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On ne saurait que s’extasier devant l’exploit ayant conduit à la réalisation de ce travail impressionnant, tant par son ampleur que par les implications profondes qu’une telle entreprise peut avoir sur la manière d’envisager les variétés étudiées et les rapports qui existent entre celles-ci ou avec d’autres. Comportant 942 pages précédées d’une introduction d’une cinquantaine de pages, le volume constitue l’aboutissement de préoccupations plus anciennes d’une grammaire comparée des variétés de français nord-américaines. Comme le précise Ingrid Neumann-Holzschuh dans la préface, si une telle démarche contribue à l’étude des variétés de français nord-américaines, elle apporte aussi, plus largement, des éléments à une linguistique variationnelle, à une étude diachronique du français ainsi qu’aux études créoles.

S’inscrivant dans un projet plus ample, à venir, de comparaison de toutes les variétés de français du point de vue synchronique et diachronique, cette grammaire comparée prend comme objet les variétés de français que les auteures tiennent pour acadiennes (de la Nouvelle-Écosse, du Nouveau-Brunswick, de l’Île-du-Prince-Édouard, des Îles-de-la-Madeleine), ainsi que celles de Terre-Neuve et de Louisiane.

Une ample introduction s’arrête sur les choix théoriques et méthodologiques ayant guidé le travail et propose des descriptions internes et externes des français des différentes aires.

Pour ce qui est du type d’approche adoptée, il s’agit d’une « démarche purement descriptive et comparative » (p. XIII), différente des approches variationnistes.

Une grammaire comparée des variétés du français en Acadie et en Louisiane est par excellence une grammaire qui prend en compte la diversité : tout en présentant des éléments communs, les français en question en comportent aussi des particuliers. Par ailleurs, certains des traits relevés sont partagés avec d’autres variétés (par exemple, le français québécois, le français populaire de France). La dimension diachronique est scrupuleusement prise en compte, les variétés étudiées enregistrant des survivances d’un français ancien.

Dans une perspective propre à la linguistique variationnelle, l’interrogation sur la notion de variété, sur le découpage de l’ensemble nord-américain, sur les rapports entre les différentes variétés traverse la réflexion. C’est l’idée d’un « espace variationnel complexe aux limites perméables », comprenant des « sous-espaces », qui est avancée (p. LII). Pour ce qui est des découpages opérés, il s’agit notamment de se rapporter au facteur diatopique.

Travaillant à partir de corpus recueillis par différents auteurs, avec des visées spécifiques, Neumann-Holzschuh et Mitko posent la question de la comparativité des corpus. Subséquemment, l’époque à laquelle les corpus ont été collectés et, partant, les types d’usage (traditionnel ou contemporain) illustrés débouchent sur des interrogations méthodologiques qui orientent la démarche. Il se pose aussi la question de l’impact de la transcription propre à chaque auteur sur l’interprétation des faits morphosyntaxiques. L’observation attentive des corpus exploités conduit au constat de la nécessité de la diversification des genres discursifs.

La grammaire proprement dite comporte trois parties consacrées respectivement au groupe nominal, au groupe verbal et à la phrase. Elles sont précédées d’un chapitre qui traite de la liaison et de l’agglutination. La prise en compte de ces phénomènes est nécessaire, car leur discussion apporte des éclaircissements sur la question du découpage des unités, de l’émergence et de la lexicalisation de nouvelles unités lexicales et grammaticales, lorsque l’agglutination est achevée (voir, par exemple, zeux). Le volume se clôt par une annexe qui comprend des formes verbales remarquables.

Systématiquement, chaque fait choisi est traité tant du point de vue descriptif (variantes, répartition dans les différentes aires, emplois – communs et particuliers – , abondamment illustrés) que du point de vue de l’origine du phénomène (dans la section « commentaire »). Des états des lieux rendent aussi compte du traitement dans la littérature.

Les faits étudiés sont englobés dans la perspective du changement linguistique, tel qu’envisagé par Chaudenson et al. (1993), dans sa triple dépendance inter-, intra- et extrasystémique. Des explications multiples sont aussi considérées, à rattacher aux phénomènes de multiple causation et de convergence. Pour ce qui est de l’origine et de l’émergence des phénomènes étudiés, il se dégage les cas de figure suivants :

– restructurations et régularisations de paradigmes, propres au non standard, en général (par exemple, le non-accord sujet-verbe, l’emploi généralisé de l’auxiliaire avoir aux temps composés);

– régularisation des paradigmes verbaux par la régularisation des radicaux verbaux (pour l’imparfait, le futur, le subjonctif, le conditionnel). Les restructurations s’accompagnent parfois de la réanalyse, comme dans le cas du conditionnel;

– survivances d’époques anciennes du français, de dialectes, du français populaire de France (par exemple, la particule interrogative -ti, l’emploi du pronom relatif que à la place de qui, le négateur point, les formes des démonstratifs, les formes du pronom interrogatif, le décumul du pronom relatif);

– explications multiples, convergence : les tendances internes du système sont renforcées par l’influence de l’anglais (par exemple, utilisation des verbes pronominaux sans pronom réfléchi, notamment là où celui-ci n’est pas essentiel du point de vue du sens, l’utilisation du conditionnel passé à la place du conditionnel présent pour exprimer la postériorité par rapport au passé). On peut citer aussi les réorganisations et les déplacements qui se seraient produits en français louisianais dans les emplois des temps du passé. Ainsi, l’utilisation de la périphrase verbale être après faire pour exprimer l’aspect duratif progressif et du conditionnel passé et de la périphrase habitude (de) + infinitif pour exprimer l’aspect habituel, valeurs propres à l’imparfait, aurait conduit à un nivellement des différences entre imparfait et passé composé. En plus, la disparition du passé simple aurait contribué à un changement dans la répartition des valeurs entre imparfait et passé composé. L’imparfait se voit ainsi en français louisianais attribuer la valeur du passé simple et du passé composé pour exprimer le ponctuel. Cette forme simple correspond par ailleurs à la forme simple utilisée dans ces contextes en anglais (simple past);

– utilisation des moyens analytiques (voir ci-dessus, l’utilisation du conditionnel passé à la place du conditionnel présent, ainsi que l’expression du futur en français louisianais).

L’influence de l’anglais est multiforme : emprunts lexicaux (par exemple, which, so, but, about, back), calques (par exemple, comment (interrogatif) + adjectif en français louisianais), interférences (voir les exemples déjà cités auxquels il faut ajouter l’utilisation de l’infinitif substitut à la place des subordonnées contenant un verbe au subjonctif). Les emplois de comme dans l’expression de l’approximation ou en tant que marqueur discursif peuvent être rattachés à l’anglais like. Les éléments repris connaissent souvent à leur tour des réinterprétations et des développements multiples (voir back). Pour ce qui est du décumul du pronom relatif, si les constructions à préposition orpheline forte sont recensées en français parlé de France, il convient d’invoquer l’influence de l’anglais pour rendre compte de l’apparition des constructions à préposition orpheline faible qui n’existent pas en français de France.

On l’aura compris, la grammaire que nous proposent Ingrid Neumann-Holzschuh et Julia Mitko ne s’en tient pas à des traitements généraux. Tout au contraire, des descriptions très étoffées sont consacrées à certaines unités, rendant compte de fonctionnements complexes, résultat de processus de changement et de grammaticalisation : voir ça[1], tout, , pis. Ainsi, plus qu’une simple grammaire, cet extraordinaire travail de synthèse fournit également de véritables études de phénomènes remarquables, s’interrogeant sans cesse sur les origines et les facteurs de changement ayant conduit aux emplois recensés.

Quelques-unes des interprétations proposées pourraient sans doute être revues, enrichies, prolongées, sans que cela ne porte préjudice à la justesse des points de vue exprimés par les auteures. Ainsi, l’emploi intensif de l’adverbe moyennement au sens de « vraiment » pourrait être aussi considéré comme un développement à partir du sens « richement », enregistré en moyen français. Aux 16e et 17e siècles, on recense l’emploi intensif. De plus, en français acadien, moyennement a évolué aussi vers un emploi exophrastique. De fonctionnement proche (intensif, exophrastique), l’adverbe pas mal n’est pas retenu dans la grammaire. Ni moyennement, ni wellment ne sont traités dans la catégorie des déterminants indéfinis, alors que cet emploi est bien attesté dans différents corpus. Toujours dans la catégorie large de l’adverbe, l’emploi métalinguistique de manière (de) doit être mis en rapport avec l’emploi comme enclosure, participant plus généralement de grammaticalisations qui touchent la classe des noms métalinguistiques. Dans une perspective pragmatique (adoptée d’ailleurs par les auteures, vu le nécessaire traitement complémentaire qui s’impose pour certains faits grammaticaux), des structures comme qu’ils appellent, qu’on appelle analysées dans la discussion sur que explétif pourraient être envisagées comme des marqueurs métadiscursifs.

Il y a lieu aussi de faire quelques remarques concernant le découpage et, par conséquent, la prise en compte de la lexicalisation de certaines unités. On pourrait ainsi se demander s’il ne faut pas prendre en considération pas pire « pas mal » comme une unité lexicalisée (sur le modèle de pas mal). Pas ne saurait être envisagé comme participant de la négation, d’autant plus que la structure pas pire est enregistrée dans des corpus où la négation est réalisée par point. Certains traitements pourraient aussi être nuancés : par exemple, les différentes réalisations du pronom lui pourraient être considérées comme des formes lexicalisées plus que des phénomènes phonétiques. Il n’en reste pas moins que, dans certains cas, il est difficile de tracer une frontière nette entre phénomènes phonétiques, et phénomènes morphologiques et lexicaux.

Offrant une image très complexe des particularités morphosyntaxiques des variétés acadiennes, le très riche travail d’Ingrid Neumann-Holzschuh et de Julia Mitko peut constituer, sans doute, comme le montrent les quelques remarques antérieures, le point de départ de nombreuses entreprises visant différents faits linguistiques, intéressant tant la description des français nord-américains, que, dans une perspective plus large, la linguistique variationnelle et la linguistique générale.