Corps de l’article

Cet ouvrage collectif est issu des travaux des collaboratrices et des collaborateurs au projet international Le français à la mesure d’un continent : un patrimoine en partage dirigé par France Martineau. Unique par sa portée à la fois historique et panlectale du français en Amérique, ce projet se distingue en outre par la volonté de poser l’individu au centre de ces dimensions, à la fois en termes de sa représentativité d’une communauté et du rôle de la langue dans sa trajectoire identitaire. L’ouvrage illustre de façon convaincante la nécessité de revoir les cadres conceptuels usuels mobilisés dans les études sur les français d’Amérique du Nord tant sur le plan des usages linguistiques que sur le plan macro-social. Les composantes « migrations » (« et les contacts entre populations de diverses origines qu’elles engendrent » [p. 13]) et « représentations linguistiques des locuteurs » sont ici privilégiées.

L’organisation de l’ouvrage est originale : outre les parties attendues, l’ensemble est ponctué de 24 portraits de francophones « qui reflètent la complexité des francophonies nord-américaines » (p. 14). Ces récits attachants d’acteurs sociaux donnent corps aux concepts théoriques et surtout, permettent d’entendre les voix des locuteurs dont il est ici question. Quatre articles de fond rédigés par les directeurs de l’ouvrage mettent de l’avant les approches et les concepts liés aux thématiques centrales (langues, frontières et idéologies), alors que sept articles se consacrent à des questions relevant de terrains différents, dans une perspective comparative.

Figurant en tête de l’ouvrage, l’article d’Annette Boudreau propose une synthèse des concepts d’« idéologies linguistiques » et de « représentations » afin d’illustrer les différences de perspectives de ces notions dans le monde anglo-saxon d’une part et franco-canadien d’autre part. Le corps du texte porte sur les idéologies dominantes dans la francophonie canadienne, soit l’idéologie du bilinguisme – bien vivante auprès des locutrices et locuteurs francophones –; l’idéologie du monolinguisme, surtout mise de l’avant par les « dominants », c’est-à-dire les anglophones; l’idéologie du standard qui s’implante fermement en Amérique à partir du 19e siècle; l’idéologie de l’authentique qui, au cours des années 1990, tend « à spectaculariser les particularités régionales [en] Acadie surtout » (p. 38). Bien qu’ils ne soient pas ici présentés en ordre chronologique, deux autres textes mobilisent la notion d’« idéologie » pour proposer une analyse comparative de terrains. Intitulé « Langues, idéologie et politiques : regards croisés sur les discours de presse au Québec et en Acadie (1867-1912) », cet article signé Mourad Ali-Khodja, Boudreau et Wim Remysen compare les nationalismes canadien-français et acadien à partir de la création de la Confédération canadienne en 1867 jusqu’à la veille de la Première Guerre mondiale. À partir d’un corpus de presse, les auteurs montrent comment les idéologies linguistiques de cette période se croisent et circulent d’un milieu à l’autre. L’article « Une analyse du discours des élites sur les langues : les cas de l’Acadie du Nouveau-Brunswick et de la Louisiane » (Ali-Khodja, Boudreau, Sylvie Dubois et Marguerite Perkins) met lui aussi en lumière les différences fondamentales entre deux terrains apparentés. Les élites acadiennes sont davantage préoccupées par la sauvegarde et l’amélioration des droits linguistiques institutionnels, alors que la réalité louisianaise impose, selon les auteurs, une réflexion sur l’identité franco-louisianaise, « c’est-à-dire une identité francophone avec la langue française en option » (p. 508). Ils concluent en affirmant que les locuteurs acadiens comme louisianais « n’habitent pas une langue et une seule, mais bien plusieurs langues à la fois, de sorte qu’on ne peut prendre la mesure des identités de ces communautés et de leurs revendications en ignorant les tensions induites par cette pluralité » (p. 510).

Les textes suivants illustrent le point de vue novateur et englobant de l’approche de Martineau. Dans un premier article situant l’individu au coeur des questionnements par rapport à ses déplacements et la fluidité de ses réseaux (« Regards sur les français nord-américains : l’individu dans l’espace continental »), elle montre les limites et les faiblesses des études portant sur le changement linguistique en Amérique du Nord depuis les premiers travaux en dialectologie. Elle explique ici comment le passage du macrolinguistique au microlinguistique permet de mettre en relief l’importance de l’apport historique dans l’analyse sociale que l’on peut faire de la langue. Dans un deuxième article intitulé « Variation et variétés : fluidité des frontières acadiennes et laurentiennes », Martineau met en lumière les enseignements à tirer de l’approche historique sociolinguistique qu’elle a développée au fils des années. À travers le prisme des attestations historiques et contemporaines de je… -ons et ils… -ont, elle explique comment le choix des formes à examiner dans les travaux sur les français nord-américains a visé à accentuer la différence entre ces derniers et un français standard idéalisé (p. 316). Cette perspective renforce une conception centre/périphérie qui masque la présence de traits variationnels présents également ailleurs dans la francophonie ou communs à certaines classes sociales. La question du contact linguistique est également comprise dans cette conception théorique, l’individu circulant dans des réseaux définis par la fluidité des usages d’après un continuum minoritaire/majoritaire (« Un continuum minoritaire/majoritaire : comme, genre et like au Québec et en Ontario », Martineau et Anaïs Moreno). La contribution d’André Thibault (« Le français en Louisiane : un problème de glottonymie ») remet elle aussi en question les principales méthodes appliquées en dialectologie sur leur objet, ici sur le caractère « acadien » du français louisianais. Démonstration à l’appui, Thibault propose un recentrage du français louisianais pour inclure les apports antillais à la formation du « français régional de Louisiane » (p. 365). Enfin, l’étude de Sylvie Dubois sur les « Certitudes spirituelles et incertitudes orthographiques : les pratiques manuscrites des Ursulines à partir du 17e siècle » ouvre la réflexion sur la manière dont les normes ont pu circuler entre la France et ses colonies.

La réflexion sur la conception même de la francophonie nord-américaine se poursuit dans les prochaines contributions, nommément celle de Frenette (« Sur quelques interprétations de la francophonie nord-américaine »), dans laquelle il montre comment s’est maintenue une interprétation désarticulée des francophonies nord-américaines basée sur une idéologie nationaliste – or, Frenette rappelle que « la mobilité géographique est au coeur de l’histoire des francophones d’Amérique » (p. 154). L’auteur illustre justement, dans la prochaine contribution signée avec ses collègues Raymond Mougeon et Marc-André Gagnon, l’importance des déplacements de masse dans la formation du français sur le continent. Les auteurs se penchent sur la naissance de la communauté francophone de Welland (Ontario) et brossent le portrait de son évolution, avant de s’interroger sur le rôle du bilinguisme en contexte minoritaire. En guise de conclusion à cette section, la contribution de Paul Cohen (« Empires, colonies et langues ») illustre « ce à quoi une histoire du français d’Amérique pourrait ressembler » (p. 179), au-delà du récit chronologique du peuplement d’Amérique par des colons français. L’auteur rappelle que l’histoire du français en Amérique se situe par rapport à plusieurs empires d’origine européenne, et non à un seul.

L’article de Françoise Gadet élargit cette fois la comparaison à d’autres métropoles francophones qui se situent à l’extérieur du continent nord-américain (« Migrations récentes, multiculturalisme et superdiversité dans les métropoles francophones : quels effets langagiers? »). Pensée en termes de globalisation, la superdiversité se veut ici le prolongement du multiculturalisme : « cette situation, aujourd’hui répandue dans tout le monde occidental, qui concerne un nombre non négligeable d’individus, ne demeure pas sans effets sur les langues nationales telles qu’elles se parlent dans les villes » (p. 101). Privilégiant une approche comparative devant mener à des généralisations, l’auteure montre comment les pratiques des locuteurs doivent être prises en compte, au-delà des niveaux structurels (lexique, morphologie et syntaxe).

Le soin de clore cet ouvrage remarquable revient au linguiste belge Jean-Marie Klinkenberg, qui ne manque de rappeler dans l’épilogue ses aspects les plus novateurs. Comme nous ne saurions mieux dire, nous lui laissons le mot de la fin : « L’ouvrage que le lecteur vient d’achever n’est pas seulement un recueil d’études pointues et de synthèses sur les variétés de français en Amérique du Nord et dans les régions avoisinantes; ce n’est pas seulement le compte rendu d’une ambitieuse recherche collective qui a mobilisé les compétences et des ressources extraordinairement variées; il n’est pas seulement une anthologie de témoignages touchants (et même parfois bouleversants) et de portraits attachants. C’est aussi un spicilège de paraboles sur la langue, sur les langues. Et plutôt que de recueil, il conviendrait d’ailleurs de parler de cocktail. Subtil et capiteux, celui-ci a sur le lecteur, sur ses facultés et son entendement, des effets puissants : il modifie en effet son état d’attention, le désinhibe, refaçonne ses évidences et fait finalement surgir à ses yeux de nouvelles images de l’objet langue, en renvoyant les anciennes dans un brouillard où elles sont vouées à se désagréger » (p. 527).