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Introduction

La crise liée à la Covid-19 a soumis le monde entrepreneurial à une forte incertitude et à d’énormes pressions, tant sur le plan économique que familial, social et humain (He et Harris, 2020 ; Ratten, 2020). Cette pandémie mondiale a en effet mis en péril nos systèmes de santé, provoquant la mise en place de mesures drastiques par les pouvoirs politiques et représentant un bouleversement majeur pour les systèmes économiques et sociaux de nombreux pays et régions du globe. Au Québec, le gouvernement a notamment imposé un confinement de huit semaines au total en 2020, ayant pour effet d’interrompre 40 % de l’activité économique. Pour pallier les perturbations économiques, des mesures ont été mises sur pied au niveau fédéral et provincial menant à un soutien d’environ 28 milliards (6,2 % de l’économie) (Gouvernement du Québec, 2020).

Malgré ses effets néfastes, cette crise systémique de grande ampleur constitue aussi une opportunité d’apprentissage. La présente étude cherche d’abord à mieux comprendre cette crise unique sous l’angle spécifique des entrepreneurs. Elle participe ainsi à l’effort collectif mené par la communauté scientifique, visant à éclairer ses ressorts et ses conséquences. D’autre part, l’objectif est de contribuer à l’avancement des connaissances au croisement de l’étude des crises et de l’entrepreneuriat. La littérature existante met en évidence divers facteurs permettant de réduire les conséquences négatives des crises pour l’entrepreneuriat, mais aussi de saisir les nouvelles opportunités émergeant dans ces contextes (Doern, Williams et Vorley, 2019). Sur la base des travaux menés dans ce champ, des recommandations peuvent être émises, permettant d’ajuster les politiques publiques afin de soutenir l’entrepreneuriat et l’innovation dans les régions touchées (Barron, Hultén et Hudson, 2010 ; Saridakis, 2012).

La présente étude s’inscrit dans la lignée de recherches récentes soulignant la nécessité d’envisager l’entrepreneuriat en contexte de crise d’un point de vue processuel (Doern, Williams et Vorley, 2019 ; Martinelli, Tagliazucchi et Marchi, 2018). En adoptant une stratégie basée sur la théorie ancrée (Corbin et Strauss, 2008 ; Langley, 1999), nous approchons d’un point de vue inductif et processuel les vécus individuels des entrepreneurs par rapport à la crise de la Covid-19. Cette perspective est particulièrement pertinente pour explorer des phénomènes en cours, dont les résultats ne sont pas (encore) connus, tout en prêtant une attention particulière aux contextes spécifiques des entrepreneurs (Langley, 1999).

Notre question de recherche est la suivante : d’un point de vue processuel, comment les entrepreneurs de profils et de contextes variés traversent-ils la crise de la Covid-19 ?

À partir de l’analyse qualitative de 30 entrevues avec des entrepreneurs au Québec, nos résultats font émerger une séquence en trois phases, caractérisée par une évolution du rapport au temps des entrepreneurs, que nous appelons « l’effet élastique ». Notre analyse révèle des thèmes centraux spécifiques à chaque phase, mais aussi certaines dimensions contextuelles qui teintent cet effet « élastique » de manière différenciée. Sur le plan des contributions théoriques, notre étude fait émerger le rôle majeur du rapport au temps des entrepreneurs et le constat d’une certaine synchronicité suite à l’éclatement de la crise, malgré certaines variations contextuelles. Sur le plan des contributions pratiques, reconnaître et anticiper l’effet élastique pourrait permettre une meilleure préparation et gestion de futures crises externes majeures. Nous formulons des recommandations à destination des accompagnateurs à l’entrepreneuriat, en vue d’améliorer le soutien aux entrepreneurs en période de crise.

1. Revue de littérature

1.1. L’entrepreneuriat à l’aune d’une crise systémique sans précédent

Le contexte de crise que nous connaissons au niveau mondial depuis le début de l’année 2020 est sans précédent. Si des phénomènes d’une ampleur comparable ont pris place par le passé – comme les guerres mondiales, la pandémie de grippe espagnole ou encore la crise économique de 1929 –, la crise actuelle se démarque par son caractère à la fois disruptif, soudain, rapide, géographiquement étendu et systémique. En effet, prenant sa source dans la pandémie de Covid-19, la crise a rapidement mis à mal nos systèmes de santé, mais aussi nos systèmes économiques, sociaux et politiques, de manière interreliée, quasi simultanée, et ce, dans l’ensemble des pays du globe (Bavel et al., 2020 ; Valeras, 2020).

Ce contexte rare et unique de crise est souligné par de nombreux acteurs du monde académique, y compris dans le champ de l’entrepreneuriat et de l’entreprise. Un vocable spécifique commence par ailleurs à émerger dans les nombreux travaux dédiés au sujet depuis un an, plusieurs auteurs évoquant le « Grand Confinement » (Donaldson et Mitton, 2020 ; Hoehn-Velasco, Silverio-Murillo et Balmori de la Miyar, 2021 ; Jarvis et Mishra, 2020) ou reprenant le concept de « cygne noir » développé par Taleb (2007) pour représenter un événement inattendu, très peu probable, avec de profondes conséquences pour la société et l’économie au niveau global (He et Harris, 2020 ; Platje, Harvey et Rayman-Bacchus, 2020 ; Valeras, 2020). Exacerbée par le contexte de mondialisation, les outils technologiques contemporains et l’instantanéité de l’information, la crise actuelle bouleverse l’ensemble de nos institutions, transforme les rapports humains et replace l’État au coeur de nos sociétés (Chanlat, 2020). Cette crise apparaît donc comme étant un « grand défi sociétal » (Bacq, Geoghegan, Josefy, Stevenson et Williams, 2020), qui appelle des solutions urgentes et un effort collectif, mobilisant de multiples communautés disciplinaires.

Dans le champ de l’entrepreneuriat, les récentes études sur le sujet mettent tout d’abord en évidence une série de difficultés rencontrées, en particulier par les jeunes pousses entrepreneuriales et les PME (Kuckertz et al., 2020 ; Thorgren et Williams, 2020) qui font face à des barrières accrues en termes d’accès au financement et de gestion financière (Cowling, Liu et Ledger, 2012). Dans le contexte des petites entreprises familiales européennes, Kraus et al. (2020) mettent aussi en lumière les défis existants dans plusieurs secteurs en matière de gestion de la chaîne logistique, en lien avec le confinement de milliers de travailleurs.

Les conséquences sur les modèles d’affaires des entrepreneurs sont également explorées, notamment au travers des notions de « bricolage » (Kuckertz et al., 2020) et de « pivot entrepreneurial » (Morgan, Anokhin, Ofstein et Friske, 2020). Ces stratégies entrepreneuriales pour faire face à ce choc exogène inattendu et de grande ampleur ne sont pas sans risque, comme le montre l’étude de Morgan et al. (2020) qui met en évidence leurs dimensions positives, mais aussi leurs côtés plus sombres. Au-delà des impacts économiques et financiers, certaines recherches révèlent également des conséquences extrêmement négatives sur le bien-être des entrepreneurs (Xu, Kellermanns, Jin et Xi, 2020) et de leurs employés (Carnevale et Hatak, 2020).

Enfin, des travaux soulignent une polarisation entre différentes catégories d’entrepreneurs, certains subissant de plein fouet les impacts négatifs de la crise, alors que d’autres sont propulsés vers des sommets en termes de croissance et de profits, notamment dans les secteurs reposant sur la technologie (Dannenberg, Fuchs, Riedler et Wiedemann, 2020). Des inégalités sont également relevées en fonction du genre, de la génération ou encore du contexte migratoire des entrepreneurs (Buheji et Ahmed, 2020 ; Collins, Landivar, Ruppanner et Scarborough, 2021 ; Fairlie, 2020 ; Manolova, Brush, Edelman et Elam, 2020 ; Martinez Dy et Jayawarna, 2020 ; Rudolph et Zacher, 2020).

De manière assez contrastée, une partie de la littérature dans le champ évoque aussi l’opportunité que peut représenter cette crise majeure pour les entrepreneurs, la société ainsi que pour la recherche en entrepreneuriat. S’interrogeant sur l’émergence d’initiatives sociales de la part d’entrepreneurs privés durant la crise liée à la Covid-19, Bacq et Lumpkin (2020) posent la question de savoir si, face à une situation de crise ou d’urgence, la frontière entre entrepreneuriat privé et social ne serait pas plus fine qu’en temps normal – tendance observée dans de multiples secteurs d’activité (Batat, 2021 ; Billiet, Dufays, Friedel et Staessens, 2021 ; Hammerschmidt, Durst, Kraus et Puumalainen, 2021 ; Kraus et al., 2020). Cette réflexion peut être mise en perspective avec certains travaux qui ont mis en lien la crise actuelle avec l’émergence de pratiques sociales et solidaires au sein des écosystèmes entrepreneuriaux (Ratten, 2020).

1.2. L’entrepreneuriat et les crises

Les crises de grande ampleur, comme la présente crise liée à la Covid-19, ont des conséquences néfastes importantes pour les individus, les organisations et les sociétés, mais peuvent aussi constituer des moments uniques d’ouverture vers de nouvelles connaissances en ce qui a trait à la recherche scientifique. Greene et Rosiello (2020) soulignent l’opportunité en termes d’exploration de nouvelles voies de recherche en entrepreneuriat. Nos objectifs, au travers de la présente recherche, sont, d’une part, de participer à l’effort collectif de la communauté scientifique visant à mieux comprendre la crise systémique actuelle et à formuler des recommandations pratiques éclairées, d’autre part, de contribuer théoriquement au champ de connaissances se situant à l’intersection de l’étude des crises et de l’entrepreneuriat. Même s’il existe encore relativement peu d’études qui lient ces deux sujets (Doern, Williams et Vorley, 2019), un intérêt de plus en plus prononcé se fait sentir pour l’entrepreneuriat et les crises. Ce thème a d’ailleurs mené à des numéros spéciaux (dans Entrepreneurship & Regional Development et International Small Business Journal, entre autres).

Les travaux en entrepreneuriat ayant abordé le thème de la crise se concentrent surtout sur des crises majeures, externes et leurs conséquences pour l’entrepreneuriat (Parker, Congregado et Golpe, 2012). Des études se sont, par exemple, intéressées aux impacts de la crise financière en Grande-Bretagne (Cowling, Liu et Ledger, 2012) ou de la crise économique en Grèce (Williams et Vorley, 2015) pour l’entrepreneuriat. Habituellement, ces travaux de recherche révèlent surtout des facteurs permettant de réduire les aspects négatifs des crises pour les entrepreneurs (Doern, 2016 ; Herbane, 2010). En outre, ces écrits soulignent aussi des lacunes quant à la compréhension de l’entrepreneuriat en temps de crise. Plusieurs auteurs mentionnent ainsi l’absence d’études portant sur les réactions des entrepreneurs face aux crises en général (Doern, Williams et Vorley, 2019 ; Saridakis, 2012) et face à la crise de la Covid-19 en particulier (Morgan et al., 2020).

Buchanan et Denyer (2013), par leur revue de littérature systématique des divers travaux sur les crises en entrepreneuriat, mettent aussi en évidence l’importance de concevoir la crise comme une séquence d’événements plutôt qu’un point précis dans le temps, présentant ainsi une séquence de six événements successifs : la précrise ou incubation, l’événement de crise, le management en réponse à la crise, l’analyse de la crise, l’apprentissage organisationnel et la mise en oeuvre des leçons apprises. Plusieurs études en entrepreneuriat examinent ainsi une phase ou l’autre en détail, avec une attention accrue sur les deuxième et troisième phases du processus. Comme le soulignent Doern, Williams et Vorley (2019, p. 404), « plusieurs parties de la séquence d’événements en temps de crise demeurent inexplorées et largement ouvertes pour des recherches adoptant une perspective entrepreneuriale[1]. » Ils demandent donc que des recherches approfondies adoptant une perspective longitudinale soient développées, afin de rejoindre les quelques rares travaux sur le sujet (Martinelli, Tagliazucchi et Marchi, 2018).

À la lumière des lacunes observées, se dessine donc une voie de recherche intéressante. Une perspective basée sur le processus pourrait en effet s’avérer riche d’enseignements, notamment pour comprendre le vécu des crises par les entrepreneurs, ainsi que les opportunités et défis qu’elles apportent : « Rares sont ceux qui ont pris en compte l’ensemble de la séquence des événements d’une crise ou en ont envisagé les implications pour l’entrepreneuriat. La plupart des études existantes portent sur la planification précrise et la réponse postcrise. Dès lors, des recherches portant sur la manière dont les entrepreneurs et les petites entreprises apprennent des événements de crise et gèrent les obstacles à l’apprentissage et/ou incorporent la gestion du changement sont nécessaires[2]. » (Doern, Williams et Vorley, 2019, p. 408)

Bâtissant sur cette voie prometteuse, notre recherche adopte une perspective processuelle pour appréhender la manière dont les entrepreneurs traversent la crise liée à la Covid-19, celle-ci constituant un événement majeur et disruptif par rapport à leurs réalités entrepreneuriales.

1.3. Une approche processuelle sur l’entrepreneuriat en temps de crise de la Covid-19

Dans sa revue de littérature extensive, Steyaert (2007) distingue cinq grandes approches processuelles classiques dans le champ, dont une s’intéressant au temps et au tempo adoptés par les entreprises. Cette dernière trouve ses origines dans la perspective évolutionniste développée par Aldrich (1999, 2001) qui différencie la perspective processuelle « basée sur les événements » de celle « basée sur les résultats ». La démarche d’étude généralement adoptée est donc de partir d’événements observés et, ensuite, d’en analyser les effets (Van de Ven et Engleman, 2004). Cette perspective fait surtout sens si les résultats ne sont pas encore connus, ce qui est le cas dans le contexte de crise actuel, aussi décrit comme situation nouvelle, continue et d’une durée indéterminée (He et Harris, 2020).

Plutôt que de partir d’un séquençage en amont sur base d’événements prédéterminés en lien avec la crise de la Covid-19, par exemple en fonction de mesures introduites par le gouvernement ou encore en distinguant entre précrise, crise et postcrise, nous avons opté pour une stratégie basée sur la théorie ancrée (Corbin et Strauss, 2008). Celle-ci, en prenant comme point de départ les détails empiriques collectés sur le terrain pour construire inductivement une structure théorique (Langley, 1999), doit ainsi nous permettre d’identifier la séquence d’événements clés tels que vécus par les entrepreneurs eux-mêmes. L’analyse de processus est l’une des grandes forces de la théorie ancrée (Corbin et Strauss, 2008) et s’avère particulièrement pertinente lorsque l’objectif est d’explorer les représentations et ressentis individuels face à un processus donné (Langley, 1999).

Par conséquent, elle est adaptée à notre recherche qui vise à comprendre la manière dont les entrepreneurs eux-mêmes interprètent et vivent la crise systémique actuelle liée à la Covid-19 d’un point de vue processuel. Cette approche implique aussi de porter une attention particulière aux contextes spécifiques des entrepreneurs, ceux-ci étant considérés comme intimement liés aux représentations et aux vécus individuels.

Notre question de recherche est la suivante : d’un point de vue processuel, comment les entrepreneurs de profils et de contextes variés traversent-ils la crise de la Covid-19 ?

2. Méthodologie

Afin de répondre à notre question de recherche, nous adoptons une méthodologie qualitative basée sur des entrevues. Selon les principes de la théorisation ancrée (Corbin et Strauss, 2008), notre étude vise à faire émerger de façon exploratoire les interprétations et ressentis des entrepreneurs durant la crise liée à la Covid-19, en adoptant une perspective processuelle (Langley, 1999). En cohérence avec cette approche, nous prêtons également une attention particulière aux contextes spécifiques des entrepreneurs.

Nous avons mené 77 entrevues au total, d’une durée moyenne de 60 minutes, auprès d’entrepreneurs au Québec. La collecte de données a été réalisée durant les mois d’octobre et novembre 2020 par des étudiants d’un cours d’entrepreneuriat coordonné par deux des auteures. Nous avons réduit les biais et limites potentiels par différentes stratégies. Le public étudiant du cours était diversifié en termes de réseaux d’études et professionnels, limitant les biais potentiels d’échantillonnage. Le guide d’entrevue, utilisé par les 77 étudiants, a été construit collectivement par ceux-ci et les professeures et amenait les entrepreneurs à s’exprimer sur leur vécu de la pandémie autour de cinq thèmes principaux. Une séance de formation et un accompagnement pour la préparation à l’entrevue ont été fournis aux étudiants, qui devaient ensuite remettre leur verbatim. Au final, 30 entrevues ont été sélectionnées pour l’analyse, sur la base de la richesse de leur contenu et de la représentativité théorique de l’échantillon d’entrepreneurs. Ce dernier était basé sur une définition large de l’entrepreneuriat et a été diversifié au maximum, sur la base de différentes caractéristiques individuelles et organisationnelles, dont le sexe (17 hommes et 13 femmes), l’expérience en tant qu’entrepreneur (13 entrepreneurs émergents et 17 entrepreneurs expérimentés), la situation familiale (13 entrepreneurs avec enfants) ou encore le secteur d’activité. Le nombre final d’entrevues a été déterminé par le principe de saturation théorique de l’échantillon.

Afin d’éviter le risque de circularité, les auteures ont effectué une analyse du matériau qualitatif indépendante de cadres théoriques, selon les principes de la théorisation ancrée (Corbin et Strauss, 2008 ; Dumez, 2013). À l’aide du progiciel d’analyse de données qualitatives NVivo, l’analyse a consisté en quatre étapes. Premièrement, après avoir réalisé une lecture flottante de toutes les entrevues, nous avons découpé leur contenu selon des unités de sens émergentes (codage de premier ordre ; Gioia, Corley et Hamilton, 2013) en y associant des « étiquettes » (noeuds NVivo). Deuxièmement, nous avons regroupé les codes en catégories plus larges (codage de deuxième ordre ; Gioia, Corley et Hamilton, 2013). C’est à cette étape que nous avons réalisé que le rapport au temps constituait une dimension transversale à l’ensemble des entrevues et des autres catégories de codes. Troisièmement, sur base de ce constat, nous avons regroupé les catégories de codes correspondant au rapport au temps et avons réalisé une analyse processuelle qui a mené à identifier différentes phases clés, telles que vécues par les entrepreneurs. Quatrièmement, nous avons mené une analyse thématique par phase clé, afin de faire ressortir les thèmes centraux des discours en lien avec chaque phase. Cela nous a permis de caractériser ces phases non seulement au niveau de l’évolution du rapport au temps, mais aussi de l’évolution du vécu des entrepreneurs.

3. Présentation des résultats

Nos résultats sont présentés en deux parties. Premièrement, nous identifions les phases clés du processus entrepreneurial durant la crise, chacune étant caractérisée par un rapport au temps particulier des entrepreneurs, mais aussi par certaines variations contextuelles. Deuxièmement, nous identifions les thèmes dominants qui émergent des discours pour chaque phase clé.

3.1. Identification des phases clés

Les changements observés dans le rapport au temps des entrepreneurs permettent de différencier trois phases clés dans le processus entrepreneurial pendant la crise : le « ralentissement », « l’accélération » et la « projection dans l’avenir ». Nous nous référons ici à une notion de temps subjectif, correspondant à la manière dont les entrepreneurs ont perçu et ressenti le temps. La figure 1 reprend les mots-clés de vocabulaire utilisés par les entrepreneurs quand ils se réfèrent à l’évolution de leur rapport au temps durant la crise, en distinguant les trois phases du processus.

Figure 1

Mots-clés de vocabulaire par phase

Mots-clés de vocabulaire par phase

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La figure 2 illustre la séquence des trois phases, que nous avons nommé l’effet « élastique » du processus entrepreneurial en temps de crise. La première phase se caractérise par un mode « au ralenti » des entrepreneurs, un relâchement dans le rythme habituellement soutenu de l’activité entrepreneuriale. La deuxième phase se caractérise par une forte et brusque accélération du temps perçue par les entrepreneurs, qui se retrouvent sous tension. La troisième phase se caractérise par le retour d’un rythme plus stable, qui va leur permettre de se projeter à nouveau dans l’avenir.

Figure 2

L’effet élastique : évolution du rapport au temps durant la crise

L’effet élastique : évolution du rapport au temps durant la crise

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3.1.1. Le ralentissement

La phase de « ralentissement » est caractérisée par un rapport au temps qui est rarement présent ou mis de l’avant dans le domaine entrepreneurial, un temps ralenti, presque figé, évoqué par les entrepreneurs lors du premier moment de choc vécu face à la crise. L’écosystème entrepreneurial, d’ordinaire bouillonnant, semble ralentir drastiquement, allant presque jusqu’à s’arrêter. Dans l’ensemble des secteurs, que ceux-ci aient été ou non concernés par les mesures de fermeture ou d’arrêt des activités, les entrepreneurs vont d’abord prendre un temps de pause. Concrètement, malgré la perte financière que cela représente, ils vont ralentir fortement leur rythme de travail, fermer leurs portes quelques semaines ou encore reporter des projets d’investissement prévus. Vivant leur processus entrepreneurial au jour le jour, ils évitent de se projeter sur le moyen ou long terme. Leurs propos révèlent ainsi un rapport au temps altéré, qui s’ancre dans le présent plutôt que dans l’avenir, avec une lenteur contrastant avec le rythme qu’ils connaissaient jusque-là. « J’aurais voulu avant la pandémie que ça aille deux fois plus vite, et ça avançait, puis avec la pandémie, ça a ralenti donc j’ai comme un peu l’impression d’avoir reculé. » (ENT3, construction)

Cette modification du rapport au temps et ce « mode au ralenti » sont notamment liés à l’incertitude forte entourant les événements et aux doutes ressentis par rapport au futur. En perte de leurs repères habituels, les entrepreneurs se retrouvent dans l’impossibilité de planifier ou d’organiser le futur. Cette situation soudaine et inattendue, notamment par rapport au rythme effréné des affaires durant l’année précédente, va générer des sentiments d’insécurité et de peur, qui vont aussi amener des entrepreneurs à prendre leur temps pour pouvoir gérer le stress. « La pandémie a fait peur, alors on a décidé de ne pas s’embarquer dans ça. J’ai dû tout repenser. Tout ce que l’on avait fait depuis dix ans, on aurait dit que ça ne valait plus rien. On avait plus de repères, on a dû réapprendre à travailler. » (ENT37, restauration)

Si les vécus de l’altération du temps sont partagés par l’ensemble des entrepreneurs interrogés, certains contrastes peuvent néanmoins être relevés au travers de l’analyse fine des discours, teintant les émotions et ressentis individuels de la phase de ralentissement. Alors que certains entrepreneurs ressentent les perturbations de cette première phase comme un moment à passer ou un obstacle supplémentaire qu’ils vont franchir, d’autres les vivent dans la crainte de voir s’écrouler leur rêve et dans la peur de l’échec (Tableau 1).

Tableau 1

Phase de ralentissement : cas illustratifs de deux entrepreneurs

Phase de ralentissement : cas illustratifs de deux entrepreneurs

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En particulier, l’expérience entrepreneuriale ressort comme un facteur contextuel qui teinte le vécu de cette phase de ralentissement. En effet, les connaissances acquises par l’expérience peuvent amener à s’ancrer plus facilement et rapidement dans le présent, en considérant le temps soudainement à disposition comme une opportunité de faire preuve de réflexivité par rapport au projet entrepreneurial. En outre, les nombreuses années d’expérience dans le domaine entrepreneurial et l’habitude de gérer les surprises et événements inattendus améliorent la gestion du stress. Enfin, les entrepreneurs d’expérience témoignent d’une confiance accrue en eux-mêmes et en leur capacité à faire face à la crise, qui agit comme un levier important de motivation. De façon contrastée, les entrepreneurs émergents ont tendance à vivre cette phase de ralentissement de façon intense, nous faisant part d’un stress aigu et d’un désarroi face à la situation. D’autres éléments de contexte peuvent jouer sur les émotions et ressentis différenciés des entrepreneurs. En particulier, certains entrepreneurs avec une famille ont pu vivre la phase de ralentissement comme une opportunité de réinvestir la sphère familiale, leur permettant d’envisager la situation de crise avec plus de sérénité et de recul que d’autres.

3.1.2. L’accélération

La deuxième phase est caractérisée par une remise en mouvement et une forte et brusque accélération du temps ressentie par les entrepreneurs. Dans la plupart des secteurs, la demande est à nouveau présente et s’avère le plus souvent supérieure à l’avant-crise, menant à une intensification du rythme des activités. Cette augmentation de la demande est d’autant plus forte que des concurrents ont fermé leurs portes et que certains clients, souhaitant soutenir les entrepreneurs de leur quartier, se tournent vers le commerce local. En parallèle, les ressources disponibles sont loin d’être suffisantes, en raison d’une pénurie de main-d’oeuvre marquée, de difficultés d’approvisionnement et de délais de livraison allongés. S’ajoutent à cela la mise en place et la gestion des mesures sanitaires, ce qui complique le quotidien et ajoute une tension supplémentaire sur le temps. « Quand j’ai rouvert avec toutes les mesures mises en place, c’est devenu la folie. La peur que j’avais était de ne plus avoir de monde. Cela s’est avéré l’inverse. La terre entière voulait des lunettes et des examens de la vue. Donc, il a fallu que je me motive à travailler en double. » (ENT5, clinique d’optométrie)

Les entrepreneurs témoignent aussi de leur besoin d’accélérer le rythme pour des raisons psychologiques. Certains vendent plus rapidement par crainte d’avoir trop de clients dans leur magasin. D’autres, incertains sur leur avenir, veulent en faire le plus possible. D’autres encore s’investissent entièrement dans leur entreprise pour contrebalancer le manque de relations sociales. Sortant de sa torpeur, l’écosystème entrepreneurial semble donc repartir sur les chapeaux de roues. La demande s’accroît, des opportunités se font jour, de nouveaux partenariats se forment. Cependant, des contraintes pèsent sur le système et mettent les entrepreneurs sous pression, l’incertitude quant à l’avenir rendant la situation compliquée à gérer. « On n’était pas installé comme il faut, on vendait par les fenêtres, on ne pouvait pas faire rentrer les gens, donc on était obligé de filtrer. Faire beaucoup de ventes avec un effectif très réduit, ça a fait un choc. » (ENT47, quincaillerie)

Des nuances peuvent également être relevées lors de la phase d’accélération. En effet, cette phase va voir les uns s’investir dans leur travail au point de négliger toute vie privée et ressentir un stress intense, tandis que d’autres vont considérer la situation sous un angle positif et garder un équilibre de vie. En particulier, notre analyse montre que les responsabilités familiales peuvent jouer un rôle stabilisateur face à l’intensification du travail. Si pendant cette phase les entrepreneurs rencontrent d’importantes difficultés pour concilier vie familiale et professionnelle, les efforts qu’ils déploient en ce sens leur permettent aussi, in fine, de traverser cette phase de manière plus fluide, avec une gestion du temps plus efficace et un moindre stress ressenti. Les entrepreneurs évoquent aussi l’importance du soutien familial, qui les aide à prendre du recul et à relativiser les épreuves rencontrées. Contrairement aux idées reçues, la pression et le stress induits par la surcharge de travail sont apparus comme plus difficiles à gérer pour les entrepreneurs seuls, en raison des frontières floues entre vie professionnelle et privée et de leur surinvestissement dans la sphère du travail.

D’autres dimensions peuvent intervenir, teintant les vécus de cette phase d’accélération de diverses manières. L’expérience entrepreneuriale, par exemple, peut atténuer les effets négatifs sur le vécu de crise et soutenir la motivation durant cette période intense. La solidarité existante dans la communauté a également émergé comme une dimension pouvant teinter positivement les ressentis. D’une part, certains entrepreneurs se sont montrés particulièrement attentifs aux difficultés que leurs employés rencontraient aux niveaux personnel et familial. Plus qu’avant, ils ont cherché à entrer en dialogue et à proposer des solutions adaptées, renforçant ainsi l’esprit d’équipe et un partage des vécus. D’autre part, les entrepreneurs ont aussi identifié la solidarité présente au sein de leur clientèle et des autres entrepreneurs comme une source importante de soutien moral durant cette période. Le tableau 2 illustre ces contrastes au travers de deux cas illustratifs.

Tableau 2

Phase d’accélération : Cas illustratifs de deux entrepreneurs

Phase d’accélération : Cas illustratifs de deux entrepreneurs

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3.1.3. Projection dans l’avenir

Lors de la troisième phase, marquée par la capacité des entrepreneurs à se projeter à nouveau dans l’avenir encore incertain, les entrepreneurs envisagent les scénarios les plus probables et commencent à développer leur vision à moyen et long terme. Les nouvelles habitudes et routines, qui se sont ancrées dans le quotidien des entreprises, facilitent le retour à un rythme plus régulier, permettant aux entrepreneurs de faire preuve d’une réflexivité accrue par rapport à leur stratégie et modèle d’affaires. Sur la base des informations à disposition, ils prennent conscience de nouvelles tendances, opportunités et contraintes dans leur environnement et tentent ainsi d’anticiper les besoins du marché. « Les ventes sont revenues normales, donc le gros rush est derrière moi. À moyen terme, j’espère que cela va rester comme cela, et à long terme j’espère ne pas avoir une diminution face à la pandémie, face à une crise économique. Rendu là, on va se créer des objectifs pour aller chercher notre clientèle. » (ENT5, clinique d’optométrie)

L’objectif principal est de s’adapter aux changements actuels et à venir en ajustant les produits et services et en diversifiant l’offre pour s’inscrire dans les nouvelles tendances du marché. Par exemple, un entrepreneur dans le secteur de l’habillement a lancé une nouvelle ligne de vêtements, plus « casual », à destination de la clientèle qui télétravaille. Un restaurateur a décidé de déployer un service de commandes en ligne et de livraison à domicile, pour ne pas perdre la nouvelle clientèle qu’il a réussi à attirer. Cette diversification permet aussi de se préparer à plusieurs scénarios en parallèle, afin de ne pas être pris de court dans le futur. « Si le domaine immobilier résidentiel a moins d’acheteurs, on va s’en aller plus dans le contracteur, qui va bâtir du multilogement, qui va trouver des terrains à développer pour ça. Présentement, on garde les deux caps, pour savoir sur lequel se lancer lorsque la pandémie sera finie. » (ENT2, gestion immobilière)

Si tous les entrepreneurs font généralement montre d’optimisme durant la phase de projection dans l’avenir, il existe néanmoins d’importantes nuances dans les discours. La crise constitue tantôt une opportunité sans précédent pour revoir leurs produits et méthodes, tantôt une menace pour leur futur entrepreneurial. Ces contrastes sont illustrés par les cas de ENT43 et de ENT42 dans le tableau 3.

Tableau 3

Phase de projection dans l’avenir : cas illustratifs de deux entrepreneurs

Phase de projection dans l’avenir : cas illustratifs de deux entrepreneurs

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La solidarité, déjà apparue comme élément facilitateur dans les autres phases du processus, semble particulièrement importante durant cette troisième phase. En effet, pour certains entrepreneurs, la crise a été l’occasion de tisser des liens forts avec leurs employés, de s’entraider pour passer au travers des difficultés. En particulier, ces entrepreneurs soulignent l’importance d’assurer le bien-être et de conserver les liens sociaux au sein du personnel, en organisant différentes activités extraprofessionnelles et en maintenant une ambiance positive et chaleureuse au travail, malgré des circonstances compliquées. De la même manière, la crise a mené à développer des liens de solidarité avec les fournisseurs, les clients ainsi que d’autres entrepreneurs. Ces différentes formes de solidarité ont permis à certains entrepreneurs non seulement de surmonter les difficultés et de rester motivés, mais aussi, et surtout de se projeter dans l’avenir de manière plus confiante, forts de leur réseau de relations solides et durables. Ce dernier est perçu comme essentiel pour la survie de leur activité entrepreneuriale sur le long terme.

Enfin, lors de cette phase de projection dans l’avenir, les entrepreneurs ayant des responsabilités familiales vivent des sentiments parfois mitigés ou contradictoires. D’une part, ils peuvent vivre difficilement l’incertitude liée à l’avenir de leur entreprise, craignant de ne plus pouvoir subvenir aux besoins de leur famille. D’autre part, ils évoquent la motivation que peut représenter la famille, leur permettant de garder confiance et espoir en l’avenir, évitant dans certains cas un isolement social trop important.

3.2. Identification et caractérisation des thèmes dominants à chaque moment

Nous identifions à présent les thèmes dominants émergeant des discours pour caractériser chaque phase, permettant ainsi de mieux comprendre ce qui a marqué les entrepreneurs dans leurs vécus de la crise, au cours du temps. La figure 3 reprend les codes de premier et de second ordre, ainsi que des extraits d’entrevue illustratifs.

Figure 3

Codage et extraits illustratifs

Codage et extraits illustratifs

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3.2.1. Thèmes dominants en phase de ralentissement

Perturbation du quotidien entrepreneurial. Lors de la phase de ralentissement, les entrepreneurs évoquent les bouleversements importants et soudains de différentes dimensions de l’activité entrepreneuriale. Au niveau de l’approvisionnement, les mesures entourant la crise ont amené l’arrêt soudain d’un grand nombre d’activités, provoquant pénuries de matières premières, délais allongés et coûts accrus, entraînant des pertes de rentabilité et de revenus. Selon les secteurs, le volume de demandes a diminué (petit commerce, salles de sport…) ou au contraire augmenté (marketing digital, électroménager…). Ainsi, selon les cas, les entrepreneurs ont connu une forte diminution de leur charge de travail ou une surcharge importante. Au niveau de la gestion du personnel, certains employés sont tombés malades, ont préféré éviter de travailler par peur du risque de contamination ou ont pris avantage des aides gouvernementales pour rester à domicile, souvent pour s’occuper de leurs proches. Ces changements, hors du contrôle des entrepreneurs, ont perturbé le processus entrepreneurial en cours, marquant le début d’une période de crise sans précédent. « Il faut dire que lorsque nous avons mis à pied nos employés […] je me suis moi-même mis à pied temporairement en coupant mon salaire pour le bien de l’entreprise, mais aussi étant donné le manque de travail. » (ENT41, traiteur et événementiel)

Numérisation des activités. Alors que le temps semble suspendu, les entrepreneurs soulignent déjà la nécessité de s’adapter face à la crise pour pouvoir continuer à fonctionner et survivre. Ils mettent en place de nouvelles manières de travailler, à distance, avec leurs employés, fournisseurs, clients et partenaires. Certains développent ou revoient leur système informatique pour faire face aux défis logistiques. D’autres établissent des partenariats avec des plateformes de commandes et de livraisons en ligne pour proposer leurs produits à distance. Enfin, des entrepreneurs déploient de nouvelles offres de services en ligne (site Web de vente en ligne, conseils personnalisés aux clients via les médias sociaux, bulletins virtuels d’information ou baladodiffusions…). « On a profité du ralentissement pour faire affaire avec des applications populaires de livraison. Au début, les gens appelaient au restaurant directement, on préparait leur commande et ils venaient la chercher. Maintenant, tout passe par les applications. » (ENT46, restauration)

3.2.2. Thèmes dominants en phase d’accélération

Manque de personnel. Dans la phase précédente, la plupart des entrepreneurs ont dû réduire leurs effectifs. Or, avec le soudain accroissement de la demande, le manque de personnel se fait à présent sentir et plusieurs facteurs combinés rendent critique le recrutement de main-d’oeuvre. Les mesures sanitaires limitent la disponibilité du personnel pour l’entreprise. Les aides gouvernementales incitent nombre de salariés à ne pas revenir au travail ou à réduire leurs heures. Les horaires ne sont pas toujours compatibles avec les charges familiales accrues des employés. Certains ont peur de revenir en raison des risques perçus pour leur santé et celle de leurs proches. Enfin, les entrepreneurs eux-mêmes font parfois montre de prudence, n’osant pas embaucher trop rapidement, compte tenu de la situation incertaine. « Donc, j’ai réengagé tout mon monde un à la fois selon mes besoins. Parce que même si ça allait bien, je ne savais pas si c’était de courte durée ou si ça allait durer. Donc, je me demandais si j’allais me faire avoir si je les réengage, mais, en même temps, tu ne veux pas les perdre. J’ai beaucoup d’employés de longue date. Donc, je savais qu’ils seraient avec moi dans tout ça. » (ENT5, clinique d’optométrie)

Changement de culture organisationnelle. La phase d’accélération est également caractérisée par les efforts des entrepreneurs pour établir de nouvelles routines, tant pour le personnel que pour les clients. Les changements incluent l’aménagement des espaces, la mise en place de protocoles sanitaires, l’adaptation de l’expérience client et les modifications au niveau des horaires et de l’organisation du travail. Ces changements passent par un engagement des clients et employés via des campagnes d’information et de sensibilisation. Si ces modifications dans le fonctionnement quotidien peuvent paraître mineures, elles impliquent pourtant un changement profond au niveau de la culture organisationnelle, qui s’oriente vers une planification, une rationalisation et un contrôle accrus des processus de gestion. Ainsi, les entrepreneurs vont davantage planifier et organiser les arrivées, les sorties et les déplacements des clients, optimiser le processus de vente et, de façon générale, contrôler les comportements des employés et des clients. « Généralement, chez nous, c’est une expérience client que l’on propose. Ce n’est pas juste dans l’assiette chez nous. C’est du moment que tu rentres et t’assois dans le restaurant, jusqu’à ce que tu en sortes. Alors, le fait de ne faire que du take-out, ça changeait 75 % de la vocation de l’entreprise. » (ENT37, restauration)

3.2.3. Thèmes dominants en phase de projection dans l’avenir

Optimisme pour l’avenir. Malgré la présence d’incertitudes et de questionnements, les discours liés à la troisième phase sont teintés d’optimisme quant à l’évolution des événements. Certains entrepreneurs voient le futur comme source d’opportunités pour leurs affaires, surtout dans des secteurs comme le marketing digital, l’immobilier ou la comptabilité. D’autres admettent ne pas savoir ce que l’avenir leur réserve, mais gardent espoir et continuent leurs activités de façon positive en adaptant leur modèle d’affaires et en préparant leurs projets. Enfin, certains voient le futur de façon plus sombre. Toutefois, même dans les situations les plus compliquées, ils persistent malgré les revers rencontrés. On perçoit dans leurs discours une volonté de ne pas lâcher et des efforts pour faire preuve d’optimisme, notamment en lien avec un sentiment de devoir envers leurs employés, leurs clients et eux-mêmes. « Moralement, je n’aime pas lâcher. […] j’espère que demain sera meilleur. Je me suis dit oui c’est difficile au jour le jour, c’est difficile tout le temps, mais je garde espoir que demain sera meilleur donc je m’accroche à ce demain meilleur qui m’attend que je ne sais pas quand cela viendra, mais je m’accroche à cela pour pouvoir être toujours positif, pour pouvoir respirer. » (ENT42, restauration)

Prudence dans les projets futurs. S’ils existent à nouveau, les projets à moyen et long terme restent tout de même prudents en termes d’envergure. Compte tenu du climat incertain et de l’instabilité financière, les entrepreneurs ne souhaitent généralement pas faire de gros investissements ni prendre de risques importants. S’ils saisissent de nouvelles opportunités et développent des lignes d’activités, cela reste des initiatives mesurées. Par exemple, beaucoup ont peur d’engager du personnel supplémentaire, malgré le besoin accru de main-d’oeuvre, afin de ne pas se retrouver en situation difficile. Les décisions concernant les projets de grande envergure, comme l’acquisition d’une nouvelle machine de production ou l’ouverture d’une succursale, sont reportées ultérieurieurement. « Déjà d’une, c’est de prendre beaucoup plus de précautions. Cette crise nous a permis de voir que n’importe quelle situation peut stopper l’activité. Donc pour limiter les risques, on peut faire un peu plus attention qu’avant. Elle nous a permis de voir aussi qu’aujourd’hui on est obligé de réfléchir deux fois plus, à savoir ce qu’on devrait faire et ce qu’on pourrait faire demain qui puisse marcher, il faut penser mieux, mais surtout penser juste. » (ENT47, quincaillerie)

4. Discussion

L’analyse qualitative des vécus de la crise de la Covid-19 par des entrepreneurs au Québec a d’abord révélé l’importance du rapport au temps durant le processus et permis de distinguer trois phases distinctes sur la base de son évolution, mettant en évidence un effet élastique. Le rapport au temps semble donc s’être synchronisé pendant cette période particulière, constat assez surprenant compte tenu de l’échantillon diversifié et de l’attention portée aux contextes singuliers des entrepreneurs. Ensuite, les résultats ont mis en évidence les thèmes centraux dans les discours entrepreneuriaux pour chacune des trois phases identifiées.

Cette étude apporte donc une perspective processuelle sur le vécu des entrepreneurs face à une crise systémique majeure, ce qui est encore rare dans les recherches à l’intersection de l’étude des crises et de l’entrepreneuriat (Doern, Williams et Vorley, 2019). En effet, la littérature existante a tendance à aborder les crises comme des événements uniques, représentant un point particulier dans le temps. Les travaux se concentrent sur les actions que les entrepreneurs mettent en oeuvre pour faire face aux crises, afin d’en atténuer les effets négatifs et d’en saisir les opportunités (Doern, Williams et Vorley, 2019). Dans le cadre du contexte unique de la crise liée à la Covid-19, des recherches ont ainsi mis en évidence divers mécanismes d’adaptation et réponses stratégiques à la crise, basés sur le « bricolage entrepreneurial », la stratégie du « pivot » ou encore les innovations dans les modèles d’affaires (Kuckertz et al., 2020 ; Morgan et al., 2020 ; Kraus et al., 2020).

L’approche processuelle vient enrichir la littérature sur le sujet, au moins à deux niveaux. Premièrement, elle permet d’appréhender la manière dont cette crise particulière est vécue sur le plan humain, au niveau individuel, autant que comme un phénomène organisationnel ou stratégique. En particulier, nos résultats mettent en évidence les transformations successives du rapport au temps des entrepreneurs, que nous appelons l’effet « élastique ». Cet effet débute par un ralentissement brusque et important du temps (première phase) pour ensuite connaître une accélération rapide (deuxième phase) et, enfin, revenir à un rythme plus stable permettant une projection dans l’avenir (troisième phase). Alors qu’il serait tentant de considérer que la troisième phase est celle à atteindre le plus rapidement possible – en apportant une « solution » à la crise –, l’analyse révèle que chaque phase peut avoir son utilité pour la gestion de crise par les entrepreneurs, autant que pour l’adaptation et la survie de leurs entreprises.

Deuxièmement, notre étude amène à reconsidérer le caractère linéaire d’une gestion de crise dans un contexte entrepreneurial. Buchanan et Denyer (2013) ont développé un des rares modèles processuels sur le sujet des crises, distinguant six phases : la précrise, l’événement de crise, la gestion de réponse à la crise, l’analyse de la crise, l’apprentissage organisationnel et la mise en oeuvre des leçons apprises. Nos résultats jettent un oeil neuf sur cette séquence linéaire, en montrant une simultanéité possible de ces événements dans un contexte entrepreneurial. Par exemple, dans la première phase de ralentissement, certains entrepreneurs profitent de cette « pause » pour prendre du recul sur leur modèle d’affaires ou déjà mettre en oeuvre certains changements (apprentissage et mise en oeuvre). Dans la phase d’accélération, les entrepreneurs s’adaptent face à la pénurie de main-d’oeuvre et l’accroissement de la charge de travail (gestion de réponse à la crise), mais la plupart anticipent déjà l’avenir et mettent en oeuvre certains changements, notamment culturels, au niveau de leur entreprise (apprentissage). Chaque phase peut donc être le théâtre de plusieurs événements concomitants, de stratégies multiples, donnant lieu à une vision holistique et multidimensionnelle du processus.

Enfin, un questionnement supplémentaire apparaît en lien avec le constat d’une synchronicité du rapport au temps, dont l’évolution est partagée, pendant une période donnée, par la diversité des entrepreneurs interrogés. Ce phénomène distingue la crise actuelle liée à la Covid-19 d’autres crises précédemment abordées dans la littérature. Ces résultats peuvent se lire à la lumière des travaux de Jean-François Chanlat (2020), qui décrit la pandémie de Covid-19 comme un fait social total à la Mauss, considérant l’humain dans son entièreté à l’aube de la crise que nous traversons. Mauss (1950, 1968) avait introduit ce concept pour représenter l’homme comme un être biopsychosocial, permettant ainsi la rencontre de plusieurs disciplines qui étudient l’humain. L’emploi de ce concept du fait social total permet ainsi d’interpréter sous cet angle nos résultats. En effet, l’activité entrepreneuriale a été fortement encadrée par les institutions, ce qui a notamment mis la table pour la phase de ralentissement que nous décrivons dans notre étude. Cet encadrement fort, témoignant d’un retour de l’État comme acteur central, est spécifique à la crise liée à la Covid-19 (Chanlat, 2020). En comparaison, l’influence d’autres crises sur l’activité entrepreneuriale était plus ou moins forte selon le secteur d’activité ou encore la stabilité économique du pays (la crise financière 2007-2008 ou le Grexit).

Cependant, cette interprétation au regard du fait social total tient-elle dans l’absolu ou pâlirait-elle si l’on passait au microscope le quotidien vécu par les entrepreneurs dans leurs contextes singuliers ? Nous avions débuté cette étude ayant à l’esprit des différences attendues en termes de particularités individuelles et contextuelles, ce qui fait de la synchronicité un résultat surprenant. Toutefois, malgré cette influence transversale, notre étude met aussi en lumière certains éléments contextuels qui teintent le vécu de l’effet élastique. Lorsque l’on effectue un focus sur les discours, des contrastes apparaissent entre différents entrepreneurs, non au niveau de leur rapport au temps ou des thèmes dominants qu’ils évoquent, mais au niveau de la façon dont ils les évoquent et de la manière dont ils ont vécu la crise. Si les variations existantes peuvent en partie être expliquées par des différences en matière de secteur, de taille, d’âge de l’entreprise ou de stabilité financière, d’autres dimensions contextuelles émergent de notre analyse, en particulier l’expérience entrepreneuriale antérieure, la situation familiale et l’ancrage dans la communauté entrepreneuriale.

L’expérience entrepreneuriale apparaît comme déterminante dans la capacité des entrepreneurs à tirer bénéfice des différentes phases, ce qui rejoint plusieurs recherches antérieures. Les rôles croisés de l’âge, de la génération et de l’expérience ont été mis de l’avant dans différents contextes entrepreneuriaux, montrant entre autres leur influence sur l’identification et l’exploitation d’opportunités, la probabilité de survie ou encore la performance des entreprises (Cabrol et Nlemvo, 2011 ; Politis, 2008 ; Ucbasaran, Alsos, Westhead et Wright, 2008 ; Zhang et Acs, 2018). Politis (2008) montre en particulier que les entrepreneurs expérimentés sont plus susceptibles de considérer des situations difficiles ou d’échec comme des opportunités d’apprentissage, de réflexion et de changement positif.

La dimension familiale décrit la manière dont les entrepreneurs mobilisent leurs contextes familiaux et entrepreneuriaux de manière interreliée pour traverser la crise. Ces résultats peuvent se lire à l’aune de la perspective de l’enchâssement familial (Aldrich et Cliff, 2003), qui se concentre sur les ressources que peuvent amener les membres de la famille aux entrepreneurs en termes de capital humain, social ou financier (Arregle et al., 2015 ; Dyer, Nenque et Hill, 2014 ; Powell et Eddleston, 2017). De façon surprenante, notre analyse a souligné non pas le levier que pouvait représenter le capital familial pour les entrepreneurs ni les difficultés de conciliation travail-famille durant la crise, mais plutôt l’équilibre de vie que les entrepreneurs parvenaient à atteindre au travers des efforts déployés pour intégrer leurs contextes familiaux et professionnels.

L’ancrage dans la communauté et la solidarité ont également émergé comme des éléments teintant le vécu de crise des entrepreneurs. Dans la littérature en entrepreneuriat, cette dimension est surtout présente dans les recherches en entrepreneuriat social et sur les mouvements solidaires. Face à un système mondialisé, à la crise écologique et climatique, à la précarisation de l’emploi ou encore aux épidémies mondiales, des acteurs, sur la base de valeurs et d’idéaux communs, décident de se regrouper afin d’agir et de stimuler un changement social (Smith, 2009). Ainsi, un entrepreneuriat social de solidarité peut se développer particulièrement vite en temps de crise (Lumpkin, Bacq et Pidduck, 2018), comme lors de la crise économique de 2008 en Grèce (Meliou, 2020 ; Molina, Valenzuela-García, Lubbers, Escribano et Lobato, 2018 ; Rakopoulos, 2015) ou dans le cadre de la crise actuelle liée à la Covid-19 (Billiet et al., 2021). Nos résultats, malgré qu’ils concernent des entrepreneurs du secteur privé, font découvrir le développement de multiples solidarités tant au niveau de la famille que des clients, des fournisseurs, des employés et de la communauté d’entrepreneurs, un aspect qui pourrait être exploré par de futures recherches.

Conclusion

Notre étude comporte avec certaines limites liées à la méthode de collecte des données. Premièrement, un manque d’uniformité potentielle pourrait exister dans la façon de mener les entrevues de recherche. Toutefois, comme spécifié dans la section méthodologique, nous avons employé différentes stratégies afin de réduire les biais et d’assurer la fiabilité de la recherche. Deuxièmement, même si notre échantillon est aléatoire, il reste composé d’entrepreneurs qui ont accepté de participer à une entrevue de recherche en pleine crise. Il est probable que des entrepreneurs qui expérimentent une réalité plus drastique, allant jusqu’à la faillite de l’entreprise, n’aient pas pu être inclus (refus de partager un échec, manque de temps, aspects émotionnels…). Notre échantillon n’est donc certainement pas représentatif des situations des entrepreneurs les plus marginalisés ou précarisés. Il nous semble important de souligner que notre étude ne prétend pas affirmer que l’ensemble des entrepreneurs est à même de faire face à une crise de grande ampleur. Afin d’avoir une vision plus complète des vécus entrepreneuriaux face à la crise, des recherches futures devraient également aller à la rencontre des entrepreneurs invisibilisés dans les discours publics et académiques (Martinez Dy et Jayawarna, 2020).

Plusieurs voies de recherche se dessinent autour de la compréhension des dimensions contextuelles, mises en évidence ici de manière exploratoire. Il serait pertinent de mener une analyse approfondie et systématique de ces dimensions au travers d’une analyse contextuelle telle que proposée par Baker et Welter (2017, 2020). En effet, cela permettrait d’explorer les enseignements de l’effet élastique pendant la crise de la Covid-19, en plaçant davantage l’emphase sur les microprocessus quotidiens des entrepreneurs, dans leurs contextes uniques et particuliers. Le contrôle et l’institutionnalisation des activités entrepreneuriales en lien avec la crise pandémique écraseraient-ils temporairement les contextes individuels? Nous n’irons pas si loin, mais la crise économique et sociale semble si puissante qu’il ne nous apparaît pas impossible que les individualités des entrepreneurs et leurs réalités propres puissent reculer à l’arrière-plan, du moins pendant un moment. Des études ethnographiques, narratives et comparatives pourraient en ce sens apporter un éclairage intéressant.

D’autres pistes pertinentes se dégagent en lien avec les trois dimensions contextuelles identifiées. Selon le principe d’unité générationnelle de Lippman et Aldrich (2016), de quelle manière le passé commun de toute une génération d’entrepreneurs au Québec, ayant par exemple connu la croissance des PME francophones dans les années quatre-vingt puis le krash boursier de 1987, va-t-il influencer leur manière d’appréhender et de gérer les crises ? Comment la crise de la Covid-19 est-elle vécue dans divers contextes familiaux à travers le monde, en fonction des rôles culturels de genre et leur transformation ? Comment la frontière entre entrepreneuriat public, privé ou social se dessine-t-elle en période de crise ? Des travaux pourraient étudier de manière plus systématique chacune des trois dimensions identifiées, ainsi que d’autres éléments de contexte, par exemple l’influence des phénomènes de genre ou des contextes migratoires. De plus, une meilleure compréhension de l’interaction entre contextes entrepreneuriaux, familiaux et institutionnels (Baker et Welter, 2020) amènerait un éclairage intéressant sur la crise actuelle, caractérisée par une interpénétration forte de ces différents niveaux de contexte.

Notre travail permet enfin de proposer différentes recommandations pratiques. Tout d’abord, appréhender la crise comme un processus, et non un événement, permettra aux entrepreneurs et aux organismes d’accompagnement à l’entrepreneuriat d’aller au-delà des réactions immédiates à mettre en place pour prendre en considération les trois phases à traverser et leurs spécificités. Reconnaître l’effet élastique de la crise de la Covid-19 peut contribuer à améliorer la préparation et la gestion de crise par les entrepreneurs. Dans le cadre d’une relation d’accompagnement, les accompagnateurs pourront notamment faire réfléchir les entrepreneurs sur leur rapport au temps. Ainsi, chaque phase de l’effet élastique pourrait faire l’objet d’une réflexion : comment se ressourcer en temps de ralentissement ? Quelles priorités choisir en phase d’accélération ? Comment garder un certain optimisme tout en étant prudent lors de la projection vers l’avenir ? Bien que la crise de la Covid-19 ait un caractère unique, plusieurs de ces questions peuvent être pertinentes dans d’autres contextes de crise au cours du processus entrepreneurial.

Ensuite, face à une crise externe majeure, notre travail montre que des changements de stratégie ou de modèle d’affaires ne sont pas suffisants. En effet, il s’agit pour les entrepreneurs et leurs accompagnateurs d’adopter une vision plus holistique de la gestion de crise, en incluant non seulement des éléments liés au projet entrepreneurial (numérisation, adaptation du produit), mais aussi des éléments liés à l’entrepreneur (métacognition, réflexivité), sa famille (équilibre de vie) et sa communauté au sens large (solidarité, bien-être).

La sensibilisation des entrepreneurs aux dimensions de contexte identifiées peut être intégrée dans des savoirs transmis par les accompagnateurs à l’entrepreneuriat et soutenir les entrepreneurs en situation de crise. Sur le plan générationnel, des pistes d’action peuvent être mises en oeuvre pour apporter une aide à la décision en temps de crise aux entrepreneurs moins expérimentés, via par exemple un programme d’accompagnement professionnel ou de mentorat dédié. Compte tenu du rôle important que peut jouer la famille, cette dimension devrait être intégrée dans les programmes de soutien à l’entrepreneuriat en période de crise et dans les politiques publiques (financement de services de garde, soutien scolaire pour les enfants). Une attention particulière devrait aussi être donnée au bien-être non seulement des entrepreneurs, mais aussi de leur famille et de leur communauté. Pour terminer, les liens entre secteurs privé, public et social apparaissent comme particulièrement importants à développer durant de telles crises afin de soutenir l’écosystème entrepreneurial. Citons par exemple l’initiative LeCOUDE[3] qui est née pendant la crise de la Covid-19 au Québec afin de faciliter l’accompagnement et le maillage des entrepreneurs. La mise en place et la coordination de tels réseaux de solidarité entre différentes parties prenantes peuvent permettre de faire face aux crises importantes de façon plus systémique.