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Bien qu’il ait été, selon Anne Marie Robichaud, le premier genre littéraire par lequel « les Acadiens se sont emparés du pouvoir de l'écriture et de la parole » (Robichaud, 1992, p. 133) et qu’il continue à générer une production aussi marquante que prolifique, l’essai est resté quelque peu marginal quant à l’intérêt que lui aura porté la critique littéraire en Acadie. Pourtant, depuis les cinq dernières décennies, l’essai aura donné à l’institution littéraire acadienne quelques-uns de ses grands coups d’éclat, allant de L’Acadie perdue de Michel Roy (1978) jusqu’aux tonitruants textes que Robert Pichette aura successivement livrés dans Le pays appelé l’Acadie (2006) et Pichette en pièces détachées (2008) en passant par les coups de gueule d’Herménégilde Chiasson[1] et les salves livrées par les billets de Claude Le Bouthillier[2] et de Rino Morin Rossignol[3]. Avec la venue de nouvelles plateformes de diffusion, la plus saillante étant sans doute le webzine Astheure, la pratique essayistique en Acadie se distille en une production qui émane de différents horizons.

Nous proposons dans un premier temps un bref retour sur les thématiques abordées et sur les questions posées par les textes des premiers essayistes acadiens, dont la production s’amorce avec la modernité[4] en Acadie, puis, dans un deuxième temps, nous souhaitons explorer les pratiques de quelques « nouveaux » essayistes acadiens – c’est-à-dire ceux dont la production s’amorce au tournant des années 2010 – en marge de ceux qui poursuivent une parole essayistique entamée il y a quelques décennies. De fait, certains auteurs, comme Rino Morin Rossignol et Herménégilde Chiasson, considérés comme des essayistes de la première heure (ou de cette période où la modernité acadienne se trouvait en plein essor), participent toujours à la production essayistique en Acadie, alors que des écrivains dits « de la relève » y ajoutent sporadiquement leur parole. Ainsi, parallèlement, il nous importe d’explorer plus spécifiquement les nouvelles avenues discursives et stylistiques empruntées par les nouveaux essayistes acadiens. Cela dit, notre analyse ne se limitera pas aux auteurs qui évoluent du même pas au sein d’autres genres littéraires, mais elle s’intéressera particulièrement, d’une part, aux nuances qu’apporte le caractère polygénérique du discours d’un auteur et, d’autre part, aux médiations entre la singularité littéraire et la socialité du texte.

« L’essai est une forme informe[5]. »

Le caractère quelque peu indéfini de l’essayisme au sein de la présente étude s’explique d’emblée par le constat laconique que rappelait Pascal Riendeau en 2005 : « il n’existe pas de grandes théories de l’essai. » (Riendeau, 2005, p. 91) L’essai, comme production littéraire ou comme production sociale, reste éminemment protéiforme – et, parmi tous les genres, il semble le plus réfractaire à toute modélisation, comme le souligne Riendeau en faisant appel aux propos d’Irène Langlet (2000) :

[L]’essai […] montre une sorte de paradoxe : le protocole théorique a pour ambition d’assurer son universalité; ce qui peut éventuellement être ressenti comme une lourdeur est, en principe, une garantie d’efficacité. Or, c’est précisément cela que l’essai conteste doublement : d’une part, il produit des connaissances justes sans respecter ce protocole; d’autre part, il est insaisissable par ce même protocole, qui échoue à le systématiser.

citée par Riendeau, 2005, p. 91

Dans cet article, Riendeau reconnaissait qu’une étude compréhensive de la typologie de l’essai restait à réaliser – si réalisable elle était. Comme d’autres avant et après lui, il tentera le pari en 2012 en publiant Méditation et vision de l’essai. Roland Barthes, Milan Kundera et Jacques Brault. Dans l’exercice de recension des propositions théoriques qu’effectue Riendeau réside la démonstration de ce discours hétéroclite auquel on s’attend lorsqu’il est question de cerner l’essai. Et si l’hétérogénéité du genre est précisément ce qui est soulevé au sein de notre propre étude de l’essayisme acadien, la nature du présent article ne nous permettra pas de répertorier à notre tour les différentes postures théoriques qui ont nourri la compréhension de l’essai. Nous nous contenterons d’en souligner l’étendue en identifiant quelques importants jalons : des travaux de György Lukács (L’Âme et les formes, 1911), de Theodor Adorno (« L’essai comme forme », 1958) et de Marc Angenot (La parole pamphlétaire, 1982), en passant par l’apport respectif d’André Belleau, de Jean Marcel [Paquette], de François Ricard, de Fernand Ouellet, de Joseph Bonenfant ou celui de Robert Vigneault (L’écriture de l’essai, 1994), des collectifs dirigés par Paul Wyczynski, François Gallays et Sylvain Simard (L’essai et la prose d’idées au Québec, 1985), par Gilles Philippe (Récits de la pensée. Études sur le roman et l’essai, dir., 2000) ou par Pierre Glaudes et Jean-François Louette (L’Essai, 1999; 2002; 2011), des nouvelles recensions proposées par Claire de Obaldia (L’Esprit de l’essai. De Montaigne à Borges, 2005) et Pascal Riendeau (Méditation et vision de l’essai, 2012), des récentes anthologies comme celle de François Dumont (Approches de l’essai, éd., 2017) jusqu’aux nouveaux éclairages apportés par le collectif dirigé par Kateri Lemmens, Alice Bergeron et Guillaume Dufour Morin (Explorer, créer bouleverser. L’essai littéraire comme espace de recherche-création, 2019). Nous nous référerons sporadiquement à ces travaux au fil de notre survol, mais comme Riendeau, nous réservons une revue exhaustive pour une publication plus substantielle à venir.

Un élément semble consensuel : l’essai se définit par son inachèvement. Nous nous permettons de renchérir : si toute oeuvre littéraire est indéniablement ouverte et inachevée, l’essai retient autrement cet attribut dans sa nature même de pensée en devenir et d’« outil de recherche » (Belleau, 1983, p. 10). C’était le postulat de Joseph Bonenfant : « Cet aspect typique du caractère inachevé de la pensée libre pose [pour l’essai] le problème de l'unité dans la diversité, de la totalité dans la fragmentation, de la continuité du sens tout le long des ruptures par lesquelles il lui convient de passer. » (Bonenfant, 1972, p. 16) Pour sa part, Pascal Riendeau affirmera :

[C]’est le concept de raisonnement lacunaire (ou inachevé) qui fournit à l’essai un mode d’énonciation qui lui est propre, et qui se trouve dans cette entreprise de réflexion sur un objet où sont suscitées davantage de questions que de réponses. C’est aussi en ce sens qu’il faut envisager la lacune : elle est une stratégie énonciative et rhétorique qui participe de la réflexion essayistique et non pas une faiblesse argumentative.

Riendeau, 2005, p. 98

Plus récemment, Pierre-Luc Landry établissait un lien entre la notion de « liberté radicale » (radical openness) retrouvée chez bell hooks (1990; 1994) et l’espace radicalement ouvert que constitue l’essai (Lemmens, Bergeron et Dufour Morin, 2019, p. 62). En arrimant l’exercice essayistique à la pensée queer, Landry soulignait à l’instar de hooks que les espaces d’ouverture radicale sont revendiqués par le discours périphérique. La lacune comme stratégie énonciative et l’ouverture radicale dans l’essayisme sont possiblement les éléments déterminants dans le fait que l’essai – avant la poésie – aura été la première parole de l’Acadie.

L’essai est souvent transgressif, voire symboliquement violent, dans son inscription au sein du discours social. Nous évoquons ici cette notion de Marc Angenot (que celui-ci développe dans son volumineux essai 1889. État du discours social publié en 1989) dans un appel audacieux pour une étude compréhensive de la pratique essayistique acadienne à l’heure de l’éclatement discursif propre à l’extrême contemporain. L’essayisme acadien a été le plus commenté dans le contexte du néonationalisme acadien, à une époque où il s’annonçait clairement antagonique à un certain discours dominant et coalescent, s’orientant plutôt vers l’hétérodoxie. Cette période historique de l’Acadie de même que sa réalité discursive n’ont pourtant pas connu de véritable fin et ont plutôt débordé dans le 21e siècle en raison d’une irrésolution inhérente au projet de société acadien. Dans sa théorie, Angenot définit le discours social comme « tout ce qui se dit et s’écrit dans un état de société; tout ce qui s’imprime, tout ce qui se parle publiquement ou se représente aujourd’hui dans les médias électroniques. Tout ce qui narre et argumente, si l’on pose que narrer et argumenter sont les deux grands modes de mise en discours. » (Angenot, 2013, ch. 1, par. 1) Jusque-là, on saisit que, transposée, il s’agit essentiellement de la même matière nourrissant le projet ambitieux que s’est proposé depuis plusieurs décennies un large pan des études acadiennes transdisciplinaires. Mais Angenot ne s’en tient pas à cette définition primaire :

Ou plutôt, appelons « discours social » non pas ce tout empirique, cacophonique à la fois et redondant, mais les systèmes génériques, les répertoires topiques, les règles d’enchaînement d’énoncés qui, dans une société donnée, organisent le dicible – le narrable et l'opinable – et assurent la division du travail discursif. Il s’agit alors de faire apparaître un système régulateur global dont la nature n’est pas donnée d’emblée à l’observation, des règles de production et de circulation, autant qu’un tableau des produits. Ce que je propose est de prendre en totalité la production sociale du sens et de la représentation du monde […]. Je pense donc à une opération radicale de décloisonnement, immergeant les domaines discursifs traditionnellement investigués comme s’ils étaient isolés et d’emblée autonomes, – la littérature, la philosophie, les écrits scientifiques –, dans la totalité de ce qui s’imprime, de ce qui s’énonce institutionnellement. J’envisage de prendre à bras le corps, si l’on peut dire, l’énorme masse des discours qui parlent, qui font parler le socius et viennent à l’oreille de l’homme en société. Je me propose de parcourir et baliser le tout de cette vaste rumeur où il y a les lieux communs de la conversation […] aussi bien que les formes éthérées de la recherche esthétique, de la spéculation philosophique, de la formalisation scientifique; où il y a aussi bien les slogans et les doctrines politiques qui s’affrontent en tonitruant, que les murmures périphériques de groupuscules dissidents. Tous ces discours sont pourvus en un moment donné d’acceptabilités et de charmes : ils ont une efficace sociale et des publics captifs, dont l’habitus doxique comporte une perméabilité particulière à ces influences, une capacité de les goûter et d'en renouveler le besoin.

Angenot, 2013, ch. 1, par. 2-3

D’emblée, ce qu’il y a d’intéressant dans la proposition d’Angenot est cette « opération radicale de décloisonnement » et le pari – contraire à toute lecture postmoderne et donc absolument à contre-courant de son époque – d’un « système global ». Si nous adoptons l’optique du décloisonnement en abordant l’essayisme acadien – surtout en ce qui a trait aux considérations génériques –, nous n’avons pas l’ambition actuelle d’identifier le « système régulateur global » de la société acadienne. Notre posture méthodologique se rapproche davantage de l’archéologie foucaldienne, reconnaissant plutôt « les concepts de discontinuité, de rupture de seuil, de limite, de série, de transformation » (Foucault, 1969, p. 31). Nous retenons toutefois d’Angenot l’intuition d’une vérité globale dans « la totalité de ce qui s’imprime, de ce qui s’énonce » – à l’intérieur et en dehors de l’institutionnel. De plus, on pourrait lire chez Angenot une vision prophétique de l’ère des médias sociaux dans son intuition d’une vaste rumeur « où il y a aussi bien les slogans et les doctrines politiques qui s'affrontent en tonitruant, que les murmures périphériques de groupuscules dissidents » (Angenot, 2013, ch.1, par. 3). Comme nous le verrons dans les lignes à suivre, l’impératif du décloisonnement est bien ce qui a motivé les membres fondateurs du webzine Astheure. Ce même impératif régissait déjà la posture d’un Rino Morin Rossignol qui, dès les années 1980, avait compris que la vérité de l’Acadie résidait dans la « rumeur publique ». Si l’entreprise de Marc Angenot peut inspirer l’étude de l’essayistique acadienne, c’est dans son pari de trouver la vérité d’une société donnée dans la réunion de son discours hégémonique, de sa doxa et de ses contenus dissidents. L’essayisme acadien, sur certains plans, a presque déjà donné raison à Angenot. Il reste pourtant à approfondir notre analyse et notre compréhension de cette vérité livrée par l’essayistique acadienne, un exercice consciencieusement entamé par Anne Marie Robichaud à la fin du siècle dernier.

Essayisme et modernité en Acadie

L’essai demeure en Acadie un genre non pas mineur, mais paradoxalement discret dans le contexte institutionnel. Comme il est plus rarement publié en livre ou en recueil et que sa production est disséminée à travers différentes revues, journaux et autres plateformes, il se trouve moins souvent encadré par les canaux de promotion et de diffusion que nous continuerons de qualifier à l’heure actuelle de traditionnels. De même, son inscription au sein de la production littéraire acadienne ne s’effectue pas tout à fait selon les mêmes paramètres que la poésie, le roman ou même la littérature jeunesse. En ce sens, il est consommé différemment par le lectorat. Bien entendu, ce phénomène de liminalité est le propre de l’essai et n’est en rien limité au contexte acadien. Sur un plan plus largement théorique, la reconnaissance de l’essai comme véritable genre littéraire a toujours été à tout le moins ambiguë et équivoque. Dans « La pensée inachevée de l’essai », Joseph Bonenfant rappelait la distinction à établir entre l’essai « libre », celui que pratiquait Montaigne, et l’essai « érudit ou systématique qui développe un argument et se veut persuasif » (Bonenfant, 1972, p. 15). La pratique essayistique qui évolue en Acadie depuis Pascal Poirier[6] aura oscillé entre la première et la seconde catégorie et le journal L’Évangéline en aura été l’une des premières tribunes les plus importantes[7]. Comme le souligne Anne Marie Robichaud (1986), après la parution de L’Acadie perdue de Roy, les essais à saveur fortement politique se sont multipliés. Robichaud notera que la préoccupation première des essayistes acadiens de la fin du 20e siècle continuera d’être l’Acadie et son histoire : « l’essai ressasse, révise, repense l’histoire de ce petit pays privé de territoire. » (Robichaud, 1992, p. 133-134) En fait, entre le mouvement de modernité des années 1960 jusqu’au tournant du 21e siècle, l’essai acadien offrira une production largement argumentative, tantôt militante et résistante, tantôt révisionniste ou polémiste. Au sein de cette production, on trouvera aussi des textes qui proposeront une exploration formelle nettement plus manifeste.

Des années 1970 aux années 2000, Léonard Forest, Régis Brun, Michel Roy, Léon Thériault, Rino Morin Rossignol, Herménégilde Chiasson, Robert Pichette, Jean-Marie Nadeau et Claude Le Bouthillier, notamment, ont marqué selon différents degrés[8] l’essayisme en Acadie[9]. On notera d’emblée l’absence de voix féminines dans cette liste, absence qui est toutefois contrebalancée par l’importante contribution d’Anne Marie Robichaud qui assurera pendant plusieurs années un discours critique et universitaire entourant l’essai acadien. Hormis quelques exceptions, comme Antonine Maillet qui fera paraître quelques essais[10] durant les années soixante, la production essayistique acadienne allant des années 1970 aux années 2000 sera dominée par des hommes[11]. Cette tendance sera freinée au tournant des années 2010 alors que plusieurs billettistes, chroniqueuses et blogueuses participeront à rétablir l’équilibre quant au poids de l’écriture féminine dans l’essayisme acadien (même Maillet renouera de façon magistrale avec l’essai durant cette décennie). Nous aborderons leur apport dans la partie suivante de cet article.

Il nous semble important de commenter d’abord brièvement la production essayistique couvrant la période allant des années 1980 jusqu’au début de la présente décennie. De Michel Roy (L’Acadie perdue, 1978; L’Acadie des origines à nos jours, 1981) à Léon Thériault (La question du pouvoir en Acadie, 1982) à Jean-Marie Nadeau[12] (Que le tintamarre commence!, 1992), l’essai en Acadie aura souvent été un véhicule pour le « discours sur la nation » ou pour le (néo)nationalisme. Le néonationalisme des années 1970 veut « acadianiser » le projet québécois d’État-nation et il se cristallise chez Michel Roy, qui préconise, entre autres, la convergence des intérêts Acadie/Québec, la laïcisation de la société acadienne et la réécriture de l’histoire de l’Acadie afin de sortir cette dernière du mythe. Chez Léon Thériault, le rapprochement – voire l’union – avec le Québec se fait tout aussi pressant que chez Roy, mais le discours sur l’identité spécifiquement acadienne ne s’en trouve pas amoindri. Il faut noter que Thériault souhaite avant tout la création d’une province acadienne et ce n’est qu’à défaut de celle-ci qu’il opte pour une union avec le Québec (Robichaud, 1992, p. 136). Régis Brun nourrira également l’essai historique, poursuivant lui aussi la tradition de l’historien-essayiste fortement politisé[13] (ce qui sera souvent évident dans les choix stylistiques de Brun, donnant à lire des textes clairement rédigés à partir d’une posture subjective). Comme Anne Marie Robichaud (1986, 1992) et l’historien Jacques Paul Couturier (1987) avant lui, le sociologue Julien Massicotte soulignera que pour Roy, Thériault et Brun la « nation » demeure le « cadre interprétatif et idéologique » (Massicotte, 2005, par. 38).

Entre rupture et continuité

La décennie des années 1980 sera marquée par l’encadrement juridique et législatif des questions linguistiques. La plupart des essayistes de l’époque en feront état, mais sur ce point, Rino Morin Rossignol se distingue du lot. La question linguistique demeurera la préoccupation première de sa pratique essayistique, depuis les billets qu’il signera tout au long de la courte vie du Matin jusqu’à ceux qu’il continue de signer hebdomadairement pour L’Acadie Nouvelle. Or, Morin Rossignol est sans contredit l’une des figures proéminentes de l’essayisme acadien de la décennie des années 1980. Il aura pleinement saisi l’ampleur considérable du canal que pouvait représenter le journal pour la publication d’une littérature d’idées en Acadie, une voie permettant de rejoindre de manière régulière un vaste lectorat potentiel. Les billets qu’il publiera dans Le Matin[14] proposeront non seulement des contenus intellectuellement riches et une intention évidente d’animer les débats d’idées, mais surtout une écriture remarquablement exploratoire et fondamentalement littéraire. La réflexion qu’il formulera à la suite d’un deuxième regard sur ses textes, alors qu’Anne Marie Robichaud s’apprêtait à les réunir en recueil au début des années 1990, explicite cette dimension importante de son essayisme :

J’aime écrire. C’est un geste qui m’excite et me pacifie à la fois. Quand j’écris, ma conscience prend une bouffée d’air frais. Écrire me libère (ou me donne l’illusion de la liberté). J’aime les audaces, l’ironie, les mots inusités, ou carrément fabriqués pour les besoins de la cause. J’aime fureter dans les dictionnaires et, surtout y dénicher des choses inconnues. Quelques fois, j’y découvre les vieux mots de ma tante Anita. J’aime les mots de la parenté. […] L’écriture est une recherche, donc. Faut triturer ça, gravouiller ça, cette langue qu’on dit française, si on veut qu’elle soit (et demeure) aussi vivante qu’elle le prétend.

Morin Rossignol, 1991, p. 17-18

Les essais de Morin Rossignol se préoccupent à peu près des mêmes questions que l’on trouve chez ceux qui les ont précédés, mais leur forme démontre une préoccupation tout à fait équivalente aux considérations esthétiques. Ils s’inscrivent donc dans un pan de la pratique essayistique acadienne qui s’érigera plus consciemment sur des fondements de littérarité. Parmi les essayistes acadiens qui y participeront, Léonard Forest ouvre la marche. Ses essais couvrent une longue période historique, allant du début des années 1960 jusqu’aux années 2010, notamment parce qu’ils ont eux aussi été rassemblés en recueil – deux fois plutôt qu’une : Anne Marie Robichaud[15] fera publier La jointure du temps en 1997 et en rédigera la préface (non signée); en 2012, le recueil connaîtra une nouvelle édition augmentée d’une deuxième partie[16] qui sera assurée par Violaine Forest.

De fait, cette réunion en recueil permettra de constater que Forest et Morin Rossignol – et ce, très tôt dans leurs pratiques respectives – articuleront leurs réflexions autour de principes essentiellement humanistes et seront parmi les premiers essayistes acadiens qui s’approcheront résolument du caractère d’universalité vers lequel tend l’essai en sa nature littéraire. Tous deux – devons-nous le rappeler – sont artistes et poètes. Forest aura reconnu dans l’essai « une parole complémentaire [qui accompagne] tantôt la démarche artistique et la production culturelle, tantôt l’engagement politique; une sorte de voix off pour l’Acadie en évolution. » (Ferron, 2014, p. 211) Ses essais comme ceux de Morin Rossignol feront rivaliser les impératifs esthétiques avec les contentieux politiques. La première édition du recueil La jointure du temps « renferme les réflexions de Forest sur son art cinématographique […], mais aussi sur le nationalisme acadien, sur l’acadianité et l’identité acadienne, sur la langue et l’écriture » (Ferron, 2014, p. 211). Ces textes ont été écrits entre 1961 et 1997. L’édition de 2012 contient une deuxième partie où l’on retrouve des essais non datés, des poèmes, de la prose poétique et la transcription d’une entrevue. Comme nous le notions dans notre thèse de doctorat, chez Forest, « [l]e poète est toujours très près de l’essayiste[17], qui s’applique à travailler le rythme, la phonétique et les images de ses textes. » (Ferron, 2014, p. 211) Chez Morin Rossignol, la langue et l’identité linguistique sont thématisées à tel point que l’exploration formelle s’arroge une fonction exemplaire.

Les années 1990 seront caractérisées à la fois par la continuité et le changement. Sur le plan du discours politico-juridique, l’essai de Michel Doucet (Le discours confisqué, 1995) assurera le prolongement d’une réflexion entamée durant la décennie précédente. Du côté de la question sociologique et/ou identitaire, impossible de passer sous silence l’apport de Joseph Yvon Thériault (L’identité à l’épreuve de la modernité. Écrits politiques sur l’Acadie et les francophonies canadiennes minoritaires, Éditions d’Acadie, 1995). Les recueils d’essais de Morin Rossignol et de Forest paraîtront durant cette décennie; or les textes qu’ils renferment consistent en des regards portés sur des époques précédant leur date de parution en livre. Ainsi, dans cette seconde vie, ces essais se donnent à lire dans leur pleine réalisation, c’est-à-dire en décalage avec l’époque de leur production, mais en concordance avec leur inhérente souveraineté. Pourtant, les thématiques qu’ils abordent – la langue, l’identité, l’Acadie politique, culturelle et sociale, etc. – demeurent celles qui dominent les débats sociaux de la décennie. Un fossé se creuse alors entre les essayistes qui continueront de porter un discours profondément militant et nationaliste appuyé sur un récit tantôt romantique, tantôt idéaliste de l’Acadie, et ceux qui manifesteront une attitude de plus en plus critique envers la persistance de cette Acadie chimérique nourrie par un discours politique et social qu’ils considèrent stérile, naïf ou peu éclairé. Cette polarisation se combine à une autre, qui réside entre les tenants d’une Acadie diasporique et ceux d’une Acadie géographique. C’est que les années 1990 seront celles qui verront naître le Congrès Mondial acadien. La première édition aura lieu en 1994 et deux ans auparavant, Jean-Marie Nadeau – à qui l’on attribue la paternité de l’événement – fera paraître aux Éditions d’Acadie Que le tintamarre commence!, une « longue lettre » (Nadeau, 2009, p. 11) destinée au peuple acadien. Cet essai porte d’abord un message politique – à savoir, le souhait de voir renaître un parti politique de même qu’un projet politique acadiens – et Nadeau s’ancre résolument dans le discours nationaliste et militant (le dernier chapitre du livre cherche à prendre les contours du manifeste), réglant au passage quelques comptes. Le livre vise la « mobilisation » ainsi que, de toute évidence, la mise en train pour le Congrès Mondial à venir.

La réplique à ce discours sera régulièrement donnée par Robert Pichette, qui, durant les années 1990, sera chroniqueur pour différents journaux : L’Acadie Nouvelle, Le Perroquet, le Telegraph Journal et le Globe and Mail. Il y développera[18] un commentaire polarisant sur une Acadie « où le sens critique fait cruellement défaut et où l’on a la déplorable habitude de gober comme paroles d’Évangile les pires balivernes, surtout celles débitées par chantres et apôtres d’un certain nationalisme étriqué » (Pichette, 2008, p. 10). Pichette se fera fort de dénoncer agressivement toute forme de ce qu’il décrit comme une censure bien-pensante alignée sur un nationalisme fruste au sein des débats publics. Il s’affichera favorable à la monarchie britannique sous le règne d’Elizabeth II et vilipendera les groupes qui réitéreront les demandes d’excuses et de réparation des torts à la Couronne. Poète lui aussi, il fera de la richesse de la langue son arme la plus redoutable et son travail sur la forme de ses textes rivalisera avec celui sur le fond. Son livre Un pays appelé l’Acadie. Réflexions sur des commémorations, publié en 2006 dans la foulée du 400e anniversaire de présence francophone en Amérique et du 250e anniversaire de la Déportation des Acadiens, contient des passages incendiaires – notamment un « Avertissement au lecteur » – qui, à sa sortie, pousseront certaines personnalités visées par Pichette à exiger le retrait de l’ouvrage. Parmi celles-ci, on retrouvait Jean-Marie Nadeau et Claude Le Bouthillier.

Ce dernier, à la fois romancier et essayiste, produira une oeuvre régie par l’écriture à thèse, qui s’amorcera quasi simultanément par le roman et par l’essai : l’année suivant la parution de son premier roman, Le Bouthillier publiera dans la revue L’Action Nationale un texte faisant état de sa « vision » d’un projet collectif acadien. Déjà, dans « Demain! », Le Bouthillier donnait libre cours au zèle romantique auquel il habituerait par la suite les lecteurs tant de ses oeuvres romanesques que de ses billets.

Nous savons maintenant que dans l’ancienne Acadie, on se disait de la race acadienne et qu'on se considérait comme un peuple qui refusait l’aliénation par le serment d'allégeance. Les gens de Grand-Pré et de Port-Royal, en se promenant dans leurs champs qu’ils destinaient à leur progéniture, conservaient et transmettaient l’espoir de voir s’établir une Acadie forte et libre d’ingérences extérieures. […] [I]l faut souhaiter que tous, étendus dans le même lit de varech de mousse et de conifère, le long des plages, le peuple acadien compose une symphonie où ses héros se détacheront de la complainte traditionnelle et deviendront puissants. Et puis, oui! Nous l’habiterons à notre façon notre patrie, car nous avons avec nous l’inébranlable ténacité et l’inspiration du large.

Le Bouthillier, 1978, p. 890; 894

Ces images et ces thèmes lebouthilliens se feront récurrents à la fois dans ses romans et dans ses essais. Il aura presque systématiquement brouillé les frontières des deux genres : l’essayiste se fait imposant chez le romancier et le romancier s’invite dans la parole de l’essayiste. Or, André Belleau n’affirmait-il pas que « l’essayiste est une espèce d’artiste de la narrativité des idées, et le romancier, une espèce d’essayiste du choix, de l’évaluation des mots[19] » (Belleau, 1987, p. 92)? De même, dans un chapitre de l’ouvrage Récits de la pensée, qu’il a dirigé au tournant du siècle, Gilles Philippe commente la co-présence explicite du narratif et de l’argumentatif au sein d’oeuvres romanesques. Il identifie comme le « mode digressif » (ou « digression doctrinale ») la façon dont un discours argumentatif se construit en contiguïté avec le narratif (Philippe, 2000, p. 14-16). Philippe souligne des exemples où la trame narrative ne peut servir à elle seule la parole doctrinale ou philosophique; comme chez Sartre (1938), par exemple, qui affirmait : « Il y a des choses trop techniques, qui exigent un vocabulaire purement philosophique. Aussi je me vois obligé de doubler, pour ainsi dire, chaque roman d’un essai. » (cité par Contat et Rybalka, 1970, cités par Philippe, 2000, p. 16). Or, le narrateur lebouthillien se prête régulièrement à une glose que l’on retrouvera sans peine dans les billets que signera hebdomadairement Le Bouthillier pendant six ans pour L’Acadie Nouvelle. De manière ostensible, chez Le Bouthillier, la parole essayistique trouve sa continuité dans l’oeuvre romanesque et, inversement, l’oeuvre romanesque poursuit sa réalisation dans l’essayisme.

Des critiques auront noté que les trames narratives de Le Bouthillier seront souvent asphyxiées par le non-narratif. Ainsi, David Lonergan écrira sur Babel ressuscité : « Ce roman laisse trop de place à l’auteur qui, de temps en temps, remplace le narrateur, ce qui entraîne le récit bien loin de son action. C’est qu’il veut tout nous expliquer, l’auteur. » (Lonergan, 2008, p. 226) Il écrira aussi sur Complices du silence? : « Le discours l’emporte sur l’intrigue, et c’est la thèse qui donne son rythme au roman » (Lonergan, 2014, p. 49). De ce roman, Manon Laparra soulignera la trop grande part laissée à la doctrine lebouthillienne : « Le Bouthillier nous expose [sa] problématique identitaire à longueur de pages, fustigeant – en vrac – l’impérialisme américain, la déchéance de la langue française, la malbouffe, l’indifférence face au génocide acadien, les magouilles politiques et autres thèmes bien connus de son lectorat. » (Laparra, 2005, p. 36) Or, ce caractère « en vrac » relevé par Laparra au sein des digressions doctrinales contenues dans les romans lebouthilliens n’est-il pas le propre même de l’essayisme? Le Bouthillier aura signé ses derniers billets pour L’Acadie Nouvelle en juin 2011, mais il continuera de proposer sporadiquement au journal des lettres d’opinion, la dernière paraissant en 2015 afin de lancer un appel pour la sauvegarde de l’église de Bas-Caraquet[20]. Sa large contribution à la pratique essayistique en Acadie – contribution dont la période la plus intense correspond à la première décennie du 21e siècle – s’inscrit dans cette polyphonie soutenue au fil de cinq décennies à laquelle auront contribué des voix qui continuent de se faire entendre.

Herménégilde Chiasson peut sans doute être considéré comme l’une des plus proéminentes de ces voix, même si paradoxalement sa production essayistique reste dispersée et peu accessible au lecteur moyen (elle est en partie inédite). Son essayisme remonte aux débuts de l’institutionnalisation de la littérature acadienne, mais il s’intensifie considérablement au tournant du 21e siècle. Cela dit, l’ampleur de cette contribution à l’essai acadien doit être mesurée en tenant compte de l’inévitable porosité entre les productions du poète, de l’essayiste et du cinéaste. En effet, l’essayisme de Chiasson s’étend, sous certains égards, à la fois à sa poésie et à ses oeuvres cinématographiques si l’on reconnaît, à l’instar de Raoul Boudreau, que Chiasson « manie une variété de langages et de discours » et que « ceux-ci, loin d’être indépendants les uns des autres, se nourrissent et s’éclairent mutuellement » (Boudreau, 2009, p. 63). Ceci s’appuie également sur la proposition d’Anne Marie Robichaud voulant que le cinéaste et l’essayiste partagent une définition commune (Forest, 1997, p. 11). Dans son article « La vision de l’art et de l’artiste de province dans les essais d’Herménégilde Chiasson » (2009), Raoul Boudreau a soin de rappeler la distinction établie par Dominique Maingueneau (2004) entre les régimes élocutif – « où l’auteur parle en son nom propre » – et délocutif – où est créé « un “inscripteur” dont les contours sont dessinés par le texte lui-même » – du discours (Boudreau, 2009, p. 64). Or, souligne Boudreau, Maingueneau (2004) insiste sur le fait que ces deux régimes « se nourrissent l’un de l’autre » (cité par Boudreau, 2009, p. 64). Ainsi, selon Maingueneau, « [p]lutôt que de tracer l’impossible frontière entre ce qui serait proprement littéraire et ce qui serait hors de la littérature, il est plus réaliste d’admettre que la littérature entremêle [ces] deux régimes » (Maingueneau, 2004, p. 110). Dans le contexte du présent commentaire, il faut surtout mettre en relief le fait que l’essayisme chez Chiasson, comme chez bien d’autres nommés ici, est à peu près indissociable de sa pratique artistique et qu’il est marqué de ce caractère polygénérique que l’on retrouvera aussi chez Le Bouthillier, Morin Rossignol et Forest. Issu de la même « génération » d’écrivains, Herménégilde Chiasson se préoccupe des mêmes thèmes que les essayistes commentés précédemment : l’Acadie (sa territorialité, son identité et son avenir), la langue, les arts et plus spécifiquement les arts en Acadie[21]. Aussi sera-t-il, sur un certain plan, le plus proche frère de plume d’un Robert Pichette, pour qui il signe une longue préface au livre Le pays appelé l’Acadie et dont il partage une bonne part des vues.

Chiasson publiera des essais dans de nombreuses revues francophones de renom et dans quelques collectifs. Si ses textes se trouvent ainsi dispersés[22], la pensée de l’essayiste ne manque pas pour autant de cohésion. La théorie entourant l’essai relève notamment une propension chez l’essayiste à la répétition, aux récurrences et aux incessants retours; aussi aura-t-on par moments l’impression de relire le même texte en naviguant parmi les essais de Chiasson. Or, justement parce que ce trait est parfaitement aligné sur l’essence même de la pratique essayistique, il faut reconnaître en Herménégilde Chiasson l’essayiste acadien qui – peut-être avec Léonard Forest – aura su le mieux exploiter l’essai dans toutes ses réalisations possibles, tantôt pour en faire le véhicule le plus juste de la pensée, tantôt pour le révéler comme l’objet métatextuel par excellence, poussant l’exploration formelle jusqu’aux limites du genre. Cette tendance sera déjà évidente en 1999 avec la parution du livre Pour une culture de l’injure, écrit avec Pierre Raphaël Pelletier, ainsi qu’avec Brunante publié l’année suivante, mais les dernières publications de Chiasson – Autoportrait, (12) Abécédaires – confirmeront que l’essayisme aura visiblement pris une place considérable dans toute production littéraire de cet artiste multidisciplinaire.

On aura noté que la décennie des années 1990 sera marquée par des publications d’essais en livres. À ceux déjà nommés s’ajoute La disgrâce de l’humanité de Serge Patrice Thibodeau, publié chez VLB en 1999. Avec Pour une culture de l’injure de Chiasson et Pelletier, cette publication est une des rares occasions où l’essayisme acadien s’écarte de son sujet de prédilection, à savoir l’Acadie. Mais l’absence du sujet acadien était chose commune chez Thibodeau, qui avait jusqu’alors plutôt choisi d’inscrire plus largement l’humanité au sein de ses considérations. L’écriture militante que l’on retrouve dans La disgrâce de l’humanité ne fait pas exception sur ce plan.

L’essai acadien au tournant du 21e siècle

Les voix de Robert Pichette, d’Herménégilde Chiasson, de Rino Morin Rossignol, de Jean-Marie Nadeau et de Claude Le Bouthillier[23] se prolongeront au sein des deux premières décennies du 21e siècle, alimentant toujours les débats de l’Acadie contemporaine. Les années 2000 verront proliférer à nouveau les chroniqueurs et les billettistes par la voie du journal, L’Acadie Nouvelle accordant des chroniques hebdomadaires à Rino Morin Rossignol dès 2001 ainsi qu’à Claude Le Bouthillier et à Jean-Marie Nadeau à partir de 2005. Tous les trois connaîtront des controverses marquantes. En 2006, Nadeau et Le Bouthillier se serviront de leur tribune[24] pour riposter au livre Le pays appelé l’Acadie de Robert Pichette (et du même souffle à la préface de Chiasson). En 2009, un numéro de la revue littéraire Nuit Blanche sur la littérature acadienne fera réagir Le Bouthillier dont le billet du 19 novembre intitulé « Critique de la critique » amorcera une série de répliques[25] dans « l’Opinion du lecteur ». Morin Rossignol, pour sa part, aura suscité de vives réactions en critiquant en avril 2011 le Conseil consultatif sur la condition de la femme au Nouveau-Brunswick que le gouvernement provincial venait alors tout juste d’abolir. Sporadiquement, on lui répondra aussi dans « l’Opinion du lecteur » en raison de propos relativement tranchés sur la religion catholique, le dogme et l’Église.

Ce que l’on retient toutefois, c’est le fait que la tribune offerte par un journal comme L’Acadie Nouvelle permettra à ces trois essayistes de participer aux débats collectifs de la façon la plus efficace possible, c’est-à-dire en s’inscrivant de manière non négligeable dans l’évolution de l’opinion publique. En publiant hebdomadairement leurs essais dans le plus important journal francophone de l’Acadie, ils rejoindront à chaque fois un lectorat – potentiel, rappelons-le – de plus de 40 000 personnes, une portée à peu près impossible pour tout autre type de publication de l’essai acadien. Lorsqu’à l’été 2009 Jean-Marie Nadeau choisira de devenir chroniqueur au journal L’Étoile, propriété de Brunswick News, groupe de presse du conglomérat Irving, les réactions[26] du côté acadien ne se feront pas attendre. Parallèlement, il faut noter qu’un tirage de plus de 100 000 copies[27] de L’Étoile, alors devenu journal provincial, s’offrait[28] au président et porte-parole de la Société de l’Acadie du Nouveau-Brunswick.

Aussi faut-il reconnaître qu’au fil d’une production régulière et continue pour ces trois essayistes proéminents en Acadie se construit une pensée, un style et surtout une oeuvre. Compte tenu du fait que leurs textes figurent parmi les plus lus, ou du moins parmi les plus accessibles au lectorat, il est possible de croire qu’ils ont exercé une incidence non négligeable sur l’évolution d’une pensée collective en Acadie au début du 21e siècle. Rino Morin Rossignol est le seul à avoir maintenu cette production ininterrompue depuis 2001. Il est aussi celui parmi les trois dont la littérarité des essais se fera la plus notoire. Or, si Morin Rossignol propose un travail plus marqué sur le langage, tous trois participeront au renvoi de l’image de la société acadienne contemporaine à elle-même. Sur ce point, nous citerons André Belleau :

Car après tout, les écrivains travaillent avec le langage de leur société. […] C’est là, non pas une contrainte, mais une particularité que le romancier et le poète n'éprouvent pas. Eux travaillent avec le langage social, c'est-à-dire l’ensemble des messages qui leur arrivent à n’importe quel moment de leur existence. Mais chez l’essayiste, il faut que le langage qui lui fournit son matériau soit déjà culturellement saturé. L’essayiste, en effet, ne travaille pas avec ce qu'on pourrait appeler le langage de la vie en général, celui du travail, de la peine, de la souffrance des hommes, mais bien avec le langage de la culture. Une société dont le discours social est peu saturé culturellement va donc produire moins d’essayistes.

Belleau, 1987, p. 94-95

Cette dernière remarque de Belleau mérite que l’on s’y attarde. Selon quels paramètres peut-on continuer à affirmer dans un même contexte qu’il y a beaucoup et trop peu d’essayistes acadiens? Comment se traduit cette façon d’habiter le langage culturel pour les essayistes du début du 21e siècle en Acadie?

De nouveaux espaces à habiter

Au printemps 2013, une nouvelle jeunesse intellectuelle – et plus spécifiquement un groupe de quatre étudiants des cycles supérieurs de l’Université d’Ottawa – fera naître une nouvelle plateforme « ouverte et dynamique dans le souci de favoriser un renouvellement du discours acadien », se voulant « un espace de débat en français qui vise tant à informer qu’à favoriser les échanges d’idées et les découvertes culturelles » (Astheure.com, « qui sommes-nous? »). Le webzine Astheure, simplement identifié comme un « site » dans sa présentation, sera donc « un porte-voix d’idées nouvelles » (Astheure.com, « qui sommes-nous? »). Selon ses créateurs, il demeurera « axé sur la diffusion de débats et le traitement de sujets peu discutés dans les médias traditionnels », « à la fois critique et contemplatif et […] toujours ouvert aux contributions venant de tout horizon » (Astheure.com, « qui sommes-nous? »). L’un des premiers textes à paraître sur le site sera celui d’un des membres fondateurs, Julien Abord-Babin, qui répondra à la question (à double sens) « Pourquoi astheure? ». Selon Abord-Babin (2013), « les structures actuelles ne suffisent plus et […] bien des gens qui voudraient y contribuer peinent à trouver leur place dans le débat contemporain sur l’avenir de l’Acadie, tel qu’articulé par nos principales institutions » (par. 1). Il soutient également que « l’espace public […] s’est terriblement institutionnalisé au fil des ans » et que « le débat semble trop souvent dominé par une poignée d’acteurs et d’experts » (Abord-Babin, 2013, par. 2). Enfin, il déplore la disparition d’espaces où le débat d’idées pouvait librement avoir cours, ce qui explique selon lui la naissance de nouvelles plateformes démocratisantes, comme la page de l’Incubateur de l’esprit critique acadien[29]. Abord-Babin souligne bien que la nouveauté permise par ces plateformes en ligne consiste à accéder immédiatement au dialogue (via l’option du commentaire instantanément publié). Or, si l’espace à habiter est nouveau, l’urgence formulée reste la même :

On sait que l’Acadie est souvent frileuse lorsque vient le temps de débattre, préférant souvent le consensus, ou du moins l’apparence de consensus. Après tout, nous sommes une petite communauté et personne ne veut froisser son voisin. Mais l’Acadie n’en est pas [sic] pour autant homogène et en acceptant tout simplement de se taire, c’est le développement de notre communauté qui risque de souffrir et de stagner.

Car cette apparence de consensus peut facilement cacher un autre phénomène encore plus dangereux : le désengagement pur et simple de nombreux Acadiens. Malheureusement, force est de constater que la participation au sein des nombreux organismes acadiens est en déclin, si bien que nombre d’entre eux se retrouvent régulièrement à défendre leur légitimité. Cela signifie encore une fois qu’une poignée de personnes finissent par être les seuls [sic] à se prononcer sur ce qui devrait pourtant être envisagé comme autant de projets collectifs pour l’Acadie. Au point où l’on peut se demander s’il existe encore un projet collectif en Acadie.

Abord-Babin, 2013, par. 6-7

On croirait lire un essai écrit dans les années 1970, ou 1980, ou 1990. Autrement dit, un fond discursif persiste. Ce qui change, ce sont les voix qui l’entretiennent.

En ce sens, les années 2010 seront marquées par une augmentation notable de voix féminines dans la pratique essayistique en Acadie, alors que l’on constate une diversification des espaces de publication. L’activiste Rosella Melanson, par exemple, se donnera à lire[30] dans les journaux, sur Astheure, sur son blogue personnel (qui est très fourni) tout en étant active sur Twitter. Le blogue – dans toutes ses formes – se taillera une place notable au sein de l’essayisme acadien. Certaines essayistes comme Melanson et Céleste Godin l’exploiteront largement, mais ne se limiteront pas à ce canal. Le webzine Astheure accueillera bon nombre de collaboratrices, parmi lesquelles on relèvera des publications marquantes à des moments clés de l’actualité sociopolitique en Acadie. Ainsi, parmi les vingt publications qui ont suscité le plus de réactions durant les cinq premières années de vie du webzine (selon ce dernier[31]), neuf ont été écrites ou co-écrites par des femmes. L’une des plus marquantes restera sans doute « Mon assimilation, mon exil » de Céleste Godin, publiée le 30 juin 2016. Nous devons souligner que Céleste Godin a depuis confirmé (au printemps 2021) être non-binaire. Dans « Mon assimilation, mon exil », Godin témoignait de sa décision relativement déchirante de quitter sa Nouvelle-Écosse natale pour déménager à Moncton. Six publications de Godin avaient alors déjà paru dans le webzine. Or, le texte « Mon assimilation, mon exil » sera suivi de nombreuses réactions au sein des médias traditionnels, notamment à Radio-Canada de même qu’à L’Acadie Nouvelle, qui produira dans les semaines suivantes un dossier sur « Les luttes et périls de l’Acadie de la Nouvelle-Écosse ». C’est que le texte de Godin accomplissait trois choses, correspondant à trois nouvelles dynamiques discursives de l’essayisme acadien du 21e siècle : il rappelait que l’Acadie se vivait aussi intensément ailleurs qu’au Nouveau-Brunswick, il intégrait des considérations esthétiques et formelles participant directement au débat qu’il se proposait d’entretenir et il déconstruisait le récit identitaire.

Parallèlement, au cours des années 2010, L’Acadie Nouvelle offrira plus d’espace à la chronique et aux commentaires, et une large part sera alors faite aux femmes. C’est dans ce contexte que Céleste Godin se joindra aux collaborateurs du journal à l’automne 2016 (donc dans la foulée de « Mon assimilation, mon exil ») à titre de billettiste hebdomadaire, une collaboration qui durera un an. Godin rejoignait alors les mêmes canaux que les essayistes commentés précédemment, à savoir un lectorat traditionnel et sans contredit toujours plus large et diversifié que celui fréquentant régulièrement Astheure. Toutefois, son écriture s’y installait avec l’esthétique et le rythme de la poésie et du blogue[32], ramenant l’expérience essayistique tout au ras de l’expérience personnelle, intensifiant la subjectivité et renouant profondément avec la fonction poétique du langage. Au fil de ces publications, Godin revisitera les questions linguistiques et identitaires tout en y amenant de nouvelles réflexions, allant de l’orientation et l’identité sexuelles (« F’sons l’Acadie gay again » dans l’édition du 10 juillet 2017) à l’image corporelle (« Je suis grosse » dans l’édition du 14 novembre 2016), en passant par l’insécurité linguistique (« Le "bilingual party" bilingue » dans l’édition du 24 juillet 2017 et « Si tu peux lire ces mots, tu peux écrire » dans l’édition du 27 septembre 2017). L’essayisme (et plus précisément ses publications dans Astheure[33], puis dans L’Acadie Nouvelle et enfin sur Facebook) fera connaître Céleste Godin à un plus grand public et consolidera sa présence sur la scène culturelle acadienne. D’aucuns argumenteront que le déménagement à Moncton aura contribué à rapprocher Godin de la scène littéraire, mais quelque chose a de toute évidence remué lorsque « Mon assimilation, mon exil » a été publié. Si la tribune de L’Acadie Nouvelle aura contribué à cimenter le nom de Céleste Godin dans le panorama culturel de l’Acadie contemporaine, par-dessus tout, un texte comme « Mon assimilation, mon exil » aura sans contredit participé à solidifier le rôle du webzine Astheure comme acteur culturel majeur de l’Acadie contemporaine. Il s’agit désormais de déterminer dans quel état se trouve aujourd’hui le webzine acadien et d’évaluer son incidence actuelle sur les débats publics.

Or, comme nous venons de le souligner, L’Acadie Nouvelle n’est pas en reste en ce qui a trait à l’intensification des voix féminines au sein de l’essayisme en Acadie. Françoise Enguehard est pour sa part billettiste hebdomadaire pour L’Acadie Nouvelle depuis 2012. Sa collaboration était donc bien entamée lorsque Céleste Godin ajoutait sa voix à la longue liste des commentateurs. Si Enguehard est pionnière sous maints égards, son expérience de l’Acadie sociopolitique n’est pas très lointaine de celle de Rino Morin Rossignol, de Claude Le Bouthillier et de Jean-Marie Nadeau. Malgré qu’elle soit plus jeune que ces derniers, elle a connu à peu près les mêmes (r)évolutions et elle a évolué dans des milieux similaires, à savoir le milieu journalistique (elle est journaliste), celui des organismes de protection et de défense des intérêts de l’Acadie (elle a été présidente de la SNA de 2006 à 2012) et enfin la scène littéraire (elle est romancière et auteure jeunesse). Ses interventions s’articulent à partir de ces expériences et s’alignent donc sur les mêmes axes qui sous-tendent les billets de ses prédécesseurs au journal. Contrairement à ce que l’on lira chez Céleste Godin, les billets de Françoise Enguehard puisent toujours dans un héritage au sein duquel le rapport à l’identité acadienne et à l’identité linguistique est souvent encadré par un discours juridico-législatif ou institutionnel. Dans ses billets, l’investissement du subjectif se fait plus discret et l’exploration formelle n’est pas une réelle préoccupation de l’écriture.

Ce qui ne sera pas le cas chez France Daigle. La vétérane du roman acadien signera aussi des billets pour L’Acadie Nouvelle entre septembre 2012 et juin 2019. Elle est bien sûr de la génération d’écrivains dont font partie Chiasson, Le Bouthillier, Morin Rossignol, mais sa venue à l’essayisme s’est fait attendre. Elle avouera d’ailleurs dès la première chronique : « […] je n'avais jamais imaginé qu'un jour je signerais des billets dans L’Acadie Nouvelle. Jamais au grand jamais. » (Daigle, 2012, par. 3) Si ses premières interventions au journal se feront quelque peu conformistes, elles adopteront rapidement l’originalité de l’hybridité générique, osant des dialogues et des textes qui se révèleront, par moments, franchement hermétiques. Daigle aura donc développé un style qui, sans être tout à fait étranger à son univers romanesque, sera particulier à sa plume d’essayiste. Dans ses billets, l’expérience humaine est au coeur des interrogations et l’inscription du « je » y est nettement plus affirmée. Plus récemment, Daigle s’est servi de sa tribune pour aborder l’expérience éminemment personnelle de l’identité du genre : « L'automne dernier, le jour où les deux ouvriers finissaient leurs travaux chez moi, un petit moment s'est ouvert et, comme par amitié, je leur ai confié que j'avais récemment découvert que j'étais/suis une personne transgenre. » (Daigle, 2019, p. 6) La production régulière d’essais correspond à un nouveau chapitre dans l’oeuvre littéraire de Daigle, une addition qu’elle-même, visiblement, n’avait pas vu venir. Elle s’est surtout révélée une fenêtre dans un pan de l’univers intime de l’auteure auquel son lectorat n’avait toujours pas eu accès. L’auteure sera par ailleurs surprise que tout ceci se déroule sous les yeux des lecteurs de L’Acadie Nouvelle.

De fait, le journal a par moments su s’attirer l’ire de la communauté culturelle au cours des deux dernières décennies. Ce fut notamment le cas lorsque son volet « critique littéraire » sera abandonné en 2013, vide que tâchera de pallier Astheure quelques mois plus tard (Brun del Re et Cormier, 2015). Cet épisode avait d’ailleurs suscité des réactions à travers le paysage médiatique, mais aussi parmi les collaborateurs d’Astheure. Le texte « Blind spot de la littérature acadienne » de Mathieu Wade, collaborateur régulier au webzine cultivant à loisir les tons ironique et polémique, aura donné lieu à quelques suites et répliques, notamment celle du poète Jonathan Roy sur son blogue[34]. Un texte de Pénélope Cormier et Ariane Brun del Re (2014) donnera également suite à celui de Wade. Ce texte annoncera du même coup la création du volet « critique artistique » d’Astheure, assuré par Cormier et Brun del Re.

Aussi, malgré que L’Acadie Nouvelle soit demeuré un espace clé pour la diffusion de la pensée essayistique en Acadie du 21e siècle, le webzine Astheure aura permis d’établir un espace de convergences de plus grande portée, favorisant et facilitant la publication des collaborateurs évoluant dans différents coins du monde. Par exemple, une initiative d’Astheure propose La Filière Louisiane, un partenariat avec la Chaire de recherche du Canada en études acadiennes et transnationales[35] de l’Université Sainte-Anne et son blogue, Les Carnets Nord/Sud. Les aspirations du webzine Astheure – telles qu’elles ont été formulées dans les textes de ses membres fondateurs – sont toutefois confrontées à certains défis, parmi lesquels on compte le nombre de collaborateurs, qui demeure relativement faible (selon ces mêmes aspirations), et les ressources à tout le moins limitées. Céleste Godin jugeait bon de rappeler dans l’un de ses textes que le webzine « dépend du temps bénévole de ses éditeurs et de ses contributeurs qui ont tous autre chose à faire pour payer leurs factures » (Godin, 2015). Ce texte de Godin insistera du même coup sur le fait que la vigueur et la pérennité du projet collectif Astheure.com reposent sur une vaste participation qui doit se faire grandissante, dans la mesure où l’on accepte que les assises du webzine restent la pluralité de voix et le renouvellement des idées. Les membres fondateurs Marie-Hélène Eddie et Luc Léger ont cru bon le réitérer dans un texte charnière :

Le besoin pour la critique et le débat se font [sic] toujours autant sentir en Acadie. Astheure est un projet qui se développe de façon graduelle. Il est le fruit de la confiance que lui ont octroyée un nombre importants [sic] de collaborateurs, de chroniqueurs, de critiques, de correcteurs et d’autres bénévoles tout aussi importants les uns que les autres… sans compter des milliers de lecteurs. Le webzine n’est rien sans tous ces gens qui lui insufflent leurs idées et leur énergie. So, astheure on fait quoi? C’est à vous de le décider!

Eddie et Léger, 2016

Astheure aura néanmoins réussi à créer un espace périphérique[36] attendu par une nouvelle génération d’essayistes acadiens. Si Jonathan Roy n’a toujours pas, à ce jour, écrit de texte pour le webzine[37], il aura célébré ce dernier sur son blogue :

Pour commencer, faudrait que j’dise cecitte : j’suis content. Content que l’Acadie commence à squatter le Web comme du monde. J’parle surtout de la dernière année, qui doit correspondre plus ou moins à la mise à mort des derniers Pentium « propulsés » par Windows 3.1 et le manque de finesse qui va avec. […] Pis surtout, j’parle d’Astheure. LE happening de l’année dans le monde du « faut qu’on en parle pis qu’on en parle comme du monde » acadien. Comme une sorte de descendance heureuse du fiasco de l’Incubateur de l’esprit critique acadien. Comme le p’tit frère qui a vu son aîné sniffer sa vie away et qui comprend qu’une couple de balises, ça peut empêcher d’prendre le champ. Encore là, plein de bons paletteux de claviers qui savent virer des phrases et monter des idées intelligemment.

Roy, 2014

Il s’agira à présent d’étudier la trajectoire à venir pour ce webzine, au-delà de ses bons coups et de ses essoufflements. La confluence de poètes, de dramaturges, de sociologues, de philosophes, de politologues, de professeurs, d’étudiants, d’activistes, d’éditeurs, d’historiens, de juristes, d’agriculteurs, etc. participant aux « visées colossales » du webzine (Eddie et Léger, 2016) laisse croire à un potentiel discursif notable : « À plusieurs reprises, des textes publiés ont provoqué des débats qui se sont répercutés dans d’autres médias. Des chroniqueurs d’Astheure ont été mentionnés dans les pages des journaux et sur les ondes des radios. Ils ont participé à des débats, à des tables-rondes et à des entrevues. » (Eddie et Léger, 2016) L’apport ainsi que la portée de ces contributions méritent d’être mesurés de manière beaucoup plus méthodique dans le but de mieux en saisir la portée quant à l’essayistique acadienne.

Nouvelles paroles d’une voix doyenne

Il est somme toute notable que certaines des plus récentes publications d’Antonine Maillet – Fais confiance à la mer, elle te portera (2010), Lettres de mon phare (2016), Clin d’oeil au Temps qui passe (2019) – ont été marquées par un virage vers l’essayisme. Les Lettres de mon phare[38] (2016) sont identifiées comme des « récits »; or elles ne sont pas moins des « textes au plus près de l’intime à travers lesquels [Maillet] dit l’ordinaire et l’extraordinaire des jours », selon la quatrième de couverture. Ce « je » qui y préside est certes sujet à une lecture dérivée du fictionnel[39] – les libertés accordées par l’appellation « récits » étant ce qu’elles sont, mais il affiche ses contours dans l’aura d’une Antonine Maillet s’abandonnant désormais à la confidence. Dans Fais confiance à la mer, elle te portera, Maillet présente ce « je » qui d’emblée posera la question même de l’action littéraire : « D’où me vient le besoin d’écrire? » (Maillet, 2010, p. 7). Elle annonce du même coup ce basculement dans l’essayisme : « Je ne vous cacherai rien, j’en fais le pari. Je vous avouerai sans vergogne ni bravache, mon penchant démesuré pour la vie, depuis ma plus lointaine enfance, jusqu’à me faire croire qu’elle n’appartenait qu’à moi. » (Maillet, 2010, p. 7) Elle semble aussi dès lors annoncer les Lettres et Clin d’oeil qui suivront. Les premières lignes de Fais confiance à la mer témoignent de la surconscience de l’auteure de s’engager dans une nouvelle posture d’écriture, celle de l’essayiste :

Je n’ose pas encore me relire, et pourtant je sens mon naturel revenir au galop, ce vagabondage de la mémoire qui se laisse happer par les images qui fusent, se cognent, se chevauchent et finissent par me mener dans une sorte de glissement, appelé aussi flow of consciousness, vers le but que je ne cesserai de viser tout au cours du voyage, mais n’atteindrai sans doute qu’au bout d’une vertigineuse spirale. […] Si je me laissais aller, comme j’en ai envie, je vous entraînerais dans ma passion des dictionnaires. Mais ce serait courir le risque de dériver dans des courants qui m’écarteraient trop tôt de ma voie, la seule qui soit authentiquement mienne, le chemin que j’ai tracé à l’aveuglette […].

Maillet, 2010, p. 10-11

Le texte sera parsemé de formules qui exacerberont la nouvelle démarche essayistique : « Je viens d’avouer à mon insu… » (Maillet, 2010, p. 14), « Je vous ai déjà dit… » (Maillet, 2010, p. 25), « J’ai pourtant juré de dire la vérité, rien que la vérité, et je sens que je m’en éloigne. » (Maillet, 2010, p. 28), « Je viens de jumeler à mon insu les mots interdits : possible et Acadie » (Maillet, 2010, p. 28), « j’avoue que… » (Maillet, 2010, p. 34), « Peut-être commencez-vous à comprendre… » (Maillet, 2010, p. 35), « Je me relis et sursaute. » (Maillet, 2010, p. 42), « Fermons la parenthèse. » (Maillet, 2010, p. 43), « À mon insu, je viens de sauter des années. » (Maillet, 2010, p. 67), « Je me confesse et j’avoue que… » (Maillet, 2010, p. 105). Le rapport ludique à l’exercice de confession littéraire auquel se prête l’auteure est rendu par la récurrence de ces formules qui laissent entendre tantôt l’égarement (« à mon insu »), tantôt l’abandon (« je me confesse et j’avoue »). L’auteure semble se prêter à ce jeu des révélations en se représentant à même le texte un lectorat « mailletien » (car ce livre est visiblement destiné aux lecteurs qui connaissent l’oeuvre) qui plongera avidement dans ces lignes aux milles secrets. Robert Viau le note bien dans sa lecture de l’ouvrage : « Maillet s’accorde bien des libertés, […] et bouscul[e] les années dans des allers-retours de manière à donner le tournis à un lecteur non averti. Pourtant, pour quiconque connaît l’oeuvre de Maillet, quel plaisir et surtout quelle source d’information! » (Viau, 2011, p. 90-91)

Ainsi, l’essai s’offre à Antonine Maillet, après « une biographie littéraire de cinquante ans et une bibliographie d’autant de titres » (Maillet, 2010, p. 21), comme un nouveau plaisir littéraire installé dans l’intimité tissée entre un « je » et un « vous ». Or, Maillet l’accueillera comme un exercice tout aussi futile que fondamental; la quête du texte échouera – c’est entendu : « Deux cents pages n’ont pas suffi, je reste en plan. » (Maillet, 2010, p. 227) –, mais c’est l’échec même qui devient essentiel. Cette question que Maillet posera sera : pourquoi j’écris? Il s’agit d’une question tautologique qui fait advenir le texte tout en l’interrogeant : « Je n’ai d’autre réponse à cette question que celle qui s’élabore, petit à petit, depuis le début de ce livre et qui en constitue le premier mobile. » (Maillet, 2010, p. 50-51) En bonne essayiste, Maillet fait tanguer le texte entre ce que Lukács (1972) identifiait dans « Nature et forme de l’essai » comme « la vie en soi et la vie concrète » (Dumont, 2003, p. 21) :

[T]ous deux [ces deux types de spiritualité] sont également réels, mais ils ne peuvent jamais être réels en même temps. Chaque événement de la vie de chaque homme recèle des éléments de chacune, bien que l’intensité et la profondeur en soient toujours diverses, tantôt l’une, tantôt l’autre, et c’est le cas également pour le souvenir, car là aussi, nous ne pouvons ressentir qu’à travers une seule forme à la fois.

cité dans Dumont, 2003, p. 21-22

L’essai – tout essai – trouve sa résolution dans son universalité. À Lukács, nous ne pouvons que laisser répliquer Maillet :

Je peux donc, après cette descente aux enfers, répondre à la question qui a déclenché cet aparté : non, l’univers qui sort de l’artiste n’est pas de lui. Aucun écrivain digne de ce nom ne peut se contenter de raconter ce qu’il sait ou connaît de lui-même. Pour que l’oeuvre atteigne le coeur et la raison du lecteur, elle doit dépasser le lecteur et l’auteur de l’oeuvre. La vie apparente qui se déroule sur un espace de soixante, quatre-vingts, cent ans! ne saurait se mesurer à l’autre, la vraie, qui contient des germes d’éternité. Grand Dieu! je n’ose me relire. Tout ce charabia pour dire une chose pourtant assez simple : ma vraie vie loge ailleurs que chez moi et c’est la seule qui mérite qu’on la déterre puis la raconte.

Maillet, 2010, p. 94-95

Maillet se permet de brouiller les codes et se livre à son gré à ses propensions au narratif (« Laissez-moi raconter », p. 118) et à la dramaturgie. Il s’agit là d’une autre dimension du ludisme qui teinte particulièrement son essayisme.

Ce voyage viscéral m’a mise en état d’alerte, les lumières de mon imagination clignotent, et j’ai le goût de vous raconter un conte. Votre position est délicate. Vous ne savez pas sous quel angle me prendre… à mon âge, on peut avoir des lubies. Laissez faire mon âge, pensez au vôtre.

Maillet, 2010, p. 101

Maillet aura toujours rendu poreuse la frontière entre elle, le réel et ses personnages fictifs. Mais elle la rompt tout à fait par l’essai. Robert Viau y lit une façon très claire pour l’auteure de « revisiter le monde qu’elle a créé » (Viau, 2011, p. 93). Il reconnaît que Maillet fera ce qu’elle veut de ce genre certes très malléable qu’est l’essai – et en ce sens peut-être parfaitement ajusté au style mailletien :

Maillet s’est toujours définie comme une conteuse et elle écrira comme bon lui semble, « à tâtons et à rebours », en fonction d’une imagination exubérante qui peut l’entraîner derrière une charrette qui ramène des déportés de la Géorgie à l’Acadie ou dans un monde fictif peuplé de nains et de géants.

Viau, 2011, p. 76-77

L’acte de « raconter » – si cher à Maillet – qui préside dans Fais confiance à la mer permet de lire Lettres de mon phare comme une suite. Effectivement, Fais confiance à la mer, Lettres de mon phare et Clin d’oeil au Temps qui passe peuvent sous certains égards être compris comme trois « essais » (au sens très littéral de tentative ou de démarche) ou trois tomes d’un même livre (celui-là même qui est annoncé dans Fais confiance à la mer) se présentant successivement à partir de trois différents principes structurants – les oeuvres, le référent, le Temps (ou la vie) – qui s’imbriqueront. Aussi aura-t-on l’impression de relire des passages de Fais confiance à la mer en lisant cet extrait du texte liminaire de Clin d’oeil :

Oh! Je crains d’avoir ouvert une boîte de Pandore. J’ai juré de vous offrir le livre jamais écrit, celui de la mémoire toute nue, de m’éloigner de mon monde parallèle où grouillent ces myriades de créatures fictives; juré de sortir de l’imaginaire pour entrer dans la vraie vie. Je sens que je dois essouffler quelques-uns de mes lecteurs et troubler les autres.

Maillet, 2019, p. 10

L’essai palimpseste de Maillet cherche à exhausser des liens féconds entre son auteure et sa création. Les impératifs de vérité qui doivent régir la démarche de l’essayiste sont donc incessamment rappelés, puis déconstruits. Ce sera là le trait le plus éminent de l’essayisme mailletien. Comme chez d’autres dont il fut question dans les lignes précédentes, c’est toute l’activité littéraire contenue dans son identité auctoriale – tant factuelle que fictionnelle – qui rejoint Maillet dans la posture de l’essayiste :

Je flâne et me perds dans mes pensées. Je sens pourtant au creux de moi, dans le moi profond, grouiller des éléments, morceaux disparates, bribes de souvenirs qui s’agitent et se cognent et s’imbriquent les uns dans les autres pour en faire surgir d’autres qui ne sont pas des souvenirs mais des créations nouvelles. Que raconteront ces souvenirs vrais ou réinventés? Des bouts de la vie réelle qui ont inspiré l’autre, la vie parallèle des livres? Comment distinguer le vrai de l’inventé, où tracer la frontière? […] Et quelle importance! Pourquoi vouloir à toute reste retrouver la vérité de ce qui n’a de sens aujourd’hui que dans le souvenir!

Maillet, 2016, p. 144-145

Immanquablement, l’essayisme de Maillet sert le discours sur l’Acadie. De fait, l’essai sera l’ultime apport de celle qui aura toujours écrit « pour continuer à vivre » (Maillet, 2016, p. 101) et pour très littéralement sauver l’Acadie. Ce sera la réponse la plus tangible qui ressortira de la question originelle posée dans les premières lignes de Fais confiance à la mer. Au fil de ces trois livres et de sa neuvième décennie, Maillet revisite la « mission » qui lui avait été confiée dans l’urgence d’une mort annoncée à ses oreilles d’enfant : « L’Acadie, ça existe plus. » (Maillet, 2010, p. 59) L’essai permet à Maillet de démonter pièce par pièce tous les constituants d’une vie consacrée à la littérature et vouée à écrire l’Acadie pour que cette dernière continue d’exister : « Des plus grands aux plus humbles, tous les créateurs sont appelés à refaire le monde. Je n’ai pas eu d’autres choix que de refaire le mien. » (Maillet, 2010, p. 145) Elle se permettra toutefois d’aller plus avant dans l’écriture de l’intime avec Clin d’oeil au Temps qui passe, confiant à ses lecteurs avec moins de retenue des fragments de ses drames personnels, de ses amours et de ses bouleversements. En substance, dans le discours lacunaire et décousu de l’essai, Maillet et ses lecteurs retrouveront une certaine finitude : « Pour la première fois j’ai sous les yeux mon spatio-temporel. » (Maillet, 2010, p. 228) Toute la dimension humaine de l’activité littéraire se déploiera dans l’exemplarité qu’offrira alors Maillet. Rejoindre l’universel n’était pourtant rien de moins que le souhait formulé par la modernité acadienne amorcée par l’auteure de Pointe-aux-Coques.

Ne partez pas en peur, je ne dirai pas tout, mes jours sont comptés. Comme les vôtres, quel que soit votre âge. Nous n’aurons jamais assez d’une vie pour en faire le tour. Et c’est la vraie raison d’être des créateurs.

Maillet, 2010, p. 169

L’essai et la doxa acadienne : terreau fertile et prodigieux rempart

S’il a parfois semblé moins proéminent au sein de l’institution littéraire, l’essai acadien est toujours demeuré bien en vue pour un lectorat non négligeable. Il se retrouve encore dans les canaux traditionnels où des commentateurs des réalités sociopolitiques et culturelles de l’Acadie assurent à ce jour une diversité de points de vue en publiant, entre autres, livres, chroniques, billets et lettres d’opinion. Il se réalise aussi en sa pleine littérarité chez des écrivains qui se plaisent à brouiller les frontières génériques. Il se renouvèle au sein de l’ère numérique. Ce qu’il reste pourtant à saisir, dans une optique de globalité (s’il est toujours possible de penser une réalité sociale en faisant usage d’un tel terme), serait la façon dont l’essayistique acadienne participe aujourd’hui au vaste discours social de l’Acadie du 21e siècle. Nous avons souligné précédemment que certains essayistes acadiens ont poursuivi une même parole au fil de plusieurs décennies. Jean-Marie Nadeau, par exemple, hormis la périodisation de ses chroniques, n’a pas hésité à republier en 2009 son essai politique de 1992, et il aura rappliqué en 2019 avec une nouvelle publication[40] proposant en grande partie une autre relecture de la fin du 20e siècle acadien. Mais l’essayisme de Nadeau, bien qu’il lui soit concomitant, se révèle de plus en plus périphérique à celui d’une nouvelle génération mieux ferrée en termes de nouvelles considérations identitaires et plus audacieuse dans ses aspirations pour une Acadie désormais autrement positionnée sur l’échiquier mondial. Ce décalage est en soi une problématique de l’essayistique acadienne.

Notre article ne livre pas une recension exhaustive de l’essayisme acadien. Il n’est que l’annonce du projet, celui de démontrer de quelles façons la pratique essayistique renferme de « l’extraordinaire densité d’information » (Pierssens, 1993, p. 91) quant au discours social de l’Acadie. Il ne s’agit pas de se mesurer à la gigantesque ambition de Marc Angenot, essayiste, qui a souhaité voir une vérité coalescente dans tous les fragments de parole dans lesquels une société cherche à se dire à l’intérieur d’un moment de l’Histoire. Il s’agit d’osciller entre une approche discursive (Angenot) et une démarche « archéologique » (Foucault) en faisant intégrer l’essai au sein d’un regard compréhensif sur la littérature acadienne. Le but n’est pas de nier ou d’ignorer la réalité absolument fragmentaire de l’essai. En fait, l’objectif serait de reconnaître les façons dont les essayistes acadiens ont investi l’essai comme un espace transgressif pour une prise de parole transgressive. L’essayisme acadien a systématiquement énoncé sa liminalité; il en a fait le motif fondamental de son argumentation. Dans « Petite essayistique, » André Belleau affirmait :

Ce qui déclenche l’activité de l’essayiste, ce sont tantôt des événements culturels, tantôt des idées qui émergent dans le champ de la culture. Mais pour qu’ils puissent entrer dans l’espace transformant d’une écriture, il faut que ces idées et événements soient comme entraînés dans une espèce de mouvement qui comporte des lancées, des barrages, des issues, des divisions, des bifurcations, des attractions et répulsions.

Belleau, 1983, p. 8

Ce « mouvement » – dans toutes ses discontinuités – devrait constituer le foyer de notre étude de l’essayisme acadien.