de Comme les autres (Vincent Garenq, 2008), La cage aux folles (Édouard Molinaro, 1978), On ne choisit pas sa famille (Christian Clavier, 2011) et Eastern Boys (Robin Campillo, 2013), ont essayé de traiter de l’homoparentalité. La comédie romantique Comme les autres de Vincent Garenq – l’objet de notre article – est l’une de ces productions rares (et bienvenues) qui tentent d’aborder la discrimination subie par les homosexuels cisgenres et les hommes bisexuels qui ont adopté un enfant en France avant 2013, l’année où le mariage pour tous a été légalisé. Bien que ce film offre un portrait bien intentionné et sympathique de la paternité gaie, et bien qu’il critique les politiques d’adoption discriminatoires, Comme les autres reproduit ce que nous appelons l’« homo normal », un sujet qui participe aveuglément aux institutions normatives telles que l’éducation des enfants, le modèle de genre binaire et le « patriarcat queer blanc ».

L’« homo normal » et la construction de la famille dans Comme les autres

Le premier et unique long métrage à thématique queer de Vincent Garenq, Comme les autres, est une comédie romantique portant sur les difficultés que rencontrent les homosexuels et les couples homosexuels lorsqu’ils décident d’avoir des enfants au sein d’une culture hétérosexiste et repronormative « that is limited to legitimized, state-sanctioned heteronormative acts of reproduction specifically through the patriarchal heteronormative family » (Weissman 2017). Réalisé pour un public hétérosexuel, le film participe à la reproduction d’un trope gai émergent, soit l’« homo normal ». Étroitement associé à des lieux privés et professionnels diurnes, l’« homo normal » contraste grandement avec les tropes traditionnels (c’est-à-dire « la victime », « le criminel » ou « le prostitué ») que l’on retrouve souvent dans les films gais français comme La triche (Yannick Bellon, 1984), L’hommeblessé (Patrice Chéreau, 1983), Notre paradis (Gaël Morel, 2011) et Sauvage (Camille Vidal-Naquet, 2018). Inhérents à la tendance cinématographique du gai noir, ces tropes traditionnels situent l’identité de l’homme gai et les activités illicites qui lui sont associées dans des lieux publics nocturnes (Grandena 2015). À l’opposé, Comme les autres, dont l’intrigue se déroule dans le quartier de Belleville, à Paris, suit Emmanuel (Lambert Wilson) – également appelé « Manu » dans le film et ci-après –, un pédiatre gai âgé d’une quarantaine d’années, qui partage avec bonheur sa vie confortable et apparemment sans problèmes avec son partenaire tout aussi charmant, mais plus maussade, Philippe (Pascal Elbé), un avocat. Bien que Manu et Philippe soient décrits par des amis comme « un couple stable », le couple, en apparence parfait, s’engage rapidement dans une impasse lorsque Manu dit à Philippe qu’il veut avoir des enfants et qu’il a secrètement déposé une demande d’adoption. Philippe quitte donc Manu pour une vie, selon lui, plus conforme à sa conception du bonheur – sans enfant. La diégèse est alors principalement consacrée aux nombreux écueils rencontrés par Manu dans son cheminement vers la paternité. Pour commencer, le travailleur social envoyé pour évaluer la recevabilité de la demande d’adoption du protagoniste découvre accidentellement la véritable orientation sexuelle de Manu et rejette sa demande. Seul, mais plus déterminé que jamais, Manu cherche alors une mère porteuse et, après avoir rencontré sans succès quelques couples de lesbiennes, conclut un accord verbal avec Fina (Pilar Lopez de Ayala), une belle Argentine sans papiers qui risque d’être expulsée du pays après que Manu percute accidentellement sa voiture. Manu voit là une « cause commune » entre les deux individus désespérés : Fina veut obtenir la citoyenneté française et Manu, un enfant. Sans autre option, et risquant de se faire expulser, Fina accepte de donner un enfant à Manu avec l’aide de la meilleure amie de celui-ci qui est gynécologue (Anne Brochet). Fina impose tout de même une condition : Manu doit lui offrir un « vrai mariage » grâce auquel elle recevrait les attributs de la romance hétéronormative, notamment au profit de ses parents, et – bien sûr – la citoyenneté, comme il était initialement prévu.

La solution parfaite est toutefois remise en cause lorsque Manu se voit interdire l’accès à la parentalité non seulement d’un point de vue juridique et social, mais aussi d’un point de vue biologique. Souffrant d’azoospermie, une anomalie caractérisée par l’absence de spermatozoïdes dans le sperme, Manu demande alors à Philippe d’être le père biologique. D’abord récalcitrant, Philippe finit par céder. Une fois Fina inséminée puis fécondée par le sperme de Philippe, les deux hommes finissent par reprendre leur relation et Fina, tombée accidentellement amoureuse de Manu, est dévastée. Ne sachant pas s’il est possible d’avoir « un bébé sans amour », Fina et Manu décident de mettre un terme à la grossesse et, par conséquent, se séparent. Le film se termine avec Fina qui a finalement décidé de ne pas interrompre sa grossesse, donnant ainsi naissance à une petite fille qu’elle abandonne à Manu et Philippe. Le coeur brisé, Fina demande au couple de la laisser en dehors du tableau. Malgré tout, le film s’achève avec la nouvelle famille rencontrant Fina à la sortie de son travail et, avec un sourire entendu de Fina, laisse entendre que celle-ci a pardonné à Manu.

Comme les autres a été réalisé et lancé dans une période transitoire pour ce qui est des droits des personnes LGBTQ+ en France, c’est-à-dire entre la promulgation du Pacs en 1999 et la légalisation, le 18 mai 2013, du mariage pour tous, aussi appelé « loi Taubira ». Malgré sa représentation positive des hommes gais et des femmes migrantes sans papiers, le film n’a pas été très bien accueilli par la critique francophone. En effet, l’approche consensuelle de Comme les autres a été qualifiée de banale[1] et de potentiellement aliénante pour le public gai[2]. Certains critiques ont également déploré le refus obstiné de Philippe d’avoir des enfants[3], tandis que d’autres ont considéré le film comme étant ni assez audacieux ni assez gai[4]. Curieusement, ces critiques évitent la question de Fina, la mère porteuse migrante et sans papiers. Il va sans dire que cette omission réifie involontairement les constructions discursives dominantes de l’adoption homoparentale dans une approche unique plutôt qu’une approche intersectionnelle.

Même si le film de Garenq traite des problèmes de l’homoparentalité dans un environnement social hostile, celui-ci repose en partie sur une compréhension erronée de l’expérience réelle de l’adoption homoparentale en France. En effet, selon la législation française de l’époque, il n’était pasinterdit aux gais et lesbiennes célibataires d’adopter un enfant : les personnes homosexuelles n’étaient pas tenues de divulguer leur orientation sexuelle et cette dernière ne pouvait être légalement utilisée comme critère disqualifiant pour obtenir l’adoption. Cela dit, la législation française n’était pas, bien sûr, exempte de discriminations. En effet, certains services sociaux se servaient de l’orientation sexuelle des candidats pour rejeter leurs demandes d’adoption[5], et Comme les autres montre bien comment un homme gai célibataire peut être victime de cette forme de discrimination.

Manu et Philippe, en tant que couple, mais surtout Manu en tant qu’individu, participent à ce que Denis Provencher appelle une « bonne » citoyenneté sexuelle (2007, 116). Selon Provencher, cette désignation clairement française fait référence à la « bonne » antithèse, non subversive et assimilable, du hors-la-loi sexuel de Jean Genet (53-54). Présentés comme un couple hétérosexuel conventionnel en drag gai, Manu et Philippe affichent une homosexualité déshistoricisée, dépolitisée, qui contraste durement avec le concept de l’homosexualité comme discours et histoire alternatifs, impossibles à réduire au silence. Dans le contexte de la République française, où la citoyenneté – ou l’universalisme républicain – relègue le grand « A » (l’Autre) à la sphère privée, une telle représentation de l’homosexualité française prend tout son sens. Ainsi, une lecture attentive du personnage de Manu confirme le fait que « the French homosexual citizen will often request recognition in the eyes of the family and the state through notions of “Frenchness” and sameness (ordinariness) instead of difference » (18). Bien que le tournant homonormatif vers des configurations familiales conventionnelles ait été critiqué, nous explorerons, dans la suite de cet article, les façons dont les films français qui traitent d’homoparentalité troublent et maintiennent en même temps certaines conceptions normatives de la famille.

Les familles queers dans le cinéma français

Selon David Halperin, « “queer” marks whatever is at odds with the normal, the legitimate, the dominant » (1995, 62). À la différence du nom, le verbe « queeriser » fait référence à « an ongoing and necessarily unfixed site of engagement and contestation » (Jagose 1996, 11). Queeriser, c’est « the promise of new meanings, new ways of thinking and acting politically—a promise sometimes realized, sometimes not » (Duggan 1992, 11). Certes, Comme les autres queerise certaines conceptions hétérosexistes de la famille. Cependant, le film de Garenq n’est certainement pas le premier film gai à déstabiliser les conceptualisations traditionnelles et conservatrices de la famille. Dans cette partie, nous revenons sur la représentation de l’homoparentalité dans le cinéma français afin de mieux situer Comme les autres.

L’un des célèbres exemples mettant en scène la déstabilisation de la famille traditionnelle et la parentalité queer non conventionnelle est la comédie populaire et ironique La cage aux folles, dans laquelle deux hommes gais efféminés ont élevé un garçon ensemble. Le film camp montre comment la flamboyante drag queen Simone/Zaza (Michel Serrault) et son manager et partenaire de vie Renato (Ugo Tognazzi) soutiennent sans réserve leur fils hétérosexuel (Laurent Baldi) lorsque ce dernier veut épouser Andréa (Luisa Maneri), sa petite-amie, dont le père, Simon Charrier (Michel Galabru), est un politicien ultra conservateur. La majeure partie du film est alors consacrée aux nombreuses tentatives ratées – et drôles – de cacher aux Charrier l’endroit où les pères flamboyants de Laurent l’ont élevé. En raison de son utilisation constante, et sans honte, des clichés gais et hétérosexuels, La cage aux folles a souvent été critiqué pour véhiculer regrettablement une représentation négative et stéréotypée des couples de même sexe : « Avec ces deux personnages, Zaza et Renato, attendrissants mais pathétiques, cette oeuvre a su flatter un très large public et, dans l’ensemble, ce film a largement contribué à la fixation des stéréotypes sociaux : l’homophobie populaire y a trouvé son compte » (Tin 2003, 266). De telles critiques, cependant, ne reconnaissent pas le potentiel des lectures alternatives et désidentifiantes de La cage aux folles : n’oublions pas les façons radicales avec lesquelles le film remet en question les notions traditionnelles de la masculinité et de la féminité, ainsi que la croyance conventionnelle et patriarcale selon laquelle queer et parentalité seraient des termes antonymiques.

On ne choisit pas sa famille (Christian Clavier, 2011), un autre exemple plus récent, est une comédie peu subtile qui met en scène un couple de femmes lesbiennes, Kim (Muriel Robin) et Alex (Helena Noguerra), désirant adopter une petite fille thaïlandaise de 5 ans. Les deux femmes concluent un marché avec le frère d’Alex, César (Christian Clavier), un homme au bord de la faillite qui se fait alors passer pour le mari de Kim afin de contourner les lois restrictives du pays en matière d’adoption pour les couples queers. Une fois en Thaïlande, le couple fraîchement marié est accompagné par le traditionnel médecin de l’orphelinat, le Dr Luix (Jean Reno). Bien moins ironique que La cage aux folles, et malheureusement tributaire de « blagues » racistes et classistes fréquentes, le récit d’On ne choisit pas sa famille implique de nombreux malentendus et rebondissements peu convaincants qui se produisent parfois aux dépens du peuple et de la culture thaïlandaise. Malgré ses nombreux défauts – notamment le fait que l’injuste discrimination au coeur de l’intrigue, subie par Alex et Kim, soit détrônée par le curieux et « faux » couple formé par Kim et son beau-frère peu sophistiqué –, cette production met en exergue certains moyens utilisés par un couple de même sexe pour trouver des solutions et des arrangements inventifs afin de contourner à la fois les obstacles juridiques et les définitions étroites de la famille ; ce qui est encore renforcé par le fait que, plus que jamais épris d’Alex, le Dr Luix apporte un élément queer supplémentaire à la famille reconstituée composée d’Alex, Kim, leur petite fille et César – désormais oncle dévoué – en s’attirant de force les bonnes grâces du cercle familial nouvellement formé. Le Dr Luix devient, en quelque sorte, un père de substitution supplémentaire, renforçant ainsi la place centrale de l’enfant dans la vie des adultes.

À l’inverse des comédies populaires légères destinées à un public hétérosexuel, Eastern Boys (Robin Campillo, 2013) est un mélodrame intense qui se déroule dans un Paris inquiétant et qui se concentre sur les difficultés et les conditions de vie des jeunes sans-papiers. Au début des années 2010, un jeune prostitué tchétchène, Marek (Kirill Emelianov), travaillant à la Gare du Nord, est abordé par un homme solitaire d’âge moyen, Daniel (Olivier Rabourdin), pour une passe. Bien que Marek promette à Daniel de venir chez lui, un inconnu, d’âge mineur, sonne à sa place : celui-ci se présente comme étant Marek puis accuse Daniel d’avoir des relations sexuelles avec des mineurs. Ensuite, plusieurs jeunes hommes d’Europe de l’Est, menés par Boss (Daniil Vorobyov), un Russe toxique et dominateur dans la fin vingtaine, envahissent l’appartement de Daniel – impuissant et honteux – et le dépouillent de tous ses biens. À la fin de ce supplice, le vrai Marek réapparaît et Daniel comprend que Boss et ses acolytes ont fait pression sur lui. Daniel accepte néanmoins de revoir Marek : d’abord sexuelle, leur relation finit par devenir paternelle, car Daniel refuse d’avoir des relations sexuelles avec un Marek « confus », qui lui admet que son vrai nom est Rouslan et qu’il a perdu ses deux parents pendant la guerre en Tchétchénie. Afin d’aider Rouslan à démarrer une nouvelle vie, Daniel entreprend de l’adopter. Outil juridique stratégique utilisé à la fois pour contourner les politiques répressives contre les étrangers sans papiers et pour développer de solides liens transfiliaux et intergénérationnels (Provencher 2017), la procédure d’adoption produit ici une structure familiale atypique, composée d’un père célibataire queer d’âge moyen et d’un fils queer, plus jeune, dont les pays et les origines sont différents.

À l’instar de La cage aux folles, On ne choisit pas sa famille et Eastern Boys, Comme les autres tente de rendre compte des différentes manières dont les gais et les lesbiennes construisent leur vie malgré les structures précaires, oppressives et discriminatoires qui les entourent. Comme le montre le film de Garenq, les personnes LGBTQ+ ont depuis longtemps créé des réseaux familiaux inventifs et des circuits reproductifs non traditionnels, en partie parce que l’accès aux institutions sociales dominantes, les agences d’adoption par exemple, leur est refusé. La reproduction, dans Comme les autres, requiert : un homme avec un désir urgent de devenir père, une femme dont les organes reproducteurs peuvent porter un enfant, un homme disposant d’organes reproducteurs pouvant produire du sperme, et une heureuse marraine – peut-être une fée –, déguisée en meilleure amie gynécologue, qui peut rendre possible l’insémination et donc, la conception. En d’autres termes, nous avons ici une maman, deux papas et une marraine, ou les éléments essentiels de la famille « biologique et logique » (Bergman 2013, 47). Comme de nombreux homosexuels l’ont affirmé, une telle structure familiale radicale est assez différente du modèle familial nucléaire biparental approuvé par l’État dont dépendent les régimes capitalistes et néolibéraux. Au vu du schéma familial non conventionnel présenté dans le film, les réseaux familiaux queers ont le potentiel de défier les constructions hégémoniques de la famille et de la parentalité. Le film, dans sa représentation de la conception et de la reproduction queers, rejette les définitions rigoureuses de « mère » et de « père » et propose des constructions alternatives de la parentalité. Ainsi, nous soutenons que le réseau familial représenté dans le film Comme les autres résiste aux normes et aux structures familiales et, par conséquent, s’oppose au schéma de la famille nucléaire tenu pour acquis.

« Ce désir de paternité » : Manu et le futurisme reproductif

Cependant, si Comme les autres comporte des éléments queers, ceux-ci sont, selon nous, contredits, voire neutralisés, par la focalisation étroite et oppressive du film sur la reproduction et ses dangers concomitants ainsi que par sa mise en scène « hétérosexualisante ». En effet, selon Leo Bersani, il faut résister à la tentation de « queeriser », ou de troubler, la famille gaie. L’ouverture aux homosexuels des institutions (hétéro)normatives, telles que le mariage, l’adoption et l’éducation des enfants, est un marqueur de progrès pour certains, tandis que pour d’autres – comme ceux qui adoptent des attitudes queers antisociales –, ce phénomène se lit comme « the elimination of gays » (1995, 5). Ainsi, lorsqu’ils endossent des rôles hétéronormatifs, en devenant parents par exemple, les queers risquent de perdre leur différence socioculturelle ou leur position en tant qu’« autre ». En effet, pour le théoricien queer Lee Edelman, le désir normatif d’enfant « marks the fetishistic fixation of heteronormativity: an erotically charged investment in the rigid sameness of identity that is central to the compulsory narrative of reproductive futurism » (2004, 22). Edelman soutient que le queer, un citoyen abject qui incarne la pulsion de mort, apporte l’antithèse à l’enfant figuratif et, ainsi, menace toujours la reproduction future plutôt que la protéger. Il soutient que les queers devraient rejeter l’appel à l’assimilation pour embrasser et célébrer leur position d’« autre » abject. Les queers, affirme Edelman, devraient incarner la jouissance, « sometimes translated as enjoyment » (25), qu’ils symbolisent dans l’ordre social et « choose, instead, not to choose the Child » (31). Ainsi, à propos de l’impératif assimilateur de devenir parents, Edelman propose aux queers « an oppositional political stance » (31). Cependant, une telle théorie queer antisociale ne tient pas compte des individus queers qui font le choix de devenir parents.

Le sujet moderne, soutient Lynn Huffer, est « both a moral subject and a sexual subject » (2013, 30) et, par conséquent, ne peut pas, comme le désire Edelman, « leap free of sexual morality by ignoring it, denouncing it, or simply calling for a new [antisocial or negative] ethics » (31). De même, qu’en est-il des homosexuels comme Manu qui, malgré l’appel antisocial d’Edelman, veulent désespérément être pères et le deviendront ? En effet, contrairement à l’affirmation d’Edelman, Darren Langdridge suggère que « young gay men […] demonstrate the very real presence of a new homonormative narrative that is being embraced by large numbers of the next generation of gay men, regardless of class background, and so evidence the power [rather than the rejection] of reproductive futurism » (2013, 737). Justement, dans son étude portant sur les hommes gais, la parentalité et le futurisme reproductif, Langdridge trouve peu de chose pour « satisfy Edelman’s calls for a queer refusal of reproductive futurism » (737). Au contraire, Langdridge découvre une « unreflective and arguably conservative drift in queer politics » (739) où les hommes gais invoquent la « nature » pour justifier leur désir de devenir parents. Curieusement, ce constat se reflète dans le discours véhiculé par Comme les autres.

Interrogé par un employé de l’agence d’adoption, Manu assoit sa réponse sur un déterminisme biologique inquiétant lorsqu’il dit : « J’ai choisi cette spécialité parce que, évidemment, j’adore les enfants… Et avec le temps, je ressens de plus en plus profondément ce désir de paternité. En fait, c’est extrêmement banal. » La profession de Philippe présente les caractéristiques d’une masculinité monolithique, sinon autoritaire, alors que celle de Manu requiert des qualités soi-disant féminines qui ne peuvent apparemment trouver leur pleine expression que dans la sphère domestique et dans les activités liées aux enfants. Par exemple, dans la scène d’ouverture, Manu fait preuve de plus de patience et de tact avec un enfant difficile que la mère de cet enfant. Ses nombreuses interactions directes et amicales avec les enfants sont autant d’indices qui prouvent que le protagoniste est prêt pour la parentalité conventionnelle. Parce que les enfants sont essentiels à la carrière et à l’épanouissement personnel de Manu, ils brouillent les frontières entre les sphères privée et professionnelle et, par conséquent, ces frontières finissent par s’effondrer : dans ce cas précis, la vie, c’est les enfants, et les enfants, c’est la vie. L’omniprésence des enfants dans la vie professionnelle, et bientôt, personnelle de Manu reflète la place sacro-sainte qu’ils occupent dans une société reposant sur une idéologie et des pratiques reproductives futuristes. La présence de l’enfant est à la fois incontournable, irréfutable et incontestable. Le bonheur ne peut se concevoir sans enfants, selon Manu, lequel est même prêt à mettre fin à sa relation avec Philippe :

Philippe : Je serai rien du tout. Je ne veux pas d’enfant, c’est clair ? Quand je pense à ta soeur, avec ton beauf, qui ne sortent plus, qui ne vivent plus. Ça ne me fait pas rêver. J’ai 40 ans et j’ai encore envie de vivre.
Manu : Ben, moi, j’ai 42 ans et j’en ai marre de vivre que pour nos petits plaisirs, nos petits restos, nos petites sorties, ça m’emmerde prodigieusement, si tu veux savoir et je veux passer à autre chose. Alors, je vais te le demander une bonne fois pour toutes maintenant, si oui ou non tu te vois avec un enfant, toi et moi, oui ou non ?
Philippe : Désolé, mais c’est non.

Franc, si ce n’est méchant, Philippe est d’abord catégorique sur le fait que l’idée même de la parentalité est incompatible avec ses attentes dans la vie en tant qu’homme gai ; son changement d’avis – peu crédible – par la suite est révélateur de l’alignement normatif du film avec une dé-subversion glorifiée de l’homosexualité et un contrôle des désirs et des corps désirants. Comme le film s’efforce de le démontrer, c’est le processus, ou l’absence de processus, qui empêche les hommes gais de devenir papa, plutôt qu’un rejet « naturel » apparent du désir d’enfant. La paternité, comme le film le suggère, est naturelle, normale, instinctive, ainsi qu’une évidence biologique pour tous les hommes, et ce, quelle que soit leur orientation sexuelle. Cela devient d’autant plus clair lorsque Philippe, qui est constamment illustré comme étant incompétent avec les enfants (par exemple, il offre une bouteille de vin en cadeau à la petite nièce et au neveu de Manu), s’oppose, avec un air de défi, à l’idée d’avoir un enfant avec Manu, ou même à l’idée d’en avoir un jour, puis voit et tient sa fille biologique tout juste née. Aussitôt, il n’y a plus un seul papa, mais bien deux papas. Lorsque Philippe prend sa fille biologique dans les bras, c’est une image d’harmonie qui est renvoyée au spectateur. Cette scène fait écho et s’oppose à une scène antérieure, dans laquelle lui et un autre bébé, sans lien de parenté, sont décrits comme étant manifestement incompatibles. C’est par la métamorphose de Philippe, qui est passé de l’homosexuel égoïste en quête de plaisirs, tel que défini par Edelman, au papa gâteau gai, que Comme les autres normalise le désir d’être parents chez les hommes gais, le rendant même instinctif. En somme, Philippe devient normal une fois qu’il accepte d’être le père de l’enfant de Manu : « Mais ce qui rend définitivement “comme les autres” ce couple parfait, c’est son désir d’enfant, passage obligatoire pour entrer dans la norme » (Delabre et Roth-Bettoni 2008, 63).

En plus du discours normalisant la paternité, Comme les autres dépeint son couple queer à l’aide de termes genrés stéréotypés, participant ainsi à une conception de l’homosexualité comme variante sûre et docile à l’hétérosexualité. Le couple formé par Emmanuel et Philippe est ouvertement calqué sur un cliché du couple hétérosexuel et suit le modèle binaire patriarcal féminin/masculin censé être à la base des relations hétérosexuelles. En outre, la manière dont la complicité intime et sexuelle de Fina et Manu est représentée a un impact sur la représentation « hétérosexualisante » que le spectateur se fait des deux homosexuels. Comme cela a souvent été le cas dans les productions télévisuelles et cinématographiques queers, la relation sentimentale et parfois physique entre un personnage lesbien et/ou gai et un personnage hétéro l’emporte sur la représentation de l’affection sentimentale et/ou physique pour une personne du même sexe (Provencher 2005). Dans une scène quelque peu surprenante, en phase avec la vision – dans l’ensemble – hétérocentriste que le film a des relations humaines, Manu, fraîchement célibataire, fait l’amour avec Fina, laquelle se comporte de plus en plus comme une femme jalouse. La tendresse et la douceur évoquées par le jeu d’acteur de Wilson sont exacerbées par les couleurs rose et violet de la chambre dans laquelle ils se trouvent, une chambre, soit dit en passant, offrant une vue parfaitement romantique sur les toits parisiens. La seule et brève scène d’intimité physique entre Manu et Philippe est beaucoup plus stérile et dramatique : Manu rend visite à Philippe dans son nouvel appartement moderne et décoré de manière minimaliste. Les deux hommes, debout devant une fenêtre, s’embrassent avec, en arrière-plan, le décor urbain nocturne de La Défense, mais dans cet appartement froid, presque entièrement blanc, et par la retenue dans le jeu des acteurs, le plan ne dégage ni sensualité ni tendresse, mais transmet plutôt un sentiment de drame qui est tout sauf érotique. Ici, le regard du spectateur s’aligne sur un homoérotisme étouffé et docile, symptomatique du modèle hétérocentriste omniscient des relations intimes. En d’autres termes, le traitement cinématographique de l’homosexualité conjugale de Garenq rime avec l’enfermement du corps masculin désirant et aboutit finalement à une paraphrase dépolitisante de l’hétérosexualité, ce qui contraste cependant avec la reconfiguration partielle de la famille.

Conclusions : queeriser la construction familiale

L’homoparentalité est devenue possible pour les hommes cisgais que récemment. Même si plusieurs options sont présentées aux parents homosexuels lors de la conception, ces options sont fortement limitées par une société hétérosexiste. Alors que des personnes lesbiennes et gaies ont collaboré de manière informelle grâce à des réseaux d’insémination clandestins, d’autres ont dû se tourner vers des procédures coûteuses comme la gestation pour autrui, les services d’aide à la fertilité ou l’adoption. Les choix limités et le peu de reconnaissance juridique ont souvent forcé les personnes et les couples queers à utiliser leur créativité pour concevoir un enfant. Bien que l’insémination clandestine ait facilité la conception pour les couples de lesbiennes cisgenres, les hommes gais cisgenres, qui n’ont généralement pas les organes reproducteurs pour porter un foetus, sont souvent à la merci d’agences d’adoption homophobes. Par conséquent, les hommes gais se sont tournés vers d’autres moyens, moins réglementés institutionnellement, pour « [take] charge of their own biological potential and becoming fathers in unprecedented numbers through surrogacy arrangements » (Lev 2006, 72). Cependant, en prenant en charge leur propre potentiel biologique, en exerçant leur agentivité, les hommes gais cisgenres risquent de reproduire (in)volontairement l’oppression (ou les oppressions) vécue par d’autres groupes marginalisés. Un récit favorable à l’homoparentalité peut poser en filigrane, subtilement, la question des préjudices pouvant être reconduits par les hommes gais, disposant de peu de droits reproductifs et sociaux, lorsqu’ils deviennent papas grâce à des mécanismes ingénieux et créatifs.

Partageant une « cause commune », Manu et Fina, un homme gai et une migrante sans papiers, tous deux exclus du cadre de la République française, s’unissent pour refuser leur exclusion des définitions dominantes de la famille et de l’appartenance nationale. Présentés initialement comme ayant conclu un accord mutuellement bénéfique, Manu et Fina sont des collaborateurs égaux : « Mon idée, c’est très simple, ce serait de faire un mariage blanc pour que vous puissiez avoir vos papiers. Et après, en échange, vous me faites un enfant, mais comme simple mère porteuse. » De cette manière, Comme les autres évoque et perturbe une tradition qui présente, dans ses discours, les homosexuels et les migrants comme des menaces à la famille et à la nation, et comme des co-conspirateurs sournois (Raissiguier 2010). Comme l’explique Catherine Raissiguier, chercheuse spécialisée en études féministes et en migration, dans son chapitre « Nanas, Pédés, Immigrés : Solidarité », les gais et les lesbiennes remettent explicitement en question la structure familiale (hétéro)normative, mais ils sont également représentés dans les discours comme exposant la France à des « more dangerous and alien forms of families » (2010, 123) susceptibles d’éroder l’identité française et donc, la nation. Autrement dit, pour leurs opposants, les unions civiles et le mariage pour tous sont régulièrement décrits comme des portes ouvertes à l’immigration clandestine, contribuant ainsi à l’affaiblissement de l’identité française. Comme Raissiguier (2010) et Fassin (2014) l’ont clairement montré, l’opposition au Pacs et au mariage pour tous est une opposition à l’adoption et à la reproduction pour les gais et les lesbiennes, mais concerne en réalité la race et la nation.

Au lieu de réifier un discours anti-immigrant et homophobe, le film défie et subvertit l’hypothèse selon laquelle les immigrants et les homosexuels menaceraient la famille nucléaire telle qu’approuvée par l’État – et donc par l’État-nation hétéropatriarcal – en les incluant dans sa définition de l’identité française. En évoquant les politiques représentatives assimilatrices (Duggan 2003 ; Warner 1999), Manu et Fina deviennent « juste comme » ou pas plus différents que leurs semblables hétérosexuels et naturalisés. En tant que nouveaux parents, Manu et Philippe ressemblent aux autres parents du film, régis par les rythmes chrononormatif et (hétéro)normatif de l’emploi du temps familial (Freeman 2010 ; Halberstam 2005). En effet, Manu et Philippe deviennent obsédés et ennuyeux de façon exaspérante lorsqu’ils rendent visite à l’amie célibataire de Manu, Cathy, dont l’irritation envers les nouveaux parents est le résultat d’une jalousie à peine cachée, car « l’amour des bébés » est contagieux. Cette scène, l’avant-dernière du film, suggère que les enfants, contrairement aux queers ou aux immigrants, sont attrayants. La différence dans la similitude est confirmée et célébrée. Fina est également caractérisée par sa différence sans toutefois perturber l’identité française. Imaginée comme une employée productive et travaillante, Fina défie le trope stéréotypé et anti-immigrant de la femme migrante paresseuse et opportuniste qui voudrait avoir des enfants pour de « mauvaises » raisons (pour obtenir les allocations familiales, par exemple). Fina et Manu sont vraisemblablement représentés comme des victimes gagnantes. Cela dit, une lecture queer et féministe intersectionnelle, ou ce qu’Eve Sedgwick pourrait qualifier de « lecture paranoïaque » (2003) du film, révèle des asymétries notables.

Pour de nombreuses féministes, l’histoire de la gestation pour autrui a été jonchée d’asymétries de pouvoir qui exposent les femmes pauvres, sans papiers, étrangères et/ou racisées à des dynamiques d’exploitation abusives. Pour rappeler le concept d’Eva Kittay, le « labeur de l’amour » (1999), la littérature féministe et queer racisée portant sur la gestation pour autrui (Banerjee 2014 ; Davis 2013 ; Eng 2003 et 2010 ; Harrison 2016 ; Jacobson 2016 ; Pidduck 2018) montre habilement en quoi la gestation pour autrui, la reproduction et l’éducation des enfants sont un travail culturellement invisible, dévalorisé et mal payé. En outre, cette littérature affirme que le travail féminisé est largement devenu le travail des femmes pauvres et des femmes racisées, et ce, à mesure que les femmes blanches et riches gagnent la sphère publique et que les couples gais et lesbiens acquièrent une visibilité juridique. En effet, même si « natalist solution[s] to preserve society [assume] that the production of reproduction takes place in white, monied wombs » (Franke 2001, 195), les chercheurs prouvent que le travail féminisé de reproduction est, de manière problématique, un travail racisé, de classe, qui devient une « commodity form purchasable from impoverished places within or outside nations » (Nast 2002, 880). Même si Manu décrit sa transaction avec Fina comme étant équitable, le récit expose sans aucun doute l’échange comme étant déséquilibré et inégal. Le film montre que la nation, en déterminant qui n’a pas le droit d’avoir des enfants (c’est-à-dire les gais et les lesbiennes), risque d’exposer les femmes, en particulier les femmes vulnérables, à des préjudices potentiels.

Comme les autres reconnaît brièvement la politisation de la gestation pour autrui en France lorsque Manu demande à sa meilleure amie Cathy, gynécologue, d’inséminer Fina avec son sperme, et qu’elle lui répond, consternée : « C’est de l’esclavagisme moderne et je ne veux pas cautionner ça. Séparer la mère de son enfant ? Mais est-ce que tu te rends compte que tu t’attaques aux fondements mêmes de la nature ? Misogyne ! » La réaction de Cathy évoque « the social anxiety prompted by the dissociation of gestation and motherhood » (Pidduck 2018, 341), ainsi que les réactions dominantes, en France, au sujet de la gestation pour autrui (Raissiguier 2010). La comparaison hâtive de Cathy entre la gestation pour autrui et l’esclavage rappelle les études sur la race et la colonisation (Davis 2013), largement passées sous silence dans le film. Comme le note un critique, bien que Manu vit dans un quartier marqué par la diversité, « il faut une bonne dose d’imagination pour savoir qu’il habite le quartier coloré et métissé de Belleville, tant l’environnement du film apparaît complètement aseptisé[6] ». Aussi, la production a choisi l’actrice espagnole blanche Pilar López de Ayala pour interpréter le rôle de Fina, et ce, malgré l’obsession des Français pour les migrants d’Afrique subsaharienne et du Maghreb (Raissiguier 2010).

Alors que Comme les autres nous rappelle, et réinvente, les relations radicales des années 1970 et 1980 lorsque les lesbiennes cisgenres et les gais cisgenres comptaient sur la participation et la coopération de la communauté LGBTQ+ pour discréditer « the cultural perception that gay and lesbian lives were inherently childless » (River 2013, 173), l’interdiction de construire son unité familiale, elle, exige une attention critique immédiate. Le film révèle que, lorsque les personnes LGBTQ+ n’ont pas le même accès aux technologies de reproduction et lorsque nous trouvons des méthodes reproductives pour quelques privilégiés, mais en refusons à d’autres, nous reléguons les solutions de reproduction à la sphère privée où la potentialité de causer des dommages, même involontairement, est alors plus grande. En tant qu’homme gai blanc, Manu occupe les positions à la fois « d’opprimé » et d’oppresseur. En effet, Manu représente ce que Nast appelle la « queer white patriarchy ». Bénéficiaire de l’hétéropatriarcat et de la suprématie blanche, la « queer white patriarchy » fait référence à une nouvelle forme ou une adaptation du « regime of patriarchies […] one grounded only partially in what might be called “normative” gay white male masculinities » (Nast 2002, 875). En tant que produit des politiques d’exclusion, Manu travaille pour et contre les structures légales et sociales qui lui interdisent la paternité, au détriment d’autres individus plus vulnérables. Selon nous, Comme les autres remet en question et élargit les conceptions « exclusionnaires » de la famille, tout en affichant les effets multiples, entrecroisés et involontaires d’un accès inégal à la reproduction.