Corps de l’article

1. Introduction

En France, l’apprentissage de leur métier par les enseignantes et enseignants s’est amorcé, pour nombre de personnes en poste, dans des IUFM (Institut universitaire de formation des maîtres) ayant existé de 1990 à 2014, puis dans des ESPE (Écoles supérieures du professorat et de l’éducation) de 2013 à 2019, où une formation initiale était offerte. Toutefois, la formation initiale ne suffit pas au regard de nouvelles exigences: institutionnelles en lien avec les politiques internationales et nationales; sociétales avec la place prépondérante donnée à la réussite éducative et la qualité de l’enseignement; communicationnelles avec les changements dans la nature relationnelle du métier (Gavillet-Mentha, 2011); en matière de réactivité avec la nécessité de se préparer à l’inattendu (Morin, 2000) comme l’a mis en exergue la crise sanitaire planétaire de 2020. Ainsi, elles et ils doivent continuer à apprendre leur métier une fois en poste. Et l’apprentissage d’un métier se réalise également dans les situations de travail (Bourgeois et Durand, 2012). À cette fin, différentes démarches proposées dans divers contextes visent à les accompagner dans la transformation de leurs pratiques: une des conséquences en est la diversité des parcours de formation possibles. Quels éléments de ces parcours de formation permettent un développement professionnel et de quelle manière?

Nous proposons de présenter et discuter un outil méthodologique en cours d’élaboration, expérimenté dans différentes recherches pour explorer le développement professionnel. Après la construction de la problématique, la psychologie du développement assoit les fondements de la construction de cet outil méthodologique. La partie empirique présente les résultats d’une recherche exploratoire[1] sur cet outil. La discussion en pointe les apports et limites, et ouvre des perspectives pour son utilité dans le contexte éducatif.

2. Problématique

2.1 Qu’entend-on par développement professionnel?

Nous considérons le développement professionnel comme un processus graduel d’acquisition et de transformation des compétences et des composantes identitaires conduisant progressivement les individus et les collectivités à améliorer, enrichir et actualiser leur pratique, à agir avec efficacité et efficience dans les différents rôles et responsabilités professionnelles qui leur incombent, à atteindre un nouveau degré de compréhension de leur travail et à s’y sentir à l’aise.

Portelance, Martineau et Mukamurera, 2014, p. 12

Cette définition met en exergue le caractère continu du développement (processus graduel), en prenant en compte l’agir, la compréhension et le sentiment d’être à l’aise. Ainsi, elle englobe l’action, la connaissance et les affects, unité de l’être repérée par la pensée philosophique, et dont les liens se concrétisent dans la vision holiste de la personnalité qui postule l’indissociabilité et la réciprocité de leurs liens (Barbier et Galatanu, 1998), approche confortée par des travaux de neuropsychologie (Damasio, 1995).

Si le caractère continu du développement semble faire l’objet d’un consensus, dans la littérature, la notion de développement professionnel est polysémique et renvoie tantôt à une vision de professionnalisation, tantôt à une vision développementale (Uwamariya et Mukamurera, 2005). Cette dernière, qui prend sa source dans le structuralisme piagétien (Piaget, 1968), conçoit le développement professionnel comme une succession de stades successifs. Par exemple, passé ses débuts dans le métier, le professeur devient compétent (competent) puis expert (proficient) (Barone, Berliner, Blanchard, Casanova et McGowan, 1996). La première vision, quant à elle, prend deux orientations qui partagent les idées de maîtrise du métier (acquisition de compétences complexes) et d’appropriation de ses enjeux. Selon ce point de vue, la dimension normative, rôles et responsabilités, est importante, soit qu’il s’agisse de lutter sur le plan sociétal pour faire reconnaître les responsabilités engagées par la profession, soit qu’il s’agisse de voir la professionnalisation comme l’acquisition des attendus (la conformité culturelle encadrant et contraignant le développement professionnel) en lien avec les dispositifs permettant de la développer (le développement professionnel vu du point de vue de la formation).

Une des difficultés que soulignent Uwamariya et Mukamurera (2005) réside précisément dans le fait que, dans la littérature du domaine, la notion de développement professionnel recouvre souvent les dispositifs qui lui sont consacrés, lesquels, selon nous, proposent des situations de formation, mais ne garantissent pas le développement professionnel. Comment, dès lors, démêler ce qui relève de la formation et du développement? Pour construire le cadre théorique, nous nous appuyons sur des concepts définis en psychologie du développement, laquelle pose le développement comme un processus dialectique.

3. Contexte et cadre théoriques

La psychologie du développement, d’une part, invite à situer dialectiquement l’expérience vécue de la personne et les conditions offertes par le milieu, d’autre part, fournit le cadre des processus de transmission-apprentissage-développement.

3.1 Histoire expérientielle et conditions offertes par le milieu

Dans une approche développementale, le développement s’inscrit dans les conditions offertes par le milieu. Ainsi, pour soutenir le développement professionnel, l’institution propose des formations formelles (formation continue), mais d’autres démarches existent, notamment les recherches collaboratives et l’analyse de l’activité. En effet, divers facteurs influent sur l’activité enseignante[2], et l’analyse de l’activité en situation de travail apparaît comme un opérateur du développement de celle-ci (Yvon et Clot, 2004):

acquérir les moyens de se saisir de l’expérience (la sienne et celle des autres), de la reprendre, la manipuler, la discuter, d’envisager de nouveaux coups, de la contrôler et d’une certaine façon, de se libérer progressivement de l’expérience (la sienne et celle des autres)

Saussez, 2012

Par ailleurs, les contextes formatifs sont variés: institutions, associations et réseaux d’enseignants, laboratoires de recherche mettant en place des recherches collaboratives, etc. Et l’apprentissage d’un métier se réalise aussi par l’activité en situation de travail (Bourgeois et Durand, 2012). Ces contextes et situations participent de la construction de l’histoire expérientielle en permettant à la personne de rencontrer des objets culturels: outils, instruments symboliques, rôles sociaux et formes d’intervention (Brossard, 2014).

Toutefois, quelles que soient les conditions qu’offre le milieu, le développement est interdépendant avec la manière dont la personne vit ces conditions, comment ses particularités personnelles et celles du milieu se rejoignent: «[…] les facteurs essentiels pour déterminer l’influence du milieu sur le développement psychologique… sont les expériences vécues» (Vygotski, 2018, p. 117).

Partant, le développement est toujours hypothétique, potentiellement permis; il ne peut pas être garanti. Il en résulte qu’on ne peut déduire le développement, ni du seul point de vue des injonctions bien qu’elles cadrent les compétences à acquérir, ni du seul point de vue des conditions mises en place pour qu’il se réalise, conditions sociales qui sont nécessaires mais non suffisantes: la personne développe ses compétences en fonction de son rapport au monde et aux conditions qui lui sont offertes. Il en ressort que le développement, non seulement s’inscrit dans une temporalité longue, mais que, bien que socialement inscrit, il est toujours une appropriation singulière du monde social. Dès lors, une «irréductible singularité» s’élabore au fil unique de la «micro-histoire expérientielle» (Bronckart, 2001, p. 143).

3.2 Processus de transmission-apprentissage-développement

Les outils de travail sont culturels dans le sens qu’il s’agit d’élaborations historiquement et socialement créées au fil des générations, et ces moyens d’action historiques et sociaux sont socialement transmis (Rochex, 1997) et font l’objet d’appropriation. Ainsi, le processus est de nature sociale, d’une part parce que les outils et concepts sont historiquement construits, d’autre part parce que leur appropriation se réalise en interaction avec autrui. Un processus d’appropriation est l’élaboration d’outils et/ou instruments s’intercalant comme médiateurs entre le sujet et l’objet[3]. Comme les outils médiatisent l’activité humaine sur des objets tangibles, les instruments psychologiques, systèmes de signes, médiatisent l’activité humaine sur les conduites en direction d’autrui et de soi-même (Vygotski, 2014). En accord avec Saussez (2017), nous considérons que l’apprentissage, ou processus social de transmission-apprentissage, désigne ce moment où sont réunies les conditions pour que se développent «ces caractéristiques humaines, non naturelles, acquises au cours du développement historique» (Vygotski, 1997, p. 245).

Les processus de transmission-apprentissage-développement sont interreliés dans une union dialectique entre mouvement interne et milieu (Vygotski, 1985b). La notion de zone proximale de développement permet de rendre compte de la distinction entre genèse interpsychique et genèse intrapsychique des fonctions psychiques supérieures (Rochex, 1997). Exercice autonome de compétences, on peut le saisir par la capacité de réaliser une tâche complexe dans une situation donnée sans l’aide d’autrui. En amont, le niveau de développement potentiel est déterminé à travers une situation complexe que la personne ne peut dépasser seule, mais en collaboration avec une personne plus experte dans un contexte où ces personnes sont différemment impliquées (Cole, 1985).

En lien avec la vision holiste du développement, celui-ci est vu comme un tout (Valsiner et Van der Veer, 2000). Il prend deux formes «mutuellement liées et se supposant l’une l’autre»: «révolution et évolution» (Vygotski, 2018, p. 273). Si la zone proximale de développement est celle où prennent place les processus de transmission-apprentissage qui donnent forme et contenu au développement (Rochex, 1997), la notion, telle que forgée dans Pensée et langage (Vygotski, 1985b) rend compte du lien dialectique entre transmission-apprentissage et développement. La zone proximale de développement correspond à l’espace de réorganisation interne du psychisme potentiellement permise[4].

L’appropriation des produits culturels met en jeu trois types de rapports: rapport à l’objet, rapport à autrui et rapport à soi. Cette triangulation de rapports est une potentialité médiatrice de tout instrument destiné à agir sur le monde (Kostulski, 2004), voire de tout instrument, même psychologique (Rabardel, 1999). Le rapport au monde matériel est le rapport de la personne aux tâches prescrites et aux objets sur lesquels porte son activité. En retour, l’appropriation des produits culturels que sont les outils et les signes modifie l’activité en en rendant possible le contrôle, contrôle de l’activité orientée vers les objets pour ce qui concerne les outils, contrôle de l’activité orientée vers autrui et vers soi-même pour ce qui concerne les signes. Ainsi, l’activité met en jeu et régule ces trois types de rapports vers lesquels elle est triplement dirigée. Le développement correspond à la restructuration de ces trois types de rapport.

3.3 Cadre théorique et fondements méthodologiques

Pour répondre à la question du repérage des éléments des parcours qui ont été formateurs, il faut saisir le déploiement dynamique des moments qui constituent le cours des processus de transformation (Vygotski, 2014), soit repérer ces moments où le processus d’apprentissage, enseignement-apprentissage[5], ou transmission-apprentissage a pu créer «la zone du développement le plus proche» (Vygotski, 2011, p. 245). Pour caractériser ces moments, il faut saisir les potentialités offertes par le milieu (situations sociales d’appropriation qui ont permis aux processus de s’éveiller, objets sociaux qui s’y trouvaient, et pratiques sociales de transmission-apprentissage qui s’y sont déployées), ainsi que l’histoire spécifique de la personne, l’expérience vécue de ces situations, car son rapport à ces situations est toujours singulier et il participe des processus d’appropriation. Pour répondre à la question des interrelations dans le processus de transmission-apprentissage-développement professionnel, il faut approcher les phénomènes d’évolution et/ou de révolution. En l’occurrence, comment le moment repéré a pu être déterminant en éveillant «les processus évolutifs qui, sans lui, ne pourraient pas apparaître» (Vygotski, 2011, p. 243).

Étudiant le développement professionnel, les produits culturels au coeur des rapports d’appropriation et de transformation sur lesquels porte le questionnement sont des produits ayant un lien direct ou indirect avec le travail. Étudiant plus précisément le développement professionnel des enseignantes et des enseignants, l’intérêt se porte principalement sur les produits culturels au coeur des rapports d’appropriation et de transformation de l’activité d’enseignement-apprentissage de savoirs stabilisés et scientifiquement validés dans un contexte d’enseignement donné.

Ces éléments fournissent le cadre. L’objectif est de discuter un outil méthodologique en mesure de produire, dans une situation de type quasi clinique, des données et des traces qui pourront être analysées selon ce cadre.

4. Élaboration de l’outil méthodologique

La source d’inspiration est la méthode clinique d’inspiration psychanalytique développée par Piaget (1926, 1927), méthode fondée sur l’interaction entre le sujet et le chercheur, basée sur des tâches nécessitant la manipulation d’objets, et cherchant à investiguer l’activité du sujet confronté à ces tâches. Elle a été nommée Méthode trajectoire (Loisy, 2018), choix justifié par le fait que le mot «пуmь» utilisé par Vygotski soit traduit par «trajectoire» (Vygotski, 2018)[6], notion essentiellement mobilisée en sociologie qui sera discutée dans la conclusion.

L’outil méthodologique devra permettre (1) de faire resurgir et sélectionner les moments de transmission-apprentissage importants pour le sujet; (2) d’en faire émerger concomitamment les conditions sociales et les particularités personnelles et la façon dont sont vécues ces conditions, le rapport à ces conditions; (3) d’approcher ce qui s’en est suivi en matière d’évolution et/ou révolution.

L’élaboration de l’outil méthodologique prend appui sur les récits de vie et sur un instrument de figuration. Elle organise ces emprunts méthodologiques et les complète par diverses traces écrites. Ainsi, pendant l’entretien, l’activité du sujet est contrainte par une situation, différentes tâches et des questions.

4.1 Emprunts méthodologiques

Le récit de vie (Bertaux, 2016) est une méthode ethnosociologique qui, au-delà des mobiles de la personne, s’intéresse aux contextes sociohistoriques et à ce que le sujet met en oeuvre pour réaliser son projet. Concrètement, il s’agit d’un entretien de recherche narratif au cours duquel le sujet raconte de manière chronologique son expérience, en mettant l’accent sur sa vie sociale. L’analyse du discours se fait a posteriori par le chercheur. Cette méthode a en particulier conforté l’idée qu’on peut considérer un parcours raconté par son auteur comme une fusée éclairante d’un contexte historico-social traversé.

L’idée d’ajouter une représentation visuelle s’est imposée car celle-ci, comme l’image mentale, est un instrument de figuration de la signification. En tant que telle, l’image véhicule des relations spatiales entre les éléments la constituant qui sont issus de l’expérience réelle, elle possède ainsi un caractère de modèle (Denis, 1989). Un exemple de recours à l’expression visuelle est emprunté à Corten-Gualtieri, Dony et d’Hoop (2010). Les auteures soutiennent qu’une activité de figuration s’appuyant sur la métaphore de la route engage le sujet sur le plan intellectuel et émotionnel.

4.2 Élaboration de la version préliminaire de l’outil méthodologique

L’attention portée aux moments importants que constituent les situations sociales de transmission-apprentissage ayant éveillé les processus de développement conduit à reprendre, de l’atelier belge, l’idée de les faire se remémorer et sélectionner par le sujet dès le début de l’entretien. La trace écrite permet de soutenir la focalisation sur ces moments clés. À cette fin, le sujet est invité à noter sur des post-it les moments clés ayant conduit, selon son point de vue, à des «changements» – terme utilisé lors de l’entretien – dans son activité professionnelle. Ainsi, la première tâche instrumente le découpage de séquences dans le continuum du développement (Loisy, à paraître, avril 2022).

Avant d’entamer son récit, le sujet est invité à disposer ses post-it par ordre chronologique sur une feuille de grand format. Cette tâche peut le conduire à regrouper certains post-it; c’est le cas lorsqu’il réalise que ceux‑ci renvoient à différents aspects d’un même «changement». Ainsi, sans rien perdre des traces laissées lors de la première activité, on aboutit à un affinement des moments identifiés et à leur organisation temporelle.

Ensuite, l’entretien narratif revient chronologiquement sur les différents moments pour les faire expliciter, en précisant ce qui s’est transformé ainsi que les conditions offertes par le milieu social. Cette partie de l’entretien se rapproche du récit de vie, cependant, au-delà de l’entretien narratif, il est également demandé au sujet de noter, pour chaque moment évoqué, les éléments clés de son récit sous forme de mots clés ou de brèves expressions. En ajoutant au discours oral une trace verbale écrite synthétique, l’activité du sujet est de préciser et résumer sa pensée. De plus, cela fournit au chercheur un autre type de trace, une autre représentation symbolique des transformations, et contribue ainsi à une triangulation des données.

Ensuite, le sujet trace les liens qui unissent les différents moments repérés sous la forme d’une route «en illustrant la continuité, mais aussi les barrières, les obstacles franchis, les changements de direction, les détours, les retours, etc.» (extrait du protocole de passation). La représentation visuelle qu’il élabore, par les propriétés structurales qu’il lui donne lors de l’activité de représentation, peut constituer pour lui un instrument cognitif car, en redoublant le discours, au même titre qu’une image mentale (Denis, 1989), elle permet au sujet de faire des simulations, des inférences, des comparaisons. Parallèlement, la grande diversité des formes de routes donne une liberté d’expression. La métaphore routière offre l’avantage d’introduire, par la symbolique partagée, un codage construit dans un processus historico-culturel commun à tous, chercheur comme sujets.

4.3 Préparation du matériel recueilli

À l’issue du recueil de données, le chercheur dispose de l’enregistrement de l’entretien, de photographies de la passation, ainsi que de la trace représentative tangible (la feuille où figurent les post-it, les mots clés et la représentation de la route) qu’il récupère en vue d’éventuels entretiens ultérieurs.

L’entretien fait l’objet d’une transcription verbatim et d’une analyse thématique du contenu doublée d’une lecture flottante pour rechercher les thématiques se dégageant à l’intérieur de chaque discours et entre les discours (Bardin, 2007). La trace représentative tangible est reprise à l’aide d’un logiciel de dessin et devient un artefact représentatif virtuel qui respecte la disposition des éléments, ainsi que les formes et les couleurs des écrits et des tracés.

4.4 Cadre d’analyse

Pour saisir les conditions offertes par le milieu, une attention est portée aux objets liés à l’activité professionnelle historiquement et socialement élaborés auxquels le sujet est confronté (outils, concepts, techniques…), aux caractéristiques des situations sociales de transmission-apprentissage et à l’expérience vécue de ces situations. Le développement professionnel est vu du point de vue des évolutions ou révolutions: du point de vue de l’agir pédagogique en lien avec l’incorporation et une éventuelle transformation du produit culturel que le sujet s’est approprié et du point de vue du renouvellement du triple rapport à l’objet, à soi, à autrui.

5. Exploration de deux moments de développement

5.1 Population et déroulement des entretiens

Les données exploitées dans cet article ont été recueillies auprès d’une enseignante et d’un enseignant de l’enseignement secondaire du français, de deux disciplines d’enseignement, anglais et sciences de la vie et de la Terre (SVT). Au moment de l’entretien, ils ont respectivement treize et vingt ans de métier.

Chaque entretien a duré environ une heure et demie. Les deux sujets ont accepté que l’entretien soit enregistré. Les entretiens ont fait l’objet d’une transcription verbatim et la représentation visuelle a fait l’objet d’une transposition par un logiciel de dessin.

5.2 Étude de cas. Un moment ayant permis l’élargissement des capacités d’action

Est illustré ici ce que l’outil méthodologique a permis de saisir du point de vue de l’élargissement des capacités d’action. L’exemple est extrait du recueil de données réalisé auprès de D-R[7], professeur de SVT. Il s’agit de l’arrivée de D-R au collège B, second poste qu’il occupe dans sa carrière. L’exemple choisi (figure 1) est le premier moment identifié par D-R: «Arrivée à B = aide de labo / Davantage de matériel et de montages» (post-it).

Figure 1

Un extrait illustrant le développement de capacités d’action (D-R)

Un extrait illustrant le développement de capacités d’action (D-R)

-> Voir la liste des figures

D-R dit que dans le collège B il a pu, pour la première fois de sa carrière, accéder physiquement à du matériel pour des expérimentations en SVT. D-R explique que, dans l’établissement où il a enseigné auparavant, le matériel pour les expérimentations en SVT était rangé dans des armoires closes auxquelles il n’avait pas accès, et qu’il ne rencontrait jamais ses collègues à qui il aurait pu en demander la clé. Qui plus est, au collège B, D-R a bénéficié d’un accompagnement par l’aide de laboratoire du collège qui lui a montré comment on pouvait utiliser ce matériel dans les séances d’enseignement-apprentissage. Dans son discours, D-R dit que cet accompagnement a répondu à son souhait d’être plus efficace dans l’enseignement-apprentissage des savoirs de sa discipline. Concernant ce qui s’en est suivi, D-R a mis en place de plus en plus de temps de manipulations dans son activité pédagogique, puis, dans un second temps, il a pris conscience du fait qu’il s’était mis à «manipuler pour manipuler» (écrit ajouté à l’initiative de D-R au moment du traçage de la route) et il s’est alors interrogé sur cette quantité de manipulations: «après les avoir fait, je me disais “mais quel est le sens?” Pour eux, on a fait ça, très bien, on a utilisé du matériel, très bien, mais est-ce que ça leur a apporté quelque chose?» (discours). Il explique qu’après cette prise de conscience il s’est recentré sur les manipulations les plus essentielles pour les apprentissages des élèves. La représentation visuelle liée à ce moment donne à voir un morceau de chemin sur lequel D-R s’engage, puis dont il dit revenir.

Le discours de D-R peut être interprété ainsi. Dans la discipline SVT, il existe du matériel historiquement et socialement élaboré pour des manipulations soutenant l’appropriation des concepts, et des techniques sociales d’utilisation de ce matériel. Il semble que la formation initiale reçue par D-R lui avait permis de s’approprier des concepts, mais pas d’élaborer des activités pédagogiques prenant appui sur du matériel; les concepts scientifiques semblaient alors déconnectés des concepts pragmatiques. Le laboratoire de SVT du collège B constitue un milieu dans lequel sont disponibles: du matériel dédié à l’enseignement-apprentissage de la discipline SVT; et une aide de laboratoire maîtrisant les techniques d’utilisation de ce matériel à des fins pédagogiques, qui est prête à les transmettre. D-R se montre réceptif à sa proposition, et l’aide de laboratoire met en place une formation dans un cadre informel.

On peut considérer que les compétences de l’aide de laboratoire ont fonctionné comme des formes idéales que D-R voulait atteindre. L’aide de laboratoire met en place une situation sociale de transmission-apprentissage et de potentiel développement de savoir-faire; on peut considérer qu’il y a eu co-construction d’une zone de développement entre les protagonistes. D-R développe ses capacités d’action jusqu’à un niveau d’efficience satisfaisant. Dans une approche piagétienne, on pourrait dire que l’assimilation du matériel pédagogique par une utilisation du milieu externe que constitue le laboratoire et les objets à disposition lui permet d’alimenter ses schèmes nouvellement acquis, des accommodations contrecarrent certainement l’effort assimilateur, mais sans donner lieu à une conduite active qui aurait spécialement marqué la mémoire de D-R, jusqu’à ce qu’il se rende compte que le sens de l’activité pédagogique s’est perdu. On peut penser qu’au moment où il réalise cela, la question du sens de l’activité entre en contradiction avec celle de l’efficience. Dès lors, D-R développe une réflexion accrue sur ce qui est nécessaire pour les apprentissages des élèves; il reprend son expérience et la contrôle dans une dialectique entre efficience et sens. La représentation visuelle liée à ce moment donne à voir une sorte d’impasse, mais l’explication de D-R révèle qu’il n’en est rien: D-R s’est engagé dans la voie du développement de ses capacités d’action, puis, le contrôle de son expérience le ramène à la continuité de son développement professionnel.

D-R renouvelle concomitamment son rapport aux objets scientifiques que constituent les savoirs à transmettre; son rapport à autrui tant du point de vue de normes du métier (les concepts didactiques et les concepts pédagogiques qui cadrent son travail) que de la prise en compte des apprentissages réels des élèves; son rapport à lui-même, l’analyse de son activité devenant une sorte d’opérateur du développement de son activité. Ce développement semble prendre la forme d’une évolution.

5.3 Étude de cas. Prise de conscience de dimensions de l’action

Est illustré ici ce que l’outil méthodologique a permis de saisir du point de vue de la prise de conscience de dimensions de l’action. L’exemple est extrait du recueil de données réalisé auprès de M-R, professeur d’anglais. Ce moment suit la mutation de M-R dans un lycée, niveau scolaire nouveau pour elle, et coïncide avec sa participation, impulsée par la proposition d’une autre enseignante, aux activités du GFEN[8] (Groupe français d’éducation nouvelle), participation volontaire. L’exemple choisi (figure 2) regroupe des moments identifiés par M-R sur deux post-it: «Réunion secteur langue du GFEN à V. = une collègue m’en avait parlé dans une discussion dans laquelle je lui faisais part de ma démotivation» et «Réunions fréquentes au secteur langue du GFEN et achat des livres qu’ils publient».

Figure 2

Un extrait illustrant la prise de conscience de dimensions de l’action (M-R)

Un extrait illustrant la prise de conscience de dimensions de l’action (M-R)

-> Voir la liste des figures

Ce que M-R recherche au GFEN est explicitement d’être plus à l’aise dans l’enseignement-apprentissage de l’anglais au niveau lycée. Quand elle découvre les activités du groupe, elle dit être immédiatement réceptive et s’engage. M-R dit que sa participation aux activités du GFEN lui permet de donner du sens à la notion de «ressource authentique», expression véhiculée par l’institution qu’elle ne s’était pas appropriée jusque-là; elle achète les ouvrages publiés par le GFEN et y découvre la conscientisation des apprentissages. Elle vit les apports théoriques comme non déconnectés des pratiques: «un ancrage théorique qui me semble très riche et très sérieux et en même temps une application pratique» (discours); cela est permis par le fait que les participants des groupes GFEN sont impliqués dans la conception des activités pédagogiques; par l’exigence d’expérimenter du matériel d’une séance à l’autre; par les interactions entre eux: «leur manière de faire c’est de se mettre à la place des élèves et de vivre… […] donc on le vit, on prend des notes et on essaie… après on analyse et on voit». M-R vit cette situation comme une reconnaissance professionnelle: «quand on le vit on ne nous infantilise pas, on le vit comme des enseignants» (discours). M-R remplace le manuel scolaire par des ressources variées, et elle transforme sa démarche pédagogique. En expérimentant en classe ces pratiques pédagogiques nouvelles, M-R dit prendre du recul par rapport à certaines injonctions de son inspectrice pédagogique. Par rapport aux attentes de celle-ci, elle dit: «je ne suis pas une brebis galeuse si je ne le fais pas» (discours). Par ailleurs, si l’inspectrice considère avec circonspection la conscientisation des apprentissages, elle décide de la pratiquer quand même «convaincue de [son] importance» (discours). Au-delà de l’élargissement de ses capacités d’action, M-R note: «Prise de conscience de ce qui me mettait mal à l’aise» (mots clés). Toutefois, malgré ses convictions, par la suite, M-R renonce partiellement aux activités pédagogiques de conscientisation des apprentissages en raison des réticences des élèves. La représentation visuelle liée à ce moment donne à voir un rond-point «où je cherchais comment devenir plus efficace… Et puis peut-être que la route, elle est élargie parce que ça devient plus facile» (discours accompagnant l’activité de figuration). Les participants du GFEN devenant formateurs sur les concepts dont ils sont experts, M-R deviendra formatrice à son tour.

Le discours de M-R peut être interprété ainsi. Changeant de niveau d’enseignement, elle ressent le besoin d’élargir ses capacités d’action. Le GFEN constitue, à la marge de l’institution, un milieu où se trouvent: des techniques sociales de conception et d’analyse de matériel dédié à l’enseignement-apprentissage; des activités sociales signifiantes de conception de situations pédagogiques et d’analyse de pratique; une exigence de mise en activité des participants; des participants-formateurs. Les interactions sociales constructives, d’une part, permettent la circulation de concepts scientifiques et pragmatiques, d’autre part, ont un effet positif sur le plan psychoaffectif en favorisant la reconnaissance mutuelle des compétences. Cependant, les perceptions des concepts et du matériel didactiques historiquement et socialement élaborés en didactique de l’anglais ne font pas consensus entre l’inspectrice qui visite M-R et le GFEN.

On peut considérer que le fonctionnement du GFEN fonctionne comme des formes idéales que M-R voudrait atteindre. Les tâches proposées viennent appuyer l’élargissement de ses capacités d’action, et lui donnent les moyens de se saisir de son expérience, de la discuter dans un groupe social. En plus de l’élargissement de ses capacités d’action, M-R tente également de dépasser un certain malaise lié à l’écart entre sa perception et celle de sa hiérarchie directe pour ce qui concerne la transmission des savoirs, voire l’épistémologie, qui la met dans une sorte de conflit de loyauté. Ce malaise ressenti pourrait prendre la forme de tensions dans sa conscience professionnelle, la conscience fonctionnant comme «un contact social avec soi-même» (Vygotski, 2003, p. 91). Ce développement semble prendre la forme d’une évolution.

Le processus social de transmission-apprentissage permet, chez M-R, le renouvellement de son rapport aux objets (concepts scientifiques et pragmatiques de sa discipline), et, concomitamment, ses rapports à autrui et à elle-même. Concernant ce dernier, en plus d’une confiance en ses capacités d’action, M-R développe de nouveaux moyens de se saisir de son expérience. Concernant le rapport à autrui, M-R se saisit des principes d’émancipation portés par le GFEN, et elle commence à réorganiser son rapport à certaines normes contradictoires, sans atteindre, cependant, le dépassement complet de certaines contradictions.

6. Discussion et conclusion

L’outil méthodologique permet de repérer les nouveaux produits culturels liés à leur travail auxquels les répondants ont été confrontés, ceux de leur culture disciplinaire qui continue à élaborer socialement des formes culturelles qui lui sont propres, ainsi que ceux issus de la recherche en psychologie de l’apprentissage. Il permet de recueillir les caractéristiques des situations sociales de transmission-apprentissage qui ont favorisé leur appropriation et comment s’y est créée une zone proximale de développement, situations qui sont, dans les cas étudiés, des occasions diverses et non des formations mises en place par l’institution. L’outil méthodologique permet de repérer que les personnes renouvellent leur activité et en augmentent le contrôle: le contrôle de l’activité orientée vers les objets par l’appropriation des outils et techniques est le plus facile à repérer; le contrôle de l’activité orientée vers autrui et vers soi-même reste encore difficile à saisir.

Le dispositif de recherche instrumente une activité de reconstruction de l’expérience vécue par diverses tâches dans l’ici et maintenant de l’entretien. Toutefois, nous sommes consciente du fait que les sujets ne racontent pas directement leur passé, ils sont dans un rapport actuel à leur passé. Partant, l’activité de remémoration est nécessairement orientée. Elle l’est par la vision du sujet sur les attentes du chercheur: qu’est-ce qui est signifiant dans le contexte de cet entretien de recherche? Elle est également orientée par ce que le sujet estime signifiant dans son parcours: qu’est-ce qui vaut la peine d’être raconté? Enfin, elle est orientée par ce que la personne est prête à livrer: qu’est-ce qu’il est possible de raconter sans se fragiliser?

Cette discussion revient sur l’intérêt de l’outil méthodologique par rapport à ses objectifs; sur le nom de cet outil méthodologique; et sur son intérêt par rapport à de nouvelles injonctions.

6.2 Intérêt de l’outil méthodologique par rapport à ses objectifs

Ainsi menée, c’est-à-dire par une méthode quasi clinique basée sur des tâches nécessitant la manipulation d’objets (Piaget, 1926, 1927), cette recherche exploratoire semble montrer que l’outil méthodologique peut permettre aux sujets de faire émerger des processus sociaux de transmission-apprentissage et de potentiel développement. Les différentes tâches semblent avoir joué leur rôle:

  • La demande de faire repérer en premier lieu les moments de «changements» les plus importants permet de cadrer le discours sur les situations sociales les plus marquantes de transmission-apprentissage et potentiel développement;

  • La partie «récit» éclaire l’histoire expérientielle du sujet et les conditions dans lesquelles elle s’est construite, notamment les objets culturels et rôles sociaux rencontrés, et les caractéristiques des situations sociales de transmission-apprentissage;

  • La reformulation par écrit des «changements» sous forme de mots clés permet une réélaboration, et apporte parfois des précisions sur l’expérience vécue des situations;

  • Le tracé de la route, tout en donnant une sorte de contenant aux différents facteurs du développement, réactive la dimension psychoaffective des moments clés du développement.

Cette étude exploratoire donne un aperçu du potentiel de l’outil méthodologique pour appréhender la manière dont se déroule le développement professionnel, en en englobant différents facteurs. Cet outil semble adapté pour atteindre son objectif de permettre au chercheur de saisir les processus de transmission-apprentissage-développement et les contextes sociaux dans lesquels ils se sont déroulés. Toutefois, il s’agit d’une étude exploratoire qui demande des ajustements: la grille d’entretien et les outils d’analyse doivent en particulier être affinés et davantage normés.

La production de différents types d’artefacts symboliques (trace écrite sur les post-it pour les moments identifiés, récit, mots clés écrits synthétisant les changements, représentation visuelle par la route) permet de signifier l’expérience de différentes manières et semble favoriser le redoublement de l’expérience vécue. Cela ouvre un questionnement sur la méthode (Loisy, à paraître): en quoi l’expérience de cet entretien pourrait, en elle-même, permettre de développer des instruments pour se ressaisir de son expérience et de celle d’autrui, et de s’engager dans un processus de développement en reprenant, manipulant, voire contrôlant son expérience (Saussez, 2012).

6.3 À propos du nom de l’outil méthodologique

L’outil méthodologique a été présenté sous le nom de Méthode trajectoire (Loisy, 2018) avec l’idée sous-jacente d’outiller l’étude de «trajectoires de développement», dialectique entre développement professionnel et conditions offertes par le milieu. L’utilisation du terme «trajectoire» est discutée ici au regard de l’approche sociologique. Dubar (1998) distingue la trajectoire objective au sens de suite de positions sociales, de la trajectoire subjective telle qu’elle peut être exprimée dans un récit biographique, et dont la confrontation lui permet de dégager les identités sociales. Cependant, la recherche présentée ici accorde un faible intérêt aux statuts et changements objectifs de positions et de responsabilités, ce qui l’éloigne de cette problématique.

En revanche, l’idée de trajectoire de développement pourrait être rapprochée du concept de «trajectoire de maladie» forgé par Strauss (1992) en sociologie interactionniste. Ce concept fait référence au développement de la maladie chronique en lien avec l’organisation du travail déployée autour, et avec le retentissement que cette organisation a sur les différents acteurs. Les objets sont très différents puisque la maladie chronique impacte l’espérance de vie, ce qui n’est pas le cas du développement professionnel. Néanmoins, la conceptualisation d’une trajectoire en lien avec l’organisation du travail déployée autour, et le retentissement de cette organisation sur les différents acteurs semblent transposables: la «trajectoire de développement professionnel» fait elle aussi référence à un développement (celui du développement professionnel), en lien avec l’organisation du travail déployée autour de ce développement (par l’institution, différents groupes sociaux, mais aussi le professionnel lui-même qui met en oeuvre son projet) et peut être problématisée en lien avec son retentissement sur les différents acteurs et sur le milieu.

6.4 Intérêt de l’outil méthodologique par rapport à de nouvelles injonctions

En France, depuis la loi d’orientation de 1989, la professionnalité enseignante est normée par des référentiels (Buhot et Cosnefroy, 2011). Si le référentiel de compétences des métiers de l’enseignement de 2013[9] précise les compétences relatives à différents aspects des activités interreliées à la transmission des savoirs, il mentionne également explicitement des attentes en matière de développement professionnel: on attend un engagement «dans une démarche individuelle et collective de développement professionnel», plus précisément une actualisation de connaissance, une réflexion sur la pratique, et la mise en oeuvre de «moyens de développer ses compétences en utilisant les ressources disponibles». Ainsi, depuis plus de trente ans, le développement professionnel est lui-même prescrit. À cela s’ajoute de nouvelles injonctions en ce qui a trait au développement professionnel, celles de porter un regard critique sur sa carrière. En effet, depuis la réforme de l’évaluation mise en oeuvre en France (Ministère de l’Éducation nationale, 2017[10]), il est attendu que les professeurs sachent «porter un regard sur une période de vie professionnelle» et «faire le point sur le chemin parcouru professionnellement» (Ministère de l’Éducation nationale, 2020[11]).

La présente proposition d’outil méthodologique s’inscrit dans des démarches de recherche avec des enseignants et il ne s’agit pas d’assujettir cette perspective aux prescriptions de l’institution, mais il nous semble toutefois qu’il pourrait être intéressant d’étudier en quoi l’outil méthodologique développé pourrait aider les enseignants à rendre disponibles leurs processus de développement en vue d’autres expériences.