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La notion de structure permet de saisir les sources structurelles de succès et d’échec de la médiation (Quinn et al. 2009). Conformément à une pratique courante dans les études portant sur les négociations, la structure est cependant réduite à signifier la distribution de la puissance, alors que celle-ci n’est qu’un élément seulement des rapports de forces à l’oeuvre dans un conflit (Pfetsch et Landau 2000 ; Wanis- St. John et Dupont 2012 ; Zartman 2008). Quant à l’identité politique, les rares fois où elle n’est pas ignorée, elle est circonscrite à des attributs culturels figés et sert à produire une explication déterministe de la définition que se donnent les acteurs du conflit (Aggestam 2002 ; Bakke et al. 2012 ; Schemeil 2013).

La présente étude offre un cadre d’analyse intégré susceptible de remédier à ces insuffisances. À la distribution de la puissance s’ajoutent d’autres éléments pour définir la structure d’un conflit : les intérêts des acteurs, leurs stratégies, leur degré de fragmentation ou de cohésion, et leurs alliances avec des tierces parties. Par ailleurs, l’identité politique est définie de telle sorte que son sens dépasse l’étroite catégorie de l’héritage culturel pour intégrer l’altérité, autrement dit le rapport relationnel à l’Autre. Entre la structure d’un conflit et l’identité des acteurs s’établit un rapport de codétermination qui joue un rôle primordial dans l’interprétation que se font les acteurs de l’opportunité ou de l’inopportunité de la médiation. La question de l’interprétation est abordée dans la théorie de la maturité (Haass 1990 ; Hancock 2001 ; Zartman 2000). La décision des acteurs en conflit d’engager la négociation repose moins sur une analyse objective de la situation que sur la perception des acteurs. Précisément, il s’agit de la perception que le conflit a atteint un stade de maturité tel que, d’une part, le trancher par un surcroît de violence serait préjudiciable à tous les acteurs, et tel qu’il existerait, d’autre part, une voie de sortie susceptible de servir une part satisfaisante des intérêts de tous. Mais parce que la théorie de la maturité ignore l’identité et réduit la structure à la distribution de la puissance, elle est incapable de saisir pour quelle raison tel acteur perçoit le conflit de telle manière plutôt que de telle autre. Or, si le rôle de la médiation est d’aider les acteurs à constater ou à anticiper le moment de maturité du conflit, il lui est nécessaire de comprendre la raison pour laquelle les acteurs interprètent la même réalité de différentes manières. Et cette compréhension, le médiateur ne l’obtient que s’il parvient à saisir l’effet du rapport de codétermination de la structure et de l’identité sur l’interprétation du conflit par les acteurs.

Le paragraphe précédent comporte la trame conceptuelle du cadre d’analyse proposé ici et qui sera développé dans la première partie de l’article. Les enseignements théoriques ainsi acquis serviront dans la deuxième partie à décrire l’intrication de l’identité et de la structure dans le conflit syrien. Dans la troisième partie, l’analyse de la médiation accomplie par la Ligue arabe entre 2011 et 2012 sera réalisée pour montrer, d’une part, que la nature même du rapport entre structure et identité dans ce conflit ne favorisait pas le succès de la médiation, et que d’autre part, la non-prise en compte de ce rapport par le médiateur a davantage minimisé ses chances de succès.

I – Considérations conceptuelles

L’interprétation est le lieu où s’établit un rapport de codétermination entre l’identité des acteurs et la structure des conflits. Telle est l’affirmation conceptuelle principale du cadre d’analyse qui sera articulé dans cette partie. Mais avant d’expliciter ce rapport, il sied de préciser ce qu’on entend par identité et structure.

L’identité se définit toujours en résonance avec un héritage (culturel, idéologique, éducationnel) identifiable par l’observation. Mais cette définition n’est valide qu’en première instance, car l’héritage identitaire s’intègre systématiquement à un ensemble plus dynamique qui se forge dans une expérience continue où se produisent des interactions spécifiques à un contexte déterminé (Jackson 2009) – autrement dit, dans l’expérience de la relation aux autres (Barth 1998 ; Galissot 1987 ; Wendt 1999). Et c’est dans la dynamique du rapport à l’Autre que l’héritage peut être altéré, embelli, appauvri, ou préservé tel quel. Il en est de même de la politique qui, à en croire Hannah Arendt, « prend naissance dans l’espace intermédiaire [entre êtres humains] et […] se constitue comme relation » (Arendt 1995 : 42). Par les deux termes qui la composent, l’identité politique est éminemment relationnelle. Elle implique, dans sa constitution même, la reconnaissance ou le rejet l’Autre, la coopération ou l’hostilité. C’est pourquoi la différence des héritages culturels, idéologiques et éducationnels ne conduit automatiquement ni à la coopération ni au conflit dans une sorte de fatalité déterministe (Fearon et Laitin 2000 : 846). C’est plutôt la nature des rapports à l’oeuvre entre acteurs dans une situation particulière qui en décidera.

L’autoréflexivité représente un lieu potentiel primordial dans lequel l’identité devient dynamique. L’autoréflexivité est une faculté qui permet à l’être humain en général, et pas uniquement à l’acteur politique, de faire accéder à sa conscience l’ensemble ou une partie des effets déterminants que son propre héritage identitaire exerce sur lui. Il se trouve cependant que le recours à l’autoréflexivité n’est pas systématique. C’est la raison pour laquelle le déterminisme demeure toujours une possibilité. Mais la réalité de l’autoréflexivité fait que ce déterminisme n’est pas inévitable. En découle une injonction analytique qui prohibe le recours systématique aux atavismes identitaires dans l’explication de l’action. La prise en compte de l’autoréflexivité permet de comprendre, du moins en partie, pourquoi des conflits éminemment identitaires comme celui de l’Afrique du Sud sous l’Apartheid ont été résolus par la négociation sans passer par la phase d’une guerre civile (Zartman 1995 : 147-174). L’élément d’autoréflexivité est généralement absent des travaux portant sur la résolution de conflits.

Quant à la structure, elle se compose d’un ensemble de rapports de forces contextualisés dont l’inventaire peut être obtenu empiriquement, mais en première approximation seulement, par l’observation, le souci du détail et une capacité de classement. Les rapports de forces ne se limitent justement pas à la distribution de la puissance, comme c’est souvent le cas dans les recherches consacrées aux négociations (Pfetsch et Landau 2000 ; Wanis-St. John et Dupont 2012 ; Zartman 2008). Elles incluent également les intérêts des acteurs, leurs stratégies et leur degré de fragmentation ou de cohésion. La structure gagne en complexité lorsque le conflit se déroule sur de multiples niveaux (avec l’implication d’acteurs étrangers, étatiques et non étatiques) dans un contexte historique spécifique.

Même lorsqu’on admet que la structure objective d’un conflit est identifiable par un observateur neutre, elle aura nécessairement des contours différents selon que c’est tel ou tel acteur qui la perçoit, et probablement des contours encore plus différents aux yeux du médiateur. Les acteurs comme le médiateur ne se contentent pas de faire l’inventaire désincarné des rapports de forces pour ensuite décider de l’action à mener. Les rapports de forces sont à vrai dire interprétés dans le procès même de l’inventaire, et cette interprétation est médiée par l’identité, car « l’identité agit comme axe d’interprétation » (Hopf 2002 : 5) C’est donc dans l’interprétation que s’établit un rapport entre la structure des conflits et l’identité des acteurs (Adler 1997 : 325-326). Et c’est dans ce rapport que se décide la disposition des acteurs, favorable ou défavorable, à l’égard de la médiation.

Comme on peut le constater, le propos tenu ici correspond à l’approche constructiviste en études internationales. Les intérêts qui motivent l’action dans les conflits n’ont pas de valeur intrinsèque propre ; leur valeur se décide dans l’interprétation de l’acteur. L’acteur ne voit pas son intérêt dans une attitude favorable (ou défavorable) à une mission de médiation, en se référant à ce qui serait une valeur intrinsèque de ladite attitude à l’égard de la médiation en général. Son attitude se décidera en fonction de l’interprétation de son propre héritage identitaire, et des rapports qu’il entretient avec les autres acteurs du conflit ; elle dépendra aussi de sa capacité ou de son incapacité à doubler son interprétation d’autoréflexivité. Ainsi donc, si l’intérêt est universel dans la détermination de l’action, son contenu ne l’est pas ; il est contingent à l’identité (Hopf 2002 : 16 ; Wendt 1992 : 398 ; 1999 : 231, 329f). Cette contingence est tout à fait généralisable aux différentes composantes des rapports de forces.

Le lien qui vient d’être décrit est un rapport de codétermination. La structure d’un conflit n’émerge pas au moment où le conflit éclate. Elle est le résultat historique de pratiques passées. Une fois établie, la structure devient le contexte d’affirmation et de renforcement des différentes identités qui en bénéficient, et le théâtre d’action des identités qui en contestent le fondement (Wendt 1992 : 411 ; 1999 : 339). En retour, l’affirmation et le renforcement des identités par des pratiques politiques antagonistes reproduisent la structure et accentuent son effet sur les acteurs. La fragmentation (ou la cohésion) des acteurs en est une parfaite illustration (Aggestam 2005 : 276 ; Aggestam et Jönsson 1997 : 778). Par la contrainte qu’elle exerce sur les acteurs, la fragmentation (ou la cohésion) détermine en partie l’interprétation de leur puissance (et de celle des autres), de leurs intérêts et de leurs stratégies. En retour, la puissance, les intérêts et les stratégies ainsi définis s’ouvriront sur des pratiques qui vont renforcer la fragmentation (ou la cohésion). Le cycle de codétermination peut être rompu de différentes manières, mais toujours sous l’effet des pratiques (Barnett 2005 : 259). Par exemple, il est possible de penser que la fragmentation puisse céder la place à plus de cohésion si les calculs d’un acteur lui permettent d’imposer son autorité à tous les autres. Ou lorsque des acteurs, faisant usage de leur autoréflexivité, réinterprètent leurs propres intérêts de sorte à les orienter vers plus de cohésion.

Le fait que l’intrication de l’identité des acteurs et de la structure du conflit demeure souvent à l’état préréflexif tout au long du conflit, et que cette intrication exerce un effet déterminant sur les interprétations, explique un constat établi depuis longtemps : les conflits civils se terminent rarement par des négociations de bonne foi (Curle 1970 ; Faure 2012 ; Iklé 1971 ; Pillar 1983). De ce fait, la perception du conflit, de son évolution, des actions offertes aux acteurs et des anticipations futures, est trop corrompue pour permettre aux acteurs de comprendre que l’espoir qu’ils pensent percevoir dans la poursuite du conflit est erroné (Urlacher 2012 : 179). Il faut donc que les différents acteurs perçoivent qu’ils sont dans une impasse mutuellement préjudiciable, qu’ils ne peuvent plus supporter le coût humain, militaire et financier associé à un surcroît d’escalade, et que la victoire militaire est définitivement hors de portée. Il leur faut aussi percevoir qu’une voie de sortie existe qui leur permettrait d’obtenir par la négociation des gains substantiels. Ce sont là les composantes principales de la théorie de la maturité. Si la conviction que le conflit se trouve dans une impasse mutuellement préjudiciable est partagée, et si une voie de sortie est disponible et perçue comme telle, on dit alors que le conflit a atteint un stade de maturité favorable aux négociations (Zartman 2000 : 228). Et c’est ce moment que le médiateur se doit de saisir pour engager les négociations (Greig 2001). Mais pour que les différentes perceptions des acteurs convergent simultanément vers la reconnaissance de l’impasse mutuellement préjudiciable et de la voie de sortie, il est nécessaire que tous les acteurs procèdent à une réévaluation du conflit avec un esprit autoréflexif. C’est justement la difficulté de parvenir à une telle condition qui fait que la perception du moment de maturité des conflits par les acteurs est l’exception plutôt que la règle.

Le moment de maturité peut émerger si une tierce partie parvient à en nourrir la perception auprès des acteurs (Zartman 2000 : 229 ; Haass 1990 : 147). Le médiateur peut donc servir de vecteur autoréflexif aux acteurs et les amener à prendre conscience de la maturité du conflit. Cet objectif n’est jamais facile à atteindre parce que les médiateurs seront toujours confrontés à des identités orientant des perceptions figées. À un point tel que la première tâche du médiateur, avant même de tenter de changer la perception des acteurs, est de les convaincre de lui prêter attention. À cette fin, le médiateur doit être crédible aux yeux de tous les protagonistes du conflit. Surtout, il doit agir sous un mandat qui lui confère crédibilité et autorité.

La seconde tâche du médiateur est de concevoir une voie de sortie articulée de telle manière que les protagonistes du conflit y reconnaissent leurs intérêts primordiaux. Dans le cas contraire, l’acteur qui perçoit que ses intérêts ont été sacrifiés sera moins enclin à s’engager sur la voie de la négociation. Cela, même si l’acteur en question est convaincu que le conflit se trouve dans une impasse mutuellement préjudiciable. Pour éviter une telle maladresse, le médiateur doit être capable d’autoréflexivité à son tour et prendre conscience de l’influence que sa propre identité exerce sur la solution qu’il propose. C’est toute la question de l’impartialité des médiateurs qui se pose ici (Touval et Zartman 1985), les médiateurs étant eux aussi motivés par leurs propres intérêts (Bercovitch 1996 : 4 ; 2005 : 99 ; Stedman 1991 : 24). Ces intérêts sont à leur tour déterminés par l’identité du médiateur.

Mais la question de l’impartialité ne se pose pas en termes absolus, et ne détermine pas a priori la crédibilité du médiateur. Le succès d’une médiation demeure possible même lorsque le médiateur n’est pas entièrement impartial, surtout si, en parallèle, les acteurs du conflit optent pour les négociations parce qu’ils perçoivent que cela servirait leurs intérêts (Zartman 2088 : 191-162). L’élément clé est plutôt la présence ou l’absence d’autoréflexivité chez le médiateur. Car c’est précisément l’autoréflexivité qui va l’amener à considérer l’effet de sa propre identité sur sa perception du conflit, et lui permettre de comprendre pourquoi ses intérêts perçus risquent d’oeuvrer à l’encontre de la réalisation de l’objectif principal de toute médiation : une solution négociée acceptable pour tous les belligérants. En l’absence d’autoréflexivité, le médiateur court toujours le risque d’ignorer l’intrication de la structure du conflit et des identités des acteurs. Il agira le cas échéant en s’appuyant sur des hypothèses qui risquent de s’avérer erronées. Si cela se produit, sa mission sera minée de l’intérieur et condamnée à l’échec.

II – Structure et identité dans le conflit syrien

La structure du confit syrien comporte trois niveaux : un niveau national (celui des acteurs syriens directement impliqués dans le conflit) ; un niveau régional (celui d’acteurs étatiques et non étatiques originaires de la région) ; et un niveau international (celui des grandes puissances).

Au niveau national, une alliance gouvernementale s’est affrontée à une opposition diversifiée. La cohésion de l’alliance gouvernementale et la fragmentation de l’opposition représentent deux facteurs structurels fondamentaux du conflit syrien. La longévité du conflit trouve sa source dans cet élément. La cohésion a en effet doté l’alliance gouvernementale d’une résilience inattendue : la chute du président Bachar Al-Assad – que ses adversaires syriens et étrangers pensaient rapide et certaine – sous l’effet de la contestation populaire ne s’est pas produite. Pour comprendre cette cohésion, il est nécessaire de porter l’analyse sur le terrain identitaire, car c’est sur ce terrain que le conflit syrien n’apparaît plus uniquement comme la révolte d’un peuple opprimé contre un régime autoritaire (Barah 2014). Du strict point de vue des rapports de forces, le fait que l’armée syrienne, dont le commandement est dominé par des officiers appartenant à la communauté minoritaire alaouite (celle du président), soit demeurée loyale au président Assad rendait la chute de celui-ci impossible sans intervention étrangère massive (Bellin 2012). Mais si l’armée syrienne ne s’est pas effondrée sous le coup des désertions de l’été 2011, c’est aussi parce que la fragmentation de l’opposition a empêché celle-ci d’apparaître comme une alternative crédible aux yeux d’une masse critique de la population. Il existe donc un rapport d’intrication entre la cohésion de l’alliance gouvernementale et la fragmentation de l’opposition qu’il faut explorer pour pouvoir saisir la formation identitaire des deux camps.

L’héritage identitaire de la société syrienne peut servir de point de départ à l’analyse. C’est un fait : malgré la forte représentation de l’élément sunnite dans sa composition démographique, la société syrienne est profondément plurielle. L’élément sunnite lui-même n’est pas homogène ; il se compose d’une majorité arabe (50 % de la population) et d’une forte minorité kurde (2,5 millions, soit 25 % des sunnites) (World Directory of Minorities and Indigenous Peoples s.d.). Le reste de la population syrienne, plus du tiers, se compose d’une multitude de communautés ethno-religieuses, notamment les Alaouites (la communauté politiquement dominante), les Druzes, les Arméniens, les Assyriens. Jusqu’au lendemain de la Première guerre mondiale, la Syrie était une province de l’empire ottoman, lui-même multiethnique, multilinguistique et multireligieux. La diversité syrienne était dans l’ensemble convenablement gérée sous une souveraineté impériale qui reconnaissait l’autonomie des communautés et assurait leur protection en échange de leur loyauté à l’empire. Mais ce système, dit des Millets, ne pouvait pas être reproduit dans la Syrie post-impériale ; il devenait anachronique dans la mesure où il ne reposait pas sur le principe d’égalité entre les communautés. Le nationalisme offrait de transcender les identités héritées du passé dans une identité syrienne commune à toutes les communautés. On comprend donc pourquoi le nationalisme s’est imposé comme référent idéologique dominant, à la fois pendant la lutte contre l’occupation française (entre 1920 et 1946) et sous la souveraineté de l’état syrien indépendant. Dans la pratique, l’exploitation politique des divisions communautaires n’a pas pour autant disparu (Balanche 2009). Mais fondamentalement, même lorsque le pluralisme politique fut officiellement abandonné après la promulgation de la constitution de 1973 sous le président Hafez Al-Assad, le nationalisme est demeuré le référent idéologique principal (Hanne 2018). Si bien que l’opposition au régime pouvait avoir deux sources de motivations : une motivation proprement moderne opposant à l’autoritarisme un système pluriel fondé sur la liberté, et une motivation théocratique islamiste fondamentalement opposée à l’égalité des communautés.

L’existence même de ces deux motivations explique la profonde fragmentation de l’opposition en un camp laïc et un camp islamiste que la contestation populaire de 2011 n’a pas réussi à surmonter. En 2005 déjà, bien avant le soulèvement de 2011, les divergences idéologiques avaient condamné à un échec rapide la fameuse Déclaration de Damas pour un changement national démocratique regroupant des partis de gauche (laïcs) et les Frères musulmans (islamistes) (Lund 2012). Durant le soulèvement populaire, un seul point commun faisait converger les deux camps : abattre le régime. Et c’est précisément ce point commun qui a rendu possible la création du Conseil national syrien (ci-après cns) en août 2011[1]. Composé de figures laïques exilées à l’étranger, notamment de femmes, mais largement dominé par les Frères musulmans, le cns avait pour calcul que l’élément de convergence qui unissait ses deux camps allait servir de référent identitaire politique susceptible d’amener toutes les autres factions de l’opposition (surtout celles de l’intérieur) et toutes les communautés à percevoir leurs propres intérêts et leurs propres stratégies sans égard à tout autre référent. Ce calcul était renforcé par la conviction que le régime était sur le point de s’effondrer sous la pression du soulèvement populaire. Dans le but, justement, de renforcer cet élément, le discours politique véhiculé par le cns était empreint d’une intransigeance radicale à l’égard du régime. Une intransigeance qui s’est d’abord manifestée par le refus du dialogue et ensuite par la militarisation du soulèvement dans l’espoir d’une intervention militaire occidentale.

Le cns n’est cependant pas parvenu à obtenir l’adhésion de l’opposition laïque de l’intérieur, composée essentiellement de vieux partis de gauche. Cette dernière était, elle, disposée au dialogue avec le régime et rejetait catégoriquement la militarisation du soulèvement populaire. Elle n’appréciait pas non plus la mainmise des islamistes sur le cns. L’action non violente était par ailleurs l’option préférée d’une autre faction de l’opposition de l’intérieur, celle des Comités locaux de coordination (Yassin-Kassab et Al-Shami 2016). Apparus au lendemain du soulèvement, et formés de jeunes militants en rupture avec les partis traditionnels, les Comités préféraient accompagner la spontanéité du mouvement populaire jusqu’à la chute du régime, sans en prendre la direction. D’autre part, même si les Frères musulmans contrôlaient le cns, ils n’étaient pas en mesure de soumettre le reste du mouvement islamiste à leur autorité. Presque simultanément avec les premières manifestations populaires de 2011, des brigades armées étaient organisés par Ahrar Al-Sham, un groupe islamiste radical (Abuzaid 2012). Quelques mois plus tard, des dizaines d’autres groupes islamistes émergeaient, minimisant l’autorité des Frères musulmans (Lister 2015). Cet élément est en fait symptomatique de la fragmentation de l’opposition sur un autre plan, celui de l’autonomie des organisations militaires par rapport aux formations politiques. À cet effet, l’Armée syrienne libre (asl) fondée en juillet 2011 par des officiers déserteurs, ne s’est jamais rangée sous l’autorité du cns ou de quelque formation politique que ce fût (Phillips 2016 : 126).

L’opposition syrienne, politique et militaire, n’était donc en mesure de parler d’une seule voix que pour exiger le départ du régime. Par le fait même qu’elle était traversée par une multitude d’identités politiques, sa composante laïque était incapable d’articuler un projet futur suffisamment attrayant pour gagner la confiance des minorités ethniques et religieuses. Plus exactement, l’opposition laïque ne parvenait pas à percevoir qu’ignorer la menace que représentaient les islamistes aux yeux des minorités allait lui conférer une identité dominée par le seul élément sunnite arabe. L’apparition de groupes armées extrémistes, dont la rhétorique exprimait une franche volonté d’exclusion, a fini par faire apparaître le conflit non pas comme un combat pour la démocratie, mais comme l’usurpation d’un soulèvement populaire avec comme objectif l’instauration d’un système théocratique autoritaire par une partie seulement de la population syrienne. Ainsi, malgré toute la brutalité dont il a fait preuve avant et après le soulèvement populaire, le régime continuait d’incarner un nationalisme qui, aux yeux des minorités, garantissait leur sécurité. C’est en ce sens précisément que le régime n’a jamais été aussi isolé que ses adversaires politiques le croyaient, et qu’il existait bel et bien une alliance des minorités autour de lui, qui lui assurait une source non négligeable de résilience. Il faut cependant préciser que la cohésion de cette alliance ne procédait ni d’une convergence idéologique ni d’une acceptation de la brutalité du régime. Elle procédait plutôt d’une convergence d’intérêts qui, elle-même, s’expliquait par le fait que la fragmentation de l’opposition avait de facto créé une menace existentielle devenue par la force des choses identification identitaire commune au régime et aux minorités. Voilà pourquoi une donnée structurelle fondamentale du conflit se trouve précisément dans l’intrication de la fragmentation de l’opposition et la cohésion de l’alliance gouvernementale.

Au niveau régional, le facteur identitaire permet de comprendre pourquoi l’Iran, l’Irak et le Hezbollah ont estimé qu’il était dans leur intérêt de soutenir activement l’alliance gouvernementale, alors que l’Arabie saoudite, le Qatar et la Turquie trouvaient leur intérêt dans le soutien à l’opposition (Barah 2018). À première vue, la question se résumerait à l’effet déterminant de l’héritage culturel confessionnel. Après tout, même si l’État syrien n’était pas de nature confessionnelle au sens strict avant le printemps arabe, le soutien dont il a bénéficié auprès de l’Iran, de l’Irak et du Hezbollah était certainement de nature confessionnelle, et leur mobilisation en sa faveur s’est faite par un discours fortement marqué par les référents confessionnels. On pourrait en dire autant du soutien dont a bénéficié l’opposition. Il y avait donc une alliance chiite d’un côté et une alliance sunnite de l’autre. Dans cet ordre d’idées, le conflit syrien a effectivement exacerbé une rivalité préexistante, dont la dimension confessionnelle est indéniable, entre l’Iran et l’Arabie saoudite (Balanche 2015 ; Keynoush 2016 ; Mabon 2013). Mais la ligne de fracture confessionnelle ne saurait expliquer pourquoi la Turquie et l’Iran se sont retrouvés dans des camps opposés alors qu’ils avaient coopéré dans le passé et n’avaient pas eu tendance à fixer leur politique étrangère, l’un vis-à-vis de l’autre, sur une base confessionnelle. La raison tient au fait que les identités politiques des acteurs régionaux se sont constituées selon deux autres lignes de fracture qu’il convient d’explorer pour comprendre pour quelle raison le positionnement des uns en faveur d’un camp particulier du conflit syrien provoque le positionnement des autres en faveur du camp adverse.

La première ligne de fracture remonte à la seconde moitié du 20e siècle et oppose grosso modo les républiques aux monarchies (Corm 2001 : 315-322). Les républiques, à l’instar de la Syrie, de l’Irak et de l’Égypte, avaient accédé à l’indépendance dans les luttes anticoloniales (Rogan 2009 : 277-317). Autoritaires et plutôt laïques, les républiques étaient porteuses d’un projet volontariste de modernisation économique et sociale, une combinaison de réformisme hérité du 19e siècle et de kémalisme turc. Leurs rapports avec les puissances occidentales étaient au mieux transactionnels, au pire empreints d’hostilité. Les monarchies, quant à elles, furent créées avec l’appui des puissances coloniales (Corm 1990 : 189-192). Cette collaboration a fini par se transformer en une alliance durable, d’abord avec le Royaume-Uni, ensuite avec les États-Unis. Les monarchies sont demeurées les garantes du traditionalisme dans la région, en opposition à la modernité que les républiques tentaient d’incarner et d’instrumentaliser pour se légitimer. L’animosité entre les deux groupes d’États s’est toujours illustrée par le soutien idéologique, politique et financier accordé aux mouvements d’opposition du camp adverse (Rogan 2009 : 331-332).

Il n’est donc pas surprenant que les États du Golfe se soient rangés dans le camp de l’opposition, notamment l’opposition islamiste armée. Cette attitude est issue en droite ligne de la vieille volonté des pays du Golfe, et tout particulièrement de l’Arabie saoudite et du Qatar, de faire triompher les mouvements conservateurs et traditionnalistes dans les républiques (Lazar 2018). Il n’est pas non plus étonnant de constater que les États qui, à l’instar de l’Irak et de l’Égypte et du Liban, se sont gardés de soutenir le projet de changement de régime en Syrie, soient précisément des républiques. La différence est que les républiques, affaiblies par leur stagnation économique et leur instabilité politique, ne pouvaient pas traduire leur position par un engagement concret. À l’inverse, fortes de leur puissance financière et de leur alliance avec les États occidentaux, les monarchies pouvaient agir et jouer un rôle de premier ordre dans la militarisation du conflit.

La seconde ligne de fracture procède de la volonté hégémonique de l’Iran et de la Turquie. Pour l’Iran, l’objectif était de neutraliser l’Arabie saoudite, pas seulement sur la ligne de fracture confessionnelle, mais aussi sur celle qui divise les États de la région en fonction de leur attitude à l’égard de l’influence américaine. Les divergences idéologiques entre l’Iran théocratique et la Syrie laïque permettent de croire que la convergence identitaire susceptible d’expliquer leur alliance transcende les convergences confessionnelles. L’alignement des intérêts syriens et des intérêts iraniens depuis les années 1980 s’explique par la conviction commune aux deux États qu’ils incarnaient l’opposition à l’hégémonie américaine. Que la Syrie bascule dans le camp des États de la région alliés des États-Unis représentait pour l’Iran une menace contre sa propre existence.

La volonté hégémonique de la Turquie est plus récente (Josserian 2018 ; Yégavian 2018). Dans le calcul turc, l’arrivée des Frères musulmans au pouvoir dans les pays frappés par le printemps arabe allait lui permettre de prendre la tête d’un rassemblement idéologique régional dont l’étendue correspondait aux possessions géographiques du défunt empire ottoman. Ce calcul, similaire à celui du Qatar, n’en reposait pas moins sur la même erreur d’appréciation de la réalité syrienne, vue comme un affrontement entre un régime politique sur le point de s’effondrer et les Frères musulmans censés représenter l’essentiel de l’opposition syrienne. L’empressement des puissances occidentales à intervenir militairement en Libye a fini de convaincre la Turquie – et les monarchies – que leur objectif pouvait également être atteint par des moyens militaires. C’est pourquoi la politique turque ne s’est pas limitée au soutien politique aux Frères musulmans ; l’appui de la Turquie s’est étendu aux groupes islamistes armés et à l’asl.

Il est cependant à noter que les États de la région favorables à l’opposition formaient à leur tour un groupe fragmenté. La convergence des intérêts de l’Arabie saoudite, du Qatar et de la Turquie se limitait à la volonté de renverser le régime syrien. La préférence de l’Arabie saoudite pour les mouvements salafistes, et celle du Qatar et de la Turquie pour les Frères musulmans, se traduisait par davantage de fragmentation au sein de l’opposition, en créant des loyautés rivales. À l’inverse, la cohérence de l’alliance gouvernementale tenait au fait que le soutien iranien et celui du Hezbollah renforçait une loyauté unique.

Au niveau international, le positionnement occidental au Moyen-Orient du point de vue de l’identité politique s’est établi le long de la fracture opposant les monarchies alliées aux républiques nationalistes. Les États-Unis et l’Europe (notamment et surtout la France et le Royaume-Uni) étaient d’autant plus confiants dans ce positionnement qu’ils partageaient avec l’opposition syrienne et ses soutiens régionaux la conviction d’une chute imminente du régime (Hill 2015 : 449). Cette chute était donc souhaitée dans la mesure où la Syrie était perçue comme un État opposé à l’hégémonie américaine dans la région (Bacevich 2016 ; Hudson 1996 ; Lesch et Haas 2018 ; Yaqub 2004), mais aussi parce que toutes les lignes de fracture qui structurent les rapports géopolitiques conflictuels du Moyen-Orient plaçaient la Syrie (et son principal allié, l’Iran) dans le camp des adversaires des monarchies et d’Israël. Or, l’hégémonie américaine au Moyen-Orient s’appuie dans une large mesure sur une alliance avec les monarchies, en particulier l’Arabie saoudite, et avec Israël (Bronson 2008 ; Freedman 2012 ; Riedel 2017 ; Ross 2015). Entre la Syrie et ses alliés d’un côté, et les puissances occidentales de l’autre, il existait un rapport identitaire marqué par le rejet mutuel.

De son côté, la Russie s’est positionnée en Syrie de telle sorte qu’aucune solution ne soit possible sans son assentiment. Ce fut le cas de la Chine également (Brisset 2014). Mais plus que la Chine, la Russie était ainsi en mesure de prouver aux États-Unis qu’elle pouvait jouer un rôle décisif dans une région où les États-Unis sont le véritable hégémon, de la même manière que les Américains intervenaient dans un pays comme l’Ukraine que les Russes considèrent comme faisant partie de leur sphère légitime d’influence. Le soutien au gouvernement syrien ne procédait donc pas d’un intérêt immuable ; il procédait d’un intérêt généré par l’identité politique de l’État russe dans son rapport aux autres grandes puissances, autrement dit, de la manière dont les Russes concevaient leur place dans le monde. C’est à ce facteur identitaire qu’il faudrait ramener l’opposition de la Russie à toutes les résolutions du Conseil de Sécurité sponsorisées par les États occidentaux qui pouvaient être interprétées par Moscou comme une escalade diplomatique devant culminer en changement de régime en Syrie (Therme 2014).

On peut donc constater que, sur chacun de ses trois niveaux, le conflit syrien se présente selon une forte intrication de la structure et de l’identité. La cohésion de l’alliance gouvernementale lui assurait une source remarquable de résilience, alors que la fragmentation de l’opposition ne laissait à celle-ci aucun autre point commun que l’hypothèse d’un effondrement rapide du régime. Or, cette hypothèse ne se justifiait pas tant par sa correspondance aux données structurelles du conflit que par l’espoir qu’elle se vérifierait d’elle-même sous l’effet de domino du printemps arabe (après la Tunisie et l’Égypte), ou par une intervention militaire étrangère comme ce fut le cas en Libye.

III – La ligue arabe face à la structure du conflit syrien

L’identité de la Ligue arabe dans le conflit syrien était déterminée par la manière dont elle était perçue par les deux camps – perception que ses propres pratiques dans la médiation allaient renforcer. Dès août 2011, au moment même où elle s’engageait comme médiatrice, la Ligue arabe avait fait sienne l’hypothèse de la chute imminente du régime. L’analyse de la médiation de la Ligue arabe exige de savoir comment les deux camps du conflit ont interprété ce choix, car c’est précisément dans cette interprétation que l’on peut comprendre l’attitude hostile des deux camps à son égard, et finalement l’échec de sa médiation.

Du point de vue de l’alliance gouvernementale, le fait que la Ligue ait adopté la même hypothèse que l’opposition renforçait chez elle la perception que la Ligue arabe était dominée par les pays du Golfe (Lundgren 2016 : 4). Donc l’impartialité de la Ligue ne pouvait pas être perçue comme le fruit d’une lecture indépendante menée loin des déterminants culturels propres à la ligne de fracture idéologique qui divise la région depuis des décennies. Surtout que, la même année, la Ligue avait cédé à la pression du Qatar et des Émirats arabes unis, et appelé à une intervention militaire en Libye. En agissant de la sorte, la Ligue avait légitimé le recours à des forces étrangères contre un État membre, alors qu’elle avait été fondée sur le principe de la souveraineté et de la non-ingérence. Voilà pourquoi la première réaction du régime fut de rejeter l’implication de la Ligue en invoquant ce principe précisément. Il est vrai cependant que l’attitude du régime s’expliquait aussi par la conviction que, par l’usage de la force, il était capable de mettre un terme au conflit rapidement. Dans la perception du régime, le conflit n’avait pas atteint le niveau de maturité suffisant pour préférer la voie des négociations, et la médiation de la Ligue, parce que cette dernière tablait sur sa chute prochaine, ne pouvait pas offrir de voie de sortie digne d’intérêt.

Au moment même où la mission de la Ligue se mettait en place, une tentative d’unification de l’opposition avait lieu au Qatar. L’idée était d’unifier dans une même organisation les Frères musulmans (opposition islamiste de l’extérieur) à des figures de l’opposition traditionnelle et laïque de l’intérieur (Comité national de Coordination des forces de changement démocratique et Déclaration de Damas). À la fragmentation idéologique des deux camps s’est vite ajoutée comme facteur de division la perspective du dialogue avec le régime qui se profilait en vertu de la médiation de la Ligue. L’opposition de l’intérieur y était favorable, mais pas les Frères musulmans qui ont été les premiers à se retirer et aller en Turquie former le Conseil national syrien en compagnie de figures laïques de l’opposition de l’extérieur. La fragmentation allait de ce fait gagner un surcroît d’acuité et se manifester dans une rivalité sur l’interprétation de la mission de la Ligue.

La Ligue avait le choix entre trois stratégies connues dans les annales de la médiation : jouer le rôle de facilitateur, adopter une approche procédurale, ou proposer un plan directif (Bercovitch et Gartner 2006). Comme les protagonistes du conflit étaient loin de percevoir qu’ils se trouvaient dans une impasse mutuellement préjudiciable, et que la structure du conflit, par son fort contenu identitaire, les en éloignait davantage, la stratégie la mieux adaptée devait être celle du facilitateur. Ainsi la Ligue aurait pu se donner l’opportunité de servir de vecteur autoréflexif et tenter de convaincre les uns et les autres que la voie de la confrontation sans compromis avait toutes les chances de détruire le pays. Mais parce qu’elle avait fait sienne l’hypothèse de la chute imminente du régime, la Ligue choisit de suivre une stratégie directive. Son plan, rendu public en septembre 2011, devait accompagner cette chute par une passation de pouvoirs sans intervention militaire étrangère. Le plan prévoyait le maintien de Bachar Al-Assad au pouvoir pour une période de deux ans, la libération des prisonniers politiques, l’arrêt de la violence, le retrait des militaires hors des centres urbains, et le lancement d’un dialogue national (bbc 2011). Sous la pression de ses alliés, principalement de la Russie, le gouvernement syrien finit par accepter le plan au mois d’octobre. Mais cette acceptation ne signifiait pas nécessairement que le plan allait être mis en oeuvre comme le souhaitait la Ligue ou comme le souhaitaient les adversaires du gouvernement syrien. Tel qu’il était présenté, le plan exigeait des mesures d’apaisement de la part du régime sans rien exiger de l’opposition. Or, l’existence même de l’Armée syrienne libre et d’autres groupes armés était la preuve qu’il y avait une insurrection armée. La crise syrienne n’était par conséquent plus uniquement centrée sur la répression du soulèvement populaire par les forces gouvernementales. Il s’agissait déjà d’une guerre civile qui, en vertu de ce fait même, exigeait que la médiation propose une voie de sortie qui exigeait un effort de l’opposition, à défaut de jouer le rôle de facilitateur. Le gouvernement syrien pouvait donc s’appuyer sur le déni de cette réalité pour voir dans le plan de la Ligue non pas une voie de sortie mais un piège. Le caractère confessionnel de l’insurrection renforçait par ailleurs la cohésion de l’alliance gouvernementale en exacerbant les craintes des groupes confessionnels minoritaires.

Le fait que le plan de la Ligue fût directif, mais uniquement à l’égard du régime, compliquait encore la tâche, alors que la responsabilité dans le drame syrien incombait aux deux camps (Balanche 2018 : 40-43). Le dialogue proposé était envisagé comme relevant de la seule responsabilité du régime. Ce choix laissait croire que si la tentative de dialogue échouait, le régime porterait seul la responsabilité de l’échec. Et c’est précisément sur cette éventualité que le cns allait axer sa propre stratégie à l’égard de la médiation. Au vu de cette stratégie, et eu égard aux circonstances de sa création, marquées par le rejet du dialogue et par le précédent libyen, on peut admettre que le cns concevait la mission de la Ligue comme participant à une stratégie de changement de régime voulue par ses alliés régionaux et internationaux.

Le cns avait de bonnes raisons d’y croire. Le 18 août déjà, le mois de la création du cns, le président américain Barak Obama déclarait : « il est temps que le président Assad quitte le pouvoir ». Le même jour, le départ d’Assad était exigé par le Royaume-Uni, la France, l’Allemagne et le Canada. À la même période, la Secrétaire d’État américaine, Hillary Clinton, affirmait : « le président Assad n’est pas indispensable et nous n’attendons rien de son maintien au pouvoir » (Phillips 2016 : 77, 79). Si bien que lorsque la Syrie fut suspendue de la Ligue arabe et que des sanctions supplémentaires lui furent imposées le 16 novembre, le cns pouvait considérer que l’action de la Ligue s’intégrait bien à sa stratégie de changement de régime. Les mesures coercitives prises par la Ligue oeuvraient contre les intérêts de sa propre mission de médiation. D’une part elle renforçait la conviction du cns que le temps du régime syrien était compté. C’est la raison pour laquelle le Conseil revendiquait le siège de la Syrie dans les instances de la Ligue. D’autre part, les mesures de la Ligue ne pouvaient pas pousser le régime à abdiquer parce qu’il n’avait pas épuisé toutes les sources de résilience dont il disposait et qui lui laissaient croire que l’hypothèse de sa chute imminente à laquelle ses adversaires croyaient n’était pas sans faille. L’expérience a pourtant montré que les organisations régionales n’ont pas intérêt à prendre des mesures coercitives lorsque le conflit en est encore à un stade de faible intensité (Bercovitch et Gartner 2006 : 348). En effet, les pertes en vies humaines dans le conflit syrien et l’ampleur de la destruction n’avaient pas encore atteint les proportions désastreuses qu’elles allaient atteindre ultérieurement.

Mieux que tout autre acteur du conflit, le régime prenait la pleine mesure de la fragmentation de l’opposition. Le soutien dont bénéficiait le cns auprès des monarchies et des puissances occidentales n’était pas aussi indéfectible que ses dirigeants le croyaient. C’est pourquoi le cns n’a jamais réussi à obtenir le statut de représentant unique du peuple syrien à l’image du Conseil national de transition libyen, et cela en raison du fait qu’il était incapable de surmonter son problème de représentativité pour avoir exclu l’opposition de l’intérieur et laissé les Frères musulmans dominer ses structures. Pour leur part, l’Armée syrienne libre et les groupes islamistes armés ne lui reconnaissaient aucune autorité. L’ensemble de ces éléments renforçait la cohésion de l’alliance gouvernementale dans la mesure où la fragmentation accentuait la crainte des groupes confessionnels syriens de voir le régime s’effondrer au profit de forces dominées par des islamistes sunnites opposés aux droits égaux des minorités. Par conséquent, à moins d’une intervention militaire étrangère, la résilience du régime lui permettait de se maintenir. Or la Ligue, malgré le caractère directif de son plan, ne pouvait pas brandir cette menace, sachant que le régime pouvait compter le cas échéant sur l’objection de la Russie.

La dernière mesure prise par la Ligue fut de proposer l’envoi d’observateurs pour superviser la mise en oeuvre de son plan. Sous la pression de la Russie, le régime syrien acceptait la proposition le 12 décembre, mais sans réelle conviction. Cette attitude ne s’explique pas uniquement par l’incapacité de la Ligue d’établir un rapport de confiance, mais aussi parce que la proposition de la Ligue n’était pas valorisée par l’opposition et ses alliés. Au moment même où la mission des observateurs était annoncée, un acteur régional majeur, la Turquie, faisait savoir par la voix de son premier ministre, Recep Tayyip Erdogan, qu’elle n’attendait plus que la Ligue parvienne à une solution diplomatique. Cette déclaration s’ajoutait aux appels précédents lancés par les capitales.

Le départ d’Assad exigé par les puissances occidentales était perçu par l’opposition comme un signal fort qu’il existait une volonté internationale de changement de régime. Le président du cns, Burhan Ghalioun, pouvait donc rejeter avec assurance la voie du dialogue, faire porter l’entière responsabilité au régime, et appeler à une intervention militaire étrangère. Dans une interview au Wall Street Journal, il déclarait : « [j]e crois que la Ligue a donné sa dernière chance à une solution négociée. Malheureusement, le régime l’a rejetée ». Ce propos fut tenu le 2 décembre 2011, quelques jours avant que le gouvernement n’accepte publiquement d’accueillir les observateurs de la Ligue. En affirmant « nous avons devant nous un ensemble différent d’options », Ghalioun était convaincu que la mission de la Ligue arabe était caduque. Les nouvelles options revenaient à ce que des « mesures de protection des civils » soient prises par des puissances étrangères. Cela devait s’accomplir par la création d’un corridor humanitaire, ou une zone d’exclusion aérienne, comme le voulaient la Turquie, le Qatar et les puissances européennes. Ces mesures correspondaient point par point au scénario libyen. Et si en cours de route, une occasion de négociation se présentait, elle ne signifierait pas « trouver un arrangement avec le régime ou dialoguer avec lui », mais uniquement « négocier le transfert du pouvoir » (Ghalioun 2011).

Si, tout en lui servant de couverture diplomatique, la Russie a tout de même fait pression sur le gouvernement syrien tout au long de l’année 2011 pour accepter une forme ou une autre de compromis, l’opposition syrienne n’a rien subi de tel. À la position occidentale exprimée l’été, et à celle de la Turquie l’automne, est venue s’ajouter celle des pays du Golfe, qui a porté le coup de grâce à la médiation de la Ligue arabe. Le 22 janvier 2012, l’Arabie saoudite retirait son soutien à la mission et, de concert avec le Qatar, poussait la Ligue à appeler le même jour à un changement de régime en Syrie. La preuve était ainsi faite que les États les plus influents de la Ligue n’appuyaient la mission de celle-ci que sous l’hypothèse que le régime syrien allait s’effondrer rapidement, de sorte que la mission serve d’accompagnement à un changement de régime. Cet effondrement n’ayant pas eu lieu par le fait de la résilience du régime, il ne pouvait en toute rigueur pas conduire à un surcroît d’effort dans l’appui à la médiation. La médiation était uniquement vue comme un prélude à un changement de régime par la force ; elle était à ce titre condamnée d’avance.

Conclusion

Cette étude a permis de mettre en évidence trois éléments susceptibles d’indiquer les chances de succès ou les risques d’échec d’une médiation. Premièrement, les chances de succès sont minimes si la mission de médiation ne prend pas la pleine mesure de la complexité du conflit. Cette complexité se révèle dans l’intrication de la structure du conflit et de l’identité des acteurs. Deuxièmement, et en s’appuyant sur le cas spécifique du conflit syrien, l’hypothèse de travail sur laquelle s’est appuyée la médiation, à savoir la chute rapide du régime sous l’effet de la contestation populaire, n’était valide que dans la seule mesure où la complexité du conflit était ignorée. En effet, l’examen du rapport de la structure de ce conflit et de l’identité des acteurs aurait permis de détecter les sources de résilience du régime et la profonde fragmentation de l’opposition ; ces deux facteurs étaient à eux seuls suffisants pour jeter un doute sur la validité de l’hypothèse de travail adoptée. Enfin, troisièmement, et contrairement à une idée admise dans les travaux universitaires sur la médiation, la partialité du médiateur peut contribuer à l’échec de la médiation. L’effet de la partialité de la Ligue était d’autant plus déterminant que cette partialité provenait de l’engagement d’États membres de la Ligue comme parties prenantes du conflit. Ce parti-pris était insurmontable parce que les intérêts qui le sous-tendaient était déterminés par des lignes de fracture identitaires irréductibles, qui agissaient dans la structuration même du conflit. De ce fait, la Ligue ne pouvait pas servir de vecteur d’autoréflexivité qui, tout en encourageant les acteurs syriens à envisager le conflit autrement qu’à travers ces lignes de fractures, les aurait, chemin faisant, amenés à entrevoir l’impasse mutuellement préjudiciable qui les guettait, de comprendre que la solution militaire était par conséquent hors de portée, et enfin d’envisager le bien-fondé d’une voie de sortie négociée.