Corps de l’article

La culture s’est imposée au centre de stratégies de nombreuses villes, tant sur le plan de leur développement que celui de leur attractivité (Florida, 2005 ; Kim et al., 2007). En effet, leurs stratégies touristiques compétitives misent de plus en plus sur la créativité (Adamo et al., 2019). Parmi les manifestations culturelles, l’art public urbain contemporain peut servir d’instrument de développement touristique (Perera, 2019). Toutefois, la récente crise sanitaire mondiale provoquée par la COVID-19 a eu d’importantes répercussions sur l’industrie touristique ainsi que sur les institutions culturelles. L’Organisation mondiale du tourisme faisait état d’une chute de 57 % des arrivées en mars 2020, représentant une perte de 67 millions d’arrivées internationales (OMT, 2020). Étant donné que le tourisme culturel représente près de 40 % des revenus du tourisme mondial (UNESCO, 2020), les répercussions se font sentir sur les industries culturelles, les sites patrimoniaux ou encore les musées. Par conséquent, des stratégies ont été mises en place pour relancer ce secteur, comme la Déclaration sur la culture et la pandémie de COVID-19 (Campagne Culture2030Goal, 2020) qui, dans le cadre de la campagne « Culture 2030 Goal », mise à placer la culture au cœur de la Décennie d’action des Nations Unies pour les Objectifs de développement durable.

Le recours à des stratégies innovatrices et basées sur la création artistique est ainsi nécessaire pour repenser un tourisme culturel connecté sur les enjeux actuels en offrant une vision renouvelée des destinations. Dans ce contexte, cet article propose d’analyser l’importance prise par le data art dans la transformation des espaces urbains dans la période pré-COVID-19 afin d’en explorer le potentiel pour les stratégies futures. Cette forme d’art, constituée de données numériques (Freeman et al., 2018), peut représenter un vecteur d’attractivité en permettant aux villes de se différencier avec une offre innovatrice. Surtout, les caractéristiques particulières à ce médium donnent lieu à une expérience renouvelée des espaces urbains en offrant une connectivité à d’autres espaces–temps appartenant au contexte de la collecte de ces données.

Cette pratique artistique récente (Schiuma et Carlucci, 2018) consiste à créer des formes ou des images à partir de données numériques. Celles-ci sont brutes (non interprétées) ou bien transformées et intégrées dans des bases de données. Elles proviennent de sources variées telles que des données météorologiques ou encore du flux des réseaux sociaux ; elles peuvent être collectées par le biais des moteurs de recherche (par exemple Google), ou encore provenir de calculs ou de statistiques (Grugier, 2016). Mais il est aussi possible de collecter les données avec des capteurs, surtout utilisés pour les organismes vivants ou pour enregistrer l’activité d’une ville. Elles reflètent ainsi le « pouls » d’un espace spécifique en illustrant l’intensité de l’activité qui s’y déroule. Le type de données utilisées dans le data artest « machine-readable, representing a set of distinct pieces of information (datum) in a particular structure and format that describe something » (Freeman et al., 2018 : 75). Il est possible de créer le data art sur Internet ou sur un support physique, dans une sculpture 3D, ou encore le projeter sur une surface comme un édifice ou une structure.

Les arts numériques et le design constituent deux des domaines créatifs représentés dans le Réseau des villes créatives de l’Organisation des Nations Unies pour l’éducation, la science et la culture (UNESCO, 2020) [1] afin de promouvoir la créativité comme un facteur stratégique du développement urbain durable. Ces deux domaines offrent, en particulier, des options innovantes d’interventions artistiques en contexte urbain. Les interactions entre le visiteur et le lieu, ainsi qu’entre les personnes, sont intensifiées à travers les œuvres de data art, majoritairement dynamiques. En ce sens, ces œuvres représentent un type d’attrait touristique faisant partie des nouvelles « niches » mises au jour à la suite de la segmentation du tourisme culturel, à partir des années 1990 (Richards, 2018). L’attrait touristique fait référence aux ressources naturelles et culturelles présentes sur le territoire qui ont le potentiel de contribuer au produit touristique (de Grandpré, 2007). Ces attraits peuvent servir de toile de fond lors d’un voyage (paysages, coutumes locales, etc.) ou avoir été mis en valeur par des entrepreneurs pour les rendre accessibles aux touristes. L’alliance entre culture et tourisme, qui s’est consolidée avec le Grand Tour en Europe au XVIIe siècle (Martos Molina, 2016), a évolué de façon rapide depuis les dernières années en s’ouvrant à différents modes de consommation de la culture :

Culture, reflected in heritage and traditions as much as in contemporary art, languages, cuisine, music, handicrafts, museums and literature, is of immeasurable value to host communities, shapes community identities, fosters respect and tolerance among people, and has become a key tourism asset, creating distinctive differences between destinations. (OMT, 2018 : 103)

L’art contemporain propose une offre touristique culturelle différenciatrice (Richards et Wilson, 2006) comme une alternative ou un complément aux traditionnelles visites de musées et de monuments. Il peut aussi contribuer à la création d’« expériences » touristiques culturelles (Pine et Gilmore, 1998 ; Jelinčić et Mansfeld, 2019) à travers, notamment, les émotions et les sens. Il est plutôt étudié pour son rôle comme art public dans la régénération urbaine (Frost et al., 2015) et peu d’articles se penchent sur sa potentielle valeur pour le tourisme (Franklin, 2018). Adrian Franklin (2018) explique cette carence par le fait que l’art contemporain est absorbé par la grande famille du « tourisme culturel », ce qui l’amène à en dégager les spécificités comme attrait, notamment quant à la relation particulière entre l’œuvre et le lieu : « Because artists and art identifies and points up the aesthetic and cultural values of different journeys and destinations, they also have the capacity to change the desirability and character of places. » (Ibid. : 412) Yves Michaud et Raymonde Moulin (n.d.) avancent que « L’art contemporain dilue les frontières entre monde artistique et quotidien en s’en inspirant comme matériau de création. » Ils ajoutent que tout en apportant une « valeur avant-gardiste et une audace particulières, [l’art contemporain] reflète donc la société, au même titre que tout ce qui la reflète », caractéristique qui définit très justement le data art.

Selon Claude Origet du Cluzeau (2017), les touristes amateurs d’art contemporain ont différents intérêts. Cette auteure différentie les intérêts des collectionneurs de ceux des visiteurs qui fréquentent les foires et les événements spécialisés ; elle identifie aussi les visiteurs dont les intérêts culturels sont éclectiques et, finalement, les « spectateurs », qu’elle décrit comme des curieux ouverts aux découvertes lors d’événements (par exemple, la Nuit blanche de Paris, la Fête des lumières de Lyon). L’art public contemporain est ainsi intéressant car il permet de rejoindre les spécialistes comme les curieux aux intérêts plus larges.

Depuis les années 1990, l’art public s’est affirmé comme attraction touristique, notamment avec la création de sculptures emblématiques (Pearson, 2006) ; le data art comporte un matériau qui se différentie des pratiques antérieures et qui implique une connectivité avec le monde tout en offrant des formes artistiques innovantes. En tenant compte du caractère spécifique de l’art contemporain public comme attrait touristique, en quoi le data art apporte-t-il une expérience innovante qui lui donne un fort potentiel d’attraction ? En tant que forme d’art contemporaine, quels types de « reflets de la société » (Michaud et Moulin, n.d.) sont exposés par l’utilisation artistique de la donnée ? Finalement, comment la donnée permet-elle de renouveler le rapport à l’espace dans lequel est implantée l’œuvre ?

Cet article exploratoire veut contribuer à la compréhension de ce nouveau phénomène, le data art, en dégageant des spécificités qui peuvent en constituer un potentiel attrait touristique : sa connectivité et ses relations aux lieux. La littérature scientifique sur le data art est développée davantage par les humanités numériques et les praticiens (Kosara, 2007 ; Ramirez Gaviria, 2008 ; Valkanova, 2012 ; Arruabarrena, 2015 ; Bihanic, 2015 ; Legrady et Forbes, 2017 ; Freeman et al., 2018 ; Li, 2018 ; Schiuma et Carlucci, 2018), mais est encore absente dans les études touristiques. Cet article décrit d’abord la méthode de recherche et d’analyse employée. Puis le data art est défini comme nouvelle pratique artistique par rapport à la datavisualisation (ou visualisation de données) en retraçant ses origines. Le data artexposé dans l’espace public est ensuite analysé par rapport aux types d’enjeux représentés dans les œuvres : urbains, environnementaux et sociétaux. Finalement, le rapport aux lieux d’implantation des œuvres est étudié afin de discuter du data arten tant que potentiel attrait. L’originalité de cet article se trouve dans la conceptualisation de cette nouvelle pratique artistique en contexte urbain, en faisant ressortir des caractéristiques qui peuvent en constituer un levier d’attractivité pour la ville.

Méthodologie

Cette étude exploratoire adopte une approche descriptive et interprétative pour aborder les caractéristiques du data art comme potentiel attrait touristique. Le corpus d’analyse est constitué de cinquante œuvres de data artpublic [2] sélectionnées entre 2001 et le mois de septembre 2018. Les œuvres ont été colligées à partir de différents contextes : dans les principaux festivals d’art numérique, de Media façade ou des festivals de lumière, dans les expositions d’art sur le thème du data art, ou encore dans les revues ou livres spécialisés en design et architecture.

Bien que non exhaustif, le corpus représente toutefois une diversité de thèmes, de formes et de contextes qui atteint la saturation (Gauthier et Bourgeois, 2009), ce qui permet d’en extraire ensuite des caractéristiques communes quant au type et à la nature des données, d’une part, au lieu et au contexte d’exposition, d’autre part. Tout en offrant un état des lieux des œuvres d’art public qui sont composées de données, une analyse thématique telle que proposée par Pierre Paillé et Alex Mucchielli (2012) a été réalisée pour qualifier l’enjeu soulevé par chaque œuvre d’art en croisant les informations fournies par les pages Web officielles des artistes avec le type de données utilisées dans leurs œuvres.

Origines et caractéristiques du data art

Le data art s’est développé en tant que nouvelle pratique artistique surtout depuis le début du XXI e siècle. Brooke Singer (2016) retrace néanmoins cette pratique à l’ère pré-numérique où, dans les années 1960 et 1970, des artistes ont travaillé avec des données pour la création de leurs œuvres. Par exemple, l’artiste Hans Haacke avait réalisé l’installation MoMA Poll à partir de données recueillies dans un sondage réalisé auprès de visiteurs du MoMA (Museum of Modern Art) de New York. Aujourd’hui, avec l’explosion des données numériques et des données massives (big data), le data art répond à cette nouvelle culture numérique en utilisant ces données comme matériau principal. L’œuvre peut ensuite se matérialiser dans plusieurs genres et médiums (Viégas et Wattenberg, 2007 ; Singer, 2016), que ce soit en deux dimensions avec des graphiques ou des points lumineux, ou en tant que sculptures en trois dimensions, dynamiques ou statiques.

La visualisation de données

La pratique artistique du data art s’est développée à partir d’une discipline appelée la datavisualisation, dont les fondements remontent au XIe siècle avec la cartographie comme « nécessité de représenter le monde dans sa complexité » (Arruabarrena, 2015). L’utilisation de données pour les rendre visibles sur une interface peut se diviser en deux logiques : fonctionnelle (ou pragmatique) et esthétique (Kosara, 2007 ; Ramirez Gaviria, 2008). La première s’inscrit dans la branche du graphisme et consiste à rendre intelligible et compréhensible une quantité de données brutes à travers une représentation graphique (illustration 1) pour faciliter la prise de décision ou encore l’acquisition de connaissances (Ramirez Gaviria, 2008 ; Arruabarrena, 2015).

Illustration 1

Locals and Tourists #26 (GTWA #30): Montreal, 2010

Locals and Tourists #26 (GTWA #30): Montreal, 2010
Source : Carte de base © OpenStreetMap, CC-BY-SA-2.0.

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Dans ce cas, la datavisualisation vise la compréhension de l’information par la perception visuelle dans l’objectif « to explore, analyze, or present information in a way that allows the user to thoroughly understand the data » (Kosara, 2007 : 3). La logique esthétique, ou artistique, utilise les données dans un langage créatif pour communiquer différentes problématiques ou encore soulever des questions, plutôt que d’aspirer à rendre compréhensibles les données représentées (ibid.).

Le data art s’inscrit dans une pratique artistique qui veut attirer le spectateur de façon instinctive ou émotive par l’intérêt, l’attention, l’appréciation et la curiosité (Ramirez Gaviria, 2008). Utilisant aussi des données informationnelles, l’intention fondamentale est « la création d’objets artistiques numériques par la mise en visualisation statique ou animée » de celles-ci (Bazan, 2017). Ces distinctions entre la datavisualisation et le data art, selon l’artiste Jer Thorp (cité dans Buford, 2012), ne sont toutefois ni efficaces ni pertinentes. En effet, ces deux pôles peuvent se rejoindre dans l’intérêt du visiteur, pour qui l’esthétique peut être une approche complémentaire à celle de la compréhension (Li, 2018). Les expositions Big Bang Data. The Art of Data (CCCB – Centre de culture contemporaine de Barcelone, 2014) ou encore 1, 2, 3 Data (Fondation Groupe EDF, Paris, 2018) montrent bien la porosité de ces frontières, en exposant certaines œuvres qui, tout en ayant des visées pragmatiques, étaient présentées dans un contexte artistique. Barcelona Cruise Passenger Behavior (Telefónica I+D, 2012), par exemple, illustrait la distribution des flux de passagers des croisières qui visitent Barcelone à partir de leurs données de téléphones portables, données qui peuvent servir à la gestion touristique de la destination et des différentes attractions.

D’autres œuvres illustrent des comportements ou des activités en contexte touristique, comme On Broadway(illustration 2), une application interactive et installation publique de Daniel Goddemeyer, Moritz Stefaner, Dominikus Baur et Lev Manovich, exposée à la New York Public Library dans le cadre de l’exposition The Public Eye en 2014-2016.

Illustration 2

On Broadway de Daniel Goddemeyer, Moritz Stefaner, Dominikus Baur et Lev Manovich

On Broadway de Daniel Goddemeyer, Moritz Stefaner, Dominikus Baur et Lev Manovich
Source : < http://www.on-broadway.nyc/>, consulté le 2 novembre 2018.

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Durant un an, le projet a récolté des données sur la fameuse avenue Broadway à New York à partir des médias sociaux (des photos tirées de l’application Instagram ou des messages Twitter mettant surtout en valeur des lieux emblématiques, ou encore des check-in dans l’application Foursquare), des données économiques (revenus moyens des ménages), des moyens de transport (les dépôts de taxi), ainsi que de l’environnement bâti représenté dans Streetview (les couleurs des façades). Créée dans une perspective artistique, cette œuvre permettait néanmoins de brosser un portrait informatif de l’activité et du niveau d’attraction de cette zone à la fois pour les touristes et les habitants de la ville.

Une nouvelle pratique artistique

Le data art s’est consolidé comme pratique artistique dans la dernière décennie, en prenant des formes diverses comme des sculptures, des projections ou encore des installations. Le data art a ainsi été au centre d’expositions dans les musées comme au Whitney Museum of American Art et au San Francisco Museum of Modern Art et, depuis, dans des expositions comme celles mentionnées précédemment. La datavisualisation a aussi servi d’outil muséographique, comme à la Qatar National Library. L’exposition numérique interactive Information Is Beautiful(2018)se déployait sur un totem d’écran tactile de trois mètres pour y exposer du contenu associé à l’histoire des civilisations, à la science au Moyen-Orient ainsi qu’aux habitudes reliées à la lecture et aux réseaux sociaux.

Selon Robert Kosara (2007), la visualisation artistique, située à l’opposé du pôle utilitaire sur l’illustration 3, est fondamentalement « transcendantale » (sublime), ce qui, selon lui, est un aspect central dans une œuvre d’art.

Illustration 3

Les logiques pragmatiques et artistiques de ladatavisualisation

Les logiques pragmatiques et artistiques de ladatavisualisation
Source : Robert Kosara, « Visualization Criticism », p. 3.

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C’est cet aspect qui permet de faire converger plusieurs types de publics. Les connaissances techniques ou spécialisées ne sont pas nécessaires pour apprécier l’œuvre, mais celle-ci doit susciter la curiosité : « It must present enough of an enigma to keep an audience interested without being easy to solve. » (Kosara, 2007 : 3)

Néanmoins, Julie Freeman, Gavin Starks et Mark Sandler (2018) constatent que cette pratique est encore émergente et éclectique. Dans ce contexte, les auteurs tentent d’analyser la donnée comme matériau artistique. L’incompréhension de celle-ci peut provoquer un sentiment d’opacité ou de confusion devant de telles œuvres, surtout pour un public non initié ou encore pour les touristes culturels « accidentels » (Silberberg, 1995), qui n’ont pas planifié de visite culturelle et qui ne sont donc pas préparés à ce type d’expérience. À une époque où les données représentent une ouverture de possibilités tout en suscitant une certaine méfiance, en raison des enjeux de surveillance et de privauté qu’elles soulèvent, il est primordial d’identifier correctement ce matériau.

C’est l’objectif de l’article « A Concise Taxonomy for Describing Data as an Art Material » de Freeman et ses collègues qui décrit les types de données en s’y référant comme « a legitimate material through which to reflect our lives »(2018 : 75). Cet article est fondateur, en ce sens qu’il décompose ce matériau pour obtenir un langage commun en proposant une typologie de données suivant leur provenance et leur nature, par exemple des données provenant d’organismes vivants ou non. L’article donne des informations sur ce que les auteurs identifient comme le « contexte social » dans lequel ont été produites les données [3] , le type de licence utilisé et le genre de rapport temps–espace institué. Il précise en outre si les données ont été transformées ou leur degré d’anonymat. Cette typologie serait utile si elle était utilisée pour l’analyse du contenu des œuvres, car trop souvent ces informations sont absentes au profit du résultat visuel.

La visualisation peut, tel qu’avancé plus tôt, prendre plusieurs formes, qu’elle soit dans l’espace public ou non. La plupart du temps, l’art basé sur les données est imprimé ou projeté sur un écran, l’œuvre étant ainsi indépendante du contexte où elle est projetée (Legrady et Forbes, 2017).Les œuvres se sont aussi parfois matérialisées dans des éléments « portables » ( wearable), notamment celle de Stefanie Posavec et Miriam Quick, Touching Air, en 2015. Sous la forme d’un collier, les éléments qui composent cette œuvre représentent les données de la pollution de l’air durant une semaine à Sheffield, au Royaume-Uni. Finalement, le data art présent dans l’espace public urbain peut être installé de façon permanente ou temporaire.

Data art dans l’espace public

L’art public revêt plusieurs formes, allant des plus « classiques », comme la sculpture, jusqu’aux plus expérimentales, comme l’art urbain médiatique, en expansion depuis les dernières années : projections architecturales 3D, façades médiatiques, installations multimédia, datavisualisations. Cette dernière catégorie comporte un intérêt particulier comme reflet de notre époque, en ce sens qu’elle suit l’évolution de l’explosion des données numériques (Cité des sciences et de l’industrie, 2018). Des cinquante œuvres de data artrépertoriées dans l’espace public à partir de 2001, une nette évolution se dégage à partir de 2014, concentrant plus de la moitié d’entre elles dans les quatre dernières années.

Les œuvres de data art analysées sont majoritairement temporaires (représentant 70 % du total des œuvres répertoriées). Cependant, la moitié des œuvres permanentes ou semi-permanentes ont été créées depuis 2015. L’intégration permanente des œuvres faites de données démontre une reconnaissance de ce médium quant aux possibilités de renouvellement du lieu en y intégrant un discours et des formes contemporains. Cette adaptation constante à son contexte assure à l’œuvre une certaine longévité. Les œuvres temporaires sont, en général, exposées dans le cadre de festivals de vidéoprojections (tels que SP_Urban Festival, Media Facade, Proyector de videoarte) ou des festivals de lumière (comme ceux de Shanghai, Londres, Durham, Prague). Ces œuvres d’art public temporaires peuvent aussi être commandées pour souligner des événements culturels spéciaux comme la Nuit blanche de Paris ou de Lyon, des expositions ou des compétitions d’art. Ces œuvres peuvent marquer des anniversaires (comme les cent ans de l’orchestre philharmonique de Los Angeles) ou des inaugurations d’édifices ou de structures. Le data art est ainsi considéré comme élément spectaculaire contribuant à l’attractivité d’un événement culturel.

Il est habituellement in situ, c’est-à-dire relié au site où il est exposé. Les lieux emblématiques sont en soi assez significatifs pour apporter des repères et attirer le visiteur malgré un langage artistique contemporain qui peut être parfois difficile à saisir. Selon George Legrady et Angus Graeme Forbes (2017 : 200) , certains endroits, comme Times Square, « may impose visual elements that, by virtue of their location, function symbolically to signify spectacle ».

Les œuvres répertoriées sont situées majoritairement aux États-Unis, qui en comptent seize, dépassant de loin les autres pays (illustration 4). Ensemble, les pays européens totalisent dix-neuf interventions. L’Afrique est absente du tableau, l’Asie compte deux interventions et la péninsule arabique une seule (située aux Émirats arabes unis), tout comme l’Océanie.

Illustration 4

Distribution géographique des 50 cas répertoriés

Distribution géographique des 50 cas répertoriés
Source : Élaboration de l’auteure.

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Par la particularité de leur matériau, ces œuvres, qu’elles soient situées aux États-Unis ou en Corée, sont intimement connectées à différents espaces–temps. Quatre types de connexion pourraient se dégager entre l’œuvre et son environnement :

  1. Ici, maintenant : une œuvre qui génère un contenu en temps réel à partir de données collectées dans l’environnement même où elle est exposée.

  2. Là, maintenant : une œuvre qui génère un contenu en temps réel à partir de données collectées ailleurs que dans le lieu où elle est exposée.

  3. Ici et avant : une œuvre dont le contenu est créé à partir de données collectées dans l’espace de sa présentation, mais dans un temps antérieur.

  4. Là et avant : ce cas est plus rare car il est moins dynamique et interpelle moins le visiteur, en présentant un contenu dont les données ont été collectées ailleurs que dans l’espace de présentation et dans un temps antérieur, comme dans le cas d’archives.

Le data art connecté aux enjeux contemporains

De plus en plus, l’art public s’est imposé comme un véhicule pour exprimer des problématiques actuelles et communiquer avec son contexte d’exposition ainsi que ses destinataires (Januchta-Szostak, 2010). Le fait que le matériau brut qui constitue l’œuvre soit la donnée inscrit celle-ci dans une problématique associée à la production matérielle et culturelle d’une société ou encore dans les données environnementales, ce qui offre un reflet de notre époque. Le contenu est donc intimement lié au matériau. En analysant le type de données utilisées pour la création de l’œuvre ou son intention, trois types d’enjeux principaux ressortent : urbains (représenter l’âme de la ville), environnementaux et sociétaux. Cette typologie n’est pas exclusive, car certaines œuvres peuvent aborder différentes thématiques, par exemple en faisant dialoguer un ou plusieurs types de données avec le contexte différent dans lequel l’œuvre se trouve.

Enjeux urbains

La ville où est située l’œuvre est représentée dans de nombreux cas, soit en reflétant les émotions des personnes qui y sont (visiteurs ou résidents), soit dans son activité globale. Des œuvres plus anciennes, comme la D-Tower (NOX) de 2001 à Doetinchem, ou Public Face (Benjamin Maus, Richard Wilhelmer et Julius von Bismarck), reflètent les émotions d’une foule. La première œuvre s’est nourrie de données fournies par un groupe de citoyens en rotation à chaque six mois et qui, selon leurs réponses à un sondage, déclenchaient de façon quotidienne une couleur sur le module pour représenter une émotion dominante : la joie, l’amour, la peur ou la haine. Dans le cas de Public Face Iet II, qui s’est déclinée en plusieurs versions dans des villes différentes depuis 2008, l’émotion dominante des citoyens était perçue à travers la reconnaissance faciale de la foule, représentée ensuite par une énorme «  smiley face » apposée sur une structure comme le gazomètre de Berlin ou la tour de contrôle aérienne de Filderstadt, de manière que toute la ville puisse l’apercevoir. Ce type d’œuvre interpelle directement les personnes se trouvant sur un territoire et, tout en reconnaissant leur individualité, les unit dans une expérience collective reflétée par l’œuvre.

C’est aussi le cas au stade national de football du Pérou qui, lors de sa rénovation, s’est doté d’une couche interactive (Cinimod Studio, 2011) où des lumières réagissent aux sons et à l’intensité de la foule à l’intérieur. La structure renvoie en temps réel un portrait des états émotionnels de la foule. Les spectateurs participent ainsi collectivement à l’œuvre, qui transforme leur expérience en retour. Le data art permet au spectateur, lorsqu’il rentre en rapport avec l’œuvre, de s’engager dans un rapport social à travers celui-ci.

D’autres œuvres reflètent l’activité globale de la ville. Par exemple, City Sleep Lights (Antoine Schmitt), présentée dans plusieurs villes depuis 2010, prétendait capter l’état de la ville à travers la circulation automobile, l’activité économique, les nouvelles locales, les événements, ainsi que des données météorologiques. Selon l’intensité de l’activité, une lumière pulsait sur un édifice, diminuant avec la baisse d’activité, à l’image d’un ordinateur se mettant en veille. Plus récemment, le studio montréalais Moment Factory a été mandaté pour créer avec ses partenaires, à l’occasion du 375e anniversaire de Montréal, une « nouvelle signature » pour la ville. L’œuvre Connexions vivantes est constituée de lumières installées sur le pont Jacques-Cartier, un des emblèmes de la skyline de Montréal, pour refléter « le pouls de la ville » à travers des données recueillies à partir des bulletins météo, des rapports de circulation et des échanges sur les réseaux sociaux du jour. Des couleurs dominantes changent selon les thèmes les plus discutés, en plus de suivre le rythme des saisons. Cette installation permet de souligner des événements spéciaux avec des changements de couleurs et de motifs, comme les célébrations du Nouvel An. Cette nouvelle installation a été utilisée par Tourisme Montréal pour promouvoir la ville, l’annonçant comme une des dix raisons de visiter Montréal en 2018.

Enjeux environnementaux

Ben Rubin et Jer Thorp ont créé en 2018 une œuvre permanente en Alberta, au Canada, en mettant en lien les données prises sur le glacier Bow situé dans les Rocheuses, qui est en perpétuelle transformation, avec un édifice récemment construit et situé 180 kilomètres plus loin, sur une artère urbaine au centre-ville de Calgary. Dans Herald/Harbinger, ces données obtenues par des capteurs situés sur le glacier sont transformées en sons et images sur le parvis de l’édifice et se superposent avec les mouvements des piétons et des automobiles du quartier, eux aussi récoltés par des capteurs. Le passant, qu’il contemple ou non l’œuvre, participe à sa construction. La nature et la ville dialoguent ainsi, dans un contexte où cette ville est devenue prospère grâce à l’industrie pétrolière. Ce rapprochement conceptuel de deux espaces apparemment antagonistes, mais qui s’affectent mutuellement, est possible grâce à l’usage et à la transformation artistique des données.

L’environnement et le temps sont deux thèmes de prédilection de l’artiste Janet Echelman, qui les envisage à travers l’interconnectivité ; un événement produit dans le passé à des kilomètres de nous a des répercussions directes sur nos vies. Dans une série de « poèmes visuels » appelée Earth Time,qu’elle a initiée en 2010, Echelman a collecté les données de la NASA (National Aeronautics and Space Administration) et de la NOAA (National Oceanographic and Atmospheric Administration) à la suite de deux tremblements de terre, ceux du Chili en 2010 et du Japon en 2011. Les œuvres, diffusées dans plusieurs villes sous le nom de 1.26 (voir illustration 5) et 1.8, font référence au nombre de microsecondes qu’une journée compte de moins depuis ces événements en raison des vibrations qui ont affecté la rotation de la terre. Ses œuvres, inspirées des filets de pêcheurs, sont calculées à partir de la hauteur des vagues des tsunamis provoqués par ces séismes.

Illustration 5

26 de Janet Echelman, présentée à Montréal dans les jardins Gamelin en 2015

26 de Janet Echelman, présentée à Montréal dans les jardins Gamelin en 2015
Photo : Ulysse Lemerise ; courtoisie Janet Echelman Studios.

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En voyageant dans plusieurs villes, 1.26 et 1.8 sont exposées dans des endroits généralement emblématiques et contribuent encore une fois à rallier les visiteurs dans une expérience esthétique qui touche des enjeux fondamentaux.

Ces œuvres représentent une problématique globale et dont l’urgence est désormais un fait largement établi. Malgré tout, grâce à l’approche esthétique, elles ne sont aucunement démagogiques, culpabilisantes ou catastrophiques.

Enjeux sociétaux

D’autres thèmes émergent des œuvres d’art public basées sur les données, touchant à des enjeux de société tels que des données économiques ou démographiques.

Visible hand, de Samuel Bianchini, a été projetée sur la façade de Medialab-Prado à Madrid pour le festival Proyector en 2016. L’image d’une main, composée de figures et de lettres, était générée en temps réel selon les hausses et les baisses des index boursiers autour du monde. La représentation de la main n’est pas fortuite, pouvant symboliser le pouvoir économique, la main d’un négociateur en bourse ou, au contraire, d’un manifestant. The Source,une œuvre permanente du groupe d’artistes Greyworld, constitue quant à elle la pièce centrale de l’édifice de la bourse de Londres, célébrant chaque ouverture de la bourse en reflétant les forces du marché ; des sphères, tels des pixels, bougent sur des câbles verticaux selon les variations de la bourse.

D’autres œuvres, temporaires, ont dépeint des réalités sociales, comme SelfieSaoPaulo, créée par Moritz Stefaner, Jay Chow et Lev Manovich lors du festival SP_Urban Festival à São Paolo en 2014. En choisissant des égoportraits (selfies) diffusés sur le réseau social Instagram en temps réel et en utilisant les données géographiques et démographiques ainsi que des caractéristiques faciales analysées par un logiciel, des portraits étaient projetés sur une façade du centre-ville, représentant la diversité de la ville.

La diversité est aussi représentée de façon métaphorique, cette fois à New York, dans une œuvre présentée en 2017 à Times Square. We Were Strangers Once, Too, de Jer Thorp, était composée de 33 poteaux pour symboliser la contribution de la population immigrante dans le dynamisme et le cosmopolitisme de la ville de New York à partir des données du recensement de 2015. Du point de vue de la statue de Father Duffy au centre de Times Square, l’œuvre formait un cœur, offrant ainsi une vision d’ouverture et d’inclusion face à cette diversité.

Ces trois types d’enjeux interpellent à la fois le visiteur et le résident, situant le touriste dans le monde global dans lequel les actions ont une incidence non seulement dans le lieu de résidence, mais aussi ailleurs dans le monde. Ces enjeux sont communiqués à l’aide d’une expression artistique qui offre un récit poétique et qui illumine les données en les transmettant notamment à travers les émotions. Dans ce sens, le data artse rapproche du thick data, ou la donnée dense, concept créé par Tricia Wang (citée dans Moore, 2018) pour décrire l’interprétation de ces données à travers l’émotion et non la raison. Le data art offre une expérience au visiteur, définie ainsi par Jean-Marie Schaeffer (2015 : 39) : « l’expérience est l’ensemble des processus interactionnels de nature cognitive, émotive et volitive qui constituent notre relation avec le monde et avec nous-mêmes, ainsi que l’ensemble des compétences acquises par la récurrence de ces processus ». Toutefois, les contenus sont plus significatifs lorsqu’ils sont mis en lien avec le lieu de diffusion et le lieu d’où les données sont produites et récupérées.

La relation aux lieux

Selon Legrady et Forbes (2017), le data art peut suivre deux approches : soit l’œuvre est indépendante de son contexte, comme dans le net art, soit elle y est reliée, quand elle est présentée in situ. Trois grandes catégories se dégagent quant au statut de l’espace public où se trouvent les œuvres de datavisualisation : outre les lieux culturels d’exposition, les œuvres sont en général situées soit dans des espaces déjà emblématiques, des édifices ou des structures iconiques, soit dans des lieux de circulation, de transit. D’autres interventions, moins spectaculaires, sont aussi situées dans des lieux centraux, que ce soit D-Tower dans le centre de la ville néerlandaise de Doetinchem, ou encore Living Lights qui était exposée au cœur de Séoul.

Lieux iconiques

Les œuvres de data art sont en majorité exposées dans les endroits emblématiques ou très fréquentés d’une ville. Les espaces publics sont propices à des interventions artistiques, comme peuvent l’être les jardins Gamelin à Montréal ou Oxford Circus à Londres en Angleterre, endroits où, parmi de nombreux sites à travers le monde, Janet Echelman a exposé ses œuvres. En février 2018, 1.78 a été suspendue au-dessus de la statue équestre de Felipe III sur la Plaza Mayor de Madrid (illustration 6), mettant fin au programme Cuatro Estaciones (Quatre saisons) de la Ville de Madrid pour célébrer les 400 ans de la ville.

Illustration 6

78de Janet Echelman, Plaza Mayor, Madrid, 2018

78de Janet Echelman, Plaza Mayor, Madrid, 2018
Source : Courtoisie Janet Echelman Studios.

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Plusieurs interventions d’art urbain public ont été produites sur la Plaza Mayor dans le cadre de ce programme, dans l’objectif de consolider la place comme espace culturel. 1.78 a ensuite voyagé aux Émirats arabes unis au mois de juillet 2018 avec, en toile de fond, l’édifice iconique Burj Khalifa et la fontaine de Dubaï. Dans chacun des cas, Echelman affirme mettre son œuvre en dialogue avec le contexte urbain par le contraste entre la texture souple de son œuvre et les contours durs des édifices, la première remettant en question la représentation statique des derniers. Pour expérimenter l’œuvre, il faut marcher au-dessous et circuler dans la place pour percevoir les différentes perspectives en mouvement, ce qui provoque une autre expérience de l’espace urbain.

D’autres espaces emblématiques sont aussi utilisés pour y accueillir spécifiquement des œuvres d’art public. L’intervention We Were Strangers Once, Too mentionnée précédemment a été créée au centre de Times Square, dans le cadre de la Valentine Heart Design Competition, organisée par le Urban Design Forum. Cet endroit est un épicentre touristique, par conséquent le commentaire social de l’œuvre profite d’un rayonnement spécial. Il s’agit en fait de l’idéal-type de ce que Michel Lussault (2017 : 54) a appelé un « hyper-lieu », « conçu comme un vecteur d’expérience individuelle et collective : il propose une interactivité ludique et sensorielle, visant à émouvoir », ce que l’œuvre d’art renforce ici avec la forme en cœur qui se manifeste seulement à partir d’un certain point de vue.

Édifices ou structures emblématiques

Outre les places publiques, les édifices iconiques peuvent servir de support au data art, continuant de la sorte une tradition désormais bien établie par les video mappings (surimpressions vidéo). En effet, ces projections 3D sont souvent utilisées pour célébrer des commémorations ou des inaugurations, que ce soit sur la pyramide du Louvre, les hôtels de ville, des édifices inscrits sur la Liste du patrimoine mondial de l’UNESCO comme la Pedrera. Refik Anadol a poussé le concept plus loin en créant une performance à partir de données sur le Walt Disney Center (illustration 7), un édifice iconique conçu par Frank Gehry en 2003 pour y héberger l’orchestre philharmonique de Los Angeles. En septembre 2018, WDCH Dreams célébrait l’anniversaire de l’orchestre philharmonique de Los Angeles en rendant visibles cent ans de mémoire et d’archives dans une projection incitant au rêve. Les images projetées étaient une abstraction de plus de 45 téraoctets d’archives comme des photos, des vidéos, des enregistrements audio. Cet événement soulignait la double monumentalité du lieu et de son histoire avec une intervention numérique spectaculaire.

Illustration 7

WDCH Dreams de Refik Anadol, Walt Disney Center, Los Angeles, 2018

WDCH Dreams de Refik Anadol, Walt Disney Center, Los Angeles, 2018
Source : Courtoisie Refik Anadol Studio.

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Un autre édifice construit par un architecte de renom a accueilli une œuvre de datavisualisation, consolidant le lien entre architecture moderne et art contemporain numérique. Making Visible the Invisible, de George Legrady, a été exposée de 2005 à 2014 à la Seattle Central Library, en s’intégrant dans la nouvelle conception des espaces organisationnels et fonctionnels pensée par Koolhaas après la complétion de l’édifice en 2004 (Legrady, 2005). Derrière le comptoir des prêts, six panneaux renvoyaient en temps réel les 37 000 emprunts quotidiens que la bibliothèque traite en moyenne, reflétant « the collective mind of the community, and therefore can be considered as a form of feedback in the literal and symbolic sense » (ibid. : 5). La bibliothèque représente ainsi un organisme dynamique qui reproduit un type d’activité culturelle d’une communauté et qui y joue un rôle actif.

En mai 2015, la grande roue London Eye fut utilisée comme support pour y diffuser les intentions de vote une semaine avant les élections générales au Royaume-Uni (illustration 8). L’agence Bompas & Parr s’est servie des caractéristiques physiques de la roue pour la convertir en graphiques, et de son attractivité comme moyen de diffusion. Ainsi, de façon ludique, les intentions de votes étaient représentées à partir de conversations sur le réseau social Facebook, que ce soient des commentaires, des « j’aime » ou des partages. Cette exposition publique de données, cette fois dans l’objectif de les rendre compréhensibles pour encourager les gens à voter, fait réfléchir quant aux traces laissées par les utilisateurs de réseaux sociaux, qui, selon leur activité sur ces réseaux, dévoilent des préférences politiques, commerciales, idéologiques.

Illustration 8

London Eye Chart de Bombas & Parr, 2015

London Eye Chart de Bombas & Parr, 2015
Photo : Courtoisie de Bombas & Parr.

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Lieux de transit

Les lieux de transit tels que les gares ou les aéroports offrent également des possibilités de rayonnement et de transformation de l’image du lieu, car les œuvres qui y sont situées « donnent une première impression de la destination et mettent le visiteur en condition pour mieux la découvrir » (de Chassey, 2016 : 68).

Depuis 2016, le tunnel reliant l’arrêt du train RER D (réseau express régional D) au stade de France à Paris, situé au-dessous de l’autoroute A86, s’illumine de 300 grosses boules de DEL sur une distance de 1000 mètres carrés. Pixel Avenue, créée par l’artiste Fred Sapey-Triomphe, est une œuvre permanente qui réagit à la circulation automobile et piétonnière ainsi qu’au volume sonore. L’installation traduit son environnement direct tout en offrant une intégration durable avec un éclairage sécuritaire et invitant dans un lieu qui est souvent laissé pour compte.

À la gare de l’Est de Paris, la rosace s’est transformée en panneau de visualisation de données artistiques avec Fluxde Stéphane Perraud en 2013. Grâce aux chiffres communiqués par la Société nationale des chemins de fer français (SNCF), les arrivées et les départs des voyageurs étaient représentés de façon directe en temps réel par des points lumineux. La lecture était simplifiée du fait que l’augmentation des points lumineux représentait l’augmentation du flux de circulation, sans que n’y soient mêlées d’autres sortes de données. Le contenu était aussi directement tiré du lieu, en prenant en compte autant la structure architecturale que sa fonction actuelle.

Les aéroports sont aussi des endroits qui accueillent des œuvres permanentes faites de données. L’artiste pionnier en data art Aaron Koblin, en collaboration avec les artistes Nik Hafermaas et Dan Goods, ont créé en 2007 la sculpture permanente intitulée eCLOUD (illustration 9). Installés dans un hall central de l’aéroport international de San José (Californie), différents panneaux suspendus au plafond réagissent en temps réel aux données météorologiques collectées dans le monde, réunissant dans cet espace de mobilité différents points autour du globe.

Illustration 9

eCLOUD d’Aaron Koblin, Nik Hafermaas et Dan Goods, 2017

eCLOUD d’Aaron Koblin, Nik Hafermaas et Dan Goods, 2017
Photo : Spencer Lowell ; courtoisie d’Aaron Koblin.

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L’aéroport est représenté comme un endroit ouvert sur le monde, connecté avec l’extérieur, ce qui correspond à la valeur de position centrifuge (Noppen et Morisset, 2005) qui peut être attribuée à ce lieu.

Plus récemment, depuis juillet 2018, l’aéroport international de Charlotte/Douglas (Caroline du Nord) accueille l’œuvre permanente de Refik Anadol, Interconnected (illustration 10), composée de trois modules qui représentent la nature cinétique de l’aéroport, incorporant diverses données, dont les départs et les arrivées, la circulation des véhicules, le carrousel des valises.

Illustration 10

Interconnected de Refik Anadol, 2018

Interconnected de Refik Anadol, 2018
Photo : Courtoisie Refik Anadol Studios.

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Cette fois, des animations hypnotiques et contemplatives offrent un reflet de l’activité interne du lieu, dans une position plutôt centripète, c’est-à-dire tournée vers elle-même. Les œuvres offrent ainsi un autre miroir du lieu en reflétant son rythme d’activité de façon poétique et proposent une expérience sans cesse différente par la nature changeante des données qui en composent le matériau.

Finalement, des lieux du quotidien (comme les métros) aussi sont intéressants pour la datavisualisation. Depuis 2006, le métro de Los Angeles accueille l’œuvre permanente Kinetic Flow de George Legrady à l’entrée de la station Vermont/Santa Monica. Un panneau au-dessus des escaliers représente, de façon abstraite et grâce à un algorithme, les données statistiques de circulation du métro, dont l’esthétique s’inspire de l’expérience cinétique de monter et descendre des escaliers.

Les lieux iconiques et les édifices emblématiques sont encore ceux qui sont privilégiés pour y exposer ce type d’œuvre artistique, garantissant déjà une certaine connaissance du contexte de la part du touriste. Cette stratégie « témoigne d’une instrumentalisation de ceux-ci au profit des stratégies de valorisation mises en place depuis les années 1980 et participe d’une mise en tourisme de l’espace urbain, dans un contexte de concurrence accru entre les grandes villes »(Fleury, 2013).Cependant, les lieux de transit, ou de passage, sont de plus en plus considérés pour ce genre d’intervention, surtout lors de l’inauguration de nouveaux terminaux.

Ces lieux sont importants car ils marquent également les représentations plus globales de la ville : lieux d’accueil, de départ ou de transition, « souvent premier contact du visiteur avec le pays longtemps imaginé, rêvé ou fantasmé, ces lieux de passage donnent la tonalité du reste du séjour » (de Chassey, 2016 : 70). Autrefois considérés comme étant des « non-lieux » (Augé, 1992), les aéroports et les gares sont désormais vus comme des « hyper-lieux ubiquitaires » (Lussault, 2017) où s’exprime la mondialisation. Lussault (2017 : 82) remarque que les aéroports sont considérés comme « des espaces-temps de vie complexes et connectés, où se mettent clairement en scène les systèmes de liens que les humains établissent entre des ancrages […], des mobilités, des communications », et les gares, comme « commutateurs connectés, saturés de personnes, d’informations, de marchandises, d’activités » (ibid. : 100). Le data art utilisé en exemple illustre bien cette nouvelle vision, soit en puisant dans les données produites par le lieu même qui fourmille d’activités et d’échanges, soit en y représentant les données externes, démontrant bien la connexion des humains au monde à travers la mobilité.

Conclusion

La contribution de cet article vise à faire connaître une forme d’art public encore émergente, le data art en contexte urbain, et d’en dégager des spécificités qui en font un attrait touristique potentiel, tout en reconnaissant certaines limites.

Cette analyse interprétative et thématique d’œuvres publiques faites de données démontre que le data art dans les espaces publics peut constituer un attrait par son aspect novateur, son contenu connecté aux enjeux contemporains et globaux et le rapport que les œuvres entretiennent avec leurs lieux de diffusion, offrant ainsi une nouvelle expérience urbaine. La notion d’expérience, qu’elle soit esthétique, émotionnelle ou interactive, est centrale dans cette nouvelle pratique artistique : « the value of aesthetics emphasizes integrating perception and sensation to the design of data visualizations, which fosters emotional engagement with data by participants or audiences » (Li, 2018 : 301). Ce lien émotionnel favorisera un rapport affectif également avec le lieu où est située l’œuvre. Dans le contexte actuel (de pandémie) où le tourisme a fortement été affecté et dont les scénarios futurs sont incertains, la priorité est dirigée vers le tourisme local. Ce lien émotionnel est particulièrement prometteur pour son potentiel de génération d’une forte identification au territoire et de réappropriation d’espaces perçus comme « touristiques » et, donc, évités par les résidents.

De plus en plus d’œuvres sont installées de façon permanente ou semi-permanente. Si les données qu’elles utilisent sont dynamiques, l’œuvre est toujours renouvelée selon le contenu qu’elle projette et permet différents rapports tant à l’œuvre elle-même qu’à son environnement, favorisant du coup des deuxièmes ou troisièmes visites aux destinations : « Les interventions artistiques dans l’espace public permettent une confrontation entre hier et demain, entre patrimoine historique et modernité, entre conservation et mise en valeur, ce qui, d’une certaine façon, permet de renouveler l’intérêt de la visite touristique. » (de Chassey, 2016 : 68) Le lieu d’exposition est important, puisque l’œuvre d’art peut contribuer à changer le regard porté sur celui-ci lorsqu’il est mis en dialogue avec l’œuvre.

L’art public constitué de données, en s’inscrivant dans un lieu précis, permet de l’investir autrement, tout en s’ouvrant au monde par sa nature interactionnelle. Cette nouvelle forme artistique, par son matériau qui est fait de données et, par conséquent, produit par la société ou par l’environnement, connecte l’œuvre avec une réalité qui existe. La crise sanitaire mondiale provoquée par la COVID-19 a chamboulé cette réalité, unissant le monde dans un combat commun contre ce virus, tout en faisant ressortir les différentes stratégies de gestion des gouvernements face à cette crise. Dans ce contexte, le data art a servi de véhicule critique avec la Trump Death Clock installée en mai 2020 dans Times Square. Cette œuvre, du cinéaste Eugene Jarecki, faisait écho à la National Debt Clock, située dans la même ville. Un gigantesque panneau exposait le nombre estimé de morts de la COVID-19 en raison de l’inaction du gouvernement de Donald Trump. Le cinéaste dénonçait ainsi cette situation dans un espace clé du pays dont le rayonnement international connectait cette réalité à celle des autres pays.

Le data art permet ces connexions internationales, soit entre le visiteur et l’œuvre (surtout dans le cas d’œuvres interactives), soit en permettant des rapports virtuels entre les gens, à travers l’œuvre. Par le data art, les différences entre le touriste et le résident sont diffuses, dans un monde où l’espace–temps peut se connecter par l’intermédiaire de ces œuvres. Le visiteur se trouve dans un environnement global, ce qui ne veut pas dire homogène : « Becoming global is not about being similar or the same because the context of globalization is different in different places (e.g. local history, forms and types of community associations, intensity and extensiveness of local networks). » (Reisinger, 2013 : 41)

L’espace ouvert par le data art est un espace mixte, où la virtualité rencontre l’espace physique dans des temporalités parfois croisées. Les données peuvent constituer un médium artistique qui, d’une part, ouvre énormément de possibilités esthétiques. D’autre part, elles permettent de produire du contenu qui peut interpeller tous les types de touristes culturels autant que les résidents. En effet, les enjeux globaux soulevés par l’utilisation de données intègrent le public au-delà des frontières du lieu physique où l’œuvre est présentée. Le matériau actuel, dynamique et relié au contenu en fait une œuvre résolument contemporaine et offre une vision miroir de la société, de ses valeurs et de ses préoccupations. La rencontre avec l’art public, parce qu’il est situé dans des endroits qui ne sont pas nécessairement ciblés par un type de touriste en particulier, peut survenir de façon plus aléatoire qu’une visite dans un lieu culturel défini. Il s’ouvre donc à tous les types de touristes culturels et peut susciter une expérience artistique qui peut marquer le séjour, et ce, autant pour le touriste culturel « intentionnel » que celui qui rencontre l’œuvre au hasard de sa visite.

Une étude complémentaire quant à l’influence des politiques culturelles et touristiques des villes sur les créations de data art pourrait approfondir son usage comme élément différentiateur, « emphasizing their uniqueness and employing strategies such as city branding, flagship projects, and events to become more competitive » (Adamo et al., 2019 : 302). De cette manière, le lien que le data art entretient entre tourisme et art contemporain peut contribuer aux objectifs de communication et d’image d’une ville (Lehalle, 2008). Ainsi, l’utilisation de l’espace public pour les exposer offre une vitrine aux villes qui peuvent se démarquer par ces œuvres novatrices, tout comme un espace de connexion globale entre visiteurs et lieux grâce à l’utilisation des données.

Cependant, le fait que le matériau soit composé des données rajoute une couche de complexité à l’œuvre, car ces nombres sont déjà signifiants, qu’il s’agisse de recensement de la population, de messages sur les réseaux sociaux, de données météorologiques… Cela soulève non seulement la question des enjeux qu’elles représentent, mais aussi questionne la manière dont ces données ont été prélevées. Les recherches pour continuer de définir cette nouvelle pratique artistique sont importantes pour un développement adéquat de ces attraits touristiques par rapport aux questions éthiques que soulève l’utilisation des données. L’étude de ses réceptions est aussi nécessaire pour générer des dispositifs de médiation culturelle et touristique afin de mettre en valeur tout son potentiel. Dans les nouveaux scénarios qui se dessinent à la suite de la crise sanitaire mondiale, les destinations trouveront dans la créativité, l’innovation et l’interactivité des stratégies différenciatrices et attirantes pour le tourisme du futur.