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Introduction

Certaines études qui ont été menées auprès des personnes judiciarisées soulignent la diversité à la fois de leurs profils et de leurs trajectoires (Bellot, 2005 ; Brunelle et Bertrand, 2010). Ce constat est d’autant plus frappant que ces individus sont assujettis à un processus de prise en charge institutionnelle qui peine à prendre en compte la singularité de leur expérience. Cette situation est encore plus critique lorsque vient le temps de prendre en charge des personnes judiciarisées qui sont touchées par des problématiques multiples, exposant ainsi les difficultés du système à organiser des services permettant de répondre à une diversité de vulnérabilités et de besoins (Ndengeyingoma, Moreau et Sauvé, 2018). La judiciarisation constitue alors un véritable casse-tête pour les différentes organisations qui cherchent à offrir des soins spécialisés à un individu dont le profil semble résister à toute tentative de mise en forme sectorielle.

Dans le cadre d’un vaste programme de recherche en partenariat intitulé (RÉ)SO 16-35[2], nous nous sommes intéressés aux enjeux et aux défis rencontrés par les intervenants qui travaillent auprès des personnes judiciarisées aux prises avec des problématiques multiples. Dans cet article, nous nous proposons d’aborder ces enjeux du point de vue de la prestation des services dans le cadre d’un système principalement organisé en secteurs, rendant ainsi plus difficile la collaboration entre les intervenants affiliés à différents organismes. Après avoir exposé les enjeux liés à la prise en charge des individus qui vivent des problématiques multiples (section 1), nous soulignerons les limites inhérentes à la logique sectorielle qui caractérise le système de prise en charge (section 2). Nous traiterons ensuite du contexte institutionnel qui a permis à cette logique de se consolider (section 3). Puis nous avancerons une définition de la collaboration intersectorielle et présenterons quelques initiatives de partenariats dont le principal objectif est de favoriser une meilleure cohérence entre les interventions (section 4). C’est dans cet esprit que nous suggérerons d’adopter une approche qui rallierait tous les secteurs de l’intervention sous la finalité commune de (ré)intégration sociocommunautaire (section 5). Cette dernière instaurerait selon nous une vision globale qui échapperait à la logique sectorielle qui prévaut dans le système de prise en charge. Nous défendons l’idée que la finalité de (ré)intégration sociocommunautaire peut constituer une avenue prometteuse pour répondre aux problèmes d’articulation entre les différents secteurs de l’intervention auprès des personnes judiciarisées.

1. Diversité des trajectoires, grande vulnérabilité et problématiques multiples

Bien que les personnes judiciarisées ne constituent pas un groupe homogène (van Dooren, Claudio, Kinner et Williams, 2011), on constate cependant qu’elles sont particulièrement touchées par une plus grande vulnérabilité, laquelle se manifeste par la présence d’une multitude de problèmes personnels. On rapporte entre autres une forte représentation d’individus qui éprouvent des difficultés liées à la dépendance, à la santé mentale et physique, à l’employabilité, à la stabilité résidentielle et aux conduites à risque (Brochu, Cousineau, Provost, Erickson et Fu, 2010 ; Pineau-Villeneuve, Laurier, Fredette et Guay, 2015 ; Tremblay, Brunelle et Blanchette-Martin, 2007). Ces problèmes, dont l’origine peut remonter avant les premiers contacts avec le système de justice, sont trop souvent exacerbés par le processus de judiciarisation et le parcours carcéral (Liebling et Maruna, 2005). Leur prise en charge pénale représente en effet une source de stigmatisation et un important facteur de désocialisation, contribuant ainsi à une vulnérabilisation accrue de ces individus. Bien que cette cooccurrence des problématiques puisse différer d’un individu à l’autre selon une configuration à géométrie variable, elle constitue un obstacle important pour la plupart des personnes judiciarisées dans le cadre de leur réintégration sociale. Ces obstacles sont d’autant plus complexes que ce phénomène de comorbidité n’implique pas seulement un cumul ou une juxtaposition de différents problèmes, mais bien une combinaison de plusieurs troubles qui interagissent les uns avec les autres (Nadeau, 2001). Le phénomène des problématiques multiples révèle dès lors toute la complexité clinique qui caractérise souvent les personnes judiciarisées.

2. Complexité des problématiques : enjeux cliniques ou organisationnels ?

Le phénomène de cooccurrence des problématiques, que l’on désigne aussi sous le terme de comorbidité, témoigne de la complexité des réalités vécues par les individus qui sont pris en charge par les autorités judiciaires. Cette complexité nous permet de comprendre l’ampleur du défi que représente l’organisation des services pour répondre adéquatement à leurs besoins.

La prévalence des problématiques multiples peut être analysée selon deux angles distincts, quoique complémentaires. Dans une première perspective, le phénomène s’explique par une plus grande vulnérabilité des individus qui se retrouvent dans le système de justice. Le cumul de ces différents troubles témoignerait au départ d’une très grande précarité sur le plan personnel, laquelle se manifesterait sous la forme de nombreux problèmes d’adaptation sociale (Bertrand et Nadeau, 2006). C’est le profil atypique de cette catégorie particulière de personnes judiciarisées qui constituerait alors un défi pour la capacité d’accueil du système de prise en charge (Moreau et Léveillée, 2018). La réponse la mieux adaptée à ces difficultés serait ainsi la mise en place d’une intervention globale ayant pour cible les difficultés plus générales d’adaptation. Dans cette perspective, une équipe d’intervenants polyvalents répondrait mieux à l’ensemble des difficultés rencontrées par les personnes judiciarisées dans les différentes sphères de leur vie.

Dans une tout autre perspective, certains auteurs vont plutôt attribuer la multiplication des cas de problématiques multiples à la difficulté, pour le système, de prendre en charge la personne judiciarisée en tenant compte de la complexité de ses besoins. Le nombre accru de cas de problématiques multiples reconnus serait en fait le symptôme de l’incapacité du système à répondre adéquatement à la complexité clinique des cas qui lui sont adressés (Quirion et Di Gennaro, 2000). L’organisation des services en différents secteurs d’intervention constituerait ainsi un obstacle pour la prise en compte de la complexité des besoins de ces bénéficiaires. Dans sa forme la plus radicale, cette approche stipule aussi que les troubles concomitants ne représenteraient pas tant un problème d’ordre clinique ou personnel, mais bien un problème structurel étant donné que le système organise ses services en secteurs. En réponse à ce diagnostic organisationnel, il est alors suggéré de repenser l’organisation des services, soit en favorisant une plus grande collaboration entre les intervenants des différents secteurs, soit en procédant à un décloisonnement des secteurs d’intervention.

L’organisation des services en secteurs aurait pour effet de maintenir un cloisonnement entre les intervenants, contribuant ainsi à offrir des interventions en silos et selon une logique de segmentation des services (Fox, 2015, p. 531). Cette logique sectorielle représente un important obstacle à l’élaboration d’une offre de service pouvant véritablement prendre en compte la complexité des besoins des personnes judiciarisées. Dans une étude menée au Michigan auprès de personnes judiciarisées cumulant des problèmes de santé mentale et de dépendance, Kubiak, Zeoli, Essenmacher et Hanna (2011) constatent qu’en plus des facteurs personnels qui peuvent constituer des embûches dans le processus de réintégration sociale, ces individus font également face à d’importants obstacles systémiques, tels que les problèmes de collaboration entre les différents secteurs d’intervention. À cet égard, la prévalence des troubles multiples ne devrait donc pas être considérée essentiellement comme un problème clinique individuel, mais plutôt comme un problème structurel qui serait exacerbé par les difficultés d’intégration des services.

Par ailleurs, les obstacles d’ordre systémique ont un impact sur la capacité des personnes judiciarisées à s’engager dans une démarche de soins. Dans une étude menée auprès de ces personnes, traitées simultanément pour le VIH et pour des problèmes de dépendance (Harawa, Amani, Bowers, Sayles et Cunningham, 2017), les chercheures rapportent de nombreux obstacles liés aux problèmes d’arrimage entre les différents secteurs de services. En plus de constituer un problème en ce qui concerne une offre de services dûment intégrée, la situation devant laquelle sont placées les personnes judiciarisées a aussi un impact sur leur propre engagement dans une démarche de soins. Dans un contexte où les services ne sont pas offerts de manière suffisamment intégrée, il s’avère beaucoup plus exigeant pour les individus judiciarisés de s’investir dans un suivi thérapeutique. La gymnastique bureaucratique à laquelle ils sont assujettis représente un défi supplémentaire, qui ne relève pas tant de leurs limites personnelles que des enjeux systémiques liés à l’organisation des services. Les autrices vont d’ailleurs mobiliser la notion de violence symbolique pour décrire l’impact de ces contraintes organisationnelles sur la trajectoire des personnes judiciarisées (Harawa et al., 2017, p. 69). En plus d’être brimées dans leur accès à des services bien adaptés à leurs besoins, elles sont souvent tenues responsables, voire blâmées, pour leurs difficultés à mettre à profit les services qui leur sont offerts. L’organisation déficiente des services représente à cet égard un important facteur de risque venant accroître la vulnérabilisation des personnes judiciarisées qui se trouvaient déjà dans une situation de très grande précarité.

3. Contexte de la sectorisation des services

La sectorisation des services qui sont offerts aux personnes judiciarisées s’est passablement accentuée au cours des dernières décennies. La spécialisation constante des champs d’expertise et les initiatives mises en place pour répondre de façon plus pointue aux différentes problématiques ne sont probablement pas étrangères à ce mouvement vers une compartimentalisation accrue des services. On peut néanmoins nommer certains facteurs structurels plus particuliers qui contribueraient de manière importante à la consolidation de cette logique sectorielle. Ces facteurs se manifestent principalement du côté des transformations politiques et organisationnelles qui ont récemment marqué le système québécois de prise en charge des personnes judiciarisées.

3.1 Managérialisation de l’intervention

Dans un premier temps, la montée de la logique sectorielle est étroitement associée au mouvement de managérialisation de l’intervention qui marque l’ensemble des sociétés modernes avancées (Parazelli et Ruelland, 2017). Ce mouvement s’inscrit dans un vaste processus de modernisation des services publics qui s’est échelonné tout au long du xxe siècle, et qui a finalement abouti, dans sa forme la plus achevée, au modèle de la nouvelle gestion publique (Grenier et Bourque, 2016 ; Turgeon, Jacob et Denis, 2011). Ce paradigme managérial se manifeste en particulier par l’introduction dans le domaine de l’intervention sociale de principes et d’outils de gestion qui ont été initialement conçus au sein des entreprises du secteur privé. Largement guidée par un souci de rationalisation des finances publiques et de déréglementation de l’action de l’État, cette nouvelle logique a pour effet de modifier la façon de penser la prestation de services, en introduisant des indicateurs qui se prêtent mieux à l’évaluation de l’efficacité et de la performance (Grenier et Bourque, 2016). C’est ainsi que les indicateurs cliniques qui auparavant permettaient de mesurer les impacts de l’intervention (rémission, réadaptation, stabilisation sociale, amélioration des conditions de vie, etc.) ont graduellement été écartés au profit d’indicateurs de performance propres à la logique gestionnaire (délais de réponse, volume d’intervention, satisfaction de la clientèle). Ces nouveaux critères d’efficacité ont alors pour effet de contribuer à une certaine forme de fragmentation de l’intervention et de morcellement de l’activité clinique en un nombre accru de critères de performance, au point où les finalités plus générales de l’intervention ont été reléguées au second plan.

3.2 Paradigme des données probantes

En parallèle de cette fragmentation des services, on assiste aussi à la montée du paradigme des données probantes, qui a eu un impact considérable sur la façon dont les soins sont désormais dispensés (Adam et Quirion, 2020). Bien que ce nouveau paradigme puisse représenter une avancée en ce qui concerne la validation empirique des pratiques d’intervention, il comporte néanmoins de nombreuses limites, tant sur le plan épistémologique que politique. La principale limite de ce paradigme est qu’il peut contribuer à la disqualification de certaines pratiques d’intervention dont la portée pourrait à long terme s’avérer positive, mais dont la finalité est trop complexe pour être prise en compte dans le cadre d’un protocole d’évaluation quantitatif. Ce paradigme repose en effet sur le postulat selon lequel il y aurait une gradation (hiérarchisation) dans la qualité des preuves scientifiques mobilisées pour valider l’efficacité des pratiques et des programmes d’intervention (Beaulieu, Battista et Blais, 2001, p. 1220). Cette approche comporte d’importantes limites épistémologiques, puisqu’elle exclut les modèles et les programmes d’intervention qui ne cadrent pas toujours bien dans le créneau de la validation quantitative (Couturier, Gagnon et Carrier, 2009). C’est ainsi que les programmes ou les pratiques d’intervention qui ont pour objectif de favoriser la réintégration sociale des personnes judiciarisées sont écartés au profit d’interventions dont l’objectif est de réduire la récidive, parce qu’il s’avère plus simple de mesurer sur un mode binaire l’absence ou la présence de récidive que d’évaluer une démarche aussi complexe que celle d’une réintégration sociale réussie. Dans une logique d’évaluation des meilleures pratiques, il s’avère ainsi plus fructueux de rabattre la question d’une réintégration sociale réussie au seul critère de l’absence de récidive.

Les nouvelles cibles de l’intervention qui sont retenues, bien qu’elles soient plus faciles à évaluer, ne permettent plus de prendre en compte la personne judiciarisée dans toute sa complexité. C’est le cas en particulier du modèle du risque qui constitue actuellement le modèle dominant en matière d’intervention correctionnelle. Cela a pour conséquence de réduire le travail des intervenants à une gestion des risques de récidive (Fox, 2015, p. 529). L’une des manifestations les plus frappantes de cette rationalisation de l’intervention auprès des personnes judiciarisées est sans contredit le fait que les finalités plus globales de l’intervention se sont rétrécies comme peau de chagrin autour de cette lutte à la récidive.

3.3 Perte d’autonomie des intervenants

Comme cette managérialisation de l’intervention s’inscrit profondément dans le crédo de la promotion entrepreneuriale, on aurait pu s’attendre à ce qu’elle ait participé à responsabiliser davantage les intervenants et à promouvoir une plus grande autonomie professionnelle. Dans les faits, il semblerait qu’elle ait plutôt neutralisé la marge de manoeuvre des intervenants en instaurant des programmes, des outils et des pratiques d’intervention qui sont de plus en plus standardisés (Borelle, 2016). La crédibilité qui est désormais accordée aux meilleures pratiques a pour conséquence de contribuer à la sélection d’un nombre limité de programmes qui sont par la suite implantés de manière uniforme à travers le système. Bien que cette standardisation accrue des pratiques ait touché la plupart des secteurs d’intervention, elle s’avère particulièrement frappante dans le secteur correctionnel (Quirion, 2017).

La standardisation des pratiques s’accompagne d’une méfiance à l’égard de l’autonomie qui était traditionnellement accordée aux professionnels. En nous inspirant librement de Parazelli et Ruelland (2017, p. 84), nous proposons de distinguer trois façons de penser l’autonomie professionnelle :

  • Dans sa forme la plus courante, l’autonomie des intervenants peut être mobilisée pour contrer les défaillances du système ou le manque de flexibilité dans la prestation des services. C’est le cas par exemple des intervenants qui sont confrontés à des limites institutionnelles, mais qui utilisent la marge de manoeuvre qui leur est accordée afin de mettre en place des stratégies ou des partenariats informels pour les aider à mieux répondre aux besoins des usagers. C’est le type d’autonomie que l’on retrouve chez les intervenants que Hean, Willumsen et Odegard (2018) désignent comme les passeurs de frontières (boundary spanners), soit des professionnels qui ont appris à naviguer à travers les différents secteurs d’intervention dans le but d’instaurer des collaborations sur une base ponctuelle et souvent informelle.

  • Dans sa manifestation la plus politique, l’autonomie professionnelle peut aussi être considérée comme un acte de résistance dont l’objectif est de lutter contre les contraintes exercées par le système. Véritable geste d’affirmation, cette autonomie permet aux professionnels de se soustraire au contrôle de l’organisation qui est alors perçu comme un frein ou un obstacle à l’accomplissement de leur mission. L’autonomie comporte ici une forte dimension identitaire, puisqu’elle laisse l’intervenant s’affirmer et s’approprier un champ d’expertise qui correspond à ses propres aspirations professionnelles. Bien que cette forme de résistance soit toujours mobilisée par certains intervenants qui cherchent à réaffirmer la portée clinique de leur travail, la tendance générale est plutôt à une adhésion docile des intervenants à cette standardisation des pratiques (de Larminat, 2015 ; Quirion et D’Addese, 2011).

  • Finalement, la conception de l’autonomie qui cadre mieux avec la logique managériale renvoie à la capacité d’agir des intervenants en vue de répondre plus efficacement aux objectifs organisationnels du système. Il s’agit ici d’une autonomie coupée de toute forme de réflexivité, puisqu’elle demeure assujettie aux exigences de l’efficacité gestionnaire. On peut dès lors s’interroger sur la pertinence de cette troisième façon de penser l’autonomie, alors qu’elle semble paradoxalement dépourvue de toute possibilité pour l’intervenant de bénéficier d’une certaine latitude et d’une certaine marge de manoeuvre dans la conduite de ses interventions. En valorisant cette forme particulière d’autonomie, le système contribue en fait à neutraliser toute tentative pour dénoncer les effets problématiques de la sectorisation des services.

La managérialisation de l’intervention publique, en favorisant cette troisième forme d’autonomie, a pour effet de réduire considérablement la possibilité pour les professionnels d’exercer leur jugement critique (Boltanski, 2009). Ces derniers sont invités à exercer leur autonomie pour bien répondre aux exigences organisationnelles du système, mais sans leur octroyer la marge de manoeuvre nécessaire pour exercer une activité clinique véritablement réflexive. En valorisant une autonomie dépourvue de réflexivité, la logique managériale contribue en fait à réduire la capacité d’agir des intervenants et à restreindre leur marge de manoeuvre à l’intérieur de balises tracées par des considérations gestionnaires. Dans un tel contexte organisationnel, il devient difficile pour les intervenants d’adapter leurs pratiques aux besoins complexes des personnes auprès desquelles ils interviennent.

4. La collaboration intersectorielle

Dans le but de mieux prendre en compte la complexité des trajectoires des personnes judiciarisées, de nombreux chercheurs et praticiens en appellent à une meilleure collaboration entre les différents secteurs de l’intervention (Brunelle, Carpentier, Hamel, F.-Dufour et Gadbois, 2019). Certains chercheurs insistent particulièrement sur l’importance de majorer la flexibilité et l’intégration intersectorielle des trajectoires de services (Brochu, Landry, Bertrand, Brunelle et Patenaude, 2014). De fait, la collaboration intersectorielle est désormais jugée souhaitable, voire nécessaire, comme stratégie permettant de relever les défis les plus difficiles de la société (Agranoff et McGuire, 2003 ; Goldsmith et Eggers, 2004 ; Rethemeyer, 2005) et d’améliorer la prestation des services publics (Bryson, Crosby et Stone, 2006 ; Kernaghan, 2009).

Parmi les définitions les plus reconnues de la collaboration intersectorielle, nous comptons notamment celle de Bryson et al. (2006), qui la conçoivent comme « the linking or sharing of information, resources, activities, and capabilities by organizations in two or more sectors to achieve jointly an outcome that could not be achieved by organizations in one sector separately » (p. 44). Potvin (2012) précise, quant à elle, que la collaboration intersectorielle entraîne « the alignment of intervention strategy and resources between actors from two or more sectors within the public sphere in order to achieve complementary objectives that are relevant and valued by all parties » (p. 5). Ces deux définitions qui retiennent ici particulièrement notre attention laissent entendre que, pour mériter un tel statut, la collaboration doit être jugée essentielle par les secteurs impliqués comme moyen d’augmenter leur pouvoir d’action respectif. Pour converger vers un tel résultat, les partis doivent s’engager dans un processus d’ajustement mutuel s’appuyant sur la négociation, l’échange et le partage d’une vision commune.

Bien entendu, le processus d’ajustement et la négociation d’un but commun renferment certains défis. En effet, la sectorisation appelle à une structuration verticale des rôles sociaux. Celle-ci délimite les frontières et fixe des règles de fonctionnement, de même que des normes et certaines valeurs distinctives (Muller, 2014). Chaque secteur s’inscrit ainsi dans un cadre normatif différent s’appuyant sur des paradigmes et des référentiels précis. Il en découle le développement de spécialisations incontournables, pouvant parfois conduire à une certaine concurrence entre les experts. En soi, cela constitue « un paradoxe redoutable, dans la mesure où les problèmes que [la politique publique] doit traiter sont en général multiformes, multicausaux et renvoient toujours à une logique de causalité systémique qui transgresse les spécialisations » (Muller, 2014, p. 597).

Il existe toutefois différentes manières d’avancer des idées et de proposer des projets favorisant l’action intersectorielle auprès des personnes judiciarisées. Certains auteurs proposent de prévoir des moments charnières (intercept points) dans la trajectoire des personnes judiciarisées pour instaurer différents types de collaboration (Munetz et Griffin, 2006). Ces initiatives partenariales peuvent notamment prendre la forme de comités de référence ou de transfert de dossier auxquels pourraient participer les intervenants affiliés aux différentes organisations impliquées. Aussi, en plus de mieux répondre à la diversité des besoins des personnes judiciarisées touchées par des problématiques multiples, certaines stratégies d’action intersectorielle parviennent à joindre des individus qui, historiquement, adhéraient moins aux services dits traditionnels (Rasch et al., 2013). Le caractère innovateur de ces stratégies permet d’offrir des services à des individus qui, autrement, ne se seraient pas tournés vers les prestataires de services.

En outre, certaines initiatives ont été entreprises afin de former des agents de probation pour qu’ils soient en mesure de répondre adéquatement aux problèmes de santé mentale avec lesquels vivent beaucoup de probationnaires. Dans une étude menée par Manchak, Skeem, Kennealy et Louden (2014), les auteurs rapportent que le recours à des agents de probation spécialisés – soit des agents ayant développé une expertise en matière de santé mentale – aurait un impact significatif sur la collaboration entre les différents secteurs. Les stratégies d’intervention mobilisées par ces agents semblent en effet plus efficaces en ce qui a trait à la réintégration sociale. Dans le cadre d’une autre étude portant également sur des agents de probation qui interviennent auprès d’individus manifestant des problèmes de santé mentale, Schwalbe et Maschi (2012) ont constaté que les intervenants ne mobilisaient pas tous la collaboration de la même façon. Après avoir interrogé 31 agents de probation, ils ont identifié trois catégories de stratégies mises en place pour favoriser la collaboration avec le secteur de la santé mentale : 1) la collaboration monitorée (monitoring collaboration), dans laquelle l’agent demande aux services de santé de travailler sur le cas de manière parallèle pour que les interventions s’éclairent mutuellement ; 2) le travail d’équipe (teamwork), dans lequel l’intervention est coordonnée, mais chaque acteur conserve son rôle bien défini ; et 3) le partenariat (partnership), dans lequel l’intervention est aussi coordonnée, mais la frontière sectorielle tend à ne plus avoir d’importance. Il existe par conséquent, à l’échelle de la pratique, différentes façons de penser et de mobiliser l’action intersectorielle, ce qui témoigne encore une fois de la richesse de cette notion. En d’autres mots, les innovations interorganisationnelles (ou intersectorielles) peuvent émerger d’une diversité de modèles collaboratifs, certains s’appuyant sur des partenariats libres et relativement indépendants et d’autres étant plus structurés dans l’intérêt d’englober de vastes changements systémiques (Mandell et Steelman, 2003).

C’est d’ailleurs pour cette raison que nous pensons que la collaboration ne devrait pas constituer en soi une finalité, puisqu’il serait contre-productif de forcer les choses. Le but premier de ces stratégies collaboratives, rappelons-le, serait d’en arriver à développer une offre de services cohérente qui soit mieux adaptée à la complexité clinique des individus pris en charge dans le système de justice. Cette finalité comporte en soi de nombreux défis, dont le plus important est sans doute celui de cesser de segmenter l’intervention et de plutôt offrir des services de manière intégrée selon l’évolution des besoins des personnes concernées. Une telle stratégie implique la mise à distance, sinon le renversement, de certaines pratiques et logiques qui sont profondément ancrées dans les réalités organisationnelles.

Néanmoins, il demeure possible de moduler l’offre de services. Pour y arriver, nous devons respecter certaines conditions essentielles au développement de bonnes collaborations. Parmi ces conditions, nous trouvons la reconnaissance des compétences de chacun (Ehrle, Scarcella et Geen, 2004) et de l’interdépendance mutuelle des différents secteurs d’intervention au regard de la complexité des problématiques (Huxham et Vangen, 2005) que rencontrent les personnes judiciarisées. Nous pensons aussi au développement de relations respectueuses et d’une bonne communication (Getha-Taylor, 2012), qui permet d’augmenter la confiance entre les partenaires, de réduire l’incertitude et de faciliter le partage des connaissances (Willem et Lucidarme, 2014). Plus fondamentalement, nous croyons qu’il serait essentiel de nous tourner vers une finalité globale commune à tous, soit la (ré)intégration sociocommunautaire. Cette finalité pourrait, selon nous, fédérer l’ensemble des intervenants gravitant autour des besoins spécifiques des personnes judiciarisées.

5. La (ré)intégration sociocommunautaire

L’analyse des enjeux propres à l’approche intersectorielle nous a permis de mettre en évidence l’importance pour les intervenants de travailler à partir d’une base commune. Pour qu’une stratégie de collaboration puisse être fructueuse, il est primordial que les différents secteurs impliqués puissent se mobiliser autour d’une finalité commune, de façon à développer une stratégie globale et intégrée d’intervention qui transcende les frontières organisationnelles du système. Or, nous sommes convaincus qu’une stratégie collaborative qui aurait pour objectif de favoriser la (ré)intégration sociocommunautaire des personnes judiciarisées s’avérerait la voie la plus prometteuse à cet égard, puisqu’elle recouvre un plus vaste éventail de dimensions. Dans son acceptation plus large, la (ré)intégration comporte des dimensions qui sont à la fois sanitaires, sociales, éducatives, occupationnelles et communautaires. C’est la raison pour laquelle nous présentons dans le cadre de cette section les principaux éléments constitutifs de ce concept.

5.1 En quête d’une définition

La réintégration est un concept qui est largement utilisé dans la littérature anglo-saxonne (reentry, resettlement, reintegration) pour décrire le processus par lequel les personnes judiciarisées sont appelées à se préparer à un éventuel retour en collectivité après leur passage dans le système de justice. Il existe cependant autant de définitions de la réintégration (ou de l’intégration) qu’il existe d’auteurs. Parmi d’autres, on peut mentionner le sociologue français Robert Castel qui, tout en évoquant le caractère historiquement construit du concept, soutient qu’il s’agit d’« un ensemble de procédures qui visent à annuler cette sorte de déficit dont souffre un individu stigmatisé pour qu’il puisse se réintégrer dans la vie sociale avec ceux qui n’ont pas souffert de ce déficit » (Castel, 2004, p. 17). La notion de réintégration implique ici une référence explicite aux problèmes de stigmatisation auxquels se heurtent souvent les personnes judiciarisées dans le cadre de leur retour en communauté, situant dès lors la réintégration dans un contexte sociocommunautaire plus global. Pour l’Association des services de réhabilitation sociale du Québec (ASRSQ), la (ré)intégration doit être comprise comme le socle de toute stratégie de réhabilitation, puisqu’elle recouvre : 1) la dimension organisationnelle (hébergement, alimentation, transport, finances) ; 2) la dimension occupationnelle (emploi, formation, loisir, bénévolat) ; et finalement, 3) la dimension relationnelle (famille, réseau social) (ASRSQ, 2018 ; Bérard, 2015). La prise en compte de ces trois dimensions conduit ainsi l’organisme à proposer une définition de la (ré)intégration comme « un processus d’adaptation individualisé, multidimensionnel et à long terme qui n’est achevé que lorsque [la personne judiciarisée] participe à l’ensemble de la vie de la société et de la communauté où elle évolue et qu’elle a développé un sentiment d’appartenance à leur égard » (Bérard, 2015, p. 5). Le processus de (ré)intégration comporte alors bien plus qu’un simple retour en communauté (réinsertion), puisqu’il implique aussi une réelle adhésion et cohésion dans le tissu social.

Bien qu’il soit difficile pour les auteurs de s’entendre sur une définition commune de la (ré)intégration, nous croyons que ce processus doit recouvrir à la fois le développement personnel, social et communautaire. C’est pourquoi nous privilégions le recours à la formule de (ré)intégration sociocommunautaire pour décrire ce processus à travers lequel les personnes judiciarisées en arrivent à trouver (ou retrouver) une place à part entière au sein de la communauté dans laquelle elles sont appelées à évoluer.

5.2 Les quatre dimensions de la (ré)intégration sociocommunautaire

La (ré)intégration sociocommunautaire est un processus complexe qui comporte plusieurs dimensions qui méritent d’être davantage approfondies. C’est pourquoi nous exposons ici celles qui nous semblent les plus fondamentales, soit les dimensions processuelle, communautaire, réflexive et normative. En intégrant ces quatre dimensions, nous croyons être en mesure de rendre compte de la portée plus globale de cette finalité.

Dimension processuelle

La (ré)intégration est un phénomène qui est composé à la fois d’activités (aide, services, programmes, interventions), de rencontres et d’objectifs. Afin de bien prendre en compte cette complexité, il est préférable de la considérer comme un processus multidimensionnel qui mobilise une diversité de facteurs, d’actions et d’acteurs qui peuvent tous contribuer à ce que les personnes judiciarisées soient en mesure de réussir leur retour en communauté. Dans son acceptation la plus traditionnelle, elle a longtemps été associée de façon exclusive aux activités des intervenants spécialisés affiliés aux institutions de prise en charge.

Lorsqu’il est question de réintégration sociale, on se réfère généralement à l’aide accordée aux ex-détenus après leur sortie de prison en vue de faciliter leur retour dans la société. Une définition plus large couvre toutefois l’ensemble des interventions suivant l’arrestation, notamment toute mesure alternative, comme la justice réparatrice ou la thérapie, permettant au délinquant d’éviter un retour dans le système de la justice pénale. Une telle définition inclut aussi des sanctions dans la communauté, qui facilitent l’intégration sociale des délinquants, au lieu de les marginaliser et de les soumettre aux effets pervers de l’emprisonnement.

Griffiths, Dandurand et Murdoch, 2007, p. 4

Or, considérer la (ré)intégration comme un processus, c’est reconnaître la portée de certains événements et rencontres qui se produisent en périphérie de la prise en charge institutionnelle, mais qui peuvent contribuer de façon significative à un retour réussi en communauté. On peut penser au support informel qui est offert par les aidants naturels (famille, entourage), lesquels peuvent représenter des ressources additionnelles.

Penser la (ré)intégration comme un processus nous invite également à revoir les critères qui ont été mobilisés pour évaluer la réussite ou l’échec du retour en communauté. La notion ne doit plus être définie comme un aboutissement qui pourrait être situé dans le temps de façon précise, tel un événement ponctuel, mais plutôt comme une trajectoire qui s’étire dans la durée. Définir la (ré)intégration comme un processus, c’est nous obliger à penser ladite trajectoire comme un enchaînement d’activités, d’événements et de rencontres dont la portée peut s’échelonner sur une longue période. Le rôle de l’intervenant devient alors celui d’un accompagnateur qui peut guider la personne judiciarisée tout au long de ce processus.

Dimension communautaire

Le recours au concept de (ré)intégration implique aussi une importante dimension communautaire, laquelle semble faire particulièrement défaut avec les concepts plus anciens de réhabilitation ou de réinsertion. En effet, la réinsertion est pensée plutôt comme une action unilatérale exercée par les tiers (en l’occurrence les intervenants et organismes spécialisés) ; elle n’en appelle pas nécessairement à une réponse de la communauté. De la même façon qu’on insère une clé dans une serrure, on vise ici à insérer une personne judiciarisée dans la collectivité, sans s’attendre à une réciprocité entre l’individu et la communauté (Weaver et McNeill, 2015). La (ré)intégration sociocommunautaire, au contraire, implique un processus par lequel la communauté joue un rôle plus actif que celui de simple récipient ou de terrain d’atterrissage. Comme le mentionne Shadd Maruna (2011), « if terms like ‘reintegration’ or ‘reentry’ are to be meaningful, this process presumably involves more than just physical resettlement into society after incarceration. [… It] also includes a symbolic element of moral inclusion » (p. 4). Le concept de (ré)intégration comporte ainsi une importante composante communautaire, laquelle se manifeste dans la mise en place de moyens pour favoriser l’inclusion de l’individu dans la collectivité. À cet égard, une (ré)intégration réussie signifie bien plus qu’une simple absence de récidive ; elle vise surtout à s’assurer que la personne judiciarisée est en mesure de suivre le cours régulier de la vie communautaire.

La (ré)intégration communautaire renvoie à des enjeux relationnels qui impliquent un partage et un lien identitaire. Bien qu’il existe plusieurs communautés auxquelles les individus peuvent adhérer de façon simultanée, chacune d’entre elles comporte des points d’ancrage permettant aux individus de s’y reconnaître. S’investir dans une démarche de (ré)intégration sociocommunautaire suppose que la personne judiciarisée est invitée à s’associer de manière active à une communauté avec laquelle elle développe davantage que des simples rapports sociaux ; ladite communauté est prête en retour à lui accorder une place à part entière (Hamel, 2015). Comme le rappelle Maruna (2011), « reintegration is something that happens between the returning prisoner and the wider community » (p. 18).

La communauté a un rôle actif à jouer dans le processus de (ré)intégration des personnes judiciarisées (Ashdown, Treharne, Neha, Dixon et Aitken, 2019 ; Fox, 2017 ; Hannem, 2013 ; Toki, 2010). Son importance a d’ailleurs été reconnue dans les travaux les plus récents qui portent sur le processus de désistement des délinquants. Après avoir insisté sur les aspects comportementaux et identitaires du processus de sortie de la délinquance (désistements primaire et secondaire), les auteurs s’intéressent désormais aussi au désistement tertiaire, lequel s’opère à partir du moment où la communauté en vient à reconnaître dans le justiciable un individu qui est parvenu à se désister (McNeill, 2006 ; Nugent et Schinkel, 2016). Une (ré)intégration sociale réussie doit aussi reposer sur une mobilisation et un engagement de la communauté envers la personne judiciarisée.

Dimension réflexive

Comme l’écrivait Robert Castel (2004), le processus d’intégration s’adresse avant tout à des individus qui souffrent de certains déficits. Or, bien que la plupart des personnes judiciarisées soient marquées au départ par une certaine forme de vulnérabilité, il faut se rappeler que le processus même de la criminalisation peut aussi contribuer à une vulnérabilisation accrue de ces individus (Liebling et Maruna, 2005). Nombreux sont les chercheurs qui insistent sur le fait que l’expérience pénale, et en particulier le passage dans le système carcéral, constitue une épreuve traumatisante (Rostaing, 2006). Pour la plupart des personnes judiciarisées, l’incarcération représente une épreuve qui ne se limite pas à une simple privation de liberté. « L’incarcération est une épreuve par rapport à la norme sociale de conformité ; épreuve qui implique la privation de liberté, mais aussi le suivi des règles collectives, des privations matérielles, des frustrations et la perte de droits ou d’autonomie » (Rostaing, 2006, p. 34). Le passage en prison devient à cet égard une expérience extrême qui est vécue de façon subjective par les personnes judiciarisées (Lhuilier, 2007). Ces différentes formes de privations ont un impact significatif sur la santé mentale des personnes judiciarisées, constituant même un obstacle lorsque vient le temps d’obtenir des services ou de les préparer en vue de leur retour en communauté (Harawa et al., 2017, p. 69). En carburant à la contrainte et à l’exclusion, le système pénal contribue à générer et à exacerber certains déficits, participant ainsi à une plus grande précarisation des personnes judiciarisées. À cet égard, nous croyons que la (ré)intégration devrait viser à combler les déficits initiaux, mais également les déficits générés ou exacerbés par la prise en charge pénale. Formulé autrement, on avance que la (ré)intégration a aussi pour objectif de lutter contre le traumatisme pénal ou carcéral.

En reconnaissant que le système de prise en charge pénale génère des effets délétères, on reconnaît du même coup que l’intervention auprès des personnes judiciarisées doit accorder une place importante à la réflexivité, soit la capacité pour les prestataires de services à réfléchir aux impacts à la fois positifs et négatifs de leurs interventions (Nault, Cardinal et Fradette, 2020). Adopter une posture réflexive, c’est être en mesure d’évaluer ses propres pratiques et de remettre en question celles qui s’avèrent moins bénéfiques. En évoquant la réflexivité, le sociologue Luc Boltanski insiste sur le fait que cette posture implique nécessairement un jugement par rapport à ses propres actions.

Les êtres humains considérés sous ce rapport ne se contentent pas d’agir ou de réagir aux actions des autres. Ils reviennent sur leurs propres actions ou sur celles des autres pour porter sur elles des jugements, souvent indexés à la question du bien et du mal, c’est-à-dire des jugements moraux. Cette capacité réflexive fait qu’ils réagissent également par rapport aux représentations que l’on donne de leurs propriétés ou de leurs actions, y compris quand ces dernières émanent de la sociologie ou des théories critiques.

Boltanski, 2009, p. 18-19

Appliquée dans le champ de l’intervention auprès des personnes judiciarisées, cette posture réflexive implique donc que l’on soit en mesure d’évaluer les impacts négatifs de la judiciarisation dans le cadre de cet accompagnement. Dans le processus de (ré)intégration, on devrait prendre en compte ce double déficit : soit le déficit initial et celui qui est trop souvent exacerbé par la prise en charge pénale. À cet égard, toute démarche de (ré)intégration sociocommunautaire devrait comporter un volet portant sur la déstigmatisation (Rade, Desmarais et Burnette, 2018 ; Schaible et Hugues, 2011), et sur les difficultés rencontrées par les personnes judiciarisées à obtenir des services d’un système qui a tendance à le morceler selon ses différentes problématiques. C’est pourquoi la mise en place de véritables collaborations entre les services et les intervenants devrait constituer un important vecteur de réussite pour la (ré)intégration sociocommunautaire.

Dimension normative

Toute forme d’intervention implique une dimension normative, puisqu’elle est porteuse d’un objectif et d’un idéal à atteindre. La portée normative d’une intervention se mesure alors par la formulation des objectifs, le choix des cibles cliniques et les indicateurs retenus pour en calculer l’efficacité. C’est ainsi qu’un programme, dont l’objectif explicite est de prévenir la récidive, se limite à cibler les facteurs de risque et à évaluer son efficacité sur la base de l’absence (ou non) de récidive.

Dans le domaine de l’intervention auprès des personnes judiciarisées, on constate que les enjeux normatifs demeurent largement alimentés par le souci de protection du public. La connotation sécuritaire qui est associée à l’intervention pénale s’est avérée particulièrement frappante le 8 octobre 2019, alors que la ministre de la Sécurité publique affirmait, lors de l’adoption d’une motion à l’Assemblée nationale du Québec, que « la réinsertion sociale est la meilleure façon de réduire les risques de récidive des personnes contrevenantes et, ce faisant, de protéger la population à long terme » (Assemblée nationale du Québec, 2019). On comprend dès lors que la réinsertion demeure lourdement connotée par ces considérations de lutte à la récidive, ce qui constitue un frein à la mise en place d’une stratégie globale pouvant regrouper les praticiens affiliés aux différents secteurs de l’intervention.

L’un des principaux avantages d’avoir recours au concept de (ré)intégration sociocommunautaire est qu’il permet d’échapper à la logique sécuritaire qui a souvent tendance à coloniser les autres secteurs de l’intervention, et à instaurer un cadre normatif plus global. Ce nouveau cadre normatif pourrait ainsi regrouper un plus large éventail d’indicateurs de réussite dans lequel les intervenants mobilisés dans chacun des secteurs pourraient se retrouver. L’intervention auprès des personnes judiciarisées devrait avoir pour objectif de répondre à une diversité de besoins (sanitaires, sociaux, éducatifs, occupationnels, communautaires, identitaires, sécuritaires) qu’on peut aisément regrouper sous la finalité plus globale de la (ré)intégration sociocommunautaire. En insistant sur le fait que l’objectif premier de l’intervention auprès des personnes judiciarisées est de s’assurer qu’elles pourront retrouver une place qui leur appartient au sein de la communauté, les différents prestataires de services sont en mesure d’y contribuer à leur manière, sans devoir se limiter à des considérations sécuritaires qui seraient dictées par le système de justice. La (ré)intégration sociocommunautaire représente à notre avis cette finalité fédératrice permettant à l’ensemble des intervenants de travailler dans le cadre d’une véritable collaboration intersectorielle.

Conclusion

Dans le cadre de cet article, nous avons soulevé les enjeux inhérents à la logique sectorielle et à la compartimentalisation des services qui sont offerts aux personnes judiciarisées. On a ainsi pu constater comment cette logique organisationnelle constitue un important obstacle à la mise en place d’interventions qui sont en mesure de mieux répondre aux besoins spécifiques de chacun des individus pris en charge par le système de justice.

Afin de surmonter les obstacles liés à cette logique sectorielle, on évoque souvent le recours à des stratégies de désectorisation qui permettraient de créer des ponts entre des praticiens affiliés à différents secteurs de l’intervention. La littérature nous rappelle toutefois qu’une véritable action intersectorielle exige le partage d’un langage et de conventions entre tous les intervenants impliqués (Couturier et Belzile, 2018). En offrant la possibilité aux intervenants de développer un tel langage et de dialoguer sur les meilleures façons de répondre aux besoins des personnes judiciarisées, nous croyons qu’il est en effet possible de stimuler la collaboration et d’augmenter le pouvoir d’action de l’ensemble des intervenants.

Afin de mieux répondre aux besoins des personnes judiciarisées dans toute leur complexité, il pourrait s’avérer bénéfique de regrouper les divers secteurs de l’intervention autour d’une finalité commune, globale et cohérente. Suivant cette logique, nous suggérons que le concept de (ré)intégration sociocommunautaire puisse être mobilisé afin de mieux répondre aux problèmes d’intégration des services auprès des personnes judiciarisées. Nous avons cherché à démontrer comment le recours au concept de (ré)intégration permettrait d’échapper à la logique sectorielle, en proposant une finalité en mesure de recouvrir (ou de regrouper) les missions plus spécifiques de diverses agences de réseau de prise en charge. Cette finalité plus globale, qui permet de sortir de la logique sécuritaire et de l’obsession pour la lutte à la récidive, constitue à cet égard un concept plus fédérateur ; elle pourrait ainsi atteindre plus aisément les missions des différents secteurs de l’intervention. En prenant mieux en compte la complexité clinique qui caractérise les personnes judiciarisées, le concept de (ré)intégration sociocommunautaire pourrait représenter une finalité ralliant les professionnels autour d’une vision commune de l’intervention.