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Ce texte propose d’interroger la manière dont se perpétue, se construit, voire se reconstruit, au sein du discours littéraire acadien contemporain, un discours axé sur le territoire. La question du rapport au territoire n’est a priori pas nouvelle en littérature acadienne et pourtant, plusieurs textes en ont fait récemment le centre de leur propos et ont pris la relève d’un discours sur le territoire dans lequel l’urbanité de la ville de Moncton, synonyme de modernité, occupait une place prédominante. C’est le cas dans la poésie des auteurs du MANIFESTE SCALÈNE[1]; Gabriel Robichaud, Jonathan Roy et Sébastien Bérubé, que nous proposons d’étudier dans cet article.

L’histoire de l’Acadie et l’histoire de sa littérature entretiennent un rapport complexe au territoire depuis le Grand Dérangement, c’est-à-dire la déportation de la population coloniale et sa dispersion dans le monde atlantique pendant la seconde moitié du XVIIIe siècle. Comme le montre Viau (2006), si le thème de la déportation et de la dépossession territoriale a marqué, plus ou moins fortement selon les époques, la littérature acadienne, le rapport au territoire est consubstantiel de cette littérature et ne peut faire l’objet, dans cet article, d’une présentation exhaustive. Toutefois, il important de noter que, dans l’histoire de cette littérature, la place occupée par la ville de Moncton (Boudreau, 2007a) demeure prépondérante. Le lien d’un poète comme Gérald Leblanc à cette ville qui devient un véritable espace de dialogue entre le local et le global (Morency, 2007) va inspirer et marquer toute une génération de poètes après lui. En forçant le trait et malgré les nombreux textes qui se sont penchés sur d’autres réalités et d’autres espaces associés de près ou de loin à l’Acadie du Nouveau-Brunswick, l’urbanité de la ville de Moncton rime facilement avec la modernité littéraire acadienne, dans la mesure où il s’agit d’un espace qui s’est vu associé à la naissance et à l’institutionnalisation de cette littérature dans les années 1970 et 1980. Cette place singulière s’est d’ailleurs consolidée par la suite. S’ils n’excluent pas de représenter cette ville, les textes des poètes à l’étude n’hésitent pas à s’en éloigner pour explorer davantage les représentations rurales et régionales de l’Acadie.

Plus généralement, toute une série d’études se sont intéressées à la question de l’espace dans les littératures franco-canadiennes et cela sous de multiples aspects qui vont de l’herméneutique de l’espace (Doyon-Gosselin, 2012) au rapport entre espace, lieu et territoire (Hotte, 2001; Lintvelt et Paré, 2001), en passant par l’imaginaire véhiculé par le paysage (Lord et Bourque, 2009) chez des auteurs aussi différents qu’Antonine Maillet, Gérald Leblanc, Herménégilde Chiasson, Jacques Savoie, France Daigle ou encore Serge Patrice Thibodeau. Plus récemment, plusieurs chercheurs se sont réunis pour étudier à partir de la notion bakhtinienne de « chronotope » les rapports entre espace et temps (Brun del Re, Kirouac Massicotte et Simard, 2018) à l’oeuvre dans ces littératures.

Dans cet article, nous nous limiterons à une approche axée sur les lieux, sur le territoire. Mais il nous faut toutefois préciser ce que nous entendons par le terme de « territoire » à l’aide de deux perspectives théoriques complémentaires, à savoir la géographie humaine et la géophilosophie. En se penchant sur l’histoire des représentations du territoire acadien, il en ressort que celui-ci peut recouvrir différentes définitions. Comme le note Bruce (2018) à la suite de Bérubé (1987), il existe « quatre géographies possibles » de l’Acadie :

(1) l’Acadie historique de l’époque coloniale; (2) une Acadie de la diaspora, « patrie sans espace » dont la définition correspond, de fait, à l’Acadie généalogique; (3) l’Acadie fonctionnelle ou opérationnelle constituée des parlants français des provinces maritimes; (4) une Acadie « prospective » axée sur un ou des projets politiques collectifs, se réalisant sur un territoire donné.

Bruce, 2018, p. 111

À ces géographies correspondent des visions différentes du lien entre acadianité et territorialité. La conception généalogique appelle, en effet, une vision déterritorialisée de l’Acadie à l’opposé d’une vision territoriale, politisée de l’Acadie du Nouveau-Brunswick. Dans nos analyses, nous nous intéressons tout abord à la vision territoriale de l’Acadie du Nouveau-Brunswick, même si, comme nous le verrons, différentes visions sont en réalité présentes dans les textes et viennent enrichir ce rapport au territoire. Ces différentes géographies, qui fondent les visions (historique, diasporique, fonctionnelle et politique), mettent également en exergue deux visions opposées; l’une, territorialisée et l’autre, déterritorialisée.

En basculant dans le champ de la géophilosophie, on trouve également les notions de territorialisation et de déterritorialisation (Deleuze et Guattari, 1980) qui sont certes différentes, mais qui ont montré leur utilité dans les études littéraires consacrées aux littératures mineures (Bertrand et Gauvin, 2003). La déterritorialisation et la reterritorialisation en discours, en tant que processus, ne se limitent pas à un milieu singulier, mais ont lieu plus largement dans nos sociétés sur fond de globalisation culturelle et ne vont pas l’un sans l’autre. Comme le note Stefania Capone, « […] s’il y a dissolution ou déplacement des points de référence, des racines ou des frontières, il y a aussi production parallèle du discours sur les origines qui permettent de “réancrer” ce qui a été déterritorialisé dans de nouveaux espaces réels ou symboliques » (2004, p. 11). Quant à Hervé Théry, il note que

Simultanément à l’ouverture des frontières, réelle ou au moins mentale, et à la diffusion d’une conception du monde qui nie les différences et fait de tous les territoires le support indifférencié d’une compétition planétaire, apparait avec de plus en plus de force une revendication d’appartenance, une recherche d’enracinement dans un lieu, d’une authenticité locale […].

2008, p. 328

Dans cette optique où déterritorialisation rime avec globalisation et où le territoire peut apparaitre comme obsolète s’opposent les travaux qui cherchent au contraire à mieux (re)définir les relations entre espace, territoire et territorialité (Elden, 2005, 2006). Loin d’être marginale, cette position est sur le point de devenir désormais une approche hégémonique (Ripoll et Veschambre, 2002). Les procédés de déterritorialisation et a fortiori de reterritorialisation en discours des espaces et des langues (Boudreau, 2003) contribuent cependant à l’étude des problématiques de minorisation et sont à même de montrer comment un imaginaire spécifique s’articule à différents types de discours sociaux (politique, historique, environnemental, etc.). C’est cet agencement complexe, cette construction qui est aussi une reconstruction, plus que les représentations de l’Acadie contemporaine, que nous cherchons à dégager de notre corpus. Celui-ci s’articule autour des textes de Gabriel Robichaud (Robichaud, 2011, 2014, 2018), de Sébastien Bérubé (Bérubé, 2015, 2017, 2019) et de Jonathan Roy (Roy, 2012, 2019), dont certains ont d’ailleurs été repris dans la lecture/performance, MANIFESTE SCALÈNE (2017). Même si elle ne s’y limite pas, comme l’analyse des textes le montre, la démarche de ces auteurs met au coeur de ce texte/manifeste leurs rapports au territoire. À la triangulation qu’implique le terme « scalène » entre les trois espaces de l’Acadie du Nouveau-Brunswick – le Nord, l’Ouest et le Sud-Est – nous proposons d’étudier le rapport diagrammatique au territoire dans leurs textes.

Le rapport au territoire ainsi que sa construction par l’appropriation de nouveaux espaces réels et symboliques par cette nouvelle génération peuvent être envisagés à travers la notion d’agencement mentionnée plus tôt. François Dosse indique, dans son article consacré à la géophilosophie, qu’il s’agit d’un « concept nodal » dans Mille Plateaux (1980) et qui se définit « par sa capacité à connecter les éléments les plus divers » d’un système, textuel dans le cas qui nous occupe, selon une « logique diagrammatique » (2016, par. 15). Les deux « axes d’agencement » seraient constitués horizontalement « d’actes et d’énoncés » et verticalement « des aspects territorialisés et des pointes de déterritorialisation » (Dosse, 2016, par. 15). Fidèle à cette logique, nous cherchons dans ce qui suit à illustrer, sur l’axe horizontal constitué par les énoncés, ces aspects territorialisés que les systèmes textuels révèlent.

À la lecture des différents recueils de Robichaud, de Bérubé et de Roy, on peut remarquer un dispositif commun d’ancrage de la parole poétique dans un espace ou un lieu de la parole poétique. Il s’agit de l’« ici », qui, à défaut d’être un lieu identifiable au premier abord, sert précisément d’espace à partir duquel les différents imaginaires poétiques peuvent advenir. C’est pourquoi, à partir de cette parole poétique, nous étudierons comment la problématique du territoire réfracte des dynamiques (linguistiques, spatiales et discursives), qui influent sur la perception et la configuration des identités qui sont bel et bien des enjeux de notre temps.

Il faut remarquer d’emblée que face à cet « ici », l’ancrage n’est pas pour autant absent, ou déterritorialisé. L’alternance entre les termes « icitte » et « ici » marque, par le recours aux langues vernaculaire et véhiculaire, une première marque de territorialisation dans le discours. C’est en effet « à la langue [...] que revient le rôle de rendre compte, voire de réinventer le lien, doublement constitutif et constituant, entre l’homme et son espace dont l’histoire l’a privé dans le cas des situations coloniales et postcoloniales » (Magdelaine-Andrianjafitrimo, 2006, n. p.). L’« ici » s’oppose à l’« ailleurs » à la fois comme un espace autre, mais également à un discours tenu d’ailleurs, comme dans le texte « Yelle » : « Elle est pas d’icitte / Mais elle parle pas d’ailleurs / Comme un endroit de bonheur / Où le mieux se définit / Dans une existence sans artifice » (Robichaud, 2014, p. 68). On observe dans cet extrait la possibilité d’une voix autre, mais qui ne reproduit pas le stéréotype d’un discours normatif extérieur et garant du « bonheur », du « mieux », du vrai (« sans artifice »). Entre l’ici et l’ailleurs, c’est l’idée de déplacement qui prévaut : « L’ouvrage n’a que deux directions / L’icitte et l’ailleurs / On meurt souvent entre les deux » (Bérubé, 2019, p. 126). Mais ce déplacement dans l’espace, qui s’oppose à l’ancrage de « l’icitte » et de « l’ailleurs », est synonyme de risque, celui de la parole poétique qui se propose de voyager entre ces deux directions, refusant toute fixation.

Si les différents recueils mobilisent un ancrage dans un certain espace commun, ils font également référence plus précisément au « pays ». Dans Lapromenadedesignorés, le pays s’articule à un cycle alternant entre vie et mort, comme dans le passage suivant : « Tu nais et renais / Enterré dans le vent / Comme ton pays d’origine / À l’orée des matins gris » (Robichaud, 2011, p. 13). Le pays apparait comme évanescent, entre présence et absence quand il n’est pas le « pays volé » (Bérubé, 2017, p. 40) ou ce « pays tracé à l’encre de crime » (Roy, 2019, p. 58). Dans ces deux derniers exemples, la violence est caractéristique de la représentation du pays et se réfère à l’histoire acadienne. Ces deux éléments, la violence et le pays, traversent les discours littéraire et métalittéraire acadiens. Sans constituer une véritable nouveauté, leur emploi n’est pas non plus anodin, car ces deux éléments s’inscrivent dans cette filiation avec l’histoire littéraire acadienne.

L’originalité tient davantage à l’élargissement que ces poètes proposent au sein du discours littéraire par l’ajout d’autres perspectives sur les lieux qui construisent le ou les territoires. Mais les textes, selon les auteurs, adoptent des stratégies qui tantôt se recoupent, tantôt pas. Le recueil AcadieRoad de Robichaud (2018) est, de ce point de vue, assez différent. Fondé sur l’idée du roadtrip, la série de textes que le recueil déploie participe d’une véritable cartographie ou succession de points de références (historiques, géographiques, artistiques, etc.) entourant l’Acadie et participant defacto à ses définitions. Dans sa chronique du territoire associée à l’Acadie, la cartographie poétique ne se limite pas à l’Acadie du Nouveau-Brunswick : « Terre-Neuve / Gaspésie / Île-du-Prince-Édouard / Nouvelle-Écosse / Île-de-la-Madeleine » (2018, p. 43). La parole poétique oscille toutefois entre deux processus tributaires de la subjectivité du poète : l’appropriation et la suspension. Aux textes qui articulent lieux et discours identitaires, par le biais notamment du détour par le collectif (« chez nous »), s’ajoute une impossibilité de tout nommer, de tout définir et de fixer les frontières du territoire. Plutôt que de définir le territoire par la frontière close, par les limites, le territoire apparait dans la succession d’une série de points, de lignes, de trajectoires. Pour reprendre l’idée du rapport diagrammatique, il s’agit là de pointes de territorialisation. L’ignorance revendiquée, l’oubli du poète et les passages où il suspend son propre texte de manière réflexive, « “Je ne suis pas resté suffisamment [...] pour en parler ” je ne sais pas quoi penser » (2018, p. 26-27), participe de cette construction fragmentaire. Ce procédé contribue à renforcer le caractère syncopé du recueil où des textes courts s’enchaînent et où le lecteur passe d’un lieu à un autre. La non-fixité côtoie ainsi l’ancrage et la fixation du « chez nous ».

Cette dimension est importante, car elle constitue un espace pour un ailleurs intersubjectif dans la vision même de l’Acadie. Il y a place à une autre vision, suggérée en creux par l’espace blanc des pages du recueil ou encore, comme nous l’avons vu, dans la citation tirée du texte « Yelle » (Robichaud, 2014, p.. 68). Ainsi, et même si c’est avant tout à Moncton que le poète s’identifie, la vision de l’Acadie ne s’y limite pas. Le caractère fragmenté et l’espace blanc des pages du recueil entrainent le lecteur dans le voyage du poète. Ce dernier multiplie les perspectives sur les lieux sans pour autant dresser un discours à visée totalisante sur le territoire. C’est davantage le caractère ouvert de ce discours qui en ressort. À l’inverse, un discours qui aurait une visée contraire, celle d’épuiser le discours sur le territoire, de le définir en le catégorisant, enlèverait sans doute sa dimension poétique au texte, mais surtout la conception complexe du territoire comme espace social à créer. Dans cette optique, la démarche de Robichaud se rapproche davantage de la démarche prospective identifiée dans l’introduction, de cette Acadie à créer à partir notamment d’un imaginaire du territoire. Le discours littéraire joue, dès lors, d’une certaine contiguïté avec les discours identitaire et politique. C’est le cas par l’ancrage identitaire dans la langue ou sur le lien au pays. Mais, à nouveau, les textes représentent plutôt la tension entre fixation et non-fixation de ces discours sur le territoire. Leur coexistence donne une épaisseur au discours poétique, mais l’équilibre est complexe. La notion même de territoire, si elle demeure un outil important pour comprendre les relations entre espace et constructions symboliques, est, en effet, également associée à une conception plus politique de l’Acadie qui chercherait à en définir les contours. À l’opposé d’une conception du territoire fermée ou ouverte et déterritorialisée, mais étroitement liée au biologique, à la généalogie, les représentations du territoire à l’oeuvre relèvent davantage d’un espace « discontinu, fait de lignes et de points et non une surface hermétiquement close » (Bord, 2002, n. p.). La notion de territoire est donc en elle-même prise en étau entre des dynamiques et des « flux transnationaux (réseaux financiers, culturels, démographiques) » (Bord, 2002, n. p.) et « le retour en force de l’ethnicisme, avec les particularismes communautaires qui prennent le dessus par rapport à cette logique territoriale qui avait précisément pour vocation de transcender les différences et les particularismes » (Bord, 2002, n. p.).

Si AcadieRoad, est traversé de particularismes, le recueil met en scène cette vision discontinue du territoire. Dans un texte comme « Plus loin dans la frontière », Robichaud change la perspective et c’est à travers l’espace louisianais, et Lafayette particulièrement, que le poète se revoit et se redécouvre, en l’occurrence, à travers une transformation, celle de « déporté à porteur » : « À Lafayette / J’ai vu lejouraprèssecasser[2] / Et je me suis revu chez nous / Passer de déporté à porteur » (2018, p. 68). Ce jeu sur la ressemblance à soi, qui se fonde ici sur l’histoire et la diaspora acadiennes, est une dimension puissante et assumée du recueil. La ressemblance dans l’ailleurs, qui correspond à une définition différente de l’Acadie, peut s’associer à la citation d’Antonine Maillet placée au début du recueil : « Y a quelque chose dans la terre qui t’a mis au monde qui te ressemble » (2018, p. 15). Celle-ci atteste et inscrit cette thématique de la ressemblance en l’associant à la terre, et pas n’importe laquelle puisqu’il s’agit de « celle qui t’a mis au monde ». Cette association fonctionne dans les textes de Robichaud à travers la métaphore de la racine et l’ancrage qu’elle implique dans un territoire. Dans le recueil Lesanodins, Robichaud écrit : « Tu as beau sortir la racine d’où tu viens / Tu continues de pousser dans de la terre qui te ressemble » (2014, p. 18). L’idée d’un lieu originaire, d’une source, se révèle dans ce passage. C’est l’endroit « d’où on vient » (Robichaud, 2014, p. 14) et où on a envie de retourner : « Pour retrouver l’endroit / Là où s’espère / Le temps fixe » (Robichaud, 2014, p. 17). C’est également ce lieu polysémique où le temps ancre, et est à la fois suspendu. La racine devient même un élément central du travail d’écriture et d’une quête d’authenticité : « J’écris mes racines / Et ça pousse en feuilles pleines » (Robichaud, 2018, p. 142). Si « J’écris mes racines » correspond dans la structure du poème à « J’écris Moncton », Bérubé et Roy vont investir différemment cette thématique des racines dans leur texte.

Dans tchissequet’es?, Roy écrit « nos racines sont en feu » et cela dans un texte marqué par un lexique associé au feu, à l’incendie et à l’étouffement – « pomper le choke », « boucane », « gaz », « smoke », « fumée », « gorge à deux temps » – (Roy, 2019, p. 103). Le glissement au collectif vise ici à la fois la collectivité acadienne hantée par un discours de la disparition (encore plus en région rurale), mais aussi et plus largement toute collectivité menacée par la crise environnementale. La référence à la terre – « c’est nous autres les cris de terre » (Roy, 2019, p. 107) fait écho à l’ouverture du recueil Cri de terre – « J’habite un cri de terre aux racines de feu / enfouies sous les rochers des solitudes » (LeBlanc, 1972, p. 43).

Mais les ressemblances entre les deux poètes sont trompeuses, car le questionnement identitaire qui traverse le texte de Roy n’est pas du même ordre que celui présent dans le recueil de Raymond Guy Leblanc. Tout en convoquant ces références, comme celle du pays, il fait un pas de côté et, face à la question identitaire, prend ses distances « sur la rive en rhizome » (2019, p. 99). Le terme « rhizome » n’est pas anodin dans la mesure où il intègre le discours métalittéraire et identitaire tout en s’opposant à une certaine idée du territoire : « la pensée du lieu, du rhizome, du divers et de la relation, à la pensée du territoire, de l’un, de la racine unique » (Magdelaine-Andrianjafitrimo, 2006, n. p.)[3].

La question des racines et du territoire est tout aussi présente dans les textes de Bérubé. Les deux poètes, Roy et Bérubé, investissent en effet tous les deux un imaginaire plus rural, lié respectivement au nord et au nord-ouest du Nouveau-Brunswick, à Edmundston, au Madawaska. Les racines dépassent toutefois ce cadre et apparaissent comme plus étendues : « j’ai des racines jusque dans les bayous / des violons qui se plaignent encore du pays volé » (Bérubé, 2017, p. 40). La référence aux bayous, à la Louisiane et le renvoi aux violons qui restent « encore » et toujours associés au « pays volé » rappelle une certaine fluidité entre les définitions territoriales multiples de l’Acadie et cette capacité à jouer des processus de déterritorialisation et de territorialisation au sein même des énoncés. C’est de cette tension paradoxale que se nourrit cette poésie faite d’associations qui échappent, le temps d’un instant, à un imaginaire du nord du Nouveau-Brunswick pour faire référence à l’histoire commune de l’Acadie et de la Louisiane. Très ancrée, cette référence est aussi un moyen de figurer l’ailleurs pour le poète, qui lui connait ce qui se trouve au-delà « [...] de l’Horizon / Là où les chemins de terre finissent / Où le monde est autrement » (Bérubé, 2017, p. 58). Cet ailleurs permet aux auteurs de s’engager dans de nouveaux espaces poétiques.

La présence autochtone et la problématique environnementale, toutes deux couplées aux territoires qu’explorent les deux poètes, sont abordées dans les différents recueils. La terre apparait comme « violée », « castrée », « avortée », ou encore, celle « qu’on a laissé pourrir » (Bérubé, 2015, p. 22-25). Si le pronom « on » donne un aspect très général et neutre à la dénonciation qui s’opère, cette dénonciation s’accompagne aussi de l’inclusion du poète dans ces réalités. C’est le cas notamment lorsqu’il aborde l’hypocrisie d’une Amérique blanche dans le passage qui suit :

[...]

J’ai un bureau

Dans les discours d’une Amérique plus blanche que neige

Qui se pardonne d’avoir été la vraie sauvage

Entre les réserves

Et les minutes de silence

Comme un tambour percé

Par des stéréotypes sans taxes

Et une culture de signes de piasse

De morales croches

Et d’histoires territoriales dessinées à main levée

[...]

Bérubé, 2019, p. 19

L’image du « génocide amérindien » côtoie celle des « têtes de bison entassées fièrement et posant pour la postérité » (Roy, 2019, p. 35). Ces différentes thématiques intègrent une rhétorique fondée sur l’accumulation, présente par la répétition de la conjonction de coordination (« et »), tout en rejoignant l’idée d’« entassement ». Entre critique sociale, critique de cette cartographie « à main levée » (Bérubé, 2019, p. 19) et critique écologique, le rapport au territoire se nourrit de discours et de problématiques qui y sont ancrés, mais qui l’excèdent. La pollution et le caractère artificiel (s’opposant à l’authentique, au naturel) que symbolisent le pétrole et le plastique en sont des exemples. On passe ainsi des « [...] rivières de pétroles / Où nages des sourires plastifiés », (Roy, 2019, p. 22) « aux rivières noires » (Roy, 2019, p. 27) et « aux plumes de plastique » (Roy, 2019, p. 51). À la fragmentation et la dégradation s’ajoute l’idée de la chute :

[...]

tu penses avoir atteint la lune mais non

le spot que tu suis comme un cave c’est l’incinérateur au bout du tunnel

la fin de la game

pas de vie de spare pas de respawn [...]

Roy, 2019, p. 79

Le désenchantement s’étend à l’« amérique mythomane » (Roy, 2019, p. 25) et au cauchemar américain : « Parce qu’il y a des cauchemars / Qui savent se maquiller en rêves / l’Amérique en est un » (Bérubé, 2019, p. 9). La violence et la haine font partie des valeurs associées au texte « visions d’Amérique » qui se clôt par « This land is my land » (Bérubé, 2019, p. 11). La référence au jeu vidéo et à ce jeu en particulier, dont le titre porte en lui l’enjeu que représente le territoire[4], renvoie directement à la colonisation et à une réflexion postcoloniale. L’objectif des joueurs qui incarnent les membres d’une tribu amérindienne est de reprendre les terres et de lutter face à l’expansion coloniale. En dehors de la clé de lecture qu’offre cette clôture du texte, « This land is my land », le motif du jeu vidéo, et plus largement l’opposition entre réalité et fiction, revient dans un autre texte : « Je suis d’une génération enfermée / dans les jeux vidéos / qui a appris à violer / Tuer / Voler / Sur console » (Bérubé, 2015, p. 62) ou encore lorsque le monde est comparé à une téléréalité (Bérubé, 2019, p. 9). Ces éléments sont assez typiques (du discours qui associe violence et jeux vidéos, notamment). Mais la référence au jeu vidéo et à la télévision n’est pas anodine, car elle exprime aussi ce mouvement entre le rapport et le partage problématique du territoire (sous-jacents au « This land is my land ») et une virtualisation, une fictionnalisation des rapports humains.

Le recueil Savèches à fragmentation (Roy, 2019) va toutefois plus loin sur le plan formel et met en scène, par la typographie notamment, l’interface entre l’homme et la machine. Fondée sur la répétition des « tu cliques > (click here) » (2019, p. 33) qui se retrouvent multipliés jusqu’à envahir toute une page, les textes arrivent à déployer un dialogue non dénué d’humour. Ainsi, au texte intitulé « search file : vraimonde » (Roy, 2019, p. 40) par exemple, correspond le retour itératif d’un code erroné : « Erreur — 404 file not found » (Roy, 2019, p. 40). Le procédé permet de générer le type de séquence suivante :

[...]

tu cliques >

OK > search file : tchisse

que j’suis >

tu cliques >

file not found >

tu cliques >

you are lost/vous êtes perdu

(click here) >

tu cliques >

you are here

(click here) >

tu cliques >

who am i when i speak

english?>

tu cliques >

je suis ici

(click here) >

Roy, 2019, p. 32

Le procédé est ludique et intéressant, car il permet de mettre à distance, par le recours au plurilinguisme, toute réponse identitaire facile au « tchisse que j’suis ». Et pourtant, dans un même temps, il situe le sujet dans un espace virtuel et textuel. Au « you are lost / vous êtes perdu » correspond en effet le « you are here » et le « je suis ici » sans que ce lieu puisse être précisément assignable en dehors du lieu de prise de parole du poète. C’est le lieu de la fluidité entre la question de l’identité, de l’être (le « Who am i […]? ») et la réponse qui situe le « je » dans un lieu paradoxal (« je suis ici »).

À la lumière de cette analyse, on entrevoit que le territoire devient, en littérature, ce lieu paradoxal ou « paratopique » (Maingueneau, 2004) qui, se situant à la fois à l’extérieur et à la croisée d’autres discours sociaux, permet de mobiliser les discours identitaire, politique, environnemental, etc. Ces discours, que le discours littéraire travaille et que l’on peut se représenter de manière diagrammatique, façonnent un discours sur l’Acadie et son territoire de façon non linéaire. Les textes envisagés ne dérogent pas à la dynamique discursive identifiée plus tôt dans laquelle le territoire devient cet axe d’agencement discursif auquel correspondent des pointes de déterritorialisation et de reterritorialisation. Comme l’indiquent Ripoll et Veschambre (2002), les frontières du territoire « deviennent floues, la contiguïté n’est plus la règle, la fluidité, l’instabilité, la pluralité, le nomadisme sont intégrés, bref, le territoire se "post-modernise" » (Ripoll et Veschambre, 2002, p. 262). Si ce passage permet d’émettre l’hypothèse d’un passage d’une vision moderne à une vision postmoderne du territoire pour cette génération, il apparait surtout important de reconnaitre qu’il représente au sein du discours un lieu de tension. Citant Guy Di Méo (1998, p. 57), Fabrice Ripoll et Vincent Veschambre (2002, p. 266) notent que « […] s’il est vrai qu’il "forme l’un des creusets, l’une des médiations majeures des couples identité/altérité et solidarité/exclusion", tout discours sur le(s) territoire(s) et/ou utilisant la notion participe nécessairement à forger, entériner ou affaiblir ces solidarités et identités collectives, dont celles fondées sur la catégorisation spatiale [...] ». L’action d’entériner et de prolonger dans le discours littéraire certains motifs hérités des générations précédentes apparait importante, mais cette action s’accompagne d’un mouvement, d’une fluidité en discours qui réfute toute fixation.

À la lecture des différents recueils, on assiste bel et bien à cette dynamique qui, tout en en multipliant les références, peut sembler en affaiblir la portée. Pourtant, il s’agit peut-être là d’une mutation du rapport aux discours identitaire, nationaliste, ruraliste, politique plutôt qu’à une transformation des motifs de ces discours. La valorisation de nouveaux espaces symboliques favorise une appropriation de l’espace qui mobilise différents discours en puisant à différentes visions de l’espace social acadien. Notre démarche visait à opérer un rapprochement entre plusieurs poètes qui ont travaillé ensemble sur la question du territoire. Leurs démarches ne s’y limitent pas et le survol de leurs textes se voulait davantage un moyen de dégager des convergences dans la production littéraire actuelle. L’intérêt porté aux agencements entre énoncés et phénomènes de territorialisation et de déterritorialisation nous semble important, car il permet de mieux comprendre comment se construisent des énoncés qui se servent de motifs et de particularismes sans toutefois s’y réduire. Identifier cette dynamique d’appropriation postmoderne de l’espace est crucial, car il « présente l’avantage de renvoyer à des rapports sociaux plutôt qu’à des objets, à des dynamiques plutôt qu’à des états » (Ripoll et Veschambre, 2002, p. 280).