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Introduction

Si la participation de l’accompagnement dans la réussite des projets entrepreneuriaux et dans l’évitement des échecs est reconnue, les mécanismes qui expliquent son rôle sont encore explorés par la communauté académique afin de comprendre plus précisément ce qui est à l’oeuvre (besoins spécifiques des entrepreneurs, compétences des accompagnateurs, écosystème entrepreneurial, modèle de fonctionnement des incubateurs, etc.). Notre contribution participe à cet effort en prenant l’angle de la méthode d’accompagnement. Cet article restitue une recherche-action déployée au sein de l’incubateur Ubee Lab créé en 2016 pour accompagner les étudiants de l’Université de Bordeaux porteurs d’un projet de création d’entreprise. Ubee Lab accompagne notamment les étudiants bénéficiant du statut national étudiant-entrepreneur (SNEE) délivré par le PÉPITE régional Entrepreneuriat Campus Aquitaine au sein duquel ses services trouvent en partie leur place[2]. Notre recherche s’inscrit ainsi dans le thème de l’accompagnement entrepreneurial (Albert, Fayolle et Marion, 1994 ; Verstraete, 1997 ; Sammut, 2003 ; Léger-Jarniou et Saporta, 2006 ; Messeghem et Sammut, 2013 ; Messeghem et Sammut, 2013 ; Charry, Arias Pérez et Lozada Barahona, 2014 ; Simatupang, Schwab et Lantu, 2015 ; Messeghem, Sammut, Temri et St-Jean, 2020) et en particulier celui consacré aux incubateurs de projets entrepreneuriaux (Allen et McCluskey, 1990 ; Aernoudt, 2004 ; Chan et Lau, 2005 ; Bergek et Norrman, 2008 ; Bruneel, Ratinho, Clarysse et Groen, 2012 ; Fernández Fernández, Blanco Jiménez et Cuadrado Roura, 2015 ; Ayatse, Kwahar et Iyortsuun, 2017 ; Mrkajic, 2017 ; Assenova, 2020). Ces incubateurs peuvent être vus comme des organisations offrant un environnement favorable à l’éclosion et au développement de nouvelles entreprises (Chan et Lau, 2005). Un incubateur regroupe un espace de travail et des services partagés, un accompagnement pour le développement d’une entreprise dans ses premières phases ainsi qu’une mise en relation au sein de réseaux professionnels avec l’objectif de soutenir l’émergence d’affaires viables (Bergek et Norrman, 2008). Initialement essentiellement dirigés vers les entreprises technologiquement innovantes, les incubateurs se sont adressés par la suite aux projets à « potentiel », quel que soit le domaine concerné. En conséquence, le profil des porteurs accompagnés s’est élargi. Dans notre cas, Ubee Lab apporte un environnement favorable à la maturation des projets entrepreneuriaux portés par des étudiants-entrepreneurs (EE dans la suite du texte) de l’Université de Bordeaux et les aide à devenir plus convaincants. Depuis sa création, Ubee Lab est pensé comme un « préincubateur » au sens proposé par Leyronas et Loup (2015). Ces derniers ont, dans un essai, défini la préincubation comme un dispositif d’accompagnement partant de l’idée du porteur de projet jusqu’à une première proposition de business model (BM dans la suite du texte). Si la préincubation a ainsi été située, elle n’a pas fait l’objet d’un travail empirique permettant d’en apprécier la pertinence. Leyronas et Loup (2015) se sont basés sur leur expérience de l’accompagnement et soulignent que la préincubation est le parent pauvre de l’analyse des dispositifs mis en place en faveur de l’entrepreneuriat étudiant, alors que la montée en puissance de ces dispositifs pose des questions de posture, de définition des activités, de légitimité et de responsabilité. Notre travail de recherche vise à combler ce manque en appréciant la façon dont la préincubation s’exprime dans les faits et plus précisément, ici, dans la construction d’une méthode d’accompagnement cohérente avec le positionnement compris. En effet, le responsable d’Ubee Lab était demandeur de cette méthode afin de s’appuyer sur un processus d’accompagnement modélisé. Les avantages qu’il y voyait étaient d’apporter plus de clarté à la fois à l’accompagné et à l’accompagnateur sur le déroulement de la prestation et ses exigences, de pouvoir transmettre un guide aux nouveaux salariés, car ce type de structure connaît une rotation importante des personnels, et de professionnaliser la prestation afin d’être en mesure de discuter de pair à pair avec les acteurs de l’écosystème d’accompagnement.

Notre visée académique de combler le manque de recherche sur la préincubation touche à des enjeux intéressant les différentes parties prenantes afférentes aux situations de gestion concernées (situations pour lesquelles un collectif poursuit un objectif évalué ; Girin, 1990) :

  • les étudiants : ils s’inscrivent dans une insertion professionnelle par l’entrepreneuriat (ici, par un projet de création ou reprise d’entreprise). Le stade d’avancement de leur projet est initialement souvent trop immature pour intéresser les structures d’accompagnement de l’écosystème, mais les étudiants n’ont pas moins besoin d’être guidés. Le passage au statut d’accompagné doit les conduire à s’émanciper en partie de leur statut d’étudiant pour revêtir celui d’entrepreneur. Il ne s’agit pas de les éloigner de leurs études, mais de les installer dans une véritable position d’accompagné pour entreprendre, ce qui les prépare également à rejoindre l’écosystème entrepreneurial. Que les étudiants passent ou ne passent pas à l’acte, l’accompagnement participe à leur réussite ou à l’évitement d’au moins un triple échec (psychologique, relationnel, financier) et contribue au développement des compétences entrepreneuriales ;

  • les incubateurs étudiants des universités[3] : ils accompagnent un public singulier qui a pu recevoir, dans le cadre de son parcours universitaire, en amont ou de façon concomitante à l’accompagnement, une sensibilisation ou une formation à l’entrepreneuriat. L’incubateur étudiant prend alors le relais de ce que les pédagogues et responsables de programmes ont conçu. La formalisation d’une méthode peut également répondre au problème de rotation du personnel souvent rencontré par ces structures. La méthode participe alors à une professionnalisation de l’incubateur, dont l’activité concerne avant tout l’accompagnement (quand bien même cet incubateur serait une partie d’un ensemble plus large couvrant les différentes interventions en faveur de l’entrepreneuriat étudiant et auxquelles il peut participer). L’enjeu est également de sortir d’un amalgame « éducation à l’entrepreneuriat-accompagnement à l’entrepreneuriat », ce qui n’est pas simple alors que leur tutelle universitaire a comme fonction l’enseignement et la recherche. Autrement dit, il s’agit de poser et de faire comprendre des cadres d’action permettant de doter les incubateurs de moyens ciblés sur l’accompagnement (sans ignorer le recouvrement des frontières entre niveaux d’intervention) ;

  • l’État français : il a, par le ministère français de l’Éducation nationale, de l’Enseignement supérieur, de la Recherche et de l’Innovation (MESRI), mis en place un dispositif national en faveur de l’entrepreneuriat étudiant (réseau PÉPITE). Ce dispositif comporte explicitement un volet sur l’accompagnement des étudiants-entrepreneurs dans leur projet. Ce volet entre dans l’enveloppe des moyens octroyés et, en conséquence, dans les critères d’évaluation de la performance des sites dotés. L’évaluation des dossiers de labellisation des PÉPITE par le MESRI peut faire apparaître un certain embarras en raison d’un manque de définition des frontières évoquées précédemment, ce qui nuit aux politiques nationales qui, sans uniformiser les actions pour laisser au local un potentiel d’initiatives, ont néanmoins besoin d’évaluer de façon plus éclairée chaque niveau d’intervention (information, sensibilisation, formation/spécialisation, accompagnement) sur la base de critères en partie communs aux différents sites ;

  • les universités : elles ont, d’une part, répondu aux appels à projets nationaux et, d’autre part, pour celles dont le projet a été labellisé PÉPITE, participé à la dotation des actions en faveur de l’entrepreneuriat étudiant, y compris pour la création d’incubateurs, souvent avec le soutien d’autres acteurs également parties prenantes (conseil régional, Bpifrance…). Si les universités n’en sont pas toutes au même niveau s’agissant de leur sensibilité à l’accompagnement des EE, la professionnalisation de leur dispositif d’incubation peut offrir aux instances décisionnelles à la fois de l’intelligibilité (compréhension des enjeux et des actions) et un gain de pertinence s’agissant des possibilités de fléchage des moyens ;

  • les structures d’accompagnement de l’écosystème : elles ont vu émerger les incubateurs étudiants au sein d’universités. Elles peuvent s’interroger à la fois sur le positionnement et la légitimité de ces dernières dans ce type d’action. Il s’agit de pouvoir discuter entre pairs ; les compétences des incubateurs étudiants doivent être reconnues pour en faire des partenaires sollicités par l’écosystème entrepreneurial.

Sur le dernier point, il convient de constater que les incubateurs étudiants s’insèrent dans un écosystème entrepreneurial composant déjà avec des structures d’accompagnement, dont la profusion questionne la cohérence du dispositif d’accompagnement et la complémentarité des services offerts par chacune (Lesage, Jacquemin et De Blois, 2019 ; Jacquemin et Lesage, 2018).

Afin de proposer un périmètre pouvant éclairer les situations et les protagonistes listés, il semble nécessaire d’aller au plus près du terrain des deux principaux intéressés, les EE et leur incubateur universitaire et, plus précisément, pour le site investi, leur préincubateur. Une méthode d’accompagnement a été conçue et déployée, cadrée par l’idée de ce qu’est la préincubation, puisque Ubee Lab l’adoptait, mais en considérant que ses frontières pouvaient être amendées par la rigueur du travail académique. Notre recherche participe à combler le constat de rareté des travaux sur ce que Hackett et Dilts (2004) qualifiaient de boîte noire de l’accompagnement, c’est-à-dire sur la manière d’accompagner, sur les outils/méthodes. En effet, s’il est établi que les méthodes d’accompagnement mobilisent des outils et des concepts récents issus des pratiques (ici le BM), peu de recherches s’intéressent à la manière dont une méthode peut se construire autour d’eux. La méthode mise au point par la recherche-action ici conduite est précisément construite autour d’un outil.

Pour concilier notre objectif académique (combler le manque de recherche sur la préincubation et en préciser les contours) avec l’objectif d’Ubee Lab (comment « préaccompagner »), nous avons mené, sur la période juin 2017-décembre 2019, une recherche-action (R.-A. dans la suite du texte) consistant à concevoir une méthode d’accompagnement cohérente avec le positionnement choisi. Notre travail prend une posture ingénierique désormais reconnue en sciences de gestion (Chanal, Lesca et Martinet, 1997 ; Verstraete, 2007). Un ensemble de productions académiques va dans le sens d’une proximité renforcée entre les chercheurs et les praticiens (consulter les numéros 261 de 2016 et 284 de 2019 de la Revue française de gestion ; le volume 11 numéro 2 de la revue Academy of Management Learning & Education, 2012 ; le volume 4 du Journal of Applied Behavioral Science, 1993). Si, quel que soit le cadre opératoire déployé, la recherche fournit des résultats susceptibles de faire l’objet d’une valorisation managériale (Verstraete et Philippart, 2019), la R.-A. relève d’une posture permettant d’apprécier in situ la pertinence du transfert de connaissance, qu’il s’agisse, selon Carton et Mouricou (2017), de son intelligibilité, de son intérêt, de son utilité, voire de sa diffusion. La R.-A. présente la particularité de placer cette pertinence comme un résultat attendu, du moins est-ce une intention, car il est possible que la production ne soit finalement pas utilisée. Une R.-A. n’a pas d’obligation de résultat, elle relève d’une intention où l’interaction entre les types d’acteurs précise la résolution d’un problème. Elle accorde par contre une attention toute particulière à la fois aux compétences des acteurs et à leur apprentissage (Koenig, 1993 ; Jouison-Laffitte, 2009). Dans le champ de l’accompagnement entrepreneurial, les travaux de Carré (2014), Radu et Redien-Collot (2010), Schmidt et Fayolle (2014), Ben Mahmoud Jouini, Paris et Bureau (2010) témoignent des apports réciproques d’une collaboration entre praticiens et chercheurs.

Dans une première partie de l’article, nous faisons le point sur ce que la littérature dit de l’accompagnement entrepreneurial en période d’incubation pouvant intéresser la préincubation (publics accompagnés, métier d’accompagnateur, contenu de l’accompagnement, contexte…). La deuxième partie expose le cadre opératoire, lequel prend appui sur l’acception de Susman et Evered (1978) pour réaliser deux boucles partant chacune d’un diagnostic pour aller jusqu’à apprécier l’apprentissage issu du protocole de R.-A. La troisième partie présente et discute la méthode elle-même pour ensuite apprécier ce qu’elle retourne à la littérature, notamment en participant à cerner les frontières définitionnelles de la préincubation. Sur la base des apports académiques et managériaux, la conclusion ouvre des voies de recherche sans omettre de poser quelques limites de notre travail.

1. La relation d’accompagnement entrepreneurial et son contexte

Les pratiques d’accompagnement relèvent de nombreux défis dont les chercheurs se sont progressivement saisis depuis la fin des années quatre-vingt, jusqu’à faire de l’accompagnement un véritable champ de recherche dans le domaine de l’entrepreneuriat (Chabaud, Messeghem et Sammut, 2010 ; voir les numéros spéciaux des revues : Journal of Business Venturing, 2005 ; Revue de l’entrepreneuriat, 2006, 2010, 2017 ; Marché & organisations, 2008 ; L’Expansion Entrepreneuriat, 2009 ; Gestion 2000, 2010 ; Revue management & avenir, 2012 ; Management international, 2013 ; Entreprendre & Innover, 2014, 2015 ; Revue française de gestion, 2020 ; Thunderbird International Review, 2020). Dans cet article, deux axes ont été retenus. Le premier porte sur la relation d’accompagnement elle-même (ses acteurs, l’entrepreneur et son accompagnateur, son contenu). Le second situe cette relation dans le contexte où elle s’exerce (les structures d’accompagnement, leurs performances et leur place dans l’écosystème entrepreneurial).

1.1. La relation d’accompagnement

Notre recherche s’inscrit à l’intersection de trois thématiques : l’étude des publics accompagnés et la prise en compte de leurs besoins spécifiques, le métier d’accompagnateur, les pratiques et méthodes d’accompagnement.

1.1.1. Des porteurs de projets aux besoins variés

La perception, par un entrepreneur, de ses propres besoins est un facteur essentiel dans le déroulement de son parcours entrepreneurial. S’il peut être encouragé par son environnement (proches, experts, partenaires) à être accompagné dans son projet, la réussite du dispositif d’accompagnement repose sur sa propre volonté (Rice, 2002). Divers facteurs peuvent rendre des entrepreneurs réfractaires à l’accompagnement, tels que leurs besoins en termes d’indépendance, de liberté ou d’appropriation de leur propre création, la communication perfectible des structures d’accompagnement, la mauvaise connaissance et/ou la méconnaissance des structures d’accompagnement ou encore le manque de reconnaissance des compétences de ces structures (Léger-Jarniou, 2008). Néanmoins, l’influence positive de l’accompagnement sur la réussite des projets ne fait pas débat (Bornard, Goujon et Richard, 2014). Il est alors possible de s’interroger sur l’adéquation publics/structures, par exemple en étudiant la cohérence entre les besoins et les pratiques d’accompagnement (Vedel et Stéphany, 2010) afin de traiter l’adaptation des parcours aux profils des accompagnés (Cuzin et Fayolle, 2006 ; Santoni, 2018). Cette adaptation va parfois tenir compte de caractéristiques très diverses, telles que l’âge des entrepreneurs (Verzat, Gaujard et François, 2010), ou d’objectifs clairement formulés tels que le développement de compétences (Toutain et Fayolle, 2008 ; Leyronas et Loup, 2015) ou l’accompagnement à la levée de fonds (Rédis, 2006) en intégrant les nouvelles pratiques comme le financement participatif (Calmé, Onnée et Zoukoua, 2016). D’autres types de regards portent sur des catégories d’entrepreneurs aux besoins spécifiques telles que les femmes entrepreneurs (Mérino et Duchemin, 2016), les mampreneurs (Richomme-Huet et D’Andria, 2013), les entrepreneurs contraints (Couteret, 2010), les entreprises familiales (Burnett et McMurray, 2014), les repreneurs (Deschamps, Geindre et Fatien Diochon, 2010 ; Geindre et Deschamps, 2014) ou les étudiants (Delanoë-Gueguen, 2015a ; Leyronas et Loup, 2015). L’adaptation des structures d’accompagnement aux besoins et spécificités des entrepreneurs les conduit parfois à se spécialiser (Schwartz et Hornych, 2012). La littérature souligne notamment l’intérêt actuel pour les incubateurs sociaux (Sansone, Andreotti, Colombelli et Landoni, 2020) ou ceux dédiés aux femmes.

1.1.2. Accompagnateur : entre posture et compétences, un métier aux multiples facettes

Une grande variété de vocabulaires est employée pour qualifier l’accompagnateur : conseiller, coach, mentor, accompagnateur, accompagnant… Il ne s’agit pas que de nuances, car lorsqu’ils sont utilisés à propos, ces vocabulaires cernent des postures d’accompagnement différentes, dont la connaissance permet de lever les ambigüités et l’impression de « nébuleuse » souvent associée au domaine (Paul, 2002, 2009 ; Cuzin et Fayolle, 2006 ; D’Abate, Eddy et Tannenbaum, 2003 ; Pezet et Le Roux, 2012). Ces postures découlent de la sémantique du verbe « accompagner » et s’articulent autour de registres d’actions (Paul, 2007) liés au fait d’escorter (soutenir, protéger), de guider (aider au choix, anticiper) ou de conduire (mettre en mouvement, éduquer). Selon Verzat et Gaujard (2009), l’accompagnateur peut être perçu comme un référent global du projet (posture d’ingénieur), un expert (posture fonctionnaliste) ou un escorteur (posture herméneutique) ; il peut également endosser le rôle de réparateur ou de facilitateur (Schmitt et Husson, 2015).

La compréhension du métier d’accompagnateur nécessite de tenir compte du contexte dans lequel il s’exerce. Ainsi, s’intéresse-t-on par exemple au profil du business angel, considéré comme un « accompagnateur-actionnaire » (Certhoux et Zenou, 2006 ; Certhoux et Perrin, 2010), à l’employeur-accompagnateur dans les situations d’essaimage (Laviolette et Everaere-Roussel, 2008), à l’animateur d’espaces de travail partagés (Pierre et Burret, 2014) ou encore à l’accompagnement par les pairs (Jaouen, Loup et Sammut, 2006). Une littérature importante est consacrée au mentorat, qu’il s’agisse de cerner ses fonctions (St-Jean, 2010) ou d’en apprécier les influences (Fonrouge, 2010 ; St-Jean et El Agy, 2013).

Un autre ensemble de travaux a pour objet le développement des compétences des accompagnateurs. Certaines phases du processus entrepreneurial induisent des besoins propres aux entrepreneurs auxquels l’accompagnateur doit s’adapter : par exemple lors des phases de doute (Valéau, 2006) ou lorsqu’il s’agit de gérer un échec entrepreneurial (Cusin, 2017). Dans sa relation avec l’entrepreneur, l’accompagnateur mobilise des stratégies de communication différentes (la persuasion, l’engagement, la critique et la provocation), dont la maîtrise aide à répondre efficacement aux situations et aux enjeux (Radu et Redien-Collot, 2010 ; Radu, Lefebvre et Redien-Collot, 2014). Cette maîtrise nécessite un apprentissage et un appel est lancé pour des recherches sur les questions afférentes aux compétences et à la formation des accompagnateurs afin de construire des référentiels partagés et ne plus reposer sur des constructions empiriques individuelles (Duquenne, 2014). Dans les incubateurs, le rôle du responsable, les tensions inhérentes à sa fonction (entre pratique de l’accompagnement et management de la structure), son influence sur la trajectoire et la performance de l’incubateur font l’objet d’une attention spécifique (Rice, 2002 ; Kakabadse, Karatas‐Ozkan, Theodorakopoulos, McGowan et Nicolopoulou, 2020).

1.1.3. Des pratiques d’accompagnement encore peu explorées

Une grande diversité dans les pratiques d’accompagnement fait écho aux différentes postures s’offrant à l’accompagnateur et aux multiples besoins des entrepreneurs qu’il accompagne. On est ici au coeur de ce que Hackett et Dilts (2004) qualifiaient de « boîte noire » de l’accompagnement. Il s’agit de comprendre « comment » accompagner. Force est de constater que les recherches portant sur le coeur du processus d’incubation, la phase d’accompagnement elle-même et les méthodes/outils correspondants sont plutôt rares (au sein d’incubateurs pour étudiants, une méthode d’accompagnement fondée sur le modèle de Palo Alto a été mise en place : Bornard, Goujon et Richard, 2014 ; la méthode Ideo©, Schmitt et Husson, 2015).

Rice (2002) aborde le processus d’incubation dans sa globalité (recrutement des entrepreneurs, leur accompagnement et leur sortie du dispositif). L’auteur présente en particulier une méthode où les accompagnateurs pratiquent un conseil multifacettes alternant des phases passives et d’autres proactives. Lors des premières, l’accompagnateur répond aux sollicitations de l’entrepreneur pour résoudre les problèmes rencontrés. Dans les secondes, d’une part, les accompagnateurs prennent l’initiative du contact avec les entrepreneurs pour proposer, voire imposer, des questionnements qu’ils jugent utiles à la maturation du projet et, d’autre part, ils mettent les entrepreneurs en relation avec les acteurs du réseau. Ainsi, accompagnateur et entrepreneur coproduisent la relation. La performance de cette coproduction dépend d’autres facteurs liés à la structure elle-même (les moyens à sa disposition) et à la clarification des objectifs de celle-ci, à l’accompagnateur (sa disponibilité, ses compétences) et à l’entrepreneur (ses caractéristiques, ses besoins et sa volonté d’engagement).

1.2. Le contexte de la relation d’accompagnement

La littérature nous conduit à considérer le contexte sous deux angles : l’écosystème entrepreneurial et la performance des structures d’accompagnement.

1.2.1. L’écosystème entrepreneurial

Le développement du secteur de l’accompagnement à la création d’entreprise a généré une prolifération de structures dont la diversité appelle une clarification. Le positionnement de ces structures au sein de leur écosystème conduit à interroger leur accès aux ressources, leur articulation et leur complémentarité, qu’il s’agisse des pôles de compétitivité et des clusters (Froehlicher et Barès, 2014), des coopératives d’activité et d’emploi (Charles-Pauvers et Schieb-Bienfait, 2010), des parcs scientifiques et des incubateurs (Phan, Siegel et Wright, 2005) ou de toute autre structure particulière (Fabbri et Charue-Duboc, 2013 : modèle singulier de La ruche). Cette perspective de recherche apporte un éclairage quant aux politiques publiques menées dans ce domaine et, pour l’essentiel, soulève des discussions sur la pertinence des différents dispositifs d’accompagnement (Chabaud, Messeghem et Sammut, 2010). Il s’agit de porter un regard sur le parcours des entrepreneurs souhaitant bénéficier d’un soutien et de leur faciliter l’accès à des prestations de qualité. Il convient alors d’éviter, d’une part, les « empilements » parfois constatés (Ben Slimane, 2014) et, d’autre part, une compétition non efficiente. Dans la pratique, des relations coopétitives sont observées (Theodoraki et Messeghem, 2015). Quoi qu’il en soit, comme toute entreprise, les incubateurs s’inscrivent, eux-mêmes, dans une perspective entrepreneuriale et concurrentielle (Maus et Sammut, 2017). L’amélioration des pratiques des incubateurs peut passer par l’étude des bonnes pratiques, mais en ne perdant pas de vue la dimension culturelle de l’écosystème (Abetti, 2004).

Une lecture dynamique permet de questionner de façon plus prosaïque la complémentarité des accompagnements proposés selon la phase du processus entrepreneurial du projet et selon le moment auquel l’entrepreneur en a besoin (Degeorge, 2017). Certains travaux relèvent l’intervention des acteurs du développement territorial, lesquels mettent en oeuvre des actions pour améliorer la cohérence des réseaux d’accompagnement au sein de l’écosystème entrepreneurial (Frugier, 2014). Des structures nouvelles, comme les accélérateurs, font l’objet d’une attention accrue (Shankar et Clausen, 2020 ; Blair, Khan et Iftikhar, 2020).

L’existence de l’écosystème entrepreneurial apparaît comme un facteur de réussite pour un projet (Asselineau, Albert-Cromarias et Ditteret, 2014 ; Bøllingtoft et Ulhøi, 2005). L’évolution du tissu économique dans son ensemble a une influence sur la création et le développement des entreprises (Boutillier, 2008). Enfin, les travaux de Koh, Koh et Tschang (2005) et Uzunidis (2008) révèlent que les projets innovants ne peuvent émerger que dans des milieux favorisant l’innovation. Ce milieu semble désormais composer avec une économie extraterritorialisée (par combinaison d’une « économie monde » s’affranchissant des frontières et d’une « économie numérique » par essence dématérialisée), mais le territoire reste encore un point d’ancrage important (Philippart, 2016). Le territoire autorise « un focus pertinent, parce qu’il se caractérise par une certaine forme de cohérence économique, sociale, historique, humaine » (Philippart, 2016, p. 11). Si sa géographie peut varier, en matière d’accompagnement à l’entrepreneuriat et à l’échelle locale, il incite à s’interroger sur la nature des impulsions, la nécessité des coordinations ainsi que sur les évaluations, ce dernier point concernant la performance des structures d’accompagnement.

1.2.2. La performance des structures d’accompagnement

La performance des structures d’accompagnement est une voie de recherche dont les enjeux sont relevés depuis longtemps (Allen et McCluskey, 1990). Parmi les critères permettant d’apprécier cette performance, le nombre de créations d’entreprises en est sans doute la manifestation la plus spectaculaire, immédiatement suivi par le nombre d’emplois créés. Bien qu’une enquête ait récemment confirmé l’importance de l’accompagnement en phase amont de la création d’entreprise sur la poursuite du projet (Hentic-Giliberto et Berger-Douce, 2017), la complexité du contexte qui entoure le processus entrepreneurial ne permet pas d’établir une modélisation expliquant de façon satisfaisante le lien entre incubation et réussite entrepreneuriale (Hackett et Dilts, 2004, 2008 ; Hackett, 2004). Toutefois, il semble que deux types de leviers expliquent la performance d’un incubateur. Le premier est constitué des leviers dits « internes » : l’expérience de l’incubateur, les pratiques de sélection, les services fournis aux entrepreneurs, le relationnel (Bergek et Norrman, 2008 ; Vedel et Stéphany, 2010 ; Vedel et Gabarret, 2013). Le second regroupe : les caractéristiques du projet, le capital humain, les variables environnementales (Hackett et Dilts, 2008 ; Vedel et Stéphany, 2010).

L’hégémonie des critères de performance traditionnels (nombre d’entreprises et d’emplois créés) est désormais discutée, notamment à la demande des acteurs des structures d’accompagnement eux-mêmes. D’autres axes d’évaluation sont proposés : l’aide apportée aux porteurs de projets pour accroître leur légitimité (Cueille et Recasens, 2010), le développement de leurs connaissances (Vedel et Gabarret, 2013) et de leurs compétences managériales (Mhamed Hichri, Yami, Givry et M’Chirgui, 2017), l’insertion de leur entreprise dans l’écosystème local, la valorisation de leur expérience entrepreneuriale quel que soit l’aboutissement de leur projet (Delanoë-Gueguen, 2015b), les performances sociales (Sentana, González, Gascó et Llopis, 2017). Globalement, l’évaluation des projets accompagnés eux-mêmes est une voie à explorer pour apprécier la performance des structures d’accompagnement (Litau, 2020).

L’amélioration constante des processus d’incubation par l’innovation, par la qualité du management, par un système d’information adapté, par l’échange des bonnes pratiques avec d’autres structures ainsi que par le développement de la formation continue des accompagnants s’avère nécessaire à la performance de la structure (Bakkali, Messeghem et Sammut, 2013).

Des travaux s’attachent notamment à comparer la performance entre différents types de structures (Lange et Johnston, 2020).

En synthèse, cette première partie apporte des éléments importants pour saisir la relation d’accompagnement et son contexte de déploiement qui intéressent également la préincubation. Ainsi en est-il de la singularité du public accompagné, des phases de la vie de celui-ci et de sa volonté, de l’empathie nécessaire à la posture d’accompagnement, de l’écosystème, notamment en matière de légitimité de la structure d’accompagnement, de la performance des incubateurs et de la difficulté de cerner les critères afférents… Ces points sont à considérer dans la mise au point d’une méthode compatible et cohérente avec ce qui n’est pour l’instant qu’une notion. La prochaine section présente le cadre opératoire de la recherche.

2. Le cadre opératoire : une recherche-action ingénierique sur le terrain d’Ubee Lab

Notre R.-A. s’inscrit dans une perspective ingénierique ; nous nous appuyons sur les cinq phases proposées par Susman et Evered en 1978.

2.1. Le terrain : contexte et choix d’une recherche-action ingénierique

Ubee Lab est un relais local du plan national de l’État français pour le statut EE lancé par le ministère de l’Enseignement supérieur, de la Recherche et de l’Innovation. Depuis 2010, avec les pôles de l’entrepreneuriat-étudiant, devenus PÉPITE (pôles étudiants pour l’innovation, le transfert et l’entrepreneuriat) en 2014, l’État français offre ainsi aux étudiants porteurs d’un projet la possibilité de travailler celui-ci en parallèle de leurs études (et sans vouloir les éloigner de ces dernières). Il incite à la création d’actions locales pour la diffusion d’une culture entrepreneuriale selon quatre niveaux aménageant une proposition plus ancienne (Sénicourt et Verstraete, 2000) : l’information sur l’entrepreneuriat comme voie d’insertion professionnelle (pour Ubee Lab : ateliers, témoignages et participation à des journées portes ouvertes, à des salons…), la sensibilisation à l’entrepreneuriat (séminaires de mise en situation avec conception d’un projet fictif), la spécialisation en entrepreneuriat (diplôme universitaire[4], licence, master, hébergés par les universités ; spécialisation dans les écoles d’ingénieurs, d’architectes, instituts d’études politiques ; convention de partenariat permettant aux étudiants de ces écoles de suivre leur dernière année en master entrepreneuriat) et l’accompagnement des étudiants porteurs d’un projet (notamment ceux ayant obtenu le statut d’EE, dont le dossier a été étudié par une commission locale).

Ubee Lab s’appuie sur les outils de la plateforme grp-lab.com construite autour d’une conception du BM découlant de la recherche (Verstraete et Jouison-Laffitte, 2009, 2011a, 2011b) et qui donne satisfaction à l’animateur. La plateforme, accessible gratuitement, propose un logiciel collaboratif en ligne (GRP Storyteller) incitant à raconter le BM (narration), une série Web, des cas, des ouvrages, etc. Ubee Lab suit en cela les recommandations du ministère français en mobilisant l’un des outils labélisés par la Charte de labellisation nationale de l’étudiant-entrepreneur du 21 mai 2014. Néanmoins, la plateforme ne fournissait pas de méthode à destination des accompagnateurs, ce qu’attendait le responsable d’Ubee Lab[5]. Le problème de la rotation des salariés (fréquent dans ce type de structures) est également une des raisons conduisant à souhaiter une méthode qui permettrait la rédaction d’un guide pour les nouveaux chargés d’accompagnement, assurant ainsi une continuité et une socialisation professionnelle des recrues.

Recherche ingénierique et R.-A. se superposent dans notre recherche où le changement aboutit à la coconception de la méthode avec les acteurs du préincubateur. La mise au point de la méthode d’accompagnement est un problème complexe impliquant plusieurs acteurs (EE, partenaires de l’écosystème, universités) auxquels sont confrontés les accompagnateurs du préincubateur. À ce titre, la recherche présentée ici s’apparente aux recherches ingénieriques (Chanal, Lesca et Martinet, 1997). Celles-ci placent le scientifique en position de « chercheur-ingénieur qui conçoit l’outil support de sa recherche, le construit et agit à la fois comme animateur et évaluateur de sa mise en oeuvre dans les organisations, contribuant ce faisant à l’émergence de représentations et de connaissances scientifiques nouvelles » (Chanal, Lesca et Martinet, 1997, p. 214). Ainsi, le chercheur en sciences de gestion peut également être vu comme un docteur ingénieur qui, sans oublier sa contribution académique, mobilise son savoir pour la conception d’outils utiles au terrain dans le traitement d’un problème mis au jour (Verstraete, 2007). En ce sens, il devient un pragmatique par la production de sens contextualisé. Dans une recherche ingénierique, le chercheur coconstruit le problème avec les acteurs du terrain, modélise pour favoriser l’apprentissage et le changement organisationnel, conçoit des outils (artefact, logiciel, modèle, grille d’interprétation…) en s’assurant de l’appropriation de la connaissance produite, sans oublier les apports théoriques attendus par sa communauté.

La méthode ici déployée appartient à la famille des R.-A. et en adopte l’objectif de résolution de problème, d’utilité pour le terrain, dans une démarche itérative et cyclique et avec l’ambition de production de connaissance. La R.-A. est la seule méthode qualitative pour laquelle l’objectif de résolution de problème est systématiquement prioritaire (Hlady-Rispal et Jouison-Laffitte, 2014). Participatif par nature, ce cadre opératoire conduit les chercheurs à observer, in situ, comment évolue(nt) une situation et/ou le comportement des acteurs. Il produit ainsi des connaissances fondées sur les situations étudiées.

La diversité des types de R.-A. s’appréhende au regard de leurs ancrages épistémologiques variés, allant du postpositivisme pour les R.-A. de type Lewinien (Lewin, 1946), ou l’action science (Argyris, Putnam et McLain Smith, 1985), au pragmatisme, voire au réalisme pour des approches comme recherche-action participante (Kemmis et McTaggart, 2000). Les différentes approches se rejoignent toutefois sur différents points tels que l’utilité et la rigueur de la démarche (Jouison-Laffitte, 2009). Ainsi, pour notre recherche, nous nous sommes confrontés aux caractéristiques de la R.-A. selon Eden et Huxham (1996, Annexe 1).

2.2. Le déroulement de la R.-A. conduite sur le terrain d’Ubee Lab : deux boucles de cinq phases

Les auteurs s’accordent sur le caractère cyclique de la R.-A. (Susman et Evered, 1978 ; Eden et Huxham, 1996 ; Allard-Poesi et Perret, 2003). Notre R.-A. s’est faite en deux cycles successifs interconnectés (allant d’un diagnostic pour définir le problème à l’apprentissage issu de la R.-A.) visant le développement d’une méthode à même d’être appliquée et transférée dans d’autres contextes (Tableau 1). La conception et la mise en oeuvre de la méthode se sont déroulées sur deux périodes successives de seize mois chacune. Si la première boucle a permis de poser l’essentiel des éléments de la méthode d’accompagnement (validation du séquençage en particulier), la seconde boucle a permis d’apprécier l’apprentissage et d’identifier des points d’amélioration (outils de suivi, mise en place d’un entretien préalable, etc.).

La R.-A. a impliqué une équipe de 5 personnes (2 chercheurs, 1 consultant et 2 accompagnateurs d’Ubee Lab) ainsi que 31 EE lors de la première boucle et 52 lors de la seconde. Le temps consacré au travail de terrain équivaut à environ 120 heures pour les chercheurs et le consultant pour la boucle 1, la moitié pour la boucle 2, à environ une cinquantaine d’heures pour les accompagnateurs pour chaque boucle.

La cinquantaine de séances de travail collaboratives entre chercheurs, consultant et accompagnateur ont été systématiquement enregistrées (plus de 150 heures de contenu sonore) et réécoutées pour affiner prises de notes et productions de supports (tels que les guides de présentation de la méthode) ; toutes les analyses et tous les contenus produits par les chercheurs sur la base de ces échanges ont été systématiquement soumis aux accompagnateurs pour limiter le risque d’interprétation erronée et pour assurer le respect des contraintes et opportunités spécifiques à l’incubateur Ubee Lab. Ces données issues d’entretiens non directifs ne sont pas les seules utilisées dans cette R.-A. (Annexe 2).

L’équipe a été particulièrement vigilante aux critères de scientificité de la R.-A., notamment à deux d’entre eux. Le premier combine rigueur et « auditatibilité » de la recherche (Pastorelli, 2000). La conduite de cette R.-A. s’est appuyée sur une instance de gestion (le groupe de travail rassemblant les chercheurs et les accompagnateurs d’Ubee Lab), sur une instance de contrôle (par des échanges avec les autres chercheurs et praticiens du laboratoire de recherche) et sur, en quelque sorte, une « mémoire » (notes et enregistrements assurant la traçabilité de la recherche). Le second touche à l’utilité de la méthode de R.-A. (Eden et Huxham, 1996 ; Justin, 2004). Les chercheurs se sont notamment assurés que l’utilisation autonome de la méthode était possible et ont posé les jalons pour en assurer la transférabilité à d’autres contextes d’accompagnement.

Tableau 1

Description des deux boucles de R.-A. déployées sur le terrain d’Ubee Lab

Description des deux boucles de R.-A. déployées sur le terrain d’Ubee Lab

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3. Résultats de la recherche et discussion : mise au point de la méthode d’accompagnement d’Ubee Lab et préincubation

Le BM d’Ubee Lab aide à définir le cahier des charges de la méthode. La maturation de celle-ci s’est faite au cours des deux boucles de R.-A. Il s’agit de résultats pratiques pour le terrain dont nous proposons une lecture académique. Ils participent à la conceptualisation de la préincubation.

3.1. Prendre en compte le BM de la structure d’accompagnement pour définir le cahier des charges de la méthode

La phase de diagnostic de la première boucle a révélé la nécessité, pour préciser le problème, de mettre au jour le BM d’Ubee Lab en utilisant le modèle GRP (Annexe 3) puisqu’il est employé dans l’accompagnement des porteurs de projets. Cela a permis un accord sur : la compréhension de ce modèle, la proposition de valeur d’Ubee Lab, sa place dans l’écosystème, ses moyens, etc. Ainsi, le groupe de travail a fait émerger une représentation partagée et claire de la valeur générée (G) par Ubee Lab et de sa façon de la (faire) partager (P), sans omettre d’apprécier la manière dont la structure conçoit son modèle économique (R). Ainsi, la méthode intègre, dès le départ, les moyens et les contraintes de la structure dans laquelle elle va être déployée et, ce faisant, évite de la concevoir de façon « déconnectée » de son contexte.

3.1.1. Rappel de la proposition de valeur d’Ubee Lab

La promesse faite par Ubee Lab aux EE intégrant son parcours d’accompagnement repose sur la maturation du BM de leur projet et sur la progression de leur capacité de conviction. L’acceptation d’un public d’EE et de projets encore très éloignés de leur phase de mise en oeuvre fait également partie du positionnement de la structure dans l’écosystème entrepreneurial. Intégré à l’Université de Bordeaux, Ubee Lab apparaît comme un service offert à ses étudiants, dès lors que l’aventure entrepreneuriale les attire et qu’ils manifestent la volonté de s’y investir en parallèle de leurs études. Cette proposition de valeur diffère de celle d’autres structures d’accompagnement qui pourront, par exemple, s’engager à soutenir les démarches de levée de fonds de projets innovants technologiquement ou encore à insérer les entrepreneurs dans un réseau spécifique comme le font les incubateurs dédiés à l’économie sociale et solidaire ou ceux dédiés aux projets culturels.

3.1.2. Les étudiants-entrepreneurs, leurs besoins et leurs contraintes

Différentes spécificités des EE ont été prises en considération (Delanoë-Gueguen, 2015b ; Leyronas et Loup, 2015) : manque de disponibilité pour l’accompagnement et plus globalement pour leur projet en raison d’études en cours, manque d’expérience et de réseau, capacité d’apprentissage, ouverture, curiosité, compétences en matière d’outils numériques… Ainsi, s’agissant du déficit en capital social, le responsable d’Ubee Lab est très attentif à mobiliser un réseau compétent et bienveillant composé d’experts (juristes, experts-comptables, etc.), d’entrepreneurs (des alumni, mais aussi des mentors) et d’acteurs de l’écosystème entrepreneurial de son territoire (ils viennent, par exemple, animer des ateliers). Les EE ont l’opportunité d’activer ce réseau. La méthode intègre ce réseau et permet d’apprécier la progression du projet des EE.

3.1.3. Les moyens humains

La posture des accompagnateurs (Paul, 2007 ; Verzat et Gaujard, 2009) a été également longuement discutée. La relative proximité d’âge entre les accompagnateurs (le responsable d’Ubee Lab, qui a été entrepreneur, a 38 ans et sa collègue en a 27) et les EE est un atout, car les parties partagent certains codes apportant de la fluidité dans les échanges et de la confiance. Elle a toutefois soulevé des questionnements lorsqu’il s’agissait d’inciter certains EE à avancer et à rendre les livrables intermédiaires. Ne disposant ni de l’autorité naturelle d’un « ancien » (comme pourrait en bénéficier un mentor ou un accompagnateur d’un âge avoisinant celui des parents de l’EE), ni de l’autorité légitime de l’enseignant (qui peut imposer des échéances et sanctionner le non-respect des consignes), les accompagnateurs sont parfois gênés pour exiger des rendus. Ce problème n’est toutefois pas spécifique à Ubee Lab et rejoint la réflexion de Rice (2002) sur le rôle essentiel joué par la volonté d’engagement des entrepreneurs dans la réussite du dispositif d’accompagnement. Ce point de vigilance a conduit par exemple à produire un outil d’autodiagnostic pour visualiser la maturation du BM et à définir, pour chaque étape du parcours d’accompagnement, le cahier des charges des livrables demandés (guide rédigé à l’attention des EE).

L’adaptation au profil des EE place l’accompagnateur dans une position combinant souplesse et fermeté. La souplesse laisse à l’EE la responsabilité des prises de contact et du contenu des rencontres ; la fermeté s’exprime dans la définition des points de passage obligés (afin de cadrer l’avancement des questionnements des EE). Les livrables attendus, le rythme et le nombre des rencontres dépendent des paramètres spécifiques au projet (degré de maturité, complexité), de son porteur (degré d’engagement dans l’accompagnement, profil et compétences) et de la structure qui l’accompagne (méthode et outils, ressources disponibles).

La méthode participe à l’intégration de nouveaux collaborateurs au sein d’Ubee Lab (remplacement d’un élément sortant, agrandissement de l’équipe). Le souhait du responsable est que l’accompagnement délivré aux EE soit de qualité équivalente et que la méthode fournisse un cadre de référence aux accompagnateurs, sans totalement les contraindre.

3.1.4. Une lecture des performances d’Ubee Lab

Ubee Lab se trouve à l’interface de plusieurs univers et sa mission l’amène à développer différentes formes de performance. La tenue de la promesse d’Ubee Lab de faire progresser la maturité des BM et la conviction des EE est également observable dans la capacité de ces derniers à lever des fonds : demandes de subventions, campagnes de financement participatif, concours et dispositifs divers de soutien à l’entrepreneuriat. La méthode renforce la capacité d’Ubee Lab à tenir cette promesse.

Les critères du nombre d’entreprises ou du nombre d’emplois créés sont insuffisants, et discutés, sans être évidemment rejetés. Si ses différentes tutelles (Université de Bordeaux, MESRI) peuvent s’y intéresser, l’objectif d’intégration des porteurs de projets accompagnés dans d’autres structures de l’écosystème entrepreneurial local est affiché. Ubee Lab n’est pas en compétition avec les structures d’accompagnement de son écosystème dans lesquels le préincubateur aspire au contraire à envoyer des profils d’EE bien préparés et motivés pour poursuivre la concrétisation de leur projet. La méthode aide à la diffusion et au renforcement d’une culture entrepreneuriale, à découvrir les codes de cet univers, à développer une forme d’agilité dans la réflexion des EE en les rendant aptes à s’adapter à différentes approches/méthodes/outils lorsqu’ils intègrent par la suite d’autres structures d’accompagnement éventuellement différemment outillées.

L’obtention du statut national d’EE est un prérequis pour pouvoir bénéficier des services d’Ubee Lab. Le responsable du préincubateur ne possède pas la totale maîtrise du recrutement des EE, par exemple en termes de calendrier, lequel est imposé par le PÉPITE (trois comités : en juin, septembre et janvier). Les critères de recrutement sont également fixés, mais sa voix est écoutée lorsqu’il s’agit de donner le statut à un étudiant de l’Université de Bordeaux. En raison du temps et des compétences que chaque projet consomme, le responsable sait aussi qu’il n’a aucun intérêt à accueillir des porteurs de projets dont l’idée et l’engagement questionnent.

3.2. La méthode d’accompagnement du préincubateur Ubee Lab

3.2.1. Conception d’une méthode d’accompagnement en six séquences

L’enjeu de la méthode est de conduire les EE à travailler le BM de leur future organisation tout en tenant compte de la nature itérative de leur parcours entrepreneurial. L’approche du BM adoptée en pédagogie de l’entrepreneuriat est différente de celle à mettre en oeuvre lors d’un accompagnement. Le temps imparti au parcours d’accompagnement au sein d’Ubee Lab est d’environ une année, qui plus est en parallèle des études poursuivies par les EE, alors qu’une incubation dure généralement trois ans (Bergek et Norrman, 2008). Certes, les EE peuvent bénéficier d’un accompagnement plus long, mais Ubee Lab se fixe l’objectif de faire suffisamment avancer les projets pour que les EE aient une vision claire et cohérente du BM. Par exemple, dans ce laps de temps, questionner les trois dimensions Génération, Rémunération et Partage du BM successivement ne permettait pas de faire réfléchir les EE sur les liens entre les composantes et donc sur la cohérence globale du système en construction. Cinq versions intermédiaires ont été nécessaires pour mettre au point une version de la méthode comportant deux volets.

Le premier volet est obligatoire. Les séquences présentées dans le tableau 2 constituent autant de points de passage pour un EE d’Ubee Lab. Les six séquences permettent d’aborder l’ensemble des composantes du BM (une ou plusieurs composantes à chaque séquence). Elles ont été organisées en s’appuyant sur l’expérience des accompagnateurs, sur les observations réalisées au fur et à mesure des entretiens menés lors de la première boucle de la R.-A. (qui ont conduit à ajuster l’ordre des questionnements proposés aux EE) ainsi que sur l’expérience des chercheurs dans l’usage du BM GRP tant dans la pratique de l’accompagnement que dans la pédagogie de l’entrepreneuriat. L’ordre retenu pour le déploiement des composantes à chaque séquence est adapté au parcours de préincubation des EE. Il favorise les itérations et renforce en particulier l’appropriation de la dimension systémique du BM en incitant l’EE à travailler, dès le départ, sur les liens entre les composantes.

Le second volet est beaucoup plus libre et piloté par les EE eux-mêmes selon les besoins qu’ils rencontrent.

L’accompagnement mis au point est global ou méthodologique au sens de Cuzin et Fayolle (2006) ou Siegel (2006). L’articulation de niveaux libres et obligatoires du parcours permet aux accompagnateurs de mettre en pratique la coconstruction à laquelle Rice (2002) invite. Le parcours libre correspond à la posture réactive et passive de l’accompagnateur où l’entrepreneur prend l’initiative de la relation au fil des questions et des problèmes qui se présentent à lui dans le cadre de son processus entrepreneurial. Le parcours obligatoire formalise la partie proactive et continue de l’accompagnement (à l’initiative des accompagnateurs) et engage formellement l’EE à y participer par l’intermédiaire de la charte qu’il signe au début du parcours.

Tableau 2

Les séquences de la méthode d’accompagnement[6]

Les séquences de la méthode d’accompagnement6

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Chaque séquence du parcours obligatoire est marquée par un entretien, en face à face (éventuellement par voie numérique) avec l’accompagnateur. Au cours de ces entretiens, l’EE et son accompagnateur reviennent sur l’état d’avancement du projet en s’arrêtant plus spécifiquement sur certaines composantes du BM. Les entretiens sont réalisés dans l’ordre prévu, chaque séquence validant des bases sans lesquelles les séquences suivantes ne sauraient être pertinemment abordées. Ce faisant, en raison des liens entre les composantes, l’EE soumet, à plusieurs reprises, l’ensemble de son BM. La construction progressive du BM se matérialise par sa rédaction grâce à un logiciel informatique disponible sur la plateforme. Ce dernier est coopératif puisque les membres d’une équipe peuvent accéder, y compris simultanément, au contenu du BM. L’écriture, par son pouvoir émancipatoire, joue un rôle déterminant dans le processus de mise au point et de maîtrise du BM puis de sa narration par l’EE. Parfois, une déclinaison en plusieurs scénarios sert de base de discussion avec l’accompagnateur.

Le second volet du parcours est beaucoup plus libre et en quelque sorte « sur mesure », à la demande tantôt des EE, tantôt de l’accompagnateur en fonction des besoins. Les réunions de travail sont moins formelles et peuvent se réaliser sur rendez-vous, lors des permanences des accompagnateurs ou encore par des échanges de courriels. Ces points de rencontre visent essentiellement à guider l’EE dans la construction du BM, à enrichir ses connaissances et son réseau, à organiser des rendez-vous avec des tiers, à proposer la participation aux ateliers, aux conférences et aux témoignages sur des thèmes plus ou moins précis, mais toujours très pratiques. Les intervenants, experts du thème traité (levée de fonds), proviennent de l’écosystème entrepreneurial (réseautage). Ces actions participent à l’imbrication des chaînes de valeur. Chaque manifestation est explicitement reliée à une ou plusieurs composantes du BM sur laquelle elle apporte des éclairages. Un système de mentorat (St-Jean, 2010) est proposé aux EE ainsi que des temps d’interactions entre pairs (Jaouen, Loup et Sammut, 2006).

Un certificat de participation est délivré aux EE pour attester de leur sérieux et de leur engagement dans le parcours d’accompagnement vis-à-vis des autres structures de l’écosystème entrepreneurial dans lesquels un certain nombre d’entre eux iront poursuivre la maturation de leur projet.

Lors des soutenances finales effectuées devant les membres des jurys, ces derniers ont notamment souligné que la solidité des projets et la capacité de conviction des EE s’étaient considérablement accrues depuis la mise en place de la méthode.

Les séquences retenues et l’ordre dans lequel les composantes du BM sont déployées ont été validés tant par les accompagnateurs que par les EE.

En janvier 2018, Ubee Lab a recruté un nouvel accompagnateur qui a été directement formé au BM GRP et à la méthode. Pour faciliter son intégration et en prévision d’éventuels changements au sein de l’équipe d’accompagnement, un guide spécifique dédié à l’accompagnateur a été rédigé.

Le responsable d’Ubee Lab ne ressent plus, à la fin de la boucle 1, le manque de fil conducteur à l’origine de sa collaboration avec l’équipe de recherche. Par ailleurs, l’existence d’une méthode clairement définie a beaucoup facilité l’intégration de la nouvelle personne recrutée, sans pour autant brider ses compétences et la valeur ajoutée de son profil. Au niveau des EE, le fait que les deux accompagnateurs appliquent le même séquençage et s’appuient sur le même modèle gomme la sensation d’inégalité qui aurait pu être parfois ressentie. L’intégration de futurs collaborateurs ou le renouvellement de l’équipe actuelle sont envisagés avec sérénité, la méthode étant à la fois suffisamment structurante et souple puisque chaque accompagnateur reste libre de proposer les outils qu’il maîtrise et qui lui semblent pertinents pour guider les EE dont il a la responsabilité dans la construction du BM de leur projet.

3.2.2. Des limites relevées lors de la phase d’apprentissage de la boucle 1 à la version définitive de la méthode

À l’issue de la première boucle de R.-A., les accompagnateurs ont relevé le besoin d’amener les EE à approfondir leur réflexion sur la cohérence globale du système BM. Dans le guide de l’accompagnateur, des éléments spécifiques aux liens entre les composantes et l’aspect systémique du BM ont été ajoutés (Annexe 4). De manière générale, à l’issue de la boucle 1, les guides de l’EE (Annexe 5) et de l’accompagnateur, jugés trop denses, ont été entièrement reformatés et allégés pour en faciliter l’utilisation.

Les accompagnateurs ressentent le besoin de mettre de la souplesse dans son déroulement pour améliorer la prise en charge des différents profils d’entrepreneurs accompagnés ainsi que la temporalité variable de leurs projets. L’ensemble des changements est résumé dans la figure 1.

Pour améliorer l’adhésion des porteurs de projets à la méthode, la phase d’intégration des EE a été renforcée par la mise en place d’un temps de formation au BM GRP pour les étudiants n’ayant pas suivi un séminaire de sensibilisation et par la fixation d’un rendez-vous individuel, en dehors des séquences, nommé « Entretien à 360° » (Annexe 6).

Comme nous l’avons déjà évoqué, la question de l’engagement des EE dans le processus d’accompagnement est commune à toutes les structures d’accompagnement (Rice, 2002). Dans le contexte spécifique d’Ubee Lab, les différences tiennent notamment à l’état d’avancement des projets, à la motivation de l’EE à être accompagné (l’accompagnement pouvant être vécu comme « imposé » par l’obtention du statut officiel d’EE) et également au problème du moment de l’entrée dans le parcours d’accompagnement (calendrier des comités de sélection du PÉPITE). Divers ajustements introduits dans la boucle 2 (passage accéléré pour certains projets, aménagement du calendrier et de la durée de l’accompagnement, informatisation de l’autodiagnostic avec envoi à l’EE du diagramme de synthèse ; Annexe 7, etc.).

Enfin, confrontés à des cas d’abandon du projet entrepreneurial par quelques EE, les accompagnateurs ont ressenti le besoin d’avoir une trame leur permettant de « débreffer » avec l’EE en faisant le lien avec la méthode déployée. C’est ainsi qu’un entretien spécifique de sortie anticipée du parcours a été prévu. En préparation de cet entretien, l’EE est invité à compléter une fiche dressant un diagnostic des raisons de son renoncement (Annexe 8). Un ensemble de questions lui est également posé visant à tirer profit de l’expérience entrepreneuriale vécue afin qu’il puisse la valoriser dans la suite de son parcours : compétences acquises, réseau développé, projet professionnel mieux défini… (Delanoë-Gueguen, 2015b ; Leyronas et Loup, 2015)[7].

Figure 1

Vue d’ensemble de la méthode d’accompagnement

Vue d’ensemble de la méthode d’accompagnement

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La phase d’analyse des résultats et celle d’apprentissage de la boucle 2 confirment que les changements apportés ont corrigé les limites de la première version de la méthode. Celle-ci est désormais stabilisée et a été utilisée pendant une troisième année confirmatoire (2019-2020) sans que de nouveaux changements soient nécessaires. Le problème actuel d’Ubee Lab est de faire face à la croissance d’activité (augmentation du nombre d’EE) sans ressource humaine supplémentaire. Des pistes sont à l’étude pour automatiser certains aspects (prise de rendez-vous, remise des livrables, validation des ateliers sur le parcours « à la demande », etc.) afin de soulager l’emploi du temps des accompagnateurs et de leur permettre d’accompagner davantage d’EE avec la même qualité de prestation. Ces évolutions ne remettent toutefois pas en cause la méthode mise au point grâce à la R.-A. menée.

3.3. Vers une caractérisation de la préincubation

Cette R.-A. a permis de coconstruire une méthode processuelle d’accompagnement des EE. La section précédente a précisé son acceptation par le terrain et l’apprentissage afférent. Selon Leyronas et Loup (2015), la préincubation part de l’idée portée par les EE pour les conduire à une première version de BM. Au sein d’Ubee Lab, cette acception se précise par l’objectif de faire gagner en maturité les projets (passer de l’idée à une formulation cohérente du BM tenant compte également du caractère systémique du projet travaillé) et, tant que faire se peut, les EE en conviction. Évidemment, tous les projets ne peuvent pas convaincre tous les partenaires, mais le jury final, qui joue également le rôle d’une validation externe, a permis d’apprécier l’atteinte de cet objectif.

Ceci étant, le contenu de la méthode a poussé, en quelque sorte, les frontières définitionnelles de la préincubation. Sa mise en oeuvre n’offre pas à la chaîne de valeur d’Ubee Lab une délimitation lui permettant de strictement s’insérer dans la chaîne de valeur plus large de l’écosystème entrepreneurial. Autrement dit, les chaînes de valeur des acteurs de cet écosystème ne s’intercalent pas, mais s’imbriquent les unes dans les autres avec un tuilage plus ou moins important (Alvedalen et Boschma, 2017 ; Borissenko et Boschma, 2017 ; Spigel, 2017 ; repris dans l’appel à articles de Lesage, Jacquemin et De Blois, 2019, pour ce numéro thématique). À ce titre, il a été déterminant que les acteurs du réseau soient impliqués de façon à ce que la méthode déployée par Ubee Lab leur soit accessible pour qu’ils puissent mieux disséminer leurs connaissances aux EE. Cette dissémination se réalise dès les ateliers auxquels ces acteurs participent et dans l’évaluation des projets lors des jurys afférents. Ce faisant, Ubee Lab a mobilisé un réseau participant à la définition, partagée, de la préincubation puisque son propre BM a tenu compte des attentes des partenaires.

L’effort placé sur le public des EE et la nécessité de suivre des projets donnant parfois lieu à la création effective d’une organisation, alors qu’ils sont toujours accompagnés par Ubee Lab, ne permettent pas d’imaginer la préincubation comme un préalable strict à l’incubation. Les tuilages s’avèrent plus complexes et ne répondent pas à une lecture linéaire d’un processus global. La décision d’acter l’institutionnalisation du projet n’appartient pas à la structure d’accompagnement, mais aux porteurs. Ubee Lab est ainsi parfois conduit à poursuivre son accompagnement lors d’éventuels pivotements et donc de reformulation du BM. Dans ces cas, il opère souvent en relation avec les structures d’accompagnement que les EE ont éventuellement déjà rejointes sans totalement perdre leurs attaches universitaires. Ce constat n’est pas lu par les acteurs comme une concurrence, mais comme un utile partenariat.

Cette non-linéarité peut être également comprise en référence au modèle proposé par Hackett et Dilts (2004). Ce modèle vise à explorer la « boîte noire » de l’incubation selon quatre dimensions : la phase de sélection, les modalités de l’accompagnement, les ressources impliquées dans le dispositif et les résultats/performances de l’incubateur.

La constitution du portefeuille de projets accompagnés par un incubateur passe par une phase de sélection qui prend en considération différentes caractéristiques propres au projet ou au candidat. L’objectif de cette phase est d’écarter les projets ne possédant pas le potentiel estimé suffisant ou manquant singulièrement de solidité. À noter, ici, que le candidat doit obtenir le statut EE.

Les EE sont jeunes, quasiment toujours primoentrepreneurs. Ils manquent d’expérience et de réseau, donc de capital social (Delanoë-Gueguen, 2015a). La manière dont la méthode d’accompagnement a été conçue tient compte de cette singularité (agenda de la remise de livrables, période d’accompagnement, temps d’accompagnement calibré sur les séquences du parcours, tuilage avec les autres acteurs de l’accompagnement, gestion des échecs et mise au jour des compétences acquises…).

La mobilisation des ressources au sein d’Ubee Lab n’est pas un critère permettant a priori de discriminer la préincubation de l’incubation. En effet, à l’instar de n’importe quel incubateur, Ubee Lab mobilise des ressources internes (locaux, matériel, personnel, méthode, moyens financiers…) et des ressources externes (réseau d’experts, autres structures d’accompagnement, autres préincubateurs, anciens étudiants…). À l’image d’autres structures d’accompagnement, il est confronté aux problèmes de formation et d’intégration des nouveaux accompagnateurs, de ressources notamment financières à pérenniser, à la surface des espaces d’accueil, à la difficulté de concilier volume de projets accompagnés et qualité de l’accompagnement dispensé… (Rice, 2002 ; Maus et Sammut, 2017). Ubee Lab dispose toutefois de ressources spécifiques liées à son adossement à une structure universitaire ayant transféré des outils (GRP Lab) et possédant une équipe d’enseignants-chercheurs en entrepreneuriat avec qui les interactions sont constantes. Le double enracinement d’Ubee Lab dans l’écosystème universitaire et l’écosystème entrepreneurial est essentiel pour comprendre ses pratiques.

Ce dernier point n’est pas sans incidence sur les critères de performance d’Ubee Lab. La performance d’une structure d’accompagnement (publique, privée ou hybride) s’apprécie à la fois par l’implication des parties prenantes dans son BM et les résultats obtenus au regard des ressources allouées (Rice, 2002 ; Messeghem et Sammut, 2013). Pour répondre aux attentes de la tutelle de l’Université et de l’échelon national, le reporting comporte des critères « classiques » (nombre de projets accompagnés, de créations effectives, d’emplois créés…) que la mission de préincubation rend néanmoins discutables, sans totalement les rejeter. Des critères qualitatifs (compétences développées, mise en réseau, attitude vis-à-vis de l’entrepreneuriat, intention d’entreprendre, réussite dans les études universitaires, etc.) participent à singulariser la préincubation d’EE. Enfin, par son existence et ses actions, Ubee Lab participe à l’insertion de l’Université dans l’écosystème entrepreneurial, particulièrement avec l’écosystème d’accompagnement entrepreneurial qui ne se limite plus uniquement à la valorisation de la recherche par la création d’entreprise.

Conclusion

Selon Leyronas et Loup (2015), la préincubation est le parent pauvre de l’analyse des dispositifs mis en place en faveur de l’entrepreneuriat étudiant. Il nous a semblé nécessaire de réaliser une R.-A. au plus près de l’accompagnement par la conception d’une méthode questionnant un espace définitionnel qui appelait encore à être précisé. Le travail réalisé devait tenir compte des enseignements tirés de la revue de la littérature, notamment s’agissant des problèmes relatifs à la posture choisie et à l’empathie afférente, à la définition des actions, à la singularité des publics et à leur phase de vie, à la légitimité de la structure, à la performance des incubateurs et à la difficulté de cerner les critères d’évaluation, au positionnement dans l’écosystème. Il en résulte les apports suivants.

L’intuition de Leyronas et Loup (2015) de circonscrire la préincubation entre une idée et une première formulation du BM est raisonnable, mais la méthode mise en place en pousse les frontières et ne structure pas les accompagnements en préincubation et en incubation sur un continuum partant de l’émergence d’une idée jusqu’à la réalisation d’un BP. Le BM est vu, dans ce continuum, comme une étape préalable au BP, ce qui est discutable[8]. Ceci dit, parce qu’elle accepte les projets précocement dans leur maturation, la préincubation est également utile lorsqu’il s’agit de travailler encore l’idée, par exemple avec des méthodes de type carte mentale (privilégiée par Ubee Lab), post-it cérébral, etc. Elle ajouterait alors à ce que les incubateurs peuvent apporter (Annexe 9). Ceci dit, si la préincubation considère le couple porteur/projet à un stade précoce de maturité, c’est-à-dire bien souvent en amont de ce qu’accepte l’écosystème d’accompagnement, notre recherche montre que la méthode permet d’accompagner le public jusqu’à recouvrir plus ou moins fortement les services offerts par les incubateurs de l’écosystème avec lesquels des partenariats peuvent alors se nouer. Autrement dit, elle n’est pas une étape se situant strictement en amont de l’incubation, bien qu’elle puisse en être le préalable (préfixe « pré »). Le flou des frontières conduit les acteurs de l’écosystème d’accompagnement à prendre connaissance de la méthode et de ce qu’elle permet. Il s’en dégage une perception de professionnalisme des EE qui apporte en légitimité par une progression qualitative remarquée. La boucle devient vertueuse, car ce constat permet de nouer des partenariats solides. Les acteurs participent plus facilement aux actions du préincubateur, car ils y trouvent des projets sérieusement montés à qui ils peuvent, le cas échéant, offrir leurs services. Les EE sont alors vus comme des entrepreneurs compétents dans leur projet entrepreneurial et non pas comme des étudiants (attentes exprimées par les EE ; Jacquemin et Lesage, 2018). Que le projet porté lors de la préincubation soit lancé ou non, les étudiants sont alors susceptibles d’irriguer le territoire de leur savoir. Ce point évoque un lien académique entre les recherches dans le champ des écosystèmes éducatifs entrepreneuriaux (qui touchent, selon Belitski et Heron [2017], au transfert des connaissances de l’éducation à l’entrepreneuriat dans le triptyque université/industrie/gouvernement) et celles dans le domaine des écosystèmes d’accompagnement à l’entrepreneuriat.

Le souhait du responsable d’Ubee Lab que le préincubateur soit, sans ambigüité, vu comme une structure d’accompagnement, et pas comme une structure de formation, a participé à la reconnaissance de ses compétences et de celles des EE accompagnés. Le préincubateur devient aussi un lieu de mise en relation avec l’écosystème entrepreneurial, évitant ainsi les confusions, bien que le continuum de services prenne la forme d’un tuilage (Lesage, Jacquemin et De Blois, 2019). Celui-ci n’est pas un mal nécessaire, mais, ici, un bien utile. Le préincubateur n’est pas considéré comme un concurrent, ce qu’il ne pourrait pas être au regard des ressources dont il dispose, notamment en termes de temps à consacrer à chaque projet.

En effet, sur ce point, il convient de remarquer le temps important consacré aux EE. La préincubation se situe dans ce que Jacquemin et Lesage (2018) nomment la planète humaniste. Le stade de maturité auquel sont souvent pris les projets, ainsi que le déficit d’expérience des étudiants en raison de leur âge, nécessitent une empathie particulière pour : mieux comprendre leur possibilité d’engagement dans leur projet entrepreneurial ; leur laisser une relative autonomie dans celui-ci tout en rythmant sa maturation par un calendrier négocié de remise de livrables ; respecter leur implication dans un projet éducatif à ne pas sacrifier (les études par ailleurs poursuivies). Qui plus est, la probabilité de non-concrétisation du projet semble plus importante en préincubation, il est alors nécessaire de permettre aux porteurs de prendre conscience des compétences acquises et de les aider à positionner cette expérience dans leur parcours. La montée en compétences des personnes devient l’un des enjeux les plus importants de la préincubation, donc de leur évaluation. La méthode d’accompagnement intègre cet enjeu pour que le public soit en mesure de déployer les compétences acquises, par exemple lors de futurs autres projets, notamment parce qu’elle insiste sur le caractère systémique, c’est-à-dire sur les interactions entre les composantes du BM. Parce que l’écosystème est une composante du modèle GRP utilisé dans la méthode, l’individu gagne également en projection dans les espaces sociaux dont il fait, fera ou ferait partie. La culture entrepreneuriale gagne à précisément « cultiver » précocement cette vision systémique.

Une des limites de notre travail tient au public accompagné. Sans pouvoir généraliser, il n’est pas déraisonnable d’imaginer que la préincubation puisse être mise au service de chercheurs dans le cadre de la valorisation de leur recherche par une création d’entreprise (voire par d’autres formes de valorisation, notamment dans le domaine des SHS), de salariés d’une entreprise pratiquant l’essaimage (les grandes organisations publiques ou privées pourraient avoir leur préincubateur), de publics pour lesquels une réorientation professionnelle se dessine (demandeurs d’emploi, population carcérale…). Cette limite ouvre une voie de recherche. Il s’agit, avant de disséminer la méthode, d’étudier ses possibilités de transfert à d’autres publics ayant également leur singularité.

Une autre limite tient à l’absence de discussion sur l’outil mobilisé par Ubee Lab, le BM. Celui-ci est aujourd’hui largement reconnu dans la pratique et accepté, bien que ce constat puisse évidemment se soumettre à une analyse critique. Il faut en effet parfois relever une utilisation anecdotique du BM, comme la subissent d’autres outils stratégiques (Swot, Pestel…). Ceci dit, sa mobilisation dans une méthode garantit la rigueur de son emploi. Ubee Lab utilise le BM GRP, éprouvé en recherche avec phase empirique (Antonaglia, Verstraete et Néraudau [2020] ; Bousquet, Barbat et Verstraete [2016] ; Bousquet, Verstraete et Barbat [2019] ; Krémer et Verstraete [2014] ; Krémer, Jouison-Laffitte et Verstraete [2017] ; Meiar et Verstraete [2020] ; Servantie et Verstraete [2012] ; Verstraete et al. [2012] ; Verstraete, Jouison-Laffitte, Krémer et Hlady-Rispal [2017] ; Verstraete, Krémer et Néraudau [2018a] ; Verstraete, Néraudau et Jouison-Laffitte [2018b]). Cependant, le choix de celui-ci n’a pas été discuté par rapport à d’autres modèles, notamment le BM Canvas d’Osterwalder et Pigneur (2010).

Une limite de notre recherche concerne également la sensibilité de l’Université de Bordeaux à l’entrepreneuriat. Elle en a fait un de ses axes stratégiques. Ce n’est pas le cas partout. De plus, la pédagogie de l’entrepreneuriat (sensibilisation, formation) s’appuie depuis 2010 sur le BM GRP. Cet appui est d’ailleurs à l’origine de l’intérêt porté à la création de la plateforme GRP Lab financée dans le cadre d’un Idex (initiative d’excellence). Le passage entre, d’une part, les actions de sensibilisation et de formation et, d’autre part, celles de l’accompagnement a été facilité par cet usage partagé. Il serait intéressant de réaliser une recherche sur un terrain où ce n’est pas le cas.

Une dernière limite que nous évoquerons concerne la mesure de la performance. La mise en place d’une grille d’évaluation de la préincubation nécessite une recherche complémentaire pour mesurer (avant/après) les changements des publics accompagnés en termes d’attitude vis-à-vis de l’entrepreneuriat, d’intention d’entreprendre et de compétences acquises (Krémer et Jouison, 2019, 2020).

Nous terminons avec quelques apports managériaux pouvant se lire en revenant sur les enjeux relevés dans l’introduction de cet article. En premier lieu, le responsable d’Ubee Lab possède désormais la méthode qu’il attendait, les deux boucles de la R.-A. permettant d’attester son apprentissage. La montée en compétences à la fois des salariés et des EE a été remarquée par l’écosystème entrepreneurial, dont les différents acteurs peuvent tirer parti. Les incubateurs en place ne perçoivent pas Ubee Lab comme un concurrent, mais plutôt comme un pair apportant des services à des porteurs de projets qu’ils pourront à leur tour accueillir. À noter, dans la méthode elle-même, l’idée des deux parcours (formel et libre) ainsi que les séquençages conduisant à penser le projet de façon systémique.

Parce que cette recherche s’est menée au plus près du terrain, nous espérons pouvoir éclairer les acteurs politiques sur les risques d’une vue trop macro, notamment lorsqu’il s’agit de tracer des frontières risquant d’être peu compatibles avec les réalités de l’accompagnement. La construction de la chaîne de valeur de l’accompagnement entrepreneurial sur un territoire appelle des recherches in situ afin d’apprécier la pertinence des tuilages.

Les universités, en comprenant mieux l’accompagnement des EE, peuvent s’inspirer de cette démarche réussie pour doter de façon plus efficiente leur préincubateur. Elles pourraient également étendre les services de la préincubation à d’autres publics, par exemple à leurs chercheurs et leurs autres salariés.

Notre recherche donne à voir aux ministères concernés par l’entrepreneuriat étudiant que l’accompagnement appelle une professionnalisation qui n’est pas la même que celle de l’éducation à l’entrepreneuriat, même si évidemment les deux se recouvrent.

Enfin, il reste à faire adopter l’usage du terme préincubateur (et préincubation) et à en faire partager l’acception.