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Les événements internationaux de la décennie écoulée ont – définitivement – placé les problématiques cyber sur le devant de la scène diplomatique et stratégique. Les révélations d’Edward Snowden sur l’étendue des pratiques de surveillance électronique des autorités américaines, les soupçons d’ingérence russe dans les processus électoraux en Occident au moyen des outils cyber et informationnel, les piratages informatiques de grande ampleur visant entreprises et infrastructures et, d’une manière générale, la course aux cyber- armements, traduisent la volatilité d’une politique internationale bouleversée par la dissémination globale des moyens numériques (Segal 2016 ; Kello 2017).

L’essor d’une cyber-conflictualité protéiforme ne peut à l’évidence être dissocié d’un contexte géopolitique en mutation accélérée. La multiplicité des impacts de la transition numérique sur les relations internationales se traduit en effet, au plan stratégique, par une rivalité entre puissances, en particulier entre les États-Unis et la Chine, et par l’apparition de nombreux acteurs non institutionnels pouvant disposer d’une influence globale (Valeriano et Maness 2015 ; Owen 2015).

Plus spécifiquement, la Chine défie de façon exponentielle la prééminence des États-Unis pour la maîtrise du cyberespace ; elle défend ardemment son marché national, tout en projetant ses propres acteurs à l’international, en industrialisant ses capacités de cyber-espionnage et en se livrant régulièrement à des tests sur l’architecture physique de l’Internet. La Russie, quant à elle, conteste le récit occidental sur les affaires internationales : le cyberespace lui permet tout particulièrement de déployer des opérations d’influence à une échelle inédite, tout en jouant de l’effet d’asymétrie propre au domaine numérique pour transformer ses vulnérabilités conventionnelles en atouts (Nocetti 2018).

Si la dimension conflictuelle du cyberespace est bien documentée en Relations internationales (Buchanan 2020 ; Greenberg 2019 ; Maurer 2017), la recherche s’est, jusqu’à présent, essentiellement concentrée sur l’altération des hiérarchies entre puissances dans le cyberespace, avec les stratégies de puissance mentionnées ci-dessus et la défense du leadership des États-Unis dans ce domaine, dans sa double composante économique et militaro-sécuritaire.

En outre, l’influence, voire la prédominance, des travaux des chercheurs et experts anglo-saxons sur les problématiques numériques internationales s’est doublée d’un biais analytique consistant à imbriquer de manière étroite et systématique les positionnements de la Chine et de la Russie dans le cyberespace (Klimburg 2017 ; Mackinnon 2012).

Cet « empaquetage » d’un positionnement sino-russe censément uniforme a pour l’essentiel renvoyé la perception d’une césure entre, d’un côté, la défense par les États-Unis et leurs alliés d’une politique participative de la gestion de la « ressource Internet » et du principe de liberté de circulation de l’information (free flow of information) ; et, de l’autre côté, un duopole sino-russe remettant en cause avec véhémence le statu quo numérique international. Une illustration majeure de cette dichotomie a été apportée par le discours fondateur d’Hillary Clinton, alors secrétaire d’État américaine, le 21 janvier 2010 à Washington, qui prônait l’abolition des frontières numériques devant les risques de voir s’ériger un « rideau de fer de l’information ». Les États ne devraient pas empêcher les individus de se connecter au nom de la liberté de connexion, assimilée dans son discours à la liberté de réunion (Clinton 2010).

Cette lecture, établissant un lien de causalité entre l’innovation et la démocratisation, a eu pour conséquence notable, chez les dirigeants chinois et russes, de concevoir Internet comme un enjeu de « grande politique », par et pour lequel affirmer une politique de grande puissance, le plus souvent en réaction à la politique des États-Unis. Des questions restées jusqu’alors confinées à des débats entre opérateurs techniques et communauté d’expertise numérique ont alors pris rang en première ligne sur ordre du jour diplomatique international, tel l’enjeu de la gouvernance mondiale d’Internet ou celui des normes de comportement entre États dans le cyberespace (De Nardis 2014 ; Segal 2016).

Cet article se propose de dépasser des variables explicatives qui aboutissent, d’une part, à simplifier des jeux d’alliances parfois à géométrie variable dans le cyberespace et, d’autre part, à « réifier » Internet et ses modes de gouvernance à l’échelle internationale. Il prend pour cadre d’analyse la relation entre la Chine et la Russie et se concentre sur une temporalité récente, de la première moitié des années 2000 à l’acmé des tensions technologiques sino-américaines en 2019. Le postulat de cette recherche est que les actions des États du système international – ici la Chine et la Russie – se reflètent et se transposent pleinement dans le cyberespace.

En effet, le cyberespace est un axe de la relation bilatérale qui a été étonnamment peu traité, contrairement à d’autres domaines traditionnels de la relation, comme l’énergie, la coopération de défense ou les ventes d’armements (Korolev 2018 ; Watts et al. 2016 ; Røseth 2017), ainsi que, plus récemment, les initiatives croisées d’intégration régionale de ces deux pays (Vercueil 2018 ; Kaczmarski 2017a). Or, nous montrerons que ce pan de la relation illustre pleinement les dynamiques, les atouts et les faiblesses de la relation bilatérale depuis 2014, année de l’imposition de sanctions occidentales contre la Russie à la suite de l’annexion par celle-ci de la Crimée. En quoi le cyber est-il un facteur explicatif de la relation sino-russe contemporaine ? Nous montrerons également que cette dimension cyber est un indicateur révélateur du positionnement de Moscou et de Pékin dans leur environnement régional immédiat et, surtout, vis-à-vis des États-Unis. Pour ce faire, une triple grille de lecture sera proposée, articulant continuellement les échelles bilatérale, régionale et internationale.

Le niveau bilatéral doit permettre d’apprécier à sa juste valeur les réalités du « pivot » stratégique russe vers l’Asie initié à partir de 2014. En affichant une convergence rhétorique et opérationnelle avec Pékin en matière de « sécurité de l’information » et de « souveraineté numérique », Moscou vise à la fois à cimenter sa relation avec la Chine hors des domaines traditionnels de coopération, à entreprendre une « sécurisation » de l’espace centre-asiatique, ainsi qu’à afficher le basculement de la puissance hors de l’Occident. Les niveaux régional et international se révèlent, eux, incontournables pour appréhender les convergences et les divergences de positionnement respectives de la Chine et de la Russie par rapport aux États-Unis, qui demeurent prééminents dans le cyberespace. Envisagé à la fois comme un domaine et un instrument au service d’objectifs, le cyberespace révèle, par-delà l’étroitesse de la coopération bilatérale, une asymétrie croissante entre les deux pays, mue par des approches divergentes de l’évolution du système international et par des facteurs économiques propres aux deux pays. Cette asymétrie, qui joue en défaveur de la Russie, n’empêche pourtant pas ce pays d’approfondir sa coopération cyber avec la Chine.

I – De la nature de la relation sino-russe

La densité et la complexité de la relation sino-russe contemporaine ont dessiné une myriade d’interprétations quant aux motivations des directions politiques russe et chinoise. Il ne s’agit pas ici d’expliciter de manière exhaustive les fondements du partenariat entre Moscou et Pékin, ni d’en hiérarchiser les ressorts, convergences et divergences, mais, plutôt, d’appréhender les grandes orientations du débat d’idées en Relations internationales ayant trait à cette relation. Tout d’abord, un constat est très amplement partagé par la majorité des politistes et historiens : la profondeur du rapprochement bilatéral depuis la fin de la dislocation de l’Union soviétique et, surtout, du milieu de la décennie 2000 (Trenin 2011 : 133-134 ; Kaczmarski 2015).

Différentes nuances viennent toutefois relever les facettes et la complexité de la relation sino-russe, qu’illustrent les nombreux qualificatifs employés pour définir les rapports bilatéraux. Trois grands courants méritent ici d’être mentionnés.

Le premier procède d’une approche quasi géopolitique : les deux pays constitueraient un « grand alignement des contrariés » face à des administrations américaines successives qui ne feraient qu’entretenir un état de conflit latent à leur égard (Allison 2018). En d’autres termes, la convergence sino-russe serait d’abord la résultante du comportement de politique étrangère d’un acteur extérieur, les États-Unis. Constituant une mise en garde contre ce qu’une série de faux-pas de l’Occident pourrait susciter – une « grande coalition » dangereuse, selon Graham Allison –, cet argument demeure enraciné dans la pensée réaliste d’équilibre des puissances. Prolongement de cette conception avant tout américano-centrée, le rapprochement sino-russe marquerait symboliquement le retour de « puissances révisionnistes » contestant l’ordre international dominé par les États-Unis. Les efforts de ces deux pays dans cet objectif auraient déjà altéré l’équilibre des puissances et introduit de nouvelles dynamiques dans les relations internationales (Mead 2014).

Un deuxième courant met en exergue les disparités grandissantes entre la Chine et la Russie, en particulier sur les plans économique et démographique. Il s’agit de la perspective la plus commune sur la relation bilatérale, qui donne lieu à de nombreuses nuances. Pour Saradzhyan et Wyne, une alliance politico-militaire semble irréaliste en l’absence de deux conditions spécifiques, toutes deux improbables : la première est que la Russie soit d’accord pour formaliser un rôle de « partenaire junior » à l’égard de la Chine ; la seconde que la Chine revienne sur sa politique traditionnelle de non-inclusion dans des alliances contraignantes (Saradzhyan et Wyne 2018). Cette seconde condition expliquerait la nature « informelle » (Kuhrt 2007) ou « douce » (Gabuev 2015) de l’alliance. Pour certains auteurs, la relation répondrait avant tout à une démarche transactionnelle : à travers un rapprochement protéiforme et la signature de multiples traités et d’accords bilatéraux, la Russie et la Chine ont noué un partenariat fait d’adaptation de l’un (Moscou) à l’émergence de l’autre (Pékin), et de retenue mutuelle – ces deux dimensions convergeant tout particulièrement en Asie centrale (Kaczmarski 2016). Ainsi les deux pays peuvent être considérés comme des « octroyeurs de statut » réciproques (mutualstatus granters), positionnement qui leur permet de dissiper les incompréhensions et la défiance (Flikke 2016). La problématique de l’asymétrie rejoint celle d’un « dilemme » de la Russie vis-à-vis de la Chine. « Axe de commodité mutuelle », « étreinte méfiante », la relation sino-russe se caractérise par une contradiction fondamentale entre des succès bilatéraux (résolution de litiges frontaliers, développement du partenariat économique, convergence sur de nombreuses questions de sécurité internationale) et une divergence sur les contours d’un « nouvel ordre mondial » (Lo 2008 ; Lo 2017). L’approche transactionnelle prévalant dans les relations entre la Russie et la Chine évoque le réalisme structurel défendu par Kenneth Waltz, selon lequel le développement de capacités propres face à une menace (internal balancing) l’emporte sur le partage des capacités au sein d’une alliance formelle (external balancing). La dépendance à une alliance, qui induit logiquement une réduction d’autonomie, n’est souhaitée ni par la Russie ni par la Chine.

Une troisième perspective, ancrée dans une lecture constructiviste des Relations internationales, prend appui sur le rapport au monde de ces deux États pour éclairer la substance de leur relation. Celui-ci est fonction de l’identité du pays en tant qu’acteur international et de ses ambitions, influencé par les forces profondes qui sont à l’oeuvre et qui orientent l’action de ses dirigeants. Il est également soumis à la contrainte des moyens dont dispose le pays et dépend des attitudes et des politiques du monde extérieur à son égard et se construit dans un contexte international (Tinguy 2019). À cet égard, l’amplitude qualitative de la relation sino-russe depuis 1949 – de l’alliance formelle à l’affrontement au seuil du conflit nucléaire, à un état de quasi-alliance – interroge moins les intérêts russes et chinois que les perceptions et représentations de ces intérêts. La nécessaire variation de ces perceptions éclaire plus finement les fluctuations de la relation sino-russe que la définition d’intérêts nationaux de part et d’autre (Radchenko 2019). Ainsi, tous deux ont un « ressentiment historique » – la Russie estime avoir été humiliée, la Chine être « une victime de l’histoire » – qui pèse sur leur rapport au monde extérieur. Chine et Russie partagent une commune vision d’un monde « injuste, dominé par les pays occidentaux (en premier lieu les États-Unis) et devant être restructuré » pour qu’elles puissent « y occuper la place qui [leur] est due » (Ekman 2018 : 19-20, 22-23). La sensibilité au rang international est ici envisagée sous l’angle de l’identité nationale (Wilson 2015) et de l’idéologie : la Russie et la Chine partagent un corpus de normes et de valeurs – pas totalement déconnectées d’un héritage communiste partagé – qui les placent en réaction, voire en opposition frontale, aux États-Unis. La manière dont la Chine et la Russie perçoivent leur identité nationale façonne en retour la définition et les contours de leurs intérêts fondamentaux (Wilson 2015, 2019).

II – La relation sino-russe au miroir du cyberespace : sécurisation et quête de rang

Le cadre général et les spécificités des relations sino-russes au 21e siècle, que nous venons d’étudier, livrent d’utiles perspectives quant à l’objet d’étude de notre article : le cyberespace. Nous avons vu que, d’une part, sur un plan idéologique, Chine et Russie convergent pour fustiger la domination des États-Unis sur les affaires mondiales, préconisant l’émergence d’un « monde multipolaire ». D’autre part, il existe des convergences entre ces deux pays pour dénoncer toute forme d’ingérence dans les affaires intérieures des États au nom du principe de souveraineté. Outil de puissance évident, le cyberespace représente pour la Chine et la Russie un instrument par lequel projeter leur modèle et contester l’hégémonie perçue d’un acteur – Washington. La relation cyber sino-russe est ainsi consubstantielle à la relation de ces deux acteurs aux États-Unis.

A – Une lecture convergente de la « menace Internet »

Un pilier de la convergence cyber entre la Russie et la Chine repose sur un même complexe obsidional de leurs dirigeants à l’égard du cyberespace. La politique numérique de la Russie traduit une crainte sécuritaire vivace, ce qui ne doit guère surprendre. État nation relativement « jeune », la Fédération de Russie a traversé une transition particulièrement chaotique vers l’économie de marché et le pluralisme politique dans les années 1990, qui a attisé un puissant sentiment d’insécurité. Celui-ci trouve partiellement son origine dans les interactions complexes entre les autorités politiques et l’écosystème médiatique depuis le milieu des années 1980, lorsque les dirigeants soviétiques ouvrirent parcimonieusement l’information aux masses. Au cours de la décennie 2000, alors que la Russie tentait de recouvrer sa pleine souveraineté et luttait contre la perméabilité de son voisinage immédiat, le président Vladimir Poutine a commencé à voir dans la révolution de l’information – portée par la croissance rapide de l’accès à Internet – un des composants les plus intrusifs de l’expansionnisme américain dans l’espace postsoviétique (Nocetti 2015a).

En Chine, le Parti communiste a plus rapidement pris conscience du « pouvoir des réseaux » : au cours des années 1990 et 2000, l’adoption du Web par plusieurs centaines de millions de Chinois a suscité de nombreuses spéculations sur une potentielle recrudescence de la contestation en ligne. Le pari des autorités politiques, osé, a alors consisté à miser sur Internet comme vecteur de développement économique et de puissance nationale, tout en mettant en place un système de contrôle suffisamment efficace pour prévenir tout risque politique préjudiciable à la stabilité du régime (Arsène 2011). Cette tension rejoue le « dilemme du dictateur » conceptualisé dès le début de la décennie 2000 (Kalathil et Boas 2003 ; Howard et al. 2011).

Les événements des « printemps arabes », déclenchés à l’hiver 2010 en Tunisie avant d’essaimer dans le reste du monde arabe, réactivent une logique de forteresse assiégée à Pékin et à Moscou. De nombreux États prennent alors pleinement conscience du potentiel de nuisance de l’accès aux technologies de l’information et de la communication. Ainsi, à Moscou, les dirigeants russes n’ont-ils pas hésité à lier l’utilisation militante des réseaux sociaux par les jeunes citoyens de Tunisie et d’Égypte à une tentative détournée des États-Unis de fomenter un changement de régime dans ces pays, avant de laisser entendre que la Russie subirait un sort analogue tout en assimilant, dans le discours, les grands acteurs de l’économie numérique à des adjuvants de la diplomatie américaine (Soldatov et Borogan 2015).

Animées par une crainte de la subversion et de l’immixtion dans leurs affaires intérieures, la Chine et la Russie ont ainsi développé un fort ressentiment envers la mainmise américaine sur le cyberespace. À bien des égards, en effet, celui-ci est à la fois le produit ambivalent de la culture politique américaine et l’expression de sa tradition impériale. Cela conduit la diplomatie américaine à faire du positionnement sur Internet un facteur-clé de différenciation par rapport aux puissances émergentes autoritaires, au premier rang desquelles figure la Chine (Nocetti 2011). Parallèlement, cette diplomatie du numérique défend les intérêts économiques des grands acteurs américains d’Internet et concourt à maintenir la suprématie militaire des États-Unis (McCarthy 2015 ; Powers et Jablonski 2015). Cela, Pékin et Moscou le contestent avec vigueur depuis plus d’une décennie. Ils critiquent les doubles standards de Washington, pris en tenaille entre la promotion de son programme politique de « liberté d’Internet » (Internet freedom) et ses propres pratiques de surveillance en interne et dans le monde, révélées par l’ancien collaborateur de l’Agence nationale de sécurité américaine (nsa) Edward Snowden en juin 2013 (voir Tao 2015 ; Gorbachev 2021).

Constituant un tournant dans la « politique étrangère du cyberespace », l’affaire Snowden fait l’objet d’une subtile appropriation par la Russie et permet à des pouvoirs autoritaires de justifier un tournant « souverainiste » dans le cyberespace. À la différence des pays alliés des États-Unis, la Chine et la Russie défendaient le principe de la souveraineté numérique bien avant les révélations de M. Snowden. Dans les deux cas, ce principe était traditionnellement fondé sur une approche politique de la « souveraineté de l’information » – une manière de considérer avec la plus grande sensibilité les informations et contenus produits dans le cyberespace et la dissémination sans entraves de ceux-ci, par contraste avec une approche occidentale valorisant une approche plus infrastructurelle et technologique de la question.

Depuis les événements de 2013 néanmoins, et plus généralement dans un contexte de dépendance croissante envers le cyberespace des sociétés chinoise et russe, la démarche de souveraineté numérique s’est accompagnée d’une politique volontariste de réduction de la dépendance de ces deux pays envers les technologies occidentales, principalement américaines. En 2015, les autorités chinoises ont mis en place un nouveau dispositif législatif destiné à coordonner la sécurité de leur réseau en le protégeant des attaques informatiques et en encourageant le développement de nouvelles technologies par des acteurs nationaux (China Copyright and Media, 2015). En 2015 également, les autorités russes ont pris des dispositions analogues en adoptant une loi visant à localiser les données, renforcées en 2019 par un dispositif de plus grande ampleur dans l’objectif d’aboutir à une maîtrise totale des infrastructures du cyberespace russe (la législation de 2019 intègre de nouveaux dispositifs à ceux de 2015 ; voir Gouvernement russe 2019).

Cette chronologie révèle des réponses conformes à l’identité politique traditionnelle des dirigeants russes et chinois : face aux menaces perçues via le cyberespace, ceux-ci ont déployé une même conception discursive construisant la cybersécurité comme un acte de langage, et plaçant l’État au centre du processus décisionnel. Cette approche trouve un prolongement naturel sur la scène internationale.

B – Un accent commun sur les prérogatives souveraines des États

La Chine et la Russie partagent, tout d’abord, une approche du cyberespace différente de celle des pays occidentaux. Leur postulat est double : d’une part, la revendication à l’échelon national du pouvoir souverain de l’État sur le contrôle du fonctionnement d’Internet ; et, d’autre part, l’affirmation, en politique internationale, de la prééminence des États sur les autres acteurs et de la notion de coopération intergouvernementale pour débattre des contours d’une gouvernance d’Internet. Les deux États perçoivent le cyberespace avant tout comme un espace livré à l’état de nature hobbesien – un espace sans règles ni éthique dont l’usage renforce la nature anarchique du système international.

Chine et Russie partagent un même lexique conceptuel au sujet du cyberespace, différencié de l’approche américaine. Percevant celui-ci comme un prolongement de l’espace physique « réel » – en lieu et place d’un phénomène sui generis –, les deux États privilégient le terme d’« espace informationnel » à celui de « cyberespace », et de « sécurité de l’information » à celui de « cybersécurité »[1]. La notion d’information traduit ici une connotation politique de la technologie ; cette dernière est considérée à Moscou comme à Pékin comme seulement l’une des multiples composantes de la façon dont ils appréhendent la « sécurité de l’information ». Des spécificités linguistiques autant que des priorités politiques bien définies expliquent la défiance de ces deux pays vis-à-vis du consensus transatlantique en matière de cybersécurité (Thomas 2001). Pour prendre l’exemple du terme cyberespace, l’équivalent russe, traduit en kiberprostranstvo, et le chinois, transcrit en Wangluo kongjian, sont de simples sous-ensembles de l’espace informationnel, indissociables de ce dernier.

C’est dans la prééminence accordée au rôle de l’État dans le cyberespace qu’il faut d’abord considérer l’activité diplomatique chinoise et russe. La Russie comme la Chine militent avec vigueur en faveur de la notion de cyber-souveraineté, reflétée tout particulièrement dans les deux « Codes de conduite » qu’ils ont soumis à l’Assemblée générale des Nations unies en 2011 et en 2013 (avec un amendement en 2015). La cyber-souveraineté implique que les États maintiennent un pouvoir de juridiction exclusif sur leur propre cyberespace national au double plan des infrastructures et des contenus. En outre, la Russie et la Chine ne perçoivent pas cette souveraineté comme une simple « strate » de droit international devant se traduire dans des droits de jure particuliers ; elles ont chacune pris des mesures pour développer leur capacité industrielle et sécuritaire à assurer leur souveraineté de facto. Dans ce domaine, la Chine a une démarche plus aboutie en raison des succès de son industrie numérique (voir section C, partie III).

Ce positionnement sino-russe sur la souveraineté reflète un profond scepticisme quant à la conception américaine du droit international, qui prétend, selon les décideurs russes et chinois, conditionner la souveraineté étatique au respect des droits fondamentaux universels. En réponse, la Russie a adopté une approche « légaliste » – au moyen de propositions de traités et d’accords intergouvernementaux – qui sert moins à faire acte de contrainte juridique qu’à projeter une influence sur la scène internationale. Ce positionnement russe, classiquement développé au sein de l’Organisation des Nations unies (Onu), dépasse le seul enjeu du cyberespace (Panagiotou 2011 ; Ambrosio 2017). La Chine est demeurée relativement plus en retrait dans le champ du droit international, préférant se ranger derrière les initiatives russes, en particulier au sein de l’Onu. Cela ne signifie pas que Pékin rejette l’application du droit international dans le cyberespace ; mais plutôt que la Chine refuse de s’engager dans une lecture du droit international qui ne lierait pas équitablement tous ses homologues, à commencer par les États-Unis (Muller 2011 ; Bhuiyan 2014).

La conception du cyberespace de la Russie et la Chine met ainsi l’accent sur ce qui est institutionnel, au détriment de ce qui menace l’organisation territoriale-politique existante. Cette caractéristique fondamentale s’est en particulier manifestée dans l’enjeu de la gouvernance mondiale d’Internet. En effet, les modalités même de cette gouvernance, basée sur des principes hérités du libéralisme américain, établissent – au moins théoriquement (Massit-Folléa 2014) – une égalité de traitement, non hiérarchisée, entre les différentes parties prenantes (stakeholders) : instances de régulation de droit californien, États, acteurs privés, communauté technique, société civile (Muller 2010). De manière spécifique, le refus de la Chine et de la Russie de soutenir des organismes étrangers aux cadres étatiques s’est cristallisé dans la relation de ces deux acteurs avec l’Internet Corporation for Assigned Names and Numbers (Icann)[2]. En 2010, une coalition menée par la Russie, avec la participation de la Chine, avait soumis une proposition lors d’une réunion de l’Union internationale des télécommunications (uit), organe onusien, afin de donner aux États un pouvoir de veto sur les décisions adoptées par le conseil d’administration de l’Icann sur les problématiques de nommage et d’adressage. Plus largement, les deux pays font converger leurs positions au sein du comité consultatif des gouvernements de l’Icann[3], où ils militent en faveur d’un plus grand poids au sein de l’instance-mère. Enfin, en cohérence avec leur approche westphalienne de la souveraineté, Chine et Russie sous-investissent le Forum mondial de la gouvernance d’Internet (Internet Governance Forum), institué après la seconde phase du Sommet mondial sur la société de l’information en 2005 sous l’égide de l’Onu. Il est critiqué par les dirigeants russes et chinois pour le caractère non décisionnel de ses rapports et recommandations et pour son fonctionnement pleinement « multi-acteurs », avec une présence diluée des représentants des États parmi les opérateurs techniques et la société civile (Mathiason 2009).

C – Incarner la désoccidentalisation du cyberespace

Pour la Chine et la Russie, le cyberespace ne se résume pas, pour autant, au strict enjeu de la hiérarchie entre les différents types d’acteurs des relations internationales. Le « globalisme unilatéral » des États-Unis par et sur celui-ci (Muller 2010 : 134) est remis en cause par Moscou comme par Pékin. Il s’agit pour eux de réparer un sentiment d’injustice en mettant un terme à l’unipolarité numérique des États-Unis. La « multipolarité numérique » avancée par ces deux États sert cet objectif, renforçant mécaniquement la quête de statut international de leurs dirigeants.

Le premier axe de convergence sino-russe a consisté à fédérer les revendications éparses d’une meilleure représentativité au sein des instances mondiales chargées de concevoir les normes et les standards du cyberespace, en y insufflant une lecture « sécuritaire ». Nous suggérons ici une première échelle d’analyse régionale, à travers les exemples de l’Organisation de coopération de Shanghai (ocs) et des Brics (Brésil, Russie, Inde, Chine, Afrique du Sud).

Organisation régionale comprenant la Chine, la Russie, les républiques ex-soviétiques d’Asie centrale (à l’exception du Turkménistan) et, depuis 2017, l’Inde et le Pakistan, l’ocs catalyse les principales initiatives russes, pour l’essentiel, dans une perspective sécuritaire. Sur les questions numériques, plutôt qu’en organisation régionale à vocation intégratrice, l’ocs joue une partition essentiellement défensive. Plateforme de mise à l’ordre du jour et d’élaboration de normes, elle se réunit pour établir un langage commun sur les normes de souveraineté de l’information et apporter des arguments juridiques contre ce que ses membres perçoivent comme des « interventions étrangères » (Ibragimova 2013). Leur lecture de la cybercriminalité, plus large que celle des Occidentaux, couvre non seulement le trafic de stupéfiants, la pédopornographie et la fraude en ligne, mais aussi la subversion et le séparatisme, assimilant ces deux dernières notions à des activités « extrémistes » et « terroristes ». L’objectif semble ici de se prémunir contre les normes démocratiques internationales et, partant, de résister à une politique américaine au sein de l’environnement géographique de l’ocs jugée intrusive.

Le format des Brics est, lui, utilisé de manière plus circonstancielle dans les questions numériques et révèle surtout les différences de perception de l’ordre international entre la Chine et la Russie. Si, au travers du cyberespace, la Russie et la Chine partagent une même volonté d’atténuer la domination américaine et de contester la légitimité de l’universalisme libéral occidental, l’approche « géopolitique » du groupe par Moscou n’est pas partagée par Pékin (Lo 2015). Les rencontres des Brics permettent surtout aux deux pays d’échanger sur leurs convergences, tout en minimisant ou en ignorant les questions sur lesquelles leurs opinions divergent. Pour la Russie, le format Brics permet de promouvoir à moindre coût une multipolarité numérique au-delà de l’espace postsoviétique et de diffuser des messages critiques à l’attention de la domination numérique des États-Unis (Belli 2020). Le groupe est, enfin, divisé sur ces sujets, et les propositions formelles d’internationalisation de la gouvernance d’Internet ou de codification des normes cyber soumises soit par le biais de l’ocs, soit par l’intermédiaire d’une coalition informelle rassemblant l’Inde, le Brésil et l’Afrique du Sud (ibsa) (Maurer et Ebert 2013).

Un second axe d’interaction sino-russe s’est matérialisé dans les propositions et cycles de négociations en matière de normes globales pour le cyberespace. Dans ce domaine, la Russie possède une antériorité réelle sur la Chine : les diplomates russes portent la problématique d’une menace potentielle des technologies de l’information et de la communication contre la paix et la sécurité internationales à l’Onu depuis 1998. Les initiatives russes restent construites sur une opposition aux États-Unis dans laquelle transparaît la légitimité des seuls États à assurer leur souveraineté numérique. Les « codes de conduite » successifs proposés par Moscou aux Nations unies – et soutenus par Pékin – ont logiquement suscité la résistance de Washington. D’une part, la Maison Blanche s’est toujours opposée à toute initiative multilatérale pouvant brider sa prééminence en matière cyber. D’autre part, une approche traditionnelle de maîtrise des armements appliquée au cyberespace, comme la Russie le souhaite, jouerait en défaveur des États-Unis, en tant que puissance détenant les capacités cyber-offensives les plus significatives.

Les entreprises russes et chinoises divergent toutefois dans leur logique. La Chine n’a pas émis de désaccord substantiel avec la Russie sur le format du Groupe d’experts gouvernementaux (gge) sous l’égide des Nations unies. Le point de divergence principal réside dans l’acteur qui conçoit, met en place et interprète ces normes. La Chine pourrait se lier à un accord contraignant si celui-ci contraignait de la même manière les États-Unis, mais la Russie, de son côté, maintient une approche conservatrice des normes. Moscou se perçoit comme le défenseur de l’ordre international qui doit contrebalancer le « droit à l’interprétation » de l’Occident. Ainsi, la Russie est désireuse d’entretenir l’idée de normes volontaires seulement parce qu’elles comportent la perspective d’un futur cadre normatif contraignant (entretiens de l’auteur avec des diplomates et des chercheurs, Moscou, 2012-2015).

III – Le cyberespace illustre l’asymétrie croissante de puissance entre la Chine et la Russie

Dense, la relation sino-russe sur les problématiques cyber est forgée par l’objectif commun d’atténuer le leadership des États-Unis dans le cyberespace au moyen de la diffusion de leurs normes et valeurs. Or, dans le même temps, ces problématiques illustrent les évolutions de la relation bilatérale depuis 2014 et la réorientation stratégique décidée par le Kremlin en direction de l’Asie, et tout particulièrement de la Chine, qui en constitue le point focal. Cette relation évolue en faveur de la Chine et démontre que si Moscou agit par calcul tactique, Pékin déploie une stratégie à long terme.

A – Une évolution du système international défavorable à la Russie

La première faille entre les deux États se situe au niveau de l’approche qu’ils ont de l’évolution du système international, innervé de manière exponentielle par le cyberespace et les flux croissants de données en son sein. Les visions des deux pays révèlent en effet une faille majeure : là où la Russie envisage un nouvel ordre mondial constitué de trois grandes puissances, avec Moscou en intermédiaire décisif (swing state), la Chine conçoit un ordre bipolaire où elle est en situation de parité avec les États-Unis. Quand la Russie se montre plus agressive, visant principalement la reconnaissance de son statut de grande puissance, essentiellement par le facteur militaire, la Chine se situe dans une posture davantage transformative, ambitionnant un changement du système qui reflète sa position ascendante dans l’ordre international. Par voie de conséquence, alors que la Russie, frappée de sanctions internationales depuis son annexion de la Crimée en mars 2014, se tourne vers la Chine, les autorités de Pékin ne considèrent pas la Russie comme une priorité de leur politique étrangère (Lo 2017).

Chine et Russie divergent également par leur relation avec les États-Unis. Fondamentalement, depuis la crise financière et la guerre de Géorgie en 2008, la Russie est convaincue du déclin inexorable des États-Unis. Elle considère que les règles internationales n’ont pas changé avec la fin de la guerre froide, et que les relations internationales restent façonnées par la domination et le conflit. Moscou conteste ouvertement leur récit sur les affaires du monde, qui ne correspondrait plus à la réalité des rapports de force. Par contraste, la Chine a été le grand bénéficiaire de l’ordre international libéral – avec le symbole constitué par l’entrée d’un régime communiste dans l’Organisation mondiale du commerce (omc) en 2001. Préserver une relation fonctionnelle avec les États-Unis, et être l’architecte d’une « réforme » de la gouvernance mondiale autour des intérêts chinois, constituent les priorités éminentes du régime chinois (Ekman 2020). Éruption de l’un et accommodement de l’autre différencieraient ainsi les comportements respectifs des puissances russe et chinoise au sein du système international, traits que viennent illustrer les problématiques cyber.

B – Une démarche chinoise de cyber-puissance assumée

La deuxième asymétrie nous intéresse particulièrement parce qu’elle illustre, entre la guerre froide et la période actuelle, le chassé-croisé qui s’est opéré entre la puissance chinoise et la puissance russe. Le cyberespace est devenu l’instrument fondamental du retour à la puissance de la Chine, qui a su développer une stratégie spécifique de cyber-puissance (wangluo qiangguo). Depuis l’arrivée au pouvoir du président Xi Jinping en 2012, la Chine se place dans une démarche décomplexée de puissance nationale, avec un effort entrepris au long cours de rattrapage technologique et la volonté de briser le monopole numérique de l’Occident. Remporter la course mondiale à la technologie fait partie intégrante de la stratégie nationale, dans la perspective d’être un acteur souverain en 2025 sur la production des technologies les plus avancées (systèmes d’exploitation, semi-conducteurs miniaturisés, informatique quantique, etc.). Deux axes méritent ici d’être analysés.

Le premier a trait à la multiplicité des ambitions chinoises en matière de gouvernance mondiale. Le cyberespace est ici symbolique : la Conférence mondiale d’Internet de Wuzhen (en Chine), qui réunit annuellement depuis 2014 autour du président chinois de nombreux représentants officiels et des dirigeants d’acteurs technologiques transnationaux (Facebook, Apple, etc.), vise à légitimer la vision chinoise du cyberespace et des normes internationales que Pékin promeut mondialement. Elle participe aussi d’une démarche aboutie de désoccidentalisation des relations internationales et d’une technologie, Internet, hautement symbolique des succès de la puissance américaine. En outre, moins impliquée dans la contestation ouverte aux États-Unis que la Russie, la Chine s’est focalisée sur une démarche d’influence assumée dans les instances internationales de normalisation et de standardisation. Au sein de l’uit, Pékin essaie de peser sur « l’architecture de l’objet numérique », nouvelle architecture de l’Internet en cours de développement. Les crypto-monnaies font l’objet d’une démarche active au sein de l’Organisation internationale de normalisation (iso), comme c’est le cas pour la définition de la norme de réseaux de télécommunications de cinquième génération (5g) et celles de l’Internet des objets (Seaman 2020).

Le champ le plus symbolique de l’intégration du facteur technologique dans la stratégie globale chinoise concerne toutefois l’intelligence artificielle (ia). Pour la Chine de Xi Jinping, cet ensemble de technologies ayant des applications duales civilo-militaires est envisagé dans un jeu à somme nulle avec les États-Unis, quand ces derniers considèrent que la maîtrise de l’ia est essentielle pour le maintien de leur suprématie économique et militaire sur Pékin. Outre l’enjeu de la maîtrise technologique, l’ia charrie une question de puissance symbolique : d’une part, son appropriation par la Chine entend démontrer la rupture du lien logique établi de longue date aux États-Unis entre innovation et démocratisation (Lee 2018). D’autre part, les gouvernances esquissées à son sujet seront nécessairement désoccidentalisées, eu égard aux positions déjà établies de la Chine dans ce domaine, contrairement à celles d’Internet.

Le second axe est relatif à l’expansion globale de l’économie numérique chinoise, devenue une réalité. Pour favoriser l’essor des conglomérats nationaux (Baidu, Alibaba, Tencent, Huawei, Xiaomi, etc.), les autorités chinoises ont protégé leur marché national en contraignant l’activité des acteurs occidentaux. Les capacités de financement de ces acteurs sur les marchés, couplées au soutien de l’État par l’intermédiaire de fonds de capital-risque paraétatiques, leur permettent de concurrencer les leaders américains du secteur. L’objectif consiste également à renforcer la présence chinoise dans les chaînes mondiales d’approvisionnement technologiques tout en réduisant une vulnérabilité perçue de sur-dépendance envers les logiciels et services américains. Le projet géopolitique des Nouvelles Routes de la soie, avec l’ouverture de corridors ferroviaires et maritimes reliant la Chine à l’Europe, comporte un volet numérique substantiel, qui permettra de faire transiter des données numériques grâce à l’installation de réseaux de fibre optique. Pour la Chine, l’objectif consiste à maîtriser les infrastructures numériques, tout particulièrement l’infonuagique (cloud), les centres d’hébergement de données et les câbles sous- marins, du territoire national jusqu’à l’Europe avec une bretelle au Moyen-Orient et en Afrique (Eder et al. 2019).

De son côté, la Russie conçoit son identité de puissance dans le cyberespace de manière différenciée. Elle possède une économie numérique de taille plus modeste et des acteurs nationaux qui, en raison de l’importance des pressions politiques subies depuis l’adoption de lois les contraignant à coopérer avec l’État pour relocaliser les données des citoyens russes en Russie, éprouvent des difficultés à atteindre une taille critique et à s’exporter. En matière militaire, le cyberespace permet à la Russie de déployer des opérations d’influence à une échelle inédite, tout en jouant de l’effet d’asymétrie propre à ce domaine pour transformer ses faiblesses conventionnelles en atouts, tandis que la Chine privilégie sa propre cyberdéfense et le cyber-espionnage à finalité économique (Nocetti 2018).

C – Une coopération numérique bilatérale favorable à la Chine

Les relations numériques entre la Russie et la Chine constituent une des priorités du programme politique bilatéral et imbriquent étroitement gains économiques et enjeux politiques et stratégiques. En septembre 2018, sous l’égide des fonds souverains de Moscou et Pékin, la création d’un fonds d’investissement russo-chinois dédié aux nouvelles technologies a permis d’homogénéiser les initiatives, alors éparses, de financement de projets technologiques, avec un accent sur la recherche en intelligence artificielle (voir Russia-China Investment Fund 2018). Le discours politique est à l’avenant des initiatives bilatérales : dirigeants russes comme chinois se félicitent régulièrement des bienfaits mutuels de leur coopération dans des applications concrètes d’intelligence artificielle (reconnaissance faciale, traitement automatisé du langage, vision assistée par ordinateur, etc.) et en robotique avancée. C’est dans ce dernier domaine que la coopération bilatérale est la plus consensuelle et les échanges, rodés (organisation de conférences tournantes, accueil de scientifiques et signature d’accords, etc.).

Huawei reste l’acteur chinois incontournable en Russie. Présent depuis la seconde moitié des années 1990 sur le sol russe, Huawei a intensifié ses efforts en direction du pays – et de l’espace postsoviétique – depuis la signature en 2015 d’un nouvel accord renforçant le partenariat stratégique entre Moscou et Pékin[4]. Si Alibaba a été le premier acteur majeur chinois à formaliser un accord d’envergure (par la formation d’une joint-venture avec le Fonds des investissements directs russes et les sociétés Megafon et Mail.ru), Huawei a renforcé sa présence sous l’effet des sanctions américaines visant la société chinoise depuis mai 2019. Depuis, l’entreprise chinoise a acquis une entreprise russe de reconnaissance faciale, entamé un partenariat avec la banque publique Sberbank dans l’infonuagique, et noué de nouveaux partenariats universitaires avec des centres de recherche en ia à Moscou. Surtout, Huawei vise le marché de la technologie 5g et déploie à cette fin une politique d’influence visant à projeter une image d’acteur « national » aidant au développement de l’écosystème technologique russe. La ligne du gouvernement russe se veut plus attentiste sur la participation de Huawei au futur réseau 5g national mais, dans l’ensemble, le contexte des sanctions occidentales visant Moscou et une évaluation des risques au Kremlin a priori moins défavorable à la Chine rend cette perspective réalisable (voir Borisov 2019)[5].

La perception de la puissance technologique ascendante de la Chine divise néanmoins en Russie. Par-delà les perspectives de développement économique soulignées, différents griefs sont adressés à la Chine. Le premier concerne le respect de la propriété intellectuelle – longtemps cantonné à la sphère militaro-technique, le reproche par la Russie de vols de brevets technologiques « civils » est aujourd’hui une réalité. Le second a trait à la captation de l’expertise russe en cyber-sécurité et en ia, une situation relevée publiquement par le président de l’Académie des sciences de Russie (Tass 2019).

Se pose ainsi l’enjeu du creusement de l’asymétrie numérique entre Moscou et Pékin, qui pourrait se répercuter à moyen terme sur l’autonomie stratégique de la Russie. Ainsi, sur la carte mondiale des technologies numériques, la Russie ne compterait que peu, en raison de trois facteurs principaux : une faible attractivité technologique ; de jeunes entrepreneurs chinois qui restent tournés vers l’Occident malgré les tensions entre l’administration américaine et les autorités chinoises ; et la fuite des cerveaux russes vers les États-Unis et l’Europe (Annenkov 2019). Plus largement, l’absence de concurrents russes aux acteurs numériques privés chinois, la faiblesse du capital- risque russe par rapport à la puissance financière chinoise, ou encore l’effacement de la Russie dans les instances mondiales de normalisation technologique, constituent autant de facteurs qui dessinent les contours d’une dépendance technologique accrue de la Russie envers la Chine dans les prochaines années.

Conclusion : une « normale ambiguïté » ?

La teneur de la coopération cyber entre la Russie et la Chine invite à sortir de la facilité dès lors qu’il s’agit de réfléchir aux ressorts de ce « mariage arrangé ». Au tournant de la décennie 2020, cette relation bilatérale semble plus proche qu’elle ne l’a jamais été, à la faveur de la crise ukrainienne entamée en 2014, qui a remis l’accent sur le vecteur asiatique de la diplomatie russe et d’une stratégie chinoise de long terme visant à élargir ses options de politique étrangère et de politique économique. La dimension cyber permet d’apprécier différemment cette relation sino-russe. Contrairement aux coopérations militaires et énergétiques, plus difficiles à évaluer – en raison de leur confidentialité pour les premières et de leur pertinence et implications sur le long terme pour les secondes –, la coopération cyber entre la Chine et la Russie permet de livrer plusieurs enseignements.

En premier lieu, celle-ci questionne le centre de gravité d’un système international qui est travaillé en profondeur par la dissémination globale des moyens numériques. Pour une Chine qui se pose en superpuissance technologique, la Russie pèse peu face aux États-Unis, dont il s’est agi de défier le leadership sur le long terme tout en retirant les dividendes de l’intégration à l’économie internationale.

Deuxièmement, la promotion d’une multipolarité numérique se révèle instrumentale à Pékin comme à Moscou : refaçonner la gouvernance mondiale du cyberespace à sa mesure pour le premier ; contester ouvertement la prééminence américaine pour le second. Cette caractéristique se double d’une sincérité sur l’identité culturelle et stratégique de ces deux pays : le rôle central de l’acteur étatique, pourtant longtemps en retrait (hormis le gouvernement fédéral américain) dans un cyberespace toujours empreint d’idéologie libertaire.

Troisièmement, notre objet d’étude – le cyberespace – confirme les trois courants d’étude de la relation sino-russe que nous avons analysés, ce qui vient nuancer, en creux, le caractère décisif du cyberespace dans les relations internationales et stratégiques. Moscou et Pékin restent fondamentalement dans une posture de réaction face aux États-Unis ; le cyberespace constitue ici un moyen pour une fin et non une fin en soi. Aussi, la démarche transactionnelle de la relation bilatérale, et le caractère souple de la coopération cyber, correspondent à un positionnement mutuel établi depuis la chute de l’Union soviétique et viennent illustrer la centralité de la quête de rang pour la Russie comme pour la Chine. Enfin, le cyberespace représente un outil de « projection de soi » particulièrement utile pour ces deux pays dans un contexte international marqué par le retour de vives tensions interétatiques se projetant volontiers dans et via le cyberespace.

Quatrièmement, cette coopération sino-russe, au travers de l’asymétrie croissante que nous avons décrite, n’a pas dissuadé la Russie d’approfondir ses liens avec la Chine. Plutôt que d’équilibrer ou au moins de limiter la montée en puissance de la Chine, à l’intérieur de ses frontières comme sur la scène internationale, la Russie a choisi de l’étreindre encore davantage, comme pour apaiser des sources de défiance mutuelle. Là réside une ambiguïté qui, sous les dessous de la normalité, pourrait avoir des répercussions sur l’équilibre des forces au plan mondial.

Cinquièmement, enfin, la relation cyber sino-russe n’est pas restée sans effet sur la stabilité et la sécurité du cyberespace. De nombreuses initiatives prises par les autorités chinoises et russes depuis le début des années 2000 (projet « Bouclier doré » instituant une surveillance numérique généralisée en Chine ; loi sur la cybersécurité en Chine en 2017 ; adoption d’une série de législations en Russie visant à isoler l’Internet russe du cyberespace global, etc.) se sont traduites par une fragmentation du cyberespace originel. Dans le prolongement de travaux récents portant sur l’émergence d’un « cyberespace post-libéral » (Barrinha et Renard 2020), une perspective de recherche pourrait consister à évaluer la portée des politiques et des discours russes et chinois dans un cyberespace où le magistère moral des États-Unis s’est affaibli sous la présidence de Donald Trump.