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Cette contribution porte sur les pratiques lexicales du français acadien du Nouveau-Brunswick dans le registre standard afin d’en identifier les composantes et les particularités. Si les travaux de Kasparian et Péronnet (1998) ont décrit certaines structures grammaticales des pratiques plus standardisées du français parlé par l’élite acadienne, aucune étude n’a encore porté sur ses composantes lexicales. Or, la description générale de l’ensemble des pratiques lexicales de la communauté acadienne ne peut se faire de façon rigoureuse sans description préalable du registre standard, celui-ci servant d’étalon à partir duquel il est ensuite possible d’évaluer les autres (Gauvin, 2014)[1]. Pour ce faire, nous proposons de présenter ici des résultats préliminaires tirés de l’analyse que nous avons effectuée des mémoires français soumis à la Commission sur l’éducation postsecondaire de L’Écuyer et Miner en 2007. Afin de bien contextualiser la démarche et d’en préciser les enjeux, nous aborderons quelques particularités du contexte sociolinguistique acadien avant d’expliciter notre méthode et de présenter quelques résultats.

1. Contexte sociolinguistique et précisions terminologiques

La situation linguistique qui prévaut au Nouveau-Brunswick est fort complexe en raison de la présence de multiples variétés de français, dont les parlers vernaculaires, et de l’anglais, qui cohabitent dans un rapport de force inégal, où l’anglais jouit d’un privilège certain par rapport au français. L’anglais est la langue dominante politiquement, économiquement et socialement. Sur le seul plan démographique, les données illustrent ce déséquilibre : sur une population de 736 285 habitants, 32,4 % de la population (ou 238 870 habitants) est de langue maternelle française, alors que 64,8 % de la population (ou 477 180 habitants) est de langue maternelle anglaise (Statistique Canada, 2016). Comme l’anglais domine également sur la place publique – dans l’affichage et dans l’offre de services, par exemple –, mais aussi dans les médias et dans les échanges quotidiens, cela n’est pas sans conséquence sur les pratiques des locuteurs, puisque 71 % de la population francophone du Nouveau-Brunswick est bilingue, contre seulement 14,9 % de la population anglophone.

Plus encore, les francophones ont intériorisé un sentiment d’infériorisation à l’égard des anglophones qui fait en sorte qu’ils vont converger dans la langue de l’autre pour l’accommoder. Cet état de fait a d’ailleurs été observé par Matthieu LeBlanc (2008, 2014) en milieu de travail, où il a pu noter que l’anglais, « [d]ans la très grande majorité des cas, c’est la langue de rédaction, la langue des réunions et la langue des interactions entre anglophones et francophones » (LeBlanc, 2009, p. 86). Il a aussi constaté que les échanges entre les employés francophones et anglophones se faisaient presque toujours en anglais : « [i]l s’agit là de comportements qui reflètent assez fidèlement ce que l’on observe à l’extérieur du bureau dans la région du Grand Moncton. » (LeBlanc, 2014, p. 165) Il note enfin que le français est, pour sa part, utilisé de façon spontanée en présence d’autres francophones, et uniquement par des francophones. Le chiac, ce vernaculaire à forte résonnance identitaire dont la base est acadienne et qui est le produit du contact étroit avec l’anglais, est également présent, mais de façon beaucoup plus restreinte (LeBlanc, 2009, p. 85)[2].

Un rapport asymétrique est aussi présent entre les variétés de français parlées en Acadie et le français standard. Ce dernier est toujours idéalisé et imaginé comme homogène, alors que les pratiques linguistiques de la communauté sont, au contraire, très hétérogènes et, de ce fait, connotées négativement. En contrepartie, le français acadien traditionnel demeure « favorablement connoté parce qu’interprété comme la langue de l’origine et fortement apparenté à celle des premiers colons (et par ricochet à la France) » (Boudreau, 2014, p. 181-182). Les traits les plus saillants de cette variété avaient déjà été décrits par la linguiste acadienne Louise Péronnet dans les années 1970, où elle constatait que

[a]u plan lexical […], le parler acadien offre de nombreuses ressemblances aussi bien avec le parler français de l’époque qu’avec le parler particulier à certaines régions de France : termes vieillis (mots inusités mais encore dans les dictionnaires), archaïsmes (mots de l’ancien et du moyen français), termes nautiques, termes particuliers à certaines régions de France (ouest, ouest atlantique, centre-ouest, termes poitevins et charentais surtout).

Péronnet, 1977, p. 219

Or, il ne reste à l’heure actuelle que des vestiges du français acadien traditionnel qui survivent essentiellement dans la langue de gens plus âgés ou dans certaines localités rurales. L’axe opposant l’urbain au rural explique en grande partie l’hétérogénéité des pratiques sur le territoire néo-brunswickois : les villages sont plus homogènes linguistiquement que les villes, notamment dans le nord-est du Nouveau-Brunswick, où il est encore possible pour les Acadiennes et les Acadiens de vivre uniquement en français au quotidien. A contrario, la ville, majoritairement anglophone, est souvent sentie « comme un lieu de perte de la langue française et de l’identité acadienne, surtout en raison de la présence de variétés de français marquées par la langue anglaise » (Boudreau, 2014, p. 176). Les milieux urbains sont en effet marqués par la diversité des langues et des cultures, le mélange des langues y étant plus fréquent et perçu négativement (de Pietro, 2008). Le chiac, symbole par excellence de cette anglicisation et présent surtout dans le sud-est du Nouveau-Brunswick, est de fait une variété acadienne dont les éléments anglais sont insérés dans une matrice française, elle-même « marquée par l’instabilité des formes, les variantes traditionnelles alternant, à des degrés divers selon les locuteurs, avec les variantes standard » (Boudreau et Perrot, 2011, p. 58).

Il y a aussi en Acadie alternance importante, selon le contexte, entre l’emploi de formes populaires ou familières, et de traits considérés comme relevant d’un français plus scolaire ou standard. La maîtrise d’un registre plus soutenu n’est pas donnée à tous, d’autant plus que l’accès à la norme légitime, pour reprendre la terminologie de Bourdieu (1982), est davantage compliqué en Acadie par l’existence de pressions s’exerçant en faveur du maintien du vernaculaire, dans un marché concurrentiel, typique des communautés à liens serrés : « Within this status (power)/solidarity framework, close-knit social networks are seen as mechanisms enabling speakers to maintain a vernacular code, which itself constitutes an actively constructed, symbolic opposition to ‘dominant’, legitimized code. » (Milroy, 1992, p. 210)

Le chiac en particulier a su être utilisé notamment par les artistes acadiens comme emblème identitaire leur permettant d’accéder aux scènes artistiques nationales et internationales en générant des profits de reconnaissance – les concepts d’« authenticité » et de « fierté » (Duchêne et Heller, 2012) sont ainsi mobilisés par certains artistes acadiens qui écrivent (comme France Daigle dans certains romans[3]) ou chantent en chiac (comme la chanteuse Lisa LeBlanc), assurant aux vernaculaires une présence et une visibilité qui leur étaient autrefois interdites. Quant au code légitime, il correspond largement au français tel qu’il est enseigné par l’institution scolaire, qui se voit par ailleurs confrontée quotidiennement à cette tension continue entre la pression du standard et la pression du vernaculaire. Cette situation s’explique en partie d’un point de vue historique : rappelons que l’accès à l’éducation en français est un phénomène relativement récent pour la communauté acadienne, puisque, jusqu’aux années 1960, les manuels scolaires étaient toujours rédigés en anglais, même si l’enseignement était dispensé en français. De plus, face à la situation linguistique précaire qui était la leur, les Acadiennes et les Acadiens n’ont guère eu de choix que de privilégier la quête de l’égalité linguistique avec la communauté anglophone au détriment de l’aménagement du code, comme a pu le faire notamment l’État québécois sur le plan terminologique par la création de l’Office québécois de la langue française, par exemple.

Quoi qu’il en soit, les pratiques standardisées sont aujourd’hui beaucoup plus répandues en Acadie qu’elles ne l’ont été autrefois, situation qui s’explique par de multiples facteurs, dont la mise en place par l’appareil gouvernemental néo-brunswickois de dispositions constitutionnelles et législatives afin de protéger les communautés de langues officielles et de promouvoir leur culture respective. C’est en outre au tournant des années 1960 que l’Acadie est entrée dans la modernité avec l’adoption du vaste programme de réformes administratives instaurées par le gouvernement Robichaud dans le but d’alléger les disparités régionales qui pénalisaient indûment la communauté acadienne. L’accès gratuit à un enseignement de qualité de la première à la douzième année assurait désormais la reproduction de la langue française et la culture d’expression française, et la création de l’Université de Moncton en 1963 s’inscrivait dans la continuité de ce mouvement en consolidant une classe moyenne supérieure scolarisée en français. Rappelons que c’est aussi à cette époque que la communauté acadienne s’est dotée d’espaces linguistiques homogènes et qu’elle a vu à la création d’importantes associations comme la Société nationale de l’Acadie (SNA) et la Société de l’Acadie du Nouveau-Brunswick (SANB), organismes qui lui assuraient désormais une présence sur les scènes nationale et internationale (dans la Francophonie, par exemple). Notons enfin la présence croissante du français standard dans les médias (dont la radio et la télévision nationale, dans certaines radios privées et dans la presse écrite) et, dans une moindre mesure, dans l’affichage public.

Enfin, en ce qui concerne le français standard, nous adoptons pour les besoins de cette recherche le point de vue fonctionnel de ce concept[4] tel que formulé par l’équipe de lexicographes du Trésor de la langue française au Québec. L’appellation français standard « ne peut en effet se dire de la totalité des emplois décrits dans les dictionnaires; elle doit être réservée à ceux qui sont enregistrés sans mention restrictive sur les plans historique (ancien, vieux, etc.), géographique (régional, Belgique, etc.) et diastratique (argot) » (Poirier, 2000, p. 147). Dans cette perspective, le français standard constitue un sous-ensemble du français de référence, c’est-à-dire 

la variété française constituée par l’ensemble des emplois répertoriés dans les grands dictionnaires du français (Trésor de la langue française, Le Grand Robert de la langue française, le Grand Larousse de la langue française, le Dictionnaire de l’Académie française) et dans les dictionnaires usuels (le Lexis, Le Petit Robert, Le Dictionnaire Hachette encyclopédique, le Petit Larousse, etc.)[5].

Poirier, 2000, p. 150-151

Enfin, nous entendons par français standard acadien les pratiques lexicales non marquées de la communauté acadienne du Nouveau-Brunswick.

2. Démarche méthodologique

Comme l’analyse est de nature descriptive, le choix du corpus est ici fondamental : il doit, de toute évidence, être produit en Acadie et être représentatif de la langue standard qui y a cours. Plusieurs types de textes peuvent se prêter à la description des composantes du français standard – les voici présentés en ordre décroissant de priorité de traitement : des mémoires soumis à des commissions d’enquête néo-brunswickoises (en version originale française), des documents (comme des rapports annuels, des sites web, des procès-verbaux de réunions ou autres documents publics) réalisés par des institutions acadiennes (la Société nationale de l’Acadie, la Société acadienne du Nouveau-Brunswick, le Réseau de santé Vitalité, le District scolaire francophone-Sud, l’Université de Moncton…), des articles scientifiques, des articles de presse et des extraits d’oeuvres littéraires. Précisons qu’à ce stade de la recherche, nous privilégions l’étude de documents écrits[6] afin de permettre la comparaison éventuelle avec les travaux réalisés ailleurs, qui s’appuient plus largement sur les pratiques écrites – c’est la démarche adoptée par le Trésor de la langue française, notamment, et plus près de nous, celle aussi du dictionnaire québécois Usito. De plus, les documents écrits, plus formels, sont davantage aptes à fournir le registre attendu en raison surtout du nivellement des différences plus fréquentes à l’oral qu’à l’écrit, dont l’emploi de termes relevant des registres familiers et populaires.

À l’instar de Vincent (1999) pour le Québec, nous avons choisi d’analyser, dans un premier temps, des mémoires soumis à une commission d’enquête provinciale. La Commission sur l’éducation postsecondaire de L’Écuyer et Miner[7] (2007) nous a semblé pertinente pour plusieurs raisons : rédigés dans une langue accessible et dénués de termes techniques, les mémoires abordent une thématique ancrée dans la réalité acadienne. Ils sont également signés par des auteurs représentant toutes les grandes régions du Nouveau-Brunswick (Edmundston, Campbellton, Shippagan, Bathurst, Dieppe, Moncton et Fredericton) et issus de secteurs d’activités variés (professeurs, syndicats, foresterie, pêche, associations étudiantes, etc.), permettant ainsi une bonne représentation des pratiques ayant cours dans l’ensemble de la province. Près d’une centaine de documents ont été soumis à la commission et ils sont toujours disponibles dans leur version originale sur le site web du Gouvernement du Nouveau-Brunswick[8]. Pour des raisons évidentes, nous n’avons retenu que les 48 mémoires et commentaires rédigés en français.

En ce qui a trait à l’analyse lexicale, nous avons l’ambition, à terme, d’utiliser la grille d’analyse élaborée par le groupe Franqus de l’Université de Sherbrooke, auteur du dictionnaire électronique Usito et présentée par Monique Bisson dans son mémoire de maîtrise (voir Bisson 2001, p. 25). Cette grille, élaborée dans le but de relever des marqueurs, « c’est-à-dire des particularités, des formes, des sens, des connotations et des référents propres au français québécois standard, ainsi que dresser une typologie de ces marqueurs » (Bisson, 2001, p. ii), est en fait une version plus avancée de celle déjà amorcée par Pierre Martel et Hélène Cajolet-Laganière et présentée dans le cadre d’une communication donnée en 1996 (Bisson, 2001, p. 22). Bisson propose ainsi de classer les marqueurs du français québécois standard selon une typologie puisée à même des ouvrages de référence diffusés par l’Office québécois de la langue française, typologie par la suite validée par la consultation d’ouvrages de référence français. Cette grille, que nous retenons pour l’instant telle quelle (mais dans le but ultérieur de l’adapter à la description du français standard acadien), comprend les catégories suivantes : marqueurs typographiques, orthographiques, grammaticaux, morphologiques, syntaxiques, sociolinguistiques et lexicaux. Cette dernière catégorie comprend divers types de classement :

signifiant [forme] identique, signifié [sens] nouveau; signifiant identique, signifié nouveau dû à un élargissement de sens; signifiant identique, signifié identique, mais fréquence d’emploi différente; collocation nouvelle, signifié nouveau; signifiant nouveau, signifié nouveau; signifiant nouveau, même signifié qu’un autre signifiant en français de référence.

Bisson, 2001, p. 25

Par ailleurs, ces informations figurent dans une fiche de saisie très précise, que nous n’estimons toutefois pas essentiel de suivre.

Si nous prévoyons éventuellement nous pencher sur l’ensemble de ces catégories lexicales, nous commencerons par étudier les collocations. En effet, les collocations s’avèrent intéressantes pour le chercheur puisqu’elles sont constituées d’une combinaison de mots qui apparaissent très fréquemment ensemble et dont la composition est partiellement figée. Nommées unités sémantiques complexes par Jean Dubois, les collocations sont définies comme « un groupe de deux ou plusieurs éléments signifiants qui ne conservent dans cette unité sémantique qu’une partie de leurs traits pertinents (ou sèmes), et qui ne saurait être analysé comme la somme de ces divers éléments » (Dubois, 1962, p. 185). Les unités ainsi créées prennent un nouveau sens que n’ont pas chacun des constituants. Les collocations se distinguent de deux autres types de phénomènes lexicaux, soit les cooccurrents, qui forment des combinaisons de mots relativement fréquentes, mais beaucoup plus aléatoires et non figées (calme plat, calme absolu), et les mots composés, qui, à l’inverse, représentent la forme la plus avancée de la lexicalisation, puisque les mots qui les composent ne peuvent pas être librement combinés (pomme d’Adam, arc-en-ciel, faire semblant, etc.). Comme les collocations ont tendance à être répétées à l’écrit, elles permettent plus facilement que les mots simples d’identifier les spécificités d’une variété de langue, d’autant plus qu’elles échappent généralement à la conscience du scripteur. Les constituants des collocations sont le plus souvent des mots de la langue ordinaire (par exemple, soleil de plomb, rire aux larmes, faim de loup); ce sont leur combinaison qui assure leur originalité.

Enfin, précisons qu’en l’absence de descriptions actuelles de l’ensemble des pratiques lexicales de toutes les régions acadiennes, le travail d’identification des collocations ne peut être fait qu’en comparaison avec le français de référence (voir section précédente), qui devient en quelque sorte l’étalon à partir duquel on peut mesurer l’originalité des formes présentes dans la langue des Acadiennes et des Acadiens. Les sources provenant du français de référence forment ainsi notre corpus explicitant, soit celui capable de faire la lumière sur les éléments lexicaux relevés dans les mémoires de la commission L’Écuyer et Miner, ce dernier constituant notre corpus explicité.

3. De quelques analyses préliminaires

Afin d’identifier les collocations, le corpus a été soumis au balayage par concordancier. Le logiciel AntConc[9], d’accès libre, a relevé 189 152 mots dans le corpus, pour 10 961 formes (ou token; un même mot pouvant apparaître plusieurs fois). Les mots étant présentés (entre autres modalités) par fréquence, il est possible de repérer les noms les plus fréquents afin de voir si, et comment, ils s’insèrent dans diverses combinaisons. Il reste ensuite à déterminer lesquelles sont spécifiques au français standard acadien.

Dans le but d’illustrer le contenu thématique des mémoires, nous présentons dans le tableau 1 les noms de 50 attestations et plus dans le corpus, en ordre décroissant de fréquence. Sans grande surprise, ces noms portent pour l’essentiel sur des termes relatifs au domaine éducatif (étudiant, université, programme, etc.).

Tableau 1

Noms de haute fréquence (50 attestations et plus)

Noms de haute fréquence (50 attestations et plus)

Tableau 1 (suite)

Noms de haute fréquence (50 attestations et plus)

Tableau 1 (suite)

Noms de haute fréquence (50 attestations et plus)

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Si la plupart des noms figurant dans le tableau 1 sont des marqueurs non apparents (c’est-à-dire dont la forme n’est pas uniquement acadienne), quelques-uns, comme Nouveau-Brunswick et Moncton ou francophonie et Acadien(ne)s, sont en fait des marqueurs apparents qui peuvent être identifiés comme tels selon le lien plus ou moins évident qu’ils entretiennent « avec des réalités québécoises [ici, acadiennes] ou canadiennes reconnues ou explicitées par l’appellation » (Bisson, 2001, p. 34). Bien que ces mots relèvent davantage du monde référentiel ou identitaire, ils peuvent néanmoins avoir, pour la communauté acadienne, une valeur linguistique plus nuancée. En effet, le nom Moncton évoque sans aucun doute, pour les Acadiennes et les Acadiens du Nouveau-Brunswick, beaucoup plus qu’un simple nom de lieu, cette ville constituant l’un des piliers de la vie culturelle en Acadie. Le mot francophonie non plus ne peut manquer d’évoquer un rapport unique à la francophonie. Le tableau 2, sans égard à la fréquence, présente ainsi les principaux marqueurs lexicaux apparents que nous avons relevés dans le corpus. Ceux-ci touchent essentiellement aux noms d’entreprises, de collèges et d’universités, de centres de recherche et d’instituts, etc. Comme ils sont partie prenante de la communauté acadienne et contribuent à en former la réalité linguistique, ils sont d’emblée inclus dans le français standard acadien.

Tableau 2

Quelques marqueurs lexicaux apparents

Quelques marqueurs lexicaux apparents

Tableau 2 (suite)

Quelques marqueurs lexicaux apparents

Tableau 2 (suite)

Quelques marqueurs lexicaux apparents

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En ce qui a trait à l’identification des marqueurs acadiens non apparents, le travail de repérage est particulièrement chronophage en ce qu’il exige une analyse beaucoup plus poussée. En effet, comme le nom l’indique, les marqueurs non apparents passent souvent inaperçus à la simple lecture des mémoires, même si ce sont ceux-ci qui permettent de saisir toutes les nuances du français acadien dans le registre standard. Afin d’assurer une certaine cohérence à la démarche, nous procédons par mots-clés : les mots qui apparaissent à gauche ou à droite des noms les plus fréquents sont systématiquement relevés de façon à les regrouper dans de plus grands ensembles. Par exemple, le nom formation (illustré dans le tableau 3) signifiant « fait de donner, de développer les connaissances nécessaires à l’exercice d’un métier, d’une activité; moyens mis en oeuvre à cette fin, connaissances ainsi acquises » (Usito) est le nom le plus fréquent du corpus. Il est relevé 1 271 fois, seul ou en combinaison avec de très nombreux mots, dont ceux du tableau 3.

Tableau 3

Le mot formation et ses combinaisons

Le mot formation et ses combinaisons

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Face à l’ensemble de ces combinaisons, il reste à distinguer les rencontres fortuites de celles qui composent les cooccurrents et les collocations. Rappelons que les collocations sont davantage figées et elles amènent le plus souvent un sens différent que la simple juxtaposition des deux formes prises séparément : mettre l’accent sur ou addition salée signifient autre chose que la somme des mots mettre et accent, addition et salée, alors qu’à l’inverse, dans les cooccurrents rater le train ou nuit noire, la signification de l’ensemble des dérivés ne change pas et ceux-ci peuvent même être remplacés par d’autres termes : manquer le train, nuit d’encre, etc. Les syntagmatiques relevées dans le tableau 3 ne sont évidemment pas toutes équivalentes en termes de fréquence ou de cohésion syntaxique : la plupart sont des cooccurrents et très peu sont des collocations, et les frontières entre ces catégories sont parfois poreuses. Traitons, à titre d’exemple, de la collocation formation continue, relevée 12 fois dans le corpus, et présente entre autres dans les contextes suivants :

  1. Le développement professionnel occupe une place de plus en plus importante au sein de nos entreprises et il existe présentement des opportunités de développer des curriculums de formation continue pour répondre aux besoins sans cesse grandissants. (Entreprise Chaleur, « Commentaires et réflexions », [s.l.], 30 avril 2007)

  2. Ces deux universités donnent aussi des cours de formation continue et de perfectionnement professionnel et des programmes de formation personnalisés qui permettent à l’industrie de tirer profit de différentes possibilités de formation. (Association des produits forestiers du Nouveau-Brunswick, « Défis, lacunes et solutions : proposition de partenariat de collaboration en vue d’accroître la compétitivité de l’industrie forestière du Nouveau-Brunswick », [s.l.], [s.d.])

  3. Enfin, il faut renforcer la capacité des collectivités rurales à offrir un éventail de programmes de formation continue à toutes les étapes de la vie. (Association étudiante du Collège communautaire francophone du Nouveau-Brunswick, « Une vision venant de l’intérieur », Bathurst, [s.d.])

  4. L’UMCE propose aussi une importante offre de formation continue à temps partiel à la communauté régionale. (Table de concertation régionale sur l’éducation postsecondaire au nord-ouest du Nouveau-Brunswick, « Pour la mise en place d’un établissement intégré de formation postsecondaire dans le Nord-Ouest : moteur du développement régional et tremplin de la société du savoir », Edmundston, 17 mars 2007)

La lecture de ces quelques extraits montre qu’il s’agit du même emploi que celui relevé dans les ouvrages de référence québécois : « formation s’inscrivant dans la suite d’une formation initiale et visant à mettre à jour ou à élargir, par les voies éducatives appropriées, des connaissances théoriques et pratiques, à développer la culture, les capacités personnelles ou les compétences professionnelles » (Grand Dictionnaire terminologique [GDT]), définition reprise par le dictionnaire Usito et dont l’emploi est sanctionné par l’Office québécois de la langue française. Le GDT ajoute, en note, que « [l]a formation continue s’adresse aux personnes déjà engagées dans la vie professionnelle. Elle permet avant tout l’amélioration de la qualification professionnelle et elle est souvent motivée par des objectifs aussi bien socioprofessionnels que culturels » (GDT). Cet emploi diffère de l’emploi français dans la mesure où ce dernier est réservé plus spécialement à l’« ensemble de connaissances théoriques et pratiques dans une technique, un métier; leur acquisition » (Petit Robert, 2019). Nous convenons que la nuance est fine, mais elle est tout de même significative et confirme que nous sommes bien en présence d’un marqueur linguistique non apparent proprement nord-américain (il s’agit ici d’un « signifiant identique, signifié nouveau dû à un élargissement de sens » de la grille de Bisson).

Notons en outre que le terme formation continue a remplacé le terme éducation permanente qui, jusqu’en 2017[10], était le terme privilégié par l’Université de Moncton pour désigner le département qui offre ce service institutionnel. Ce terme est attesté dans notre corpus et il renvoie pour l’essentiel à ce département. Voici quelques extraits :

  1. Grâce à des ententes de collaboration avec les campus de Bathurst et de Campbellton du CCNB, l’éducation permanente de l’UMCS dispose de trois centres de diffusion de cours universitaires du Nord-Est. (Ville de Shippagan, « Mémoire », Shippagan, avril 2007)

  2. Le CTFM compte également un département d’éducation permanente qui offre chaque année une cinquantaine de cours de courte durée pour permettre au secteur forestier et à son personnel spécialisé d’acquérir des connaissances et des compétences. (Association des produits forestiers du Nouveau-Brunswick, « Défis, lacunes et solutions : proposition de partenariat de collaboration en vue d’accroître la compétitivité de l’industrie forestière du Nouveau-Brunswick », [s.l.], [s.d.])

  3. Parmi ceux-ci, notons le bassin des étudiantes et étudiants anglophones issus de programmes d’immersion en français, les étudiantes et étudiants des collèges communautaires du Nouveau-Brunswick, les étudiantes et étudiants internationaux ainsi que les étudiantes et étudiants à temps partiel (Éducation permanente). (Université de Moncton, « Réussissons ensemble le passage à l’économie du savoir au Nouveau-Brunswick », [s.l.], 25 avril 2007)

Enfin, une recherche sommaire de l’ensemble des archives du quotidien L’Acadie Nouvelle par le biais du moteur de recherche Eureka.cc montre que les deux termes ont cours en Acadie, éducation permanente étant relevé 144 fois et formation continue, 240 fois (dans les deux cas, de 1999 à nos jours). Encore une fois, le premier désigne pour l’essentiel le département qui offre le service et le second, la formation elle-même.

Cet exemple illustre la démarche à entreprendre pour identifier les collocations acadiennes, démarche qui exige de multiples vérifications dans les ouvrages de référence français et québécois pour évaluer leur spécificité[11]. Dans le cas présent, nous noterons que la présence simultanée de formation continue dans les français acadien et québécois – ainsi que la présence de la locution éducation permanente – confirme le caractère davantage nord-américain du système universitaire canadien face au système français. En outre, bien que cette collocation ne soit pas limitée au français standard acadien, cela ne signifie pas qu’elle doit en être exclue, la mesure étant son absence en français de référence, ou encore une différence d’emploi ou de fonctionnement par rapport au français de référence.

Ceci nous amène à considérer un autre cas de figure : doit-on admettre dans le français standard acadien un emploi courant dans le registre plus formel en Acadie, en dépit du fait qu’il soit proscrit par certaines instances? Rappelons qu’en l’absence d’organismes de normalisation en Acadie comme l’Office québécois de la langue française, les locuteurs acadiens sont contraints de consulter des ouvrages faits ailleurs, dont les dictionnaires portant sur le français de référence ou encore ceux qui décrivent les pratiques québécoises, déjà évoqués. Que faire lorsqu’il n’y a pas consensus au sein de ces ouvrages? C’est le cas de l’adjectif académique, proscrit dans les ouvrages québécois « comme synonyme non standard de scolaire, universitaire » (Usito) et relevé dans notre corpus dans les cooccurrences formation académique, personnel académique, organisation académique, ainsi que les collocations Sénat académique et liberté académique, « [liberté] dont jouissent les enseignants universitaires dans leurs activités d’enseignement et de recherche » (Petit Robert, 2019). S’il est vrai que le mot académique renvoie, en France, à « l’administration de l’académie (enseignement) » (Petit Robert, 2019), et que le terme, tel qu’utilisé en Amérique du Nord, est un emprunt à l’anglais academic « of, relating to, or associated with an academy or school especially of higher learning » (Merriam-Webster, 2019), il n’en demeure pas moins que le Petit Robert signale, sans le condamner, l’emploi de l’adjectif académique dans la collocation année académique « année universitaire » en Belgique, au Luxembourg, au Canada et en Suisse. Il s’agit donc d’un emploi largement relevé ailleurs qu’en France et cette seule restriction ne peut justifier son exclusion des pratiques standard en Acadie et au Québec, d’autant plus qu’il y est largement attesté.

Enfin, nous terminerons en montrant que les pratiques lexicales du français standard en Acadie peuvent aussi comprendre des faits de langue qui ne sont relevés ni au Québec, ni dans les ouvrages de référence français – par exemple, la collocation district scolaire, bien attestée en Acadie au sens de « région ou circonscription relevant de l’administration scolaire » :

  1. Le CCNB souhaite également rejoindre les populations francophones de Fredericton et de Saint-Jean de sorte à évaluer leurs besoins en matière de formation collégiale. Un plan d’affaires sera développé, conjointement avec le district scolaire 1, afin de commencer à desservir les francophones de ces deux communautés. (Conseil des directeurs et directrices du Collège communautaire du Nouveau-Brunswick, « Mémoire », [s.l.], mai 2007)

  2. La Table de concertation régionale sur l’éducation postsecondaire dans le Nord-Ouest du Nouveau- Brunswick, qui regroupe les campus d’Edmundston de l’Université de Moncton et du collège communautaire, Entreprise Madawaska, la Municipalité d’Edmundston et le District scolaire 3, a longuement réfléchi sur ces grands enjeux et sur les solutions possibles. (Gérald Allain, Ville d’Edmundston, « Vers un nouveau modèle d’éducation postsecondaire dans le Nord-Ouest du Nouveau-Brunswick », Edmundston, 19 avril 2007)

  3. Le dernier recensement de 2006 faisait d’ailleurs état d’une augmentation de population de 24,2 %, de loin la plus importante de notre province et la 5e plus importante au Canada. Le district scolaire no 1 a été le seul au Nouveau-Brunswick à connaître une augmentation de sa clientèle étudiante en 2006. La grande région du Sud-est, pour sa part, comprend la plus grande concentration de francophones de la province avec environ 96 000 personnes. (Ville de Dieppe, [s.t.], Dieppe, 25 avril 2007)

Au Québec, le même concept est évoqué à l’aide du terme commission scolaire, concurremment avec la collocation conseil scolaire (Usito). District scolaire est un calque de l’anglais américain school district « a unit for administration of a public-school system often comprising several towns within a state » (Merriam-Webster – Dictionary and Thesaurus), terme également répandu au Canada anglais. Non seulement le terme n’est-il pas sanctionné, il sert d’appellatif dans la désignation des diverses instances administratives provinciales : District scolaire francophone Nord-Est, District scolaire francophone Nord-Ouest et District scolaire francophone Sud[12]. L’intégration en français standard acadien de cet emprunt à l’anglais (concurrencé ailleurs par commission scolaire et conseil scolaire) laisse penser qu’il pourrait être intéressant d’en faire une monographie historique afin, entre autres éléments, de faire la lumière sur l’adoption de termes administratifs en usage, ce qui permettrait, par la même occasion, de mieux faire connaître tant les mécanismes extra- qu’intra-linguistiques qui ont joué dans l’évolution du français acadien.

Nous souhaitons avoir montré ici l’intérêt et la pertinence d’étudier les pratiques linguistiques standard de la communauté acadienne du Nouveau-Brunswick. Rappelons que l’ensemble des pratiques lexicales actuelles de cette communauté demeurent à ce jour très peu décrites, et ce, tous registres de langue confondus. Il importe, à notre avis, de commencer par la description des pratiques standard afin d’établir un étalon à partir duquel il sera ensuite possible d’évaluer les autres.

Comme l’explicitation des registres de langue est directement tributaire de la stratification de la société en groupes et en classes, la prise en compte de la dimension sociopolitique de la langue demeurera fondamentale dans l’élaboration d’une norme acadienne. À cette fin, il sera nécessaire de rappeler que les particularités acadiennes se rencontrent dans tous les types de discours et plus encore, on ne pourra désormais accepter de réduire le français acadien à une liste ouverte de faits de langue mettant de l’avant uniquement les caractéristiques populaires ou familières de ce français. Citons, pour conclure, ces paroles du linguiste Claude Poirier qui disait, il y a de cela plus de vingt ans pour le Québec, que le locuteur québécois « ne soupçonne pas à quel point sa langue est originale dans son lexique; même le Québécois instruit, même celui qui voyage régulièrement en France n’a qu’une perception limitée des emplois lexicaux qui le caractérisent comme francophone du Québec » (Poirier, 1998, p. xviii). Il ne fait pas de doute qu’il en va de même pour le locuteur acadien, qui n’imagine pas l’originalité des emplois lexicaux actuels de sa langue.