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La France, comme l’ensemble des pays alpins, s’est engagée très tôt au début du XX e  siècle dans une dynamique de développement économique de ses territoires de montagne (Veyret-Verner, 1956) par le tourisme. Initialement en s’appuyant sur l’intérêt de la classe de loisir (Veblen, 1970) pour la villégiature (Boyer, 2002) et ensuite sur des politiques publiques (économiques et industrielles) volontaristes dans la période d’après-guerre ( cf. le Plan neige de 1964 à 1977).

Le pays, première destination mondiale et plus grand domaine skiable au monde, a attiré 89 millions de visiteurs en 2018 et généré une consommation touristique (CT) de plus de 173 milliards d’euros (7,4 % de son PIB [produit intérieur brut]), dont 62 % sont imputés aux touristes français [2] . Parallèlement au tourisme, les loisirs sportifs occupent une place non négligeable sur les plans sociétal et économique. Ils représentent un poids économique proche de 40 milliards d’euros (2 % du PIB), dont 50 % proviennent de la consommation des ménages (Charrier et Durand, 2005) et concernent 50 % à 75 % des Français qui pratiquent plus ou moins régulièrement un sport [3] .

Dans ce contexte général, le tourisme de montagne, intégrant sports et services touristiques, a généré en 2018 une consommation spécifique équivalant 27 % [4] de la CT en France. On note 21,2 milliards d’euros dans la seule région Auvergne-Rhône-Alpes (AURA), soit 8 % de son PIB. Cette région, dont le territoire est à 80 % montagneux, a organisé trois éditions des jeux olympiques d’hiver [5] et a explicitement fait du « sport-tourisme et montagne » le huitième pilier de sa stratégie économique et industrielle [6] , ce qui en fait un territoire spécialisé [7] dans les industries du tourisme et des sports de montagne. Ainsi, le tourisme et le sport, les services et l’industrie se sont entremêlés pour former un écosystème industriel et entrepreneurial performant de niveau mondial.

Indéniablement, le tourisme sportif de montagne (désormais TSM) constitue un phénomène socioéconomique d’envergure et complexe qu’il convient d’analyser pour cerner sa formation et son évolution. Sa conceptualisation représente un défi théorique dans le champ des études sociologiques et économiques du tourisme sportif. En effet, si le tourisme sportif constitue une activité économique motrice pour les territoires, il n’a pas été pour autant conceptualisé de manière convaincante (Nepal et Chipeniuk, 2005). Cet article est donc une occasion d’apporter une réponse contributive et conceptuelle sur les plans théorique et méthodologique.

Pour cet article, nous nous appuyons, d’une part, sur nos travaux concernant le marché français du tourisme sportif de montagne et, d’autre part, sur une revue de littérature internationale élargie englobant des travaux pluridisciplinaires sur le sport et le tourisme sportif. Sur le plan de la méthodologie, nous y développons une approche cumulative des connaissances (Steiner et Vatin, 2013) issue des études sociologiques et économiques du sport et du tourisme (Bouhaouala, 2018). Il s’agit de mettre en perspective les connaissances produites sur une période couvrant plusieurs décennies et jusqu’ici séparées par les frontières de leur discipline d’origine. En effet, leur mise en perspective et leur articulation dans le cadre interdisciplinaire de la socioéconomie permet de donner une consistance théorique à la définition du tourisme sportif. Il est alors pertinent de s’interroger sur le rôle de : 1) l’évolution des sociétés modernes en matière de loisirs et de tourisme ; 2) la convergence progressive des modèles économiques de certains sports et du tourisme ; et 3) la professionnalisation des acteurs de l’offre dans la formation et le fonctionnement de ce marché.

Les apports de la sociologie et de l’économie

Si l’on se réfère à la théorie de l’économie, la rationalité utilitaire et la logique marchande constituent les déterminants des activités économiques et de la formation des marchés. Dans ce cadre, le potentiel de profit du marché du TSM constituerait une explication suffisante de sa formation. En revanche, si l’on se réfère aux approches holistes de la sociologie, ce sont les différentes transformations sociales en matière de loisirs et de vacances qui seraient les déterminants de ce développement.

La première vision expliquerait la formation de ce marché à partir des choix délibérés d’acteurs économiques fondamentalement intéressés par le profit. La seconde l’expliquerait plutôt comme un champ social qui impose des comportements collectifs déterminés par l’évolution des normes sociales et des pratiques culturelles. La citation de James Duesenberry (1960 : 223) résume parfaitement la différence entre les deux approches : « l’économie se demande comment les individus font des choix et la sociologie se demande comment ils n’ont aucun choix à faire ».

La conceptualisation du TSM à partir uniquement de l’hypothèse de la rationalité aprioriste de l’ homo œconomicus ou de celle du déterminisme social reste insuffisante face à la complexité du phénomène. En effet, si l’on admet que le marché (Granovetter, 1985) ou les faits économiques (Cuisenier, 1969) sont imbriqués dans un système social, on est autorisé à remettre en question la capacité de l’économie ou de la sociologie à expliquer exclusivement et unilatéralement ce phénomène complexe, par respectivement une vision sous-socialisée ou sur-socialisée (Granovetter, 1985).

L’activité marchande n’étant pas située dans un vide social (Simon, 1983), ni isolée de la société (Swedberg, 1994), les modèles théoriques fondés sur l’hypothèse du marché autosuffisant ou celle du marché soumis aux structures sociales sont loin d’expliquer la complexité des rapports marchands (Zelizer, 1992).

L’approche socioéconomique semble donc pertinente pour poser l’hypothèse de l’interaction de facteurs sociologiques et économiques dans la formation de ce marché. Si l’activité économique du tourisme sportif est fondamentale pour le développement des territoires de montagne, il convient de la considérer en lien avec l’espace social dans lequel elle se déroule (Bouhaouala, 2001).

L’analyse de la formation du marché du TSM dans une perspective socioéconomique conduit alors à poser la question principale du lien entre la société et l’économie en territoire de montagne. Ce lien peut être décliné en de nombreux questionnements à partir des rapports entre : les intérêts et les valeurs (Weber, 1965 ; Kuty 2007), les individus et les institutions (Coase, 1937 ; Weber, 1965 ; Williamson, 1985), le marché et la société (Swedberg 1994 ; Steiner, 2005 ; Granovetter 2017), la liberté individuelle et le déterminisme social (Boudon 1999 ; Bourdieu 2017), le micro et le macro (Granovetter, 2008 ; 2017), etc. Ce marché met indéniablement en perspective des interactions entre les dimensions sociale et marchande à la fois du sport et du tourisme.

En effet, si le TSM possède une composante commerciale exacerbée par l’industrie de l’or blanc (la neige et le ski), il demeure fondamentalement un espace social dont la finalité n’est pas exclusivement marchande. Partant, un modèle d’analyse issu de la socioéconomie et de la sociologie économique d’inspiration wébérienne (Laville, 1994 ; Steiner et Vatin, 20 13 ; Granovetter, 2017 ; Bouhaouala, 2018) semble alors plus adapté pour montrer l’articulation des connaissances issues de la sociologie et de l’économie du sport et du tourisme pour établir une conceptualisation interdisciplinaire partagée. L’analyse des liens sous-jacents et complexes entre, d’une part, le sport et le tourisme et, d’autre part, le marché et la société rend possible une meilleure appréhension du développement contemporain du tourisme en territoires de montagne.

Schéma 1

Perspective socioéconomique du TSM

Perspective socioéconomique du TSM

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Malgré le caractère commercial exacerbé du tourisme sportif, les échanges marchands générés par ce dernier peuvent alors être également considérés hors du cadre du marché (Granovetter, 2017), en lien avec les actions sociales (Freund, 1983) ou politiques menées dans les territoires. Cela confirme la portée théorique et heuristique de la prise en compte du contexte historique et des multiples liens de causalités socioéconomiques (Kalberg, 2010) dans l’explication de phénomènes complexes tel que le TSM.

Rapprochement progressif des théories du sport et du tourisme

Jusqu’aux années 1980-1990, le sport et le tourisme avaient très peu de liens socioéconomiques. Les deux activités étaient organisées en silo et étaient étudiées séparément au sein des sciences sociales de langues anglaise (Percy, 1937 ; Snyder et Spreitzer, 1974 ; Sage, 1979) et française (Callède, 2002 ; During, 2002 ; Darbon, 2014 ; Parlebas, 2016). Un tel cloisonnement linguistique des auteurs de ces deux langues a entraîné, en plus des différences scientifiques dans l’appréhension du sport et du tourisme, une méconnaissance réciproque de leurs apports théoriques.

En effet, avant que le sport et ses ramifications ne soient rattrapés par la mondialisation, les chercheurs des pays anglophones, plus enclins culturellement à associer le sport au divertissement, se sont distingués de l’approche européenne continentale, francophone en particulier. Cette dernière était davantage portée sur la définition du sport en tant que système autonome institutionnalisé et universel par opposition aux jeux sportifs (Elias et Dunning, 1986 ; Darbon, 2014 ; Parlebas, 2016), alors que les auteurs anglophones se sont intéressés à l’aspect commercial du sport spectacle et des loisirs sportifs (Heinemann et Preuss, 1990 ; Thomas, 2002). En d’autres mots, le lien entre le sport et le tourisme a été mentionné dans différents travaux durant le XX e  siècle, mais la reconnaissance du caractère économique de cette relation a été davantage étudiée par les chercheurs britanniques et nord-américains (Sage, 1979 ; Stewart, 1980 ; Gordon, 2011).

Plus tard, dans les années 1990, on observe une multiplication des travaux spécialisés en tourisme sportif développés par des sociologues et des géographes. Ils ont donné lieu aux premières propositions de définitions fondées sur des approches plus ou moins techniciennes (p. ex. : restriction à des pratiques motrices), catégorielles (tourisme sportif passif et actif) ou centrées sur la motivation sportive du déplacement. Quant aux études économistes, elles se sont davantage intéressées à l’évaluation de l’impact économique des événements sportifs, à leur forte audience médiatique et à la consommation des visiteurs.

Ces premières définitions appellent deux commentaires : 1) elles ont pour point de départ une approche fondée sur la juxtaposition de pratiques sportives et touristiques et 2) elles ont été limitées à des caractéristiques distinctes comme les motivations des consommateurs, les produits de l’offre ou l’expérience associant le sport au voyage (Gibson, 1998 ; Van Rheenen et al ., 2017). Néanmoins, ces travaux ont permis de faire reconnaître le tourisme sportif comme un objet de recherche international sans toutefois produire un cadre conceptuel qui complète les approches disciplinaires spécialisées.

Évolution sociétale du sport et du tourisme en territoires de montagne

Au début du XX e siècle, les pratiques de villégiature étaient confidentielles, marquées culturellement et économiquement par une classe sociale dominante. La fréquentation touristique des montagnes françaises et européennes était estivale et réservée à une population essentiellement issue de la bourgeoisie britannique, métropolitaine, voire coloniale d’Afrique du Nord (Boyer, 2002 ; Schut, 2013 ; Guex, 2016). Il s’agissait de la classe des loisirs décrite par Thorstein Veblen (1970) comme le seul groupe social pouvant se permettre le gaspillage de son temps et de son argent pour des activités non productives.

Plus tard, au milieu du siècle, le tourisme s’est élargi au plus grand nombre comme suite aux évolutions sociales, technologiques et économiques qui, d’une part, ont donné naissance à une classe moyenne dotée d’un certain pouvoir d’achat et, d’autre part, ont modifié l’ordre des temps sociaux (Samuel, 1982 ; Dumazedier, 1988) en accordant une place privilégiée aux loisirs. Dans ce contexte favorable à une généralisation des loisirs (Dumazedier, 1962 ; 1988), la France a été pionnière en matière de tourisme de montagne en raison de ses avantages comparatifs naturels et construits (Fabry, 2009), de sa croissance économique d’après-guerre (les Trente Glorieuses) et de ses politiques industrielles volontaristes.

Durant cette période, l’offre touristique en général a su tirer profit de cette dynamique qui a été confirmée par d’autres mesures influentes. On peut citer l’étalement des vacances scolaires sur plusieurs périodes, l’investissement massif dans les infrastructures, l’instauration d’un système de formation aux métiers du tourisme et du sport, etc. Ces mesures ont parachevé la reconversion de certains territoires, comme la montagne, dans le tourisme. Cette dynamique a permis le développement en France d’une base sociale et économique favorable à une « industrie » touristique de montagne. En effet, à partir des années 1970, l’apparition de la société de consommation (Baudrillard, 1970) coïncide avec la montée en notoriété des sports d’hiver, notamment accélérée par le succès français des Jeux olympiques d’hiver de Grenoble en 1968. Le tourisme de montagne, par le biais des sports d’hiver, devient une activité socialement attractive et économiquement rentable.

Durant les années 1980-1990, l’émergence conjuguée des sports californiens (surf, vol libre, escalade, etc.) (Suchet et Tuppen, 2014) et des styles de vie marqués par les loisirs et par le retour à la nature a contribué au renouvellement du tourisme de montagne, en particulier estival. Ce phénomène, désigné par Christian Pociello (1996) comme une forte sportivisation des activités touristiques, scelle définitivement le mariage du sport avec le tourisme en territoires de montagne. La saison touristique se rallonge et dépasse la période hivernale, les pratiques professionnelles deviennent alors davantage entrepreneuriales et diversifiées dans les sports d’été. Les métiers sont de plus en plus codifiés à travers des formations qualifiantes et des diplômes d’État [8] érigés par les premiers professionnels comme une barrière à l’entrée d’un marché porteur. L’évolution des sports de montagne à caractère touristique et l’action des premiers entrepreneurs et professionnels vont jouer un rôle moteur dans le développement économique des territoires montagnards (Bouhaouala, 2007).

Classification des sports et de leurs modèles socioéconomiques

Pour comprendre la formation du marché du tourisme sportif, il convient d’analyser les fondements socioéconomiques de l’intégration de certains sports et du tourisme. Pour ce faire, on propose une classification générale des sports fondée sur leur organisation économique et sociale. L’hypothèse d’un marché fondé sur la convergence des modèles socioéconomiques de certains sports et du tourisme sera vérifiée à cette occasion.

Selon Henry Chesbrough et Richard Rosenbloom (2002), le modèle économique « au sens le plus élémentaire est un modèle de conduite des affaires grâce auquel une entreprise peut générer des revenus pour se maintenir. L’essence de l’idée de modèle économique est de trouver comment se faire payer ou comment gagner de l’argent avec une diversité de mécanismes alternatifs. » [Notre traduction]

Ici le modèle socioéconomique renvoie à la manière dont les différents types de sports ou d’organisations sportives, selon leur raison sociale, se structurent, génèrent et attirent des revenus pour se financer, se maintenir et se développer. Partant, on pose l’hypothèse que les sports du tourisme, fortement dépendants de la consommation des clients et du marché, développent un modèle économique compatible avec l’économie de marché. Les autres types de sports, tributaires d’usagers et des fonds publics, s’appuient sur un modèle de financement socialisé (non marchand). Sur le plan organisationnel, les premiers favorisent une organisation commerciale-entrepreneuriale et les seconds une organisation associative-publique avec une présence, plus ou moins marquée, de l’action publique sous forme respectivement d’investissements et de subventions.

La construction de cette classification s’appuie sur une approche cumulative des connaissances issues des travaux de sociologues, de géographes et d’économistes spécialistes du sport, du tourisme et du tourisme sportif. Les résultats de ces travaux sont articulés et enrichis dans un cadre théorique socioéconomique.

Cette démarche aboutit à la définition de cinq classes montrant la convergence de certains sports avec l’univers du tourisme, que nous explicitons ci-dessous.

Jeux sportifs traditionnels : « community contribution-based sports »

Il s’agit des sports anciens développés au sein des communautés culturelles à l’échelle de territoires localisés. Ils participent à des formes de socialisation traditionnalistes, communautaires, voire tribales. De ce fait, les jeux sont singuliers, limités géographiquement et socialement respectivement à des territoires et à des groupes spécifiques. Ils comportent une fonction d’identification et d’intégration communautaire, territoriale, culturelle, ethnique et populaire (Vigne et Dorvillé, 2009 ; Parlebas, 2016 ; Saumade, 2017). Les jeux sportifs développent parfois des formes d’échanges échappant à l’économie de marché. Par exemple, des produits issus de l’artisanat et de l’élevage d’animaux sont valorisés à travers l’organisation de rituels, voire des spectacles, des combats ou des courses (tauromachie du Sud de la France, fantasia chez les Berbères du Maroc, saute-chameaux chez la tribu des Zaraniqs au Yémen, etc.). Cependant, si les jeux sportifs traditionnels ont une composante motrice, mettent en scène l’adversité et induisent du commerce, ils ne font pas pour autant de ces éléments leur finalité.

Le modèle économique des jeux sportifs est fondamentalement communautaire dépendant des apports des membres de la communauté selon des règles coutumières et des traditions locales. Il est fondé sur la croyance des membres dans la force du lien social et culturel que procurent les jeux sportifs. Si l’on peut observer ici et là des formes d’échanges de marchandises, ces derniers échappent au cadre du marché. Le commerce en question n’est pas régulé par le mécanisme du prix. Ce dernier est neutralisé par les traditions et les liens communautaires (Granovetter, 2017). Ce commerce est un effet non voulu (Freund, 1983) souvent induit par des croyances ethniques ou par des symboles identitaires associés aux jeux. Selon la sociologie compréhensive de Max Weber, la logique qui sous-tend ces échanges fait référence à une rationalité se rapportant à des traditions et des coutumes (Freund, 1983 ; Kalberg, 2010). Ici les participants contribuent financièrement en raison de leur appartenance à une communauté, leurs croyances et coutumes ; le modèle économique est celui du «  you contribute as a community member  ».

Sports modernes : « public-fund-based sports »

Les sports modernes sont développés dans un cadre d’organisations à but non lucratif et sont porteurs de valeurs universelles (compétition, égalité, liberté, respect, etc.). Ils constituent un système sportif (Darbon, 2008) ou un système sportif mixte (public–privé) pour le cas français où les acteurs publics et privés associatifs jouent le rôle pivot (Chifflet, 1993).

Les sports modernes se distinguent des jeux sportifs par leur caractère universel, rationnel, normatif, institutionnel et autonome (Elias et Dunning, 1986 ; Thomas, 2002). Ils sont codifiés, uniformisés, sécularisés, faisant de l’égalité, la compétition et la recherche du dépassement de soi leurs principales finalités (Thomas, 2002 ; Guttmann, 2006 ; Darbon, 2008). Selon James Frey et Stanley Eitzen (1991), les sports modernes ont par ailleurs des dimensions économique et politique. En effet, le sport joue un rôle dans la construction de la citoyenneté et l’affirmation des identités nationales à travers les compétitions internationales, voire il est au centre de stratégies géopolitiques de certains pays (Qatar : Coupe FIFA 2022 ; Chine : JO d’hiver 2022). La dimension économique est liée aux dépenses publiques et à la consommation indirecte des ménages, représentant en France respectivement 16 et 20 milliards d’euros.

Dans l’ensemble, le modèle économique des sports modernes contemporains non professionnels est fondé sur la prédominance des fonds publics (investissements et fonctionnement). Les citoyens/usagers y contribuent par l’impôt et par des contributions non marchandes (adhésion, redevance, etc.). Le modèle de financement de ces sports du «  you pay as a citizen enthusiast  » est un modèle mixte : coercitif–participatif. Les logiques dominantes sont celles du service public et des associations.

Sports spectacles : « commercial-fund-based sports »

Le sport spectacle est un dérivatif commercial du sport moderne de haut niveau engendré par la mondialisation de la consommation des compétitions sportives transformées en spectacles par le bais de la médiatisation (Frey et Eitzen, 1991 ; Washington et Karen, 2001 ; Thomas, 2002). La frontière entre le sport moderne de haut niveau et le sport spectacle professionnel devient visible au niveau de leurs organisations sociales et de leur modèle économique sous-jacent, respectivement associatives (fédérations sportives) et commercial (entreprises d’exploitation de l’image) (coupes du monde, JO, Tour de France, etc.).

Le sport spectacle offre, d’une part, une occasion de divertissement pour les spectateurs et, d’autre part, de marché pour les professionnels du sport, de la publicité et des médias. Le sport spectacle nécessite donc peu de pratiquants, mais concerne un très large public (supporters, téléspectateurs, followers , etc.) représentant un vivier substantiel de consommateurs effectifs et potentiels de biens sportifs et non sportifs. Le sport devient spectacle et induit une transformation marchande du sport d’élite grâce au droit de propriété sur l’image accordé aux organisations sportives et aux organisateurs de compétitions. Ce modèle est fondé sur trois piliers : les droits de retransmission, la publicité et le marchandisage des symboles du sport lui-même. Le modèle économique est celui du «  you always pay when you consume  », signifiant que le consommateur lambda finance indirectement ce type de sport à chaque fois qu’il consomme des produits associés par la publicité.

Sports économisés [9] marchands : « market-based sports »

Il s’agit des sports qui s’inscrivent dans l’économie de marché et développés en raison de leur capacité à générer des bénéfices économiques ou un retour sur investissement (ROI) pour les acteurs qui s’y engagent. On est ici en présence d’une offre et d’une demande dont les rapports sont médiés par le prix dans le cadre d’un marché spécifique. On peut citer des sports allant de la pratique du fitness dans les clubs privés à celle du ski en station de sports d’hiver. La condition d’exclusivité (possibilité d’imposer un prix) est donc réalisable. En effet, skier dans une station en empruntant les remonte-pentes implique de payer un prix d’accès (titre de transport, forfait de ski). Au contraire, la pratique du ski hors des pistes balisées est libre de tout droit de propriété et donc échappe à la condition d’exclusivité. Par ce biais, ces sports deviennent compatibles avec la logique marchande. Par ailleurs, leur caractère récréatif, ludique et de divertissement permet de générer une consommation suffisante pour dégager un ROI. Les pratiquants sont alors des clients qui ne contribuent que lorsqu’ils choisissent de consommer un bien ou un service sportif. Le modèle économique est celui du «  you pay only when you consume  » . Ce modèle est fondé sur le prix du marché que les clients acceptent de payer lorsqu’ils choisissent de pratiquer un loisir sportif dans le cadre du marché. La logique ici est exclusivement marchande.

Sports du tourisme : « tourism-based sports »

Ce sont les sports intégrés au tourisme par le biais du supplément d’expérience qu’ils procurent aux visiteurs. Cela est possible grâce à l’existence de sites de pratique et de conditions spéciales qu’offrent les territoires touristiques (neige, cours d’eau, sentiers…). La pratique du sport devient plus attractive et ludique que dans le cadre habituel. En substance, les sports du tourisme (ski, escalade, randonnées…) sont liés à un territoire (notamment la montagne) qui comporte des caractéristiques spécifiques appropriées aux besoins de divertissement des visiteurs. En cela, les attributs du territoire sont essentiels pour leur déroulement et le caractère ludique de ces sports est fondamental à la mise en tourisme des territoires concernés. Par ailleurs, le sport spectacle et les jeux sportifs, à cause de leur dimension « événementielle et festive », peuvent induire dans certains cas une consommation touristique (nuitées, déplacement, entre autres). Pour cette raison, certains travaux les ont associés au tourisme en les qualifiant de tourisme sportif passif (Gibson, 1998).

Le modèle économique est celui du «  you pay only when you consume  ». Au-delà de ce caractère ludique-hédoniste et de leur interdépendance des territoires, c’est le partage d’un même modèle économique et entrepreneurial marchand qui permet la compatibilité de certains sports avec le tourisme, tels que les sports de montagne (ski, escalade, randonnées, etc.), mais aussi les sports nautiques et de plein air.

Schéma 2

Classification des sports

Classification des sports

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Le tourisme sportif de montagne

Les sports de plein air ou de pleine nature (désormais sports outdoor) économisés à caractère touristique, et dans une moindre mesure l’événementiel sportif et les festivités liées aux jeux sportifs, convergent vers le tourisme en raison respectivement de leur compatibilité avec le modèle économique du tourisme et de la consommation touristique indirecte générée. Les sports économisés s’intègrent donc au cadre marchand du tourisme en général. Le TSM, ayant évolué dès son origine dans un univers marchand, illustre bien cette convergence des modèles économique et organisationnel du sport outdoor et du tourisme.

Le TSM regroupe tous les sports spécifiques au milieu montagnard (sports d’hiver et d’été) et les sports de plein air non spécifiques (patinage, tennis d’extérieur, etc.). Les premiers occupent une place centrale dans l’offre du TSM, alors que les seconds jouent un rôle complémentaire dans l’attractivité des stations de montagne ou des hôtels (patinage et tennis d’extérieur). Par ailleurs, la dynamique de renouvellement du TSM, initiée dans les années 1990, a introduit certains des sports de plein air. On pense ici à l’équitation ou le golf qui avaient préalablement développé des ramifications dans le tourisme (le tourisme équestre et le tourisme golfique). Ces innovations ont donné des variantes adaptées à la montagne comme le ski-joëring et les randonnées équestres notamment en moyenne montagne. Le TSM exclut donc les sports qui ne sont pas fondamentaux pour la mise en tourisme des territoires de montagne en raison de leur incompatibilité avec les spécificités du territoire et avec l’industrie du tourisme fondée sur l’économie de marché.

Désormais, pour désigner les sports du TSM, on retient le terme « sports outdoor de montagne », qui comprennent les sports économisés spécifiques et ceux adaptés à la montagne (voir la typologie des sports ci-dessus). Pour illustrer ces sports outdoor de montagne, on peut citer quelques exemples, parmi les sports d’hiver associés à la neige ou à la glace : le ski, les randonnées à raquettes, l’escalade sur glace, les chiens de traîneaux, le ski-joëring, etc. ; et les activités d’été : la spéléologie, l’escalade, le parapente, le canyoning, la randonnée (pédestre, équestre, etc.), le vélo tout-terrain, etc. Ces sports requièrent des sites et des savoir-faire spécifiques, comme ils exigent des qualifications professionnelles cohérentes avec le milieu naturel et le tourisme.

La professionnalisation de l’offre

Les sports du TSM s’exercent selon des conditions spécifiques (techniques, matériels, sécurité, encadrement, etc.) et, de ce fait, se déroulent souvent sous la responsabilité de professionnels qualifiés qui connaissent le milieu montagnard. Ces derniers sont détenteurs de qualifications ou de diplômes reconnus et délivrés par des institutions agrées comme, en France, l’École nationale du ski et de l’alpinisme (ENSA). Ces métiers font conséquemment partie des professions réglementées et prennent souvent des formes entrepreneuriales dont le développement dépend du marché et des clients. Cependant, certains prestataires privilégient des structures associatives ou coopératives qui peuvent correspondre à une demande sociale ou à une stratégie de professionnalisation. En effet, les raisons de ce choix peuvent être respectivement de nature soit éthique, s’exprimant souvent par le rejet de la logique marchande ; soit économique, ciblant une micro-niche ; ou encore s’inscrire dans un processus de structuration professionnelle. En effet, il est parfois avantageux de proposer des prestations au sein d’une organisation à but non lucratif (OBNL) pour développer un nouveau marché tout en évitant une fiscalité trop contraignante. Une telle structure constitue également une possibilité de développer une offre socialisée s’insérant parfaitement dans l’économie sociale et solidaire. Moins dépendante du marché, elle répond à des clientèles particulières comme la petite enfance, les familles à faible revenu ou les personnes handicapées.

Durant les années 1990, ces activités professionnelles étaient majoritairement exercées par des entrepreneurs passionnés de la montagne et des famille locales. Ceux-ci ont développé une identité professionnelle particulière fondée sur la passion des sports outdoor, l’ancrage territorial et la conservation du patrimoine montagnard. Ces entrepreneurs ont élaboré une offre locale composée de petites et très petites entreprises indépendantes ou familiales (Bouhaouala, 2001). Ces structures entrepreneuriales ont été ensuite rejointes par des PME innovantes et managériales, répondant ainsi aux politiques de développement territorial et à une forte croissance du marché. L’ensemble de ces entreprises a su tirer profit de l’émergence du tourisme en montagne, mais a également joué un rôle moteur dans sa structuration et sa régulation.

Durant les années 1980, les pratiquants experts-passionnés ont constitué la première génération de salariés saisonniers des structures de vacances collectives avant de devenir des entrepreneurs pionniers dans les services sportifs durant les années 1990. Ainsi, de nombreux entrepreneurs ont acquis les qualifications professionnelles de moniteur et la connaissance des rouages du marché lorsqu’ils étaient salariés. Plus tard, le déclin des centres de vacances et l’engouement des classes moyennes pour la montagne ont accéléré le passage du salariat à l’entrepreneuriat de la majorité des moniteurs (Bouhaouala, 2001 ; 2007). Ces derniers justifient ce changement par leur passion et leur recherche d’indépendance vis-à-vis des contraintes imposées par les employeurs. Les prestataires de services se sont donc professionnalisés progressivement en passant du statut de pratiquants-passionnés à celui d’entrepreneurs-dirigeants. Parallèlement, l’offre a suivi un processus de rationalisation jalonné par trois types de structures : collectives-associatives, entrepreneuriales-artisanales, puis entrepreneuriales-managériales ( cf. schéma 3 ). La croissance et l’attractivité du marché ainsi que la segmentation de la demande et des besoins ont conduit l’offre du TSM à se spécialiser et à se rationnaliser pour répondre à l’ensemble des segments de clientèles.

En somme, la formation du marché du TSM a été accompagnée par un double processus : professionnalisation des acteurs et rationalisation de l’offre. On observe ainsi un continuum allant d’une industrialisation faible à forte du tourisme sportif de montagne. Cette diversité des structures et des statuts professionnels est encore plus ou moins présente sur les territoires de montagne. Elle permet la coexistence d’une offre marchande performante avec des offres alternatives socialisées jouant un double rôle essentiel : ouvrant l’accès à la montagne aux segments exclus du marché et permettant le maintien d’une activité économique dans les territoires touchés par un manque d’attractivité.

Schéma 3

Évolution générale de l’offre de tourisme sportif de montagne

Évolution générale de l’offre de tourisme sportif de montagne

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L’association du sport et du tourisme dont le fondement serait exclusivement économique n’explique que partiellement l’émergence et le développement de ce phénomène socioéconomique. Cependant, on peut souligner le fort caractère capitalistique-commercial de l’offre hivernale et celui plutôt entrepreneurial-artisanal de l’offre estivale. Si l’économie de marché domine en tant que cadre d’échange, l’offre est également partiellement socialisée par la présence de structures non marchandes et par l’intervention des acteurs publics.

Le TSM est une activité à caractère économique en lien avec un espace social caractérisé par la présence d’acteurs, d’industries et de logiques de natures différentes. Il est donc fondé sur une alliance, voire un compromis entre les intérêts des acteurs socioéconomiques et les besoins sociaux des populations locales et des visiteurs, respectivement en matière de ressources économiques et de cohésion sociale. En d’autres termes, on ne peut pas ignorer les externalités socioéconomiques (positives et négatives) du TSM sur les territoires et les populations locales. De ce fait, il est reconnu par des lois spécifiques comme un enjeu de taille pour le développement des territoires. Les lois montagne I et II votées en France en 1985 et 2016 illustrent bien la place fondamentale accordée au tourisme dans le maintien d’une vie sociale en montagne. La première Loi Montagne (1985) consacrée au développement et à la protection des territoires de montagne a reconnu le tourisme hivernal (fondé sur les sports d’hiver) comme essentiel. La deuxième Loi Montagne (2016) a reconnu les risques socioéconomiques liés au manque d’enneigement en insistant sur la protection des ressources naturelles et sur l’élargissement du tourisme aux autres saisons. Le tourisme sportif quatre-saisons est ainsi confirmé comme la première économie des territoires de montagne. On note alors l’émergence du TSM 2.0, plus inclusif, qui remet en cause la politique du tout-neige. Il marque désormais le retour du tourisme sportif d’été en montagne.

Conclusion

L’objectif de cet article était de proposer un cadre théorique interdisciplinaire permettant de conceptualiser le tourisme sportif en général et de montagne en particulier en mettant en perspective ses caractéristiques sociologiques et économiques. Il a montré que le tourisme et le sport ont coévolué pour intégrer et former un domaine d’activité spécifique répondant à des enjeux sociétaux et économiques, voire politiques, portés le plus souvent par des acteurs locaux. Les différents acteurs qui le constituent ont fait converger les pratiques professionnelles et les modèles économiques du sport et du tourisme dans le cadre du développement économique et social des territoires de montagne.

Aujourd’hui, ce marché constitue une opportunité de développement pour de nombreux pays émergents (notamment la Chine, la Russie et l’Asie centrale). La recherche de nouveaux vecteurs de développement économique et l’amélioration des revenus moyens dans ces pays émergents participent à cette dynamique. La multiplication des investissements et de l’organisation de JO d’hiver par des pays d’Asie confirme cet intérêt grandissant.

Pour les pays pionniers en la matière (Autriche, Canada, France, Japon, États-Unis), le TSM reste une véritable source de revenus et d’emplois. Bien plus qu’un simple produit commercial, il est un élément consubstantiel de l’activité sociale et économique des territoires de montagne. Conséquemment, le circonscrire à sa seule dimension marchande semble insuffisant pour comprendre et évaluer son rôle dans le développement des territoires et dans la socialisation des populations par le travail et la consommation qu’il procure respectivement aux populations locales et aux visiteurs.

Les dimensions sociale et économique qui caractérisent le TSM se justifient réciproquement et mettent en évidence l’interdépendance entre les sociétés locales et les activités économiques qu’elles génèrent. L’intérêt de cet objet devient évident pour l’analyse socioéconomique des rapports entre la société, le marché et le territoire. Celle-ci permet de considérer les activités économiques comme des activités fondamentalement sociales (Swedberg, 1994) à caractère économique marchand et non marchand que chacun peut interroger à travers l’emploi, le travail, l’entrepreneuriat, la consommation, la répartition, etc. (Bouhaouala, 2018). En effet, le TSM possède des caractéristiques commerciales, professionnelles et politiques spécifiques qui constituent les bases de sa forme contemporaine et qui ont été établies dans les différents travaux cités dans le présent article. Son rôle dans le développement durable des territoires a également été reconnu par les différentes lois relatives au sport, au tourisme et à la montagne.

Les années 1980 ont constitué une période charnière des points de vue sociétal, économique et professionnel, d’une part pour les territoires de montagne, d’autre part pour l’intégration économique du sport et du tourisme. On y observe une forte multiplication des loisirs sportifs et des structures marchandes. Les sports outdoor économisés ont alors trouvé leur place dans ce marché par le biais de professionnels qui maîtrisent le milieu et le cadre technique spécifique (station de ski, site de parapente, etc.). Ils ont participé à attirer des visiteurs et des entrepreneurs, favorisant l’emploi et les investissements, contribuant du même coup à la valorisation économique et sociale des territoires.

Cependant, l’importance du TSM en termes de développement territorial ne doit pas conduire à ignorer la question de la protection des populations locales et des ressources naturelles des contraintes qu’imposent le tourisme de masse et le changement climatique. Ce contexte de transition pousse alors légitimement à s’interroger sur la durabilité du modèle actuel et à analyser la prise en compte des contraintes climatiques, sociétales et technologiques dans les stratégies des territoires et des acteurs concernés. Par ailleurs, la multiplication des crises sécuritaires des années 2000 et sanitaires actuelles ont mis en exergue les forces et les faiblesses du tourisme de montagne. Récemment, la pandémie de la COVID‑19 a posé de nouvelles questions relatives à l’accueil des publics et aux limites de la mondialisation du tourisme.

Les nouvelles contraintes et le cadre général de la transition mettent en exergue l’intérêt pour la recherche de travailler, d’une part, sur l’apparition de nouvelles professions et de nouveaux métiers et, d’autre part, sur les nouveaux rapports entre le territoire et le marché ; l’entreprise et la société ; le consommateur et les populations locales ; la technologie et la nature, la croissance et le développement, etc. En bref, les transformations objectives observées ces dernières années dans les territoires touristiques montrent bien la nécessité d’analyser le tourisme sportif simultanément sur les plans sociétal et économique en proposant de nouvelles hypothèses de travail.

Des programmes de recherche allant dans le sens de ces questionnements devraient être favorisés et soutenus pour développer des problématiques, des hypothèses de travail et des méthodologies interdisciplinaires et innovantes.