Corps de l’article

[1] En 2007, les vignobles en terrasses de Lavaux, situés en Suisse entre Lausanne et Vevey-Montreux, furent inscrits au patrimoine mondial de l’UNESCO (Organisation des Nations Unies pour l’éducation, la science et la culture). Deux ans plus tard, en 2009, ce fut au tour de l’urbanisme horloger des villes de La Chaux-de-Fonds et du Locle, dans le Jura suisse (Courvoisier et Aguillaume, 2010) [2] . Un peu plus d’une décennie après, nous nous sommes demandé quel avait été l’incidence de cette reconnaissance patrimoniale pour ces deux sites, l’un viticole et l’autre urbain, tous deux en activité. Cela nous a conduits à poser une question de recherche principale : quelles conséquences une inscription au patrimoine mondial de l’UNESCO peut-elle provoquer sur les sites concernés ? Cette question a amené ensuite plusieurs sous-questions de recherche : Comment les principaux acteurs de l’inscription évaluent-ils l’inscription dix ans après ? Est-il possible de mesurer les répercussions des « retombées » de l’inscription au moyen d’indicateurs qualitatifs et quantitatifs ? Quelles ont été les conséquences de l’inscription sur d’autres sites européens et nord-américains reconnus par l’UNESCO ? La justification de ces questions de recherche découle du fait que les publications font défaut dans ce domaine, tout au moins en Suisse.

Sur le plan méthodologique, nous avons procédé en trois étapes :

La première étape est de nature bibliographique. Au moyen de différents mots clés, par exemple « impact + labellisation + UNESCO [3]  », nous avons cherché et trouvé plusieurs références intéressantes sur Internet, provenant d’enseignants-chercheurs comme de journalistes, qui nous ont fourni un cadre conceptuel adéquat ainsi que des exemples pertinents en Europe et au Canada.

La deuxième étape est une démarche qualitative exploratoire : nous avons sélectionné un échantillon de convenance de neuf personnalités liées aux deux sites de Lavaux et de l’urbanisme horloger, qui avaient contribué à l’inscription de ces sites, ou qui les pilotent actuellement. Nous avons interrogé ces personnalités en face à face à propos de leur vécu de l’inscription et de son incidence sur leur site respectif. Nous avons construit un guide d’entretien semi-dirigé pour favoriser leurs réponses à des questions ouvertes (voir annexe 3). Nous avons mené ces entretiens [4] à l’été et à l’automne 2019 et nous avons relevé les propos des personnes interrogés au moyen de notes selon la méthode « papier-crayon ». La durée des entretiens a été en moyenne d’une heure, sur le lieu de travail des répondants.

Dans une troisième étape, une fois nos notes retranscrites, nous avons procédé manuellement à une analyse textuelle selon les thèmes et les questions du guide d’entretien sous la forme d’une analyse textuelle. Cette analyse des discours recueillis a été réalisée suivant une approche inducto-déductive (Gavard-Perret et al., 2012) et l’unité de codage choisie a été la phrase ou l’élément de phrase selon son homogénéité de sens (Miles et Huberman, 2003). Les personnes contactées ont toutes spontanément accepté de nous recevoir pour répondre à nos questions, mais elles n’ont majoritairement pas souhaité que leurs propos figurent nominativement dans le résultat de la recherche : cela a permis une expression plus libre de ces acteurs tout en respectant leur besoin d’anonymat vis-à-vis de leurs employeurs et/ou électeurs. Les noms et les fonctions des personnes interrogées figurent dans les remerciements (note 4).

Notre recherche s’articule de la manière suivante : une revue de littérature sur les labels en général et sur les retombées d’une inscription au patrimoine mondial de l’UNESCO ; une synthèse des entretiens avec les personnalités rencontrées ; une discussion confrontant les apports théoriques et empiriques de la recherche ; finalement, une conclusion mettant en exergue nos propres apports ainsi que les limites de notre recherche et les avenues de recherche future.

Cadre conceptuel

Historiquement, le labela pour but de rassurer le consommateur sur la qualité des produits (Chameroy et Chandon, 2010). Le tourisme n’y échappe pas et, dès les années 1920, le Guide Michelin a donné des indications aux voyageurs sur les sites touristiques et accordé des étoiles aux meilleurs restaurants. Même si ce modèle d’étoiles dans des guides n’est pas comparable à un système de labels, il communique déjà des informations préalables à l’intention des visiteurs. Par la suite, les communes de France ont cherché à se différencier en obtenant des labels tels que « Plus beau village de France », « Commune la plus fleurie », etc. (Florent, 2011). Pour Luc Florent, le label UNESCO est un facteur d’attractivité pour déclencher des voyages culturels. Celui-ci a réalisé une étude de terrain en France sur l’impact du label UNESCO à Provins, Avignon et Besançon et il en conclut que ce label donne au touriste une « pré-image mentale du territoire » (ibid.) qui doit rassurer le touriste quant au risque perçu entre l’image qu’il se fait de la destination avant son voyage et la réalité vécue ensuite sur le terrain.

Pourtant, les labels touristiques ne sont pas régulièrement pris en compte dans le choix d’une destination, mais ils interviennent quand celle-ci est choisie, surtout par un public jeune et de formation supérieure, et orientent ses visites (Prim-Allaz et al., 2008). Selon Le Figaro, La Dépêche et Le Monde, un label UNESCO entraînerait pour le site correspondant une fréquentation supérieure de 20 %, mais ce chiffre n’est pas vérifié (Florent, 2011). À la suite d’une recension de la littérature, Brian Logan VanBlarcom et Cevat Kayahan (2011) concluent qu’il s’agirait plutôt d’une augmentation comprise entre 1 % et 5 % suivant les sites, voire de 6,2 % pour le site qu’ils ont analysé en Nouvelle-Écosse.

L’enquête de Florent (2011) montre que, pour les sites français très connus comme Le Mont-Saint-Michel, Avignon, Versailles et le Val de Loire, le label UNESCO ne joue pas un rôle essentiel dans le choix de la destination, alors qu’il est fondamental pour des sites français moins connus comme Provins, Saint-Savin-sur-Gartempe, Fontenay ou Albi, surtout pour les personnes âgées et les touristes étrangers. L’utilisation de ce label est inversement proportionnelle à la notoriété des sites classés : plus un site est connu et fréquenté, moins il utilisera le label UNESCO dans sa communication, et inversement (ibid.).

Le patrimoine mondial de l’UNESCO a été créé pour signaler et protéger des sites d’importance mondiale. La relation entre une inscription au patrimoine mondial et le développement socio-économique subséquent est plausible, mais les informations relatives à cette hypothèse sont parcellaires et anecdotiques, le plus souvent basées sur l’observation : « pour porter un jugement scientifique sur l’impact socio-économique de l’inscription, il ne suffit pas d’examiner ce qui s’est passé effectivement, il faut le comparer à ce qui se serait passé en l’absence d’inscription » (Prud’homme et al., 2008 : 2).

Depuis les années 1990, il existe une littérature importante sur les retombées d’une inscription au patrimoine mondial de l’UNESCO. Ethan Purdy (2013) la classe en deux volets :

  • Une littérature universitaire, sans validation empirique, qui affirme que l’inscription au patrimoine mondial est un outil de branding sur un marché compétitif pour attirer des visiteurs et procurer de la visibilité dans les médias (Ashworth et Tunbridge, 1990 ; Cook, 2000).

  • Des travaux empiriques tels que l’étude réalisée par Pricewaterhouse Coopers (2007) sur 17 sites UNESCO du Royaume-Uni et les travaux de VanBlarcom et Kayahan (2011) menés sur les sites de Grand-Pré et d’Old Town Lunenburg (Nouvelle-Écosse).

L’étude exploratoire de Pricewaterhouse Coopers (2007) met en exergue une analyse des coûts et bénéfices liés à l’inscription au patrimoine mondial : les principaux bénéfices identifiés sont les fonds alloués à la conservation et à la restauration, l’encouragement au tourisme, la fierté civique, des interactions positives dans la communauté locale, des partenariats avec des acteurs locaux et une source locale d’éducation culturelle. En revanche, les coûts sont constitués par le processus de candidature à la Liste du patrimoine mondial, la préparation du plan de gestion, la réalisation d’études de soutien et d’impact. Enfin, il y a les coûts pour répondre aux exigences de l’UNESCO, notamment le suivi, le reporting et la maintenance des sites (VanBlarcom et Kayahan, 2011).

Parmi les travaux plus récents, Jane M. Beattie et Ingrid E. Schneider (2018) ont analysé le cas du château d’Édimbourg : ces auteures remarquent qu’il existe une relation entre la connaissance préalable d’un site reconnu par l’UNESCO et la satisfaction des visiteurs. En Italie, Tiziana Cuccia, Calogero Guccio et Ilde Rizzo (2016), ainsi que Rosanna Rita Canale, Elina De Simone, Amadeo Di Maio et Benedetta Parenti (2019), ont mené des recherches dans plusieurs régions et en concluent qu’il y a une relation positive entre le flux de touristes internationaux et le nombre de sites inscrits au patrimoine mondial de l’UNESCO, même si les acteurs du monde touristique tendent généralement à surestimer cet effet. En Espagne, José I. Castillo-Manzano, Mercedes Castro-Nuño, Lourdes Lopez-Valpuesta et Álvaro Zarzoso (2021) ont réalisé une étude similaire dans cinquante provinces et notent un effet positif de l’inscription sur le tourisme national et international, principalement pour les sites culturels bâtis situés à l’intérieur du pays par rapport aux sites naturels et à ceux qui se trouvent en région côtière.

En France, Magali Talandier (2008) explique le développement de zones touristiques par diverses variables, dont l’inscription, afin d’examiner si celle-ci a un pouvoir explicatif sur le développement économique. Elle conclut que l’inscription d’un site sur la Liste du patrimoine mondial de l’UNESCO n’a qu’une faible incidence. Henri Nicot et Burçu Odzirlik (cités par Prud’homme et al., 2008) procèdent pour leur part à une analyse comparée de sites inscrits et non inscrits en Turquie, ce qui les amènent à conclure que l’inscription a plus d’effet direct sur la conservation et la restauration des sites étudiés que sur le développement local, que ce soit positivement ou négativement.

Avec l’exemple de la vieille ville de Québec, inscrite au patrimoine mondial de l’UNESCO en 1985, Mathieu St-Pierre (2019) explique les liens tissés entre le patrimoine, le tourisme et l’événementiel en étudiant comment le processus de patrimonialisation alimente la fonction événementielle par l’utilisation du décor bâti, notamment pour animer des quartiers historiques. Les grands événements attirent en effet les touristes et les retiennent plus longtemps, à l’exemple des Médiévales en 1993 et 1995, puis des Fêtes de la Nouvelle-France, qui ont lieu chaque année depuis 1997 : ce sont des festivités immersives à connotation historique et culturelle dans le décor de la Place Royale. Ce patrimoine rayonne ainsi dans les médias avant, pendant et après l’événement.

Isabelle Leduc, Laurent Bourdeau et Pascale Marcotte (2017) ont étudié les valeurs attribuées au label UNESCO, ainsi que la valence, positive, négative ou neutre, accordée par les parties prenantes associées à la promotion touristique d’une destination labellisée, telle la vieille ville de Québec. Marcotte et Bourdeau (2008 ; 2012) observent ainsi que la mobilisation exigée pour obtenir le label contribue à créer un sentiment d’appartenance et à forger une identité commune et un partage de valeurs liées à l’histoire. Pour Québec, la réputation de la vieille ville, valeur extrinsèque, est celle qui est la plus souvent associée au label, suivie par l’histoire ou « les vieilles pierres », sa valeur intrinsèque. Du point de vue de la valence, toutes les valeurs sont majoritairement perçues comme positives. En revanche, la valeur intrinsèque de la protection du patrimoine bâti, déterminante pour l’obtention du label UNESCO, n’apparaît pas comme un outil valable de promotion de la destination (Leduc et al., 2017).

À Albi, l’inscription au patrimoine mondial en 2010 et la politique d’aménagement qui l’a accompagnée ont été placées au service d’une stratégie de différenciation territoriale vis-à-vis de la métropole voisine de Toulouse (Martin, 2014).Les adaptations locales mises en œuvre en raison de l’attractivité touristique accrue de la ville ont fait l’objet d’un plan de gestion, dont un volet est consacré à l’accessibilité, aux déplacements et à la sécurité, par exemple : l’aménagement de zones de stationnement à l’attention des touristes, un système de vidéo-surveillance pour prévenir les dégradations du patrimoine et permettre une meilleure surveillance des zones fréquentées, une meilleure gestion des espaces verts. Elsa Martin (2014), à la suite de son enquête menée dans cette ville, affirme que l’inscription d’Albi au patrimoine mondial de l’UNESCO a suscité chez les résidents des attentes nouvelles en termes d’attractivité de la ville et de son dynamisme local, tout en leur procurant une relative fierté.

Le Havre, ville bombardée et presque totalement détruite en 1945, a été reconstruite suivant un canevas urbain conçu par l’architecte Auguste Perret. Elle a été ensuite enrichie, entre autres par des œuvres d’Oscar Niemeyer et de Guillaume Gillet, puis inscrite au patrimoine mondial de l’UNESCO en juillet 2005. Cette inscription, presque entièrement vouée au béton, a rendu aux Havrais la fierté de leur ville jusqu’alors peu attractive (Gori Rasse, 2007). Les retombées de cette inscription se situent à deux niveaux : en premier lieu, la reconnaissance externe au Havre du caractère exceptionnel de ce centre urbain reconstruit, qui a constitué un profond changement d’image de la ville, et en second lieu l’effacement d’un complexe ressenti par ses habitants d’habiter une grande cité un peu froide, située au bout du monde ( ibid.). L’inscription au patrimoine mondial a donc permis de réconcilier les Havrais avec leur ville en plus d’attirer des touristes. « Après un classement au patrimoine mondial, le chiffre de 20 % de fréquentation supplémentaire est souvent cité… Le classement est un atout énorme pour l’image d’un lieu, noté dans les guides touristiques du monde entier », indique France Info (< Actu.fr>, 2015) .

En tant que paysage culturel, avec des vignobles en terrasses rappelant le site de Lavaux en moins escarpé, Saint-Émilion est le premier vignoble inscrit au patrimoine mondial de l’UNESCO en 1999. Pour célébrer les vingt ans de son inscription, Saint-Émilion a organisé en juin 2019 des manifestations comprenant entre autres la visite de monuments historiques, des dégustations de vin accompagnées de musique, des concerts, conférences, expositions, balades nocturnes, feux d’artifice, démonstrations de tonneliers et plantation de 20 000 arbres (AFP, 2019). Malgré la diminution de la population du centre du village depuis les années 1980, les touristes y viennent de plus en plus nombreux : la fréquentation a augmenté de 30 % depuis 1999. Les jours de grande affluence, 3000 personnes visitent ce bourg où vivent 150 résidents permanents (Urbain, 2019). Une des priorités actuelles de la commune est de maintenir le nombre de résidents permanents face au développement des commerces en centre-ville. Comme autres répercussions de la labellisation, dans les environs de Saint-Émilion 130 châteaux pratiquent l’œnotourisme et les chambres d’hôtes de la région enregistrent dorénavant plus de 200 000 nuitées annuellement (ibid.).

Comme synthèse de ce cadre conceptuel, nous retenons que la littérature et les recherches empiriques montrent qu’il y a une relation généralement positive, mais pas toujours significative, entre une inscription au patrimoine mondial de l’UNESCO, la fréquentation touristique et le développement économique. Pour les visiteurs, d’autres facteurs exercent aussi une influence, entre autres les moyens de transport, les prix, l’hébergement, la gastronomie et le climat (Castillo-Manzano et al., 2021). Des politiques locales adéquates ainsi que des plans de développement durable jouent aussi un rôle important pour valoriser une inscription au patrimoine mondial auprès de différents acteurs (Cuccia et al., 2016).

Résultats de la recherche sur les deux sites étudiés

Plusieurs points importants, parfois convergents, parfois divergents, ressortent des entretiens que nous avons menés auprès des responsables des deux sites étudiés : l’urbanisme horloger de La Chaux-de-Fonds et du Locle (canton de Neuchâtel), d’une part, et le site viticole de Lavaux (canton de Vaud), d’autre part.

Le premier élément a trait à l’origine de la démarche de l’inscription au patrimoine mondial de l’UNESCO. À Lavaux, la volonté de préserver le site date déjà des années 1940 : la protection populaire du paysage de Lavaux est reconnue comme exceptionnelle par la déclaration de valeur universelle adoptée par l’ICOMOS (Conseil international des monuments et des sites) : « [Le paysage] a suscité, en réponse à sa vulnérabilité face à des agglomérations en forte croissance, une protection populaire exceptionnelle ». À plusieurs reprises, la population du canton de Vaud où se trouve Lavaux a été appelée à se prononcer sur la protection du site. Les résultats de ces différentes votations constituent un indicateur de cette protection populaire [5] .

Les premières mesures de protection ont été prises par les communes pour protéger des éléments spécifiques du paysage de Lavaux (protection des toits de Saint-Saphorin, achats de parcelles vulnérables, etc.). Le plan d’extension cantonal du Dézaley, adopté en 1950, a permis de mettre sous protection les parchets du vignoble. Les communes ont ensuite obtenu l’autorisation de décréter une interdiction de construire des villas ou des bâtiments locatifs dans des zones agricoles et viticoles avec la Loi vaudoise sur la police des constructionsde 1964. Les communes ont cependant réagi de manière très diverse à cette possibilité.

En 1973, le groupement Sauver Lavaux créé par l’écologiste Franz Weber l’année précédente lance une initiative constitutionnelle visant à réclamer l’inscription de la protection du territoire complet de Lavaux dans la Constitution vaudoise. Cette initiative récolte 26 000 signatures, soit 14 000 de plus que les 12 000 nécessaires. Elle est acceptée par la population en 1977 à 55 % des voix.

L’article de protection de Lavaux n’est pas maintenu dans la nouvelle Constitution vaudoise introduite en 2003. La réaction populaire ne se pas fait attendre, puisqu’une nouvelle initiative, Sauver Lavaux II, demandant la réinscription de la protection de Lavaux dans la Constitution est aussitôt lancée, puis acceptée par la population en 2005 à plus de 80 % des voix.

En mars 2009, une nouvelle initiative Sauver Lavaux est lancée afin d’empêcher de nouvelles constructions, à quelques rares exceptions, et d’étendre la protection à de nouveaux territoires situés en bordure du site. Cette initiative aboutit en décembre de la même année avec 16 839 signatures valables. Le Conseil d’État vaudois, convaincu que l’initiative est excessive et pose trop de problèmes, propose un contre-projet. Cette initiative, Sauver Lavaux III, est refusée par la population vaudoise à 68,1 % des voix. Le contre-projet proposé par le Conseil d’État est quant à lui accepté à 68,4 % des voix.

Il faut noter que le personnage de Franz Weber et ses actions ne font pas l’unanimité à Lavaux et que de nombreux vignerons aiment rappeler « qu’on ne l’a pas attendu pour agir ». Une stèle, modeste, mais placée dans l’un des plus beaux points de vue du vignoble, rappelle toutefois son action.

Actuellement, des discussions sont en cours pour l’élaboration d’un nouveau plan de gestion de Lavaux.

En revanche, à La Chaux-de-Fonds et au Locle, il y a plutôt la recherche d’un avantage concurrentiel territorial au-delà de la volonté de faire reconnaître un patrimoine industriel. Le concept d’urbanisme horloger a été créé pour l’occasion, afin de valoriser un patrimoine bâti typique ayant abrité ou abritant toujours des usines et des ateliers d’horlogerie.

Globalement, La Chaux-de-Fonds bénéficie de plus de reconnaissance dans le monde grâce à l’UNESCO. Un tournant a déjà eu lieu en 1984 dès que des acteurs culturels se sont intéressés au patrimoine, en se battant notamment pour sauver l’Ancien Manège, appuyés par un mouvement citoyen opposé à sa destruction. Les idées ont évolué vers d’autres bâtiments à protéger. En 1984 également, un volume de l’inventaire suisse de l’architecture a été consacré à La Chaux-de-Fonds où il est écrit qu’il faut inventorier son patrimoine. En 1994, la Ville a reçu le Prix Wakker [6] . On a alors reparlé du Corbusier [7] et redécouvert l’Art nouveau ainsi que le Style sapin [8] . Les éléments patrimoniaux ont commencé à composer une mosaïque. La Maison blanche du Corbusier a été sauvée. Dès les années 2000, la réflexion est désormais plus aboutie et tous les éléments de la mosaïque convergent vers l’urbanisme horloger. La progression des mentalités est lente mais régulière. (Entretien 5)

D’un point de vue topographique, les deux sites sont sensiblement différents. À Lavaux, il y a immédiatement un « effet wahou » grâce au paysage composé de vignes en terrasses descendant vers le lac Léman, face aux Alpes de la Savoie. De plus, Lavaux est située dans une région touristique historique entre Lausanne et Montreux, bénéficiant d’une relative cohésion entre les aspirations des acteurs locaux. Cette région compte aussi des lieux touristiques emblématiques comme le château de Chillon et, plus récemment, Chaplin’s World, qui sont parmi les sites les plus visités de Suisse. Il règne aussi autour de Lavaux une vie culturelle intense reconnue à l’international, comme le Festival Images Vevey et le Montreux Jazz Festival. L’inscription au patrimoine mondial de l’UNESCO est un plus, mais la région est déjà une destination touristique en elle-même. À La Chaux-de-Fonds et au Locle, en revanche, l’urbanisme horloger ne se laisse pas découvrir du premier coup sans explications préalables : certains acteurs locaux admettent avoir été eux-mêmes incrédules au moment de l’inscription, tout en ressentant ensuite une certaine fierté.

On a l’impression que l’inscription a provoqué une certaine fierté dans des couches de la population, pour faire un peu mieux connaître nos villes à l’extérieur un peu différemment, qu’il y a une certaine valeur ajoutée par rapport à l’horlogerie qui a contribué au développement de nos villes. En revanche, je n’ai pas l’impression qu’il y a eu des initiatives citoyennes pour valoriser l’inscription, à part notre Biennale du patrimoine horloger pour laquelle on a fait un gros travail pour obtenir plus d’entreprises horlogères qui ouvrent leurs portes… Une initiative citoyenne quand même liée à cela est celle de l’ancien directeur de la marque Ulysse Nardin : il a mis en place une salle dans l’Ancienne Poste du Locle qui rend vraiment hommage aux horlogers et aux entreprises horlogères de la région. Ce qu’il a réussi à obtenir est assez exceptionnel : des entreprises horlogères d’accord de se retrouver dans le même local avec leurs produits propres racontant l’histoire de l’horlogerie depuis la première école d’horlogerie. (Entretien 1)

Cette manière structurée de s’approprier le patrimoine n’a pas eu lieu au niveau civil mais elle a réussi sous une autre forme, beaucoup plus diluée, pas forcément centrée sur le patrimoine mais intégrée dans un grand nombre d’initiatives ou de structures associatives. Par exemple Ludesco [9] , Quartier général [10] , la Fête de mai, la Course d’orientation… ces manifestations s’en nourrissent, s’y appuient même si elles n’en font pas l’objectif premier. L’esprit UNESCO est donc diffusé, assimilé, y compris chez des acteurs qui ne sont pas dans le patrimoine. (Entretien 3)

Les divergences de vues politiques entre les deux villes, notamment un projet de fusion avorté au début des années 2000, rendent parfois compliquée la gestion du site urbanistique. Les acteurs politiques parlent d’ailleurs individuellement de la promotion de leur ville respective, mais rarement d’une promotion commune : même les festivités pour les dix ans de l’inscription à l’UNESCO, en 2019, ne se sont pas faites totalement en commun, comme le spectacle des écoliers qui a été propre à chaque ville.

Sur le plan de l’identité, l’inscription semble avoir permis à Lavaux la création d’une identité commune entre municipalités, vignerons et acteurs touristiques, alors que cela ne semble pas être le cas dans les deux villes horlogères par manque d’attentes communes et de soutien de la part de leurs acteurs politiques et économiques respectifs. En termes de structure de l’emploi et des lieux des centres de décision, à Lavaux, malgré les tensions actuelles, il existe un fort sentiment d’appartenance à la région et les décisions se prennent toujours sur place. On ressent une implication plus grande du canton de Vaud, notamment au volet du développement de l’œnotourisme. Cela n’apparaît pas dans le cas de La Chaux-de-Fonds et du Locle : en effet, à la suite de la crise horlogère des années 1970, de nombreuses entreprises et marques ont disparu, et la plupart des marques en activité aujourd’hui font désormais partie de grands groupes de luxe internationaux comme LVMH et Kering, qui n’ont plus d’ancrage régional. À l’époque, la perte d’emplois a aussi entraîné le départ de nombreux travailleurs ainsi qu’un désintérêt pour les métiers horlogers. Dans les entreprises actuelles, il peut y avoir jusqu’à 70 % et même 80 % de travailleurs frontaliers pendulaires qui ne ressentent pas d’appartenance particulière avec La Chaux-de-Fonds et Le Locle.

En matière touristique, les infrastructures hôtelières autour de Lavaux, entre Lausanne, Vevey et Montreux, sont nombreuses et diverses, au contraire de La Chaux-de-Fonds et du Locle qui ne disposent que de peu d’hôtels et de quelques chambres d’hôtes. De plus, bien des restaurants des deux villes ferment habituellement en été, haute saison touristique, à cause des vacances horlogères. Les ambitions de promotion touristique sont donc relativement limitées pour valoriser l’urbanisme horloger.

La question touristique a toujours été secondaire. Le tourisme était une activité marginale par rapport à l’économie locale et elle l’est restée. On avait conscience que l’inscription allait favoriser le tourisme de façon visible pour les acteurs concernés, mais cela reste une activité modeste. (Entretien 3)

L’essor du tourisme suit un mouvement engagé dans les années 1980. On a ensuite reçu l’inscription en 2009 et vécu l’année Le Corbusier en 2011-2012 : c’est un enchaînement de grands événements qui forment un tout. Il est difficile d’identifier les retombées strictement liées à l’urbanisme horloger. (Entretien 4)

Les chiffres, surtout les visites guidées, sont cinq à six fois plus élevés après qu’avant l’inscription. Il y a plus ou moins 2000 visiteurs par année qui ne venaient pas avant… L’effet sur les nuitées est stable, car souvent les visiteurs viennent pour un seul jour depuis un pôle d’hébergement comme Berne, Bâle ou Neuchâtel. Le Locle et La Chaux-de-Fonds manquent d’hébergements de moyenne gamme, mais il y a eu une augmentation de l’offre de B&B et de chambres d’hôtes, comme la Maison DuBois au Locle… Un autre effet difficile à quantifier est celui des parcours de tours opérateurs et d’écoles sur le thème de l’horlogerie. (Entretien 7)

Pour essayer de quantifier un « effet UNESCO » sur les visites de l’urbanisme horloger, nous nous sommes appuyés sur deux indicateurs [11]  : les nuitées et les visiteurs de l’Espace de l’urbanisme horloger :

  • Pour les nuitées, nous avons observé l’évolution suivante : jusqu’en 2009, leur nombre annuel moyen était de 46 624 ; de 2010 à 2014, leur nombre s’est accru de 1,8 %, la meilleure année étant 2014 avec 49 524 nuitées, avant de diminuer de 6,9 % entre 2015 et 2019. Ces chiffres sont à interpréter avec précaution, car toutes les nuitées ne sont pas attribuables à des visiteurs intéressés par le patrimoine UNESCO. Il est à noter que la durée du séjour, de 1,8 nuitée en moyenne, est la même avant et après l’inscription de l’urbanisme horloger au patrimoine mondial.

  • L’Espace de l’urbanisme horloger [12] , centre d’interprétation multimédia ouvert à La Chaux-de-Fonds fin juin 2009, a accueilli 3696 visiteurs en sa première demi-année d’exploitation. De 2010 à 2014, sa fréquentation moyenne était de 6205 personnes, la meilleure année étant 2014 avec 6694 visiteurs, puis elle a diminué de 5,6 % dans la période allant de 2015 à 2019. Ces chiffres, fournis par Tourisme neuchâtelois, montrent un probable « petit effet UNESCO » sur les nuitées et les visites de l’Espace de l’urbanisme horloger quelques années suivant l’inscription, avant de se stabiliser à un niveau légèrement inférieur. L’année 2019 du dixième anniversaire de l’inscription n’a amené ni augmentation des nuitées, ni fréquentation supérieure de l’Espace de l’urbanisme horloger.

Autour de Lavaux, les lieux d’hébergement sont trop dispersés entre Lausanne et Montreux pour établir une corrélation entre les nuitées et les visiteurs du site. « Il y a en moyenne 3500 visiteurs par an avec les groupes emmenés par une cinquantaine de guides. Il est très difficile de compter les visiteurs autonomes, y compris les ‘locaux’ comme les Lausannois. » (Entretien 9) À Lavaux, on craint même le surtourisme qui risque de dénaturer le site, à cause des véhicules, de la foule, du bruit et des déchets.

Parce que le label UNESCO ne peut pas être utilisé à des fins commerciales, les entreprises et les marques présentes sur les sites de Lavaux et de l’urbanisme horloger n’en font généralement pas état dans leurs communications institutionnelles : seule la marque Ulysse Nardin a mentionné son appartenance à un site UNESCO lors de l’inscription en 2009, et la marque Eberhard, qui a rapatrié son siège à La Chaux-de-Fonds en 2019, mentionne l’UNESCO dans son musée et, plus discrètement, sur son site Internet. « À Lavaux, il faut sensibiliser les vignerons à l’œnotourisme qui vend une expérience aux visiteurs. » (Entretien 9)

Le projet œnotourisme est géré au niveau du canton de Vaud. On a fait comprendre aux vignerons que ce n’est pas uniquement de la vente, que les attentes sont différentes : il faut de la professionnalisation, des structures d’accueil, des toilettes, etc. Cela doit entraîner une augmentation qualitative sur la fréquentation touristique et une augmentation des ventes pour ceux qui y travaillent. (Entretien 6)

Un Centre de la vigne et du vin est en projet à Grandvaux. En attendant, Lavaux Vinorama [13] situé à Rivaz permet aux visiteurs de découvrir par un film le travail des vignerons de Lavaux avant de déguster leurs vins au bar.

Il y a une différence notable dans la structure de gestion des deux sites : à Lavaux, une association a été créée avec un comité et une directrice de site.

L’association LPM (Lavaux Patrimoine mondial) a été fondée en 2013 après une réflexion initiée en 2011 sur la façon de gérer le site… Cette problématique de gestion est récurrente, peut-être moins sur les nouveaux sites comme la Champagne ou la Bourgogne, mais c’est toujours actuel à Saint-Émilion. C’est finalement devenu évident que ça devait être géré par les parties prenantes du site, d’où la création de l’association en juin 2013. Il a fallu convaincre les communes. On a connu une crise viticole en 2010-2012 et cela a peut-être permis de les convaincre plus facilement de la nécessité de la modification complète de la structure de gestion et de la nécessité d’impliquer tous les partenaires. En parallèle s’est donc créé le groupement des habitants en 2017 ; ils ont pu nommer formellement leur représentant en 2018… La dynamique de gestion est intéressante car elle va dans le sens de la protection. Elle n’est pas strictement restrictive, il s’agit plutôt de réflexions permanentes et croisées entre l’économie, le social et le patrimoine. On identifie les problèmes en amont et on a désormais une plateforme de discussion. (Entretien 6)

En revanche, à La Chaux-de-Fonds, l’actuelle gestionnaire de site est rattachée au Service de l’urbanisme de la ville. Pour les deux sites, nous avons observé un paradoxe eu égard à la valeur du patrimoine qui est utilisé comme faire-valoir, sans véritable lien avec les moyens nécessaires pour le préserver. Les sites dépensent pour communiquer sur le patrimoine, mais pas vraiment pour préserver le patrimoine-même : modifications architecturales, rénovations et constructions nouvelles, etc. Il a aussi été mentionné dans les deux cas que le travail de gestionnaire de site est une activité assez solitaire.

Sur la plupart des sites inscrits au patrimoine mondial de l’UNESCO, il est possible d’acheter des produits locaux : c’est le cas à Lavaux, avec le Vinorama, ainsi que dans les caveaux des vignerons de plus en plus souvent ouverts avec des horaires étendus. Mais à La Chaux-de-Fonds et au Locle, il n’existe pas de Maison de la montre : en effet, les marques ne souhaitent pas s’associer pour promouvoir leurs produits, étant donné qu’elles ne vendent de toute façon pas « ex-usine », afin de préserver leur distribution exclusive en boutiques. On peut cependant acheter quelques montres d’entrée de gamme au Musée international d’horlogerie de La Chaux-de-Fonds. Par ailleurs, après de nombreuses tractations entre les acteurs touristiques et les marques, les visites de deux manufactures horlogères, Zenith et Corum, sont désormais ouvertes aux visiteurs et leur permettent d’acheter une montre en fin de parcours, avec une réduction sur le tarif officiel.

Je ne pense pas que si toutes les entreprises s’ouvraient au public pour montrer ce qu’elles font, cela apporterait beaucoup plus qu’une entreprise ouverte au Locle et une à La Chaux-de-Fonds. En revanche, ce qui manque au public lambda, c’est de pouvoir acheter une montre Tissot au Locle. La boutique Jossi a fermé et plus personne ne vend de Tissot au Locle. C’est comme si à Bordeaux on ne pouvait pas acheter une bouteille de vin ! Les gens sont frustrés. Il faudrait que Tissot puisse vendre des montres ex-fabrique. (Entretien 2)

Les visites de Zenith sont un plus, il y a pas mal d’entrées selon Tourisme neuchâtelois, même si elles sont payantes. C’est un plus parce qu’on nous a toujours reproché qu’il est difficile d’entrer dans les entreprises horlogères. La visite de Tissot, un de nos importants partenaires, est aussi possible, mais sur demande, pour des groupes. (Entretien 1)

Sur les deux sites étudiés, nous avons constaté beaucoup de « travail gris », c’est-à-dire se concrétisant par des activités qui ne sont pas immédiatement visibles, par exemple des rénovations d’intérieurs ou une sensibilisation au patrimoine dans les écoles. Mais si la mise en commun des intérêts de différents partenaires semble bien fonctionner à Lavaux où, dans les communes, les vignerons et les hôteliers-restaurateurs travaillent désormais ensemble, et que les deux anciens pôles géographiques de l’est et de l’ouest du vignoble communiquent bien entre eux, c’est loin d’être le cas à La Chaux-de-Fonds et au Locle, en raison des tensions historiques et politiques entre les deux villes ainsi qu’au manque d’intérêt de la plupart des marques horlogères présentes.

Concernant les potentielles menaces pesant sur les deux sites, les grands projets immobiliers ne semblent pas inquiéter les acteurs rencontrés. À Lavaux, la peur de la perte de substance même du site, liée au départ des encavages hors du périmètre UNESCO et aux transformations des habitats vignerons traditionnels, a bien été identifiée et exprimée par nos répondants.

On observe une délocalisation des caves et des lieux de stockage loin des vignes, avec des halles à Pully et Puidoux. On perd ainsi l’identité même de Lavaux et de son unité authentique : villages, vignes, caves. Il y a environ 150 vignerons dans le patrimoine, ce chiffre étant en baisse. Ceci est dû au regroupement des exploitations. Il y a une ambivalence de garder ce qui existe tout en tenant compte de l’évolution du métier, par exemple le sulfatage et l’utilisation de drones. La consommation de vin, en baisse, n’est pas favorable à la vitalité des vignerons. (Entretien 9)

À La Chaux-de-Fonds et au Locle, on s’inquiète surtout de détails architecturaux tels que des ferronneries et des portes qui disparaissent lors de rénovations, mais le déménagement de marques horlogères hors des lieux historiques vers la zone industrielle moderne ne semble pas interpeller les acteurs.

On se demande ce qui va se passer avec l’ancien bâtiment vide de l’entreprise Bergeon qui est dans le périmètre UNESCO. Je n’ai pas entendu qu’il y avait un risque sur un autre ancien bâtiment, au contraire du Crêt-Vaillant où un ancien bâtiment qui avait vécu la révolution neuchâteloise de 1848 a été rénové grâce à un projet citoyen : l’hôtel de la Fleur-de-Lis, qui est rouvert… L’inscription au patrimoine mondial a sans doute motivé des privés à constituer une association pour rénover cet hôtel. L’Ancienne Poste a aussi été sauvée après avoir failli être démolie, cela a été très chaud ! Une fondation a été mise en place pour conserver et rénover ce bâtiment. J’ai envie de dire que ces deux bâtiments ont failli être détruits mais ont fini par être complètement rénovés. Mais il n’y a pas à ma connaissance d’autres menaces ou d’autres projets. (Entretien 1)

Il n’y a pas de menace sur le plan immobilier, parce qu’on est vraiment les gardiens du temple on ne va pas embêter quelqu’un qui veut installer un velux [14] , mais on va empêcher quelqu’un de démolir son immeuble pour en faire une tour. Quand il y a des projets qui risquent de toucher au patrimoine bâti, ils arrivent en séance de la Commission UNESCO. On en discute et, après un vote, la Commission dit : « Oui ou non, vous pouvez faire ceci et pas cela. » C’est quelque chose de très suivi et cela fonctionne bien depuis l’inscription de 2009. (Entretien 2)

Outre la destruction de bâtiments, maintenant interdite, les autres menaces sont la disparition de ferronneries des jardins et balcons, ainsi que d’autres détails qui font la beauté du patrimoine : auvents, portes en bois, vitraux, cages d’escaliers peintes… Les panneaux solaires ne représentent pas un danger, car ils sont intégrés à la toiture et si possible posés de manière cohérente, en bandeaux horizontaux couvrant au maximum 30 % à 40 % de la surface du toit afin de préserver les qualités paysagères des toits. De plus, ils sont réversibles… Le cas des éoliennes aux alentours est plus délicat : les spécialistes du paysage doivent donner l’assurance que ces éoliennes ne nuisent pas au paysage, comme au Mont-Saint-Michel. (Entretien 5)

Discussion : comparaison des informations recueillies avec celles de la littérature

Les études préalables à notre recherche, menées notamment en Europe et au Canada, ont déjà cherché à mesurer les effets d’une inscription au patrimoine mondial de l’UNESCO : elles reconnaissent la difficulté d’évaluer avec des indicateurs précis son incidence sur le développement économique et social (Prud’homme et al., 2008). Il convient donc d’être prudent avec les chiffres qui associent inscription et fréquentation accrue, et qui annoncent généralement des hausses de fréquentation de l’ordre de 25 % à 50 % selon les publics et les sites (Matthys, 2018). Pour les personnes que nous avons interrogées sur les deux sites étudiés, il s’agit plutôt de 10 % à 15 % de visiteurs supplémentaires lors de l’année suivant l’inscription, mais aucune méthodologie n’est largement acceptée pour calculer ces chiffres avec précision : ces annonces quantitatives, relayées par la presse, relèvent davantage d’un discours promotionnel exprimé par les acteurs locaux (ibid.) que d’études méthodologiquement solides.

Par ailleurs, les statistiques sur le nombre de visiteurs sont en général incomplètes et comptabilisées par les offices du tourisme locaux suivant des méthodologies trop différentes pour qu’il soit possible d’en tirer des enseignements significatifs (ibid.). Les nuitées hôtelières seules ne permettent pas de recenser les visiteurs d’un jour. Lorsqu’elles sont constatées, les hausses de fréquentation peuvent ne porter que sur une période limitée, ne concerner que quelques monuments, sites ou autres lieux payants [15] , voire être liées à des effets indépendants de la reconnaissance par l’UNESCO, comme des événements culturels. On ne peut toutefois pas affirmer qu’il existe un lien de cause à effet direct entre une labellisation et une hausse de fréquentation touristique ou de développement économique. Cela ne signifie pas qu’il n’y en a pas, et rejoint nos observations et entretiens : l’inscription est certainement un facteur favorable, mais ni nécessaire ni suffisant.

Conclusion : limites de l’étude et voies de recherche future

Une labellisation UNESCO agit comme un coup de projecteur (ibid.) à partir duquel les acteurs locaux capitalisent et communiquent plus ou moins fort et régulièrement. Dans les sites français étudiés par Anke Matthys (2018), de nombreux projets d’aménagement ont été réalisés dans une logique d’embellissement avec un effet amplificateur grâce à l’inscription UNESCO, même si certains d’entre eux auraient pu être effectués indépendamment. Pour Le Locle et La Chaux-de-Fonds, en particulier, les projets de contournement routier à l’horizon 2028-2030 permettront de rendre piétonnes et vertes bon nombre d’artères au centre de ces deux villes. À Vevey en 2019, la Fête des vignerons [16] , malgré un bon coup de projecteur sur Lavaux et ses vignerons, a suscité de nombreuses discussions autour de l’accès en voiture et des retombées positives ou négatives pour les commerces et les hébergements locaux. Sur le site de Lavaux, les questions d’accès en véhicule privé comme les autocars, les voitures et les vélos, électriques ou non, se posent aussi.

Pour les deux sites étudiés, il y a depuis quelques années de clairs enjeux de marketing territorial, de tourisme, de mobilité et de commerces de détail qui dépassent les purs enjeux et retombées associés à la reconnaissance au patrimoine mondial de l’UNESCO. Dès 2020 émergent aussi de nombreuses questions à la suite de la crise systémique provoquée par la pandémie sanitaire mondiale qui touche très durement toutes les activités économiques : en premier lieu touristiques, avec une baisse drastique du nombre de visiteurs étrangers, mais aussi viticoles et horlogères.

Se lancer dans une démarche d’inscription au patrimoine mondial de l’UNESCO représente souvent un moyen de faire émerger ou d’affiner des projets de territoire, indépendamment du résultat final de la candidature (Matthys, 2018). Les travaux préparatoires pour obtenir l’inscription, puis les activités de suivi une fois l’inscription obtenue, ont une grande valeur, car ils permettent d’asseoir les acteurs locaux clés autour de la même table, d’autant plus que les plans de gestion de site sont désormais obligatoires. Les acteurs qui vont jusqu’au bout du processus en sortent généralement renforcés en matière de protection, de gestion et de valorisation du patrimoine et de leur territoire.

La dynamique qui a suivi l’inscription au patrimoine mondial de l’UNESCO du site de Saint-Émilion a progressivement fait tache d’huile vers les communes environnantes, qui se sont ensuite organisées pour valoriser leur patrimoine et tirer parti de l’attractivité du « label Saint-Émilion » (ibid.). Nous ne pouvons que préconiser que les communes viticoles hors périmètre du site de Lavaux s’en inspirent… Une inscription au patrimoine mondial devrait susciter leur intérêt sous différents aspects : historique, scientifique et économique, avec une réflexion sur le développement du territoire de la part de nombreux acteurs publics (municipalités, régions, etc.) et privés (entreprises industrielles, commerçants, hôteliers, restaurateurs, groupes de citoyens, etc.), avec une dynamique financière visant à entretenir et à valoriser le patrimoine protégé.

En matière de développement du territoire, les villes de La Chaux-de-Fonds et du Locle ont de grandes attentes par rapport aux deux projets de contournement routier qui permettront de mettre en valeur leur patrimoine urbain horloger respectif. Pour ces deux villes, il y a une opportunité supplémentaire de mettre en exergue l’inscription obtenue en 2009, grâce au projet transfrontalier franco-suisse d’inscription du savoir-faire en mécanique horlogère et en art horloger au patrimoine immatériel de l’UNESCO, qui a abouti et a été reconnu en 2020. C’est un atout qui s’ajoute à celui que l’architecture urbaine seule ne peut pas exprimer, c’est-à-dire les compétences uniques et historiques façonnées par l’horlogerie, communes à tout l’Arc jurassien, dans la manière d’aborder divers métiers industriels et artistiques de Genève à Schaffhouse, englobant la Franche-Comté jusqu’à Besançon.

La reconnaissance du savoir-faire horloger au patrimoine immatériel de l’UNESCO permettra de rajouter une strate aux bâtiments, en valorisant l’Art nouveau qu’il y a à l’intérieur… L’inscription à l’UNESCO est un « chapeau » qui peut lancer une dynamique forte, pas seulement pour les montres, mais qui essaie de tabler sur des aspects plus larges comme l’art… L’avantage sera d’appartenir à un réseau inter-cantonal dans l’Arc jurassien et transfrontalier avec la Franche-Comté. Ce projet est à réaliser. (Entretien 4)

Cette recherche qualitative exploratoire n’est pas exempte de limites, la première étant le choix raisonné d’interlocuteurs ouverts à notre thématique de recherche. La seconde limite est celle des propos d’acteurs sélectionnés et interrogés du côté de la gestion du dossier de l’inscription ou des activités liées à la valorisation de cette dernière (volet de « l’offre »). Ces deux limites constituent autant de voies de recherche future, en premier lieu un élargissement à d’autres acteurs de « l’offre » (entreprises et marques horlogères, viticulteurs, encaveurs, hôteliers, restaurateurs) pour recueillir leurs perceptions et leur vécu d’une labellisation UNESCO. Ensuite, il sera nécessaire de se pencher sur le volet de « la demande », c’est-à-dire les habitants, les visiteurs, les touristes et les voyagistes présents sur les sites analysés. Finalement, il conviendra de développer un modèle multicritère pour disposer d’indicateurs quantitatifs fiables sur les retombées d’une inscription au patrimoine mondial de l’UNESCO, non seulement en dénombrant le nombre de nuitées ou de visiteurs d’un jour, mais en évaluant aussi l’attractivité économique de la région en termes d’implantation de nouvelles entreprises et de nouvelles domiciliations d’habitants, en analysant la communication des acteurs, par exemple la publicité des entreprises qui mentionnent l’inscription à l’UNESCO, et en dénombrant également les initiatives citoyennes découlant de l’inscription.

Sur un plan plus général, une comparaison entre sites « historiques », comme les vieilles villes de Québec ou de Berne, et les sites dont l’activité socio-économique donne son essence même à l’inscription de vignobles ou de sites urbains, à l’instar de Lavaux, de La Chaux-de-Fonds et du Locle, permettra de distinguer des modalités différentes dans la gestion des sites ainsi que le vécu des habitants comme des visiteurs. Il est difficile de savoir si la distinction entre inscription « venue d’en haut » par les élus politiques et celle « venue d’en bas » par des mouvements citoyens a du sens, tant l’histoire des divers dossiers de candidatures est complexe et variée.

Nous mesurons aussi tout le paradoxe à traiter une inscription au patrimoine mondial de l’UNESCO comme un label touristique parmi d’autres, alors que ce n’est justement pas sa vocation. Toutefois, c’est souvent son seul intérêt aux yeux du grand public. La communication régulière de ce que signifie et exige l’inscription au patrimoine mondial de l’UNESCO est à notre sens un enjeu important pour les années à venir, afin de permettre la préservation et la valorisation des sites, tant sur le plan des acteurs locaux que des visiteurs.

Annexe 1

Figure

-> Voir la liste des figures

Annexe 1

Carte de localisation des sites étudiés

Annexe 2

Critères pour inscrire un site au patrimoine mondial de l’UNESCO

(Liste récupérée du site : < https://whc.unesco.org/fr/criteres/>, consulté le 25 juin 2021.)

(i) représenter un chef-d’œuvre du génie créateur humain ;

(ii) témoigner d’un échange d’influences considérable pendant une période donnée ou dans une aire culturelle déterminée, sur le développement de l’architecture ou de la technologie, des arts monumentaux, de la planification des villes ou de la création de paysages ;

(iii) apporter un témoignage unique ou du moins exceptionnel sur une tradition culturelle ou une civilisation vivante ou disparue ;

(iv) offrir un exemple éminent d’un type de construction ou d’ensemble architectural ou technologique ou de paysage illustrant une ou des périodes significative(s) de l’histoire humaine ;

(v) être un exemple éminent d’établissement humain traditionnel, de l’utilisation traditionnelle du territoire ou de la mer, qui soit représentatif d’une culture (ou de cultures), ou de l’interaction humaine avec l’environnement, spécialement quand celui-ci est devenu vulnérable sous l’impact d’une mutation irréversible ;

(vi) être directement ou matériellement associé à des événements ou des traditions vivantes, des idées, des croyances ou des œuvres artistiques et littéraires ayant une signification universelle exceptionnelle (le Comité considère que ce critère doit préférablement être utilisé en conjonction avec d’autres critères) ;

(vii) représenter des phénomènes naturels ou des aires d’une beauté naturelle et d’une importance esthétique exceptionnelles ;

(viii) être des exemples éminemment représentatifs des grands stades de l’histoire de la terre, y compris le témoignage de la vie, de processus géologiques en cours dans le développement des formes terrestres ou d’éléments géomorphiques ou physiographiques ayant une grande signification ;

(ix) être des exemples éminemment représentatifs de processus écologiques et biologiques en cours dans l’évolution et le développement des écosystèmes et communautés de plantes et d’animaux terrestres, aquatiques, côtiers et marins ;

(x) contenir les habitats naturels les plus représentatifs et les plus importants pour la conservation in situ de la diversité biologique, y compris ceux où survivent des espèces menacées ayant une valeur universelle exceptionnelle du point de vue de la science ou de la conservation.

Annexe 3

Guide d’entretien utilisé pour les neuf répondants

À la suite de l’inscription de votre région au patrimoine mondial de l’UNESCO, pouvez-vous nous résumer ce qui s’est passé jusqu’à aujourd’hui ?

Qu’est-ce que qui a subsisté des réalisations de départ ?

Quelles sont les nouveautés : Qu’est-ce qui a évolué ?

Qu’est-ce qui a bien fonctionné (ou mal fonctionné) dans le cadre de vos institutions et de vos activités ?

Pour l’urbanisme horloger (La Chaux-de-Fonds et Le Locle) : y a-t-il un « effet 10 ans » déjà perceptible ?

Quels sont les indicateurs clés de la fréquentation de votre site ?

Quelles sont les retombées économiques pour votre site ? La Chaux-de-Fonds et Le Locle : horlogerie ; Lavaux : vin ?

Comment se passe la promotion de votre site depuis l’inscription ?

Comment se passe la gestion du site qui dépend de deux ou plusieurs communes ?

Y a-t-il eu des initiatives citoyennes ou d’autres groupements pour promouvoir votre site ?

Y a-t-il un plan de gestion pour votre site : Si oui, que contient-il ?

Y a-t-il des menaces pour votre site : (pression immobilière, autres facteurs) ?

Pour Lavaux : quel est l’effet de la Fête des vignerons sur le site ?

Qu’est-ce qui est prévu à l’avenir pour votre site (manifestations, promotion) ? Quels sont les projets ?

Quelles sont vos visions/souhaits pour votre site ? Si vous aviez une baguette magique…