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1. Introduction

Les États se sont engagés, lors des cinquième (Hambourg, 1997) et sixième (Bélem, 2009) conférences internationales sur l’éducation des adultes (CONFINTEA) organisées par l’UNESCO, à enrichir les environnements écrits (literate environments)[1]. Il s’agit d’une piste d’action mise de l’avant pour favoriser la lecture et l’écriture chez les adultes, mais l’Institut de l’UNESCO pour l’apprentissage tout au long de la vie (IUL) constate que les États en font peu de cas dans leur bilan des actions réalisées depuis 2009 (IUL, 2013). S’appuyant notamment sur les étapes types du cycle d’élaboration des politiques publiques d’Anderson (Bernier et Lachapelle, 2000) (mise à l’ordre du jour, recherche de solutions, décision, mise en oeuvre et évaluation), le présent article pose quelques jalons sur le développement de la notion d’environnements écrits enrichis au Québec, en parallèle avec la réflexion issue des deux dernières CONFINTEA. Ses objectifs sont de présenter le contexte, le cadre et quelques résultats d’une recherche-action ayant eu lieu en 2018-2019 dans deux quartiers de Montréal, et portant sur la création et l’animation d’environnements écrits dans la communauté pour favoriser le maintien et le rehaussement des compétences en lecture et en écriture d’adultes sans études postsecondaires (Bélisle, Roy et Mottais, 2019), puis de mettre en valeur un dilemme éthique qui y a été rencontré et qui nous amène à proposer de recadrer le discours public sur la littératie des adultes. Ce dilemme concerne les personnes intervenantes qui, bien qu’elles adhèrent à l’idée de créer et animer des environnements écrits favorisant le maintien et le rehaussement de compétences chez les adultes, sont réticentes à recruter justement les sous-groupes de la population qui pourraient en bénéficier, craignant d’introduire des pratiques de stigmatisation ou d’exclusion sur la base de la scolarité.

2. Politique publique et recherche en soutien à de nouvelles pratiques d’intervention

Depuis les années 1990, au Québec, des travaux sont menés sporadiquement dans la société civile et au ministère de l’Éducation[2] pour encourager les adultes les moins scolarisés à conserver des activités de lecture et d’écriture et inciter des organismes de tous horizons à adapter leur environnement en ce sens, et pas seulement ceux qui se consacrent à l’alphabétisation ou à l’enseignement de la langue (Bélisle, 1997). Cependant, la Politique gouvernementale d’éducation des adultes et de formation continue (Gouvernement du Québec, 2002) ne cible pas le maintien et le rehaussement des compétences de base chez les adultes dans leurs différents milieux, sauf si cela concerne le travail rémunéré. La formation de base est bien l’une des quatre grandes orientations de cette politique, mais on met l’accent sur l’acquisition de ces compétences dans le cadre de formations structurées.

Toutefois, à la lumière des résultats de l’Enquête internationale sur l’alphabétisation des adultes (EIAA), le ministère de l’Éducation crée et finance un projet de recherche en appui aux interventions, dans différentes sphères de vie, qui peuvent favoriser le maintien et la consolidation de compétences en lecture (Bélisle, 2007). La proposition qui en découle est articulée à l’article 27 du programme de la CONFINTEA V, qui est d’enrichir les environnements écrits, tout en élargissant sa portée. Cette proposition est une modélisation des environnements écrits, prenant acte à la fois des résultats de l’EIAA, de travaux sur les compétences, principalement ceux de Le Boterf[3] et d’études socioculturelles, notamment celles de Lahire sur les pratiques de l’écrit, les dispositions et la pluralité de l’acteur (Bélisle, 2007). Elle est discutée avec divers acteurs, notamment au Séminaire international sur l’alphabétisation (MELS, 2007). On insiste alors pour que les environnements écrits propices à la mobilisation de compétences soient le résultat de «concertations existantes dans la mesure où l’on accepte de reconnaître et de considérer les pratiques et les compétences en matière de littératie des personnes peu alphabétisées» (MELS, 2007, p. 65). Même si, lors de la CONFINTEA VI, les États réitèrent l’importance de l’«environnement enrichi de maîtrise de l’écrit» (enriched literate environment) (UNESCO, 2009, p. 17), il n’y a pas de suite connue à cette proposition, ni du ministère de l’Éducation ni de milieux d’intervention québécois.

Cependant, un avis du Conseil supérieur de l’éducation (CSE, 2013) réactive la proposition de 2007 en invitant le ministère et les acteurs à prendre en compte dans leurs actions les résultats récents du Programme pour l’évaluation internationale des compétences des adultes (PEICA), où la performance du Québec préoccupe, mais aussi les environnements des adultes et le rapport à l’écrit des adultes ayant un faible niveau de littératie. C’est d’ailleurs cet avis qui consacre dans son titre l’expression «maintenir et rehausser les compétences en littératie des adultes». Un peu plus tard, un organisme d’alphabétisation populaire, le Groupe Alpha Laval, obtient du financement pour réaliser un projet qui s’appuie sur la modélisation des environnements écrits (Bélisle, 2007) et l’expérimente avec des partenaires de son territoire (Castanheira, 2020). Au ministère, deux événements favorisent la reprise de travaux sur les environnements écrits enrichis: le ministre de l’Éducation, Sébastien Proulx, se montre personnellement concerné par la lecture et l’écriture et annonce une enveloppe de 20 millions pour «lutter contre l’analphabétisme» (Dion-Viens, 2016) et, quelques mois plus tard, le gouvernement s’engage, dans la Politique de la réussite éducative (MEES, 2017), à miser «sur le développement, le rehaussement et le maintien des compétences en littératie tout au long de la vie des personnes» (p. 46). Une stratégie en matière d’alphabétisation y est notamment annoncée. Dans cette veine, un nouveau contrat de recherche, entre le ministère de l’Éducation et l’Université de Sherbrooke, permet de relancer des travaux sur les environnements écrits, les associant directement au maintien et au rehaussement des compétences en littératie des adultes. Ces travaux établissent les assises d’une recherche-action, dont des résultats sont présentés plus loin.

En parallèle, une nouvelle mesure de Rehaussement et maintien des compétences en littératie des populations les plus vulnérables (mesure 15162) entre en vigueur (MEES, 2018). Celle-ci est rendue disponible aux centres d’éducation des adultes (CEA) pour des «activités éducatives innovantes en formation générale des adultes» (MEES, 2020a, p. 123). Elle mise sur le partenariat entre CEA, organismes communautaires et autres instances du milieu (MEES, 2019a). En 2019, 48 projets sont financés par cette mesure et sont en voie de réalisation, pour un investissement de 2,45 millions de dollars (MEES, 2019a). Sans se rapporter à l’idée d’un environnement écrit enrichi, la préoccupation de joindre les gens dans leur milieu de vie s’en apparente.

La mesure sert à déployer des actions structurantes visant à joindre dans leur milieu de vie les populations éloignées de la formation et ayant de faibles compétences en littératie, principalement celles se situant dans les plus faibles niveaux du Programme pour l’évaluation internationale des compétences des adultes (PEICA) (moins de 1, 1 et 2). Les interventions seront mises en oeuvre dans une perspective de valorisation de la formation générale de base ou de rehaussement et de maintien des compétences en littératie des adultes.

MEES, 2020a, p. 123

Avec le gouvernement caquiste, élu le 1er octobre 2018, les travaux sur le maintien et le rehaussement des compétences en littératie des adultes semblent mis en sourdine. Le Plan stratégique 2019-2023 (MEES, 2019b) fait une mention rapide de la littératie des adultes et le rapport annuel de gestion 2019-2020 (MEES, 2020b) n’est guère plus loquace. Pourtant, les bouleversements causés par la pandémie débutant en 2020 illustrent le caractère essentiel de l’écrit, incluant les divers usages du numérique, au coeur des communications de la santé publique et des divers services à la population, du télétravail, de la formation à distance des enfants et de leurs parents, des jeunes et des adultes.

Ainsi, on peut dire que le problème du déclin de compétences en lecture et en écriture des adultes par manque de pratique, problème documenté par le PEICA, est au programme politique du Gouvernement du Québec depuis plusieurs années, bien que la priorité fluctue selon le gouvernement en place ou le ministre de l’Éducation. Cependant, l’idée de créer et d’animer des environnements écrits favorables au maintien des acquis des adultes, voire à leur amélioration, est une solution qui semble avoir peu d’échos dans les milieux d’intervention qui ne peuvent compter sur un engagement gouvernemental ferme et ce, même si celui-ci est lié par les engagements des États aux CONFINTEA.

Dans un tel contexte, qui n’est pas unique au Québec (IUL, 2013), il y a très peu de travaux empiriques documentant la création et l’animation de tels environnements, sinon dans des sociétés très différentes du Québec. Par exemple, une des rares études sur le sujet porte sur des bibliothèques communautaires népalaises qui offrent des ateliers d’alphabétisation aux femmes (Shrestha et Krolak, 2015). On y constate que ce lieu, ouvert à tous, est apprécié notamment pour les pratiques intergénérationnelles qu’il permet et pour l’accès à des ordinateurs, pendant et en dehors des ateliers. Dans cette étude empirique, comme d’autres réalisées dans les pays où encore bien des gens n’ont pu terminer des études primaires, l’enrichissement des environnements écrits vise souvent l’acquisition de compétences de base dans des environnements non scolaires. Dans les pays plus scolarisés, les initiatives collectives relevant d’environnements écrits enrichis portent plutôt sur des incitations à la mobilisation, dans la vie de tous les jours, des compétences de base acquises dans la formation scolaire initiale (European Literacy Policy Network, 2015), ce que l’on désigne au Québec comme le maintien et le rehaussement des compétences. Cependant, les publications scientifiques sur ces initiatives collectives ne semblent pas exister dans les États où la majorité de la population a plus de 12 ans de scolarité, comme au Québec avec 86,7 % des adultes de 25 à 64 ans ayant un diplôme (Statistique Canada, 2019), mais où les niveaux de littératie sont jugés relativement bas. Dans ce contexte, la recherche-action est une méthode particulièrement adaptée.

Une recherche-action permet de donner une plus grande voix aux milieux de pratique. Dans le cas présent, ils avaient jusqu’alors participé en périphérie au développement du modèle initial de compréhension des environnements écrits. Quelques études empiriques sur les pratiques de l’écrit permettaient, par exemple, de fonder ce modèle sur des expériences documentées de mobilisation de compétences en lecture et en écriture en milieux communautaires, par exemple dans les organismes d’aide à l’emploi. Les milieux de pratique étaient aussi présents parmi la dizaine de personnes ayant agi comme lectrices externes avant la publication du modèle et ils ont participé à divers événements permettant la confrontation de points de vue sur le modèle (Bélisle, 2007). Mais, le politique et la recherche restaient malgré tout dominants. Ainsi, la recherche-action permet de mettre à l’épreuve le modèle de compréhension des environnements écrits dans des contextes réels d’intervention en donnant aux points de vue des milieux une place centrale.

3. Modèle de compréhension des environnements écrits

Faisant le point sur le discours dans le programme Éducation pour tous de l’UNESCO et les actions en Afrique relevant de la notion d’environnements écrits, Easton la qualifie de «notion hybride» (2014, p. 4) empruntant à deux grandes rationalités. Tout comme Torres (1994), il constate que certains discours en donnent une interprétation étroite qui se résume à la disponibilité de matériel, alors que celle plus large, que nous partageons, relève de diverses pratiques sociales de l’écrit, incluant le numérique et la multimodalité. Dès les années 1990, Torres (1994) soutenait que la création d’un environnement écrit est une clé de toute stratégie en faveur de l’alphabétisme/littératie[4] (literacy):

La création d’un «environnement écrit», c’est plus que de rendre disponibles des livres et des journaux, que de doter les écoles de bibliothèques, que de concevoir du matériel de postalphabétisation pour les jeunes et les adultes nouvellement alphabétisés. Créer un «environnement écrit» demande des conditions favorables à l’apprentissage, à la poursuite de celui‑ci et de l’usage, approprié, créatif et porteur de sens dans la vie quotidienne, des acquis de l’apprentissage. Il est nécessaire de créer une culture de l’écrit, où lire, écrire, apprendre, étudier, sont des activités valorisées non seulement au sein du système scolaire mais aussi dans la famille, dans la communauté locale et dans la société en général.

p. 64

Dans la recherche-action, nous avons retenu la définition suivante: «Environnements où l’écrit est omniprésent et où les relations sociales sont souvent structurées par l’écrit, traversées par des pratiques de lecture et d’écriture et/ou rendues possibles par elles» (Bélisle et al., 2019, p. 89). La lecture et l’écriture peuvent répondre à des buts variés: formation, travail, soins, divertissement, etc. Le modèle initial de compréhension de ces environnements repose sur l’idée que les situations de lecture et d’écriture relèvent d’un continuum allant de la contrainte extrême, exposant par exemple la personne à une perte de prestation si elle ne rédige pas adéquatement ses réponses, à l’entière liberté, par exemple dans une création personnelle. La perception de contrainte et de liberté, qu’elle corresponde ou non à la situation objective, influence la mobilisation de compétences en lecture et en écriture. Les adultes non diplômés occupant souvent des emplois d’exécution pourraient donc être sollicités davantage dans des activités de lecture et d’écriture réalisées dans la contrainte.

Le modèle inclut un deuxième axe sur les dispositions (Lahire, 1993, 1998) des adultes qui marquent leur rapport à l’écrit. Le rapport à l’écrit y est central. Ce modèle de compréhension, schématisé dans la figure 1, guide à la fois les actions et nos analyses.

Figure 1

Modèle de compréhension des environnements écrits, tiré de Bélisle, Roy et Mottais (2019)

Modèle de compréhension des environnements écrits, tiré de Bélisle, Roy et Mottais (2019)

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La notion de rapport à l’écrit alors utilisée met l’accent sur un rapport avec ses dimensions affective, cognitive, sociale et relationnelle, évolutif la vie durant (Bélisle, 2006; Besse, 1995). Récemment, nous avons proposé de conceptualiser cette idée d’évolution en ajoutant une dimension temporelle (Thériault et Bélisle, 2020). Ces travaux attirent l’attention sur les constats récurrents dans la recherche sur les pratiques de l’écrit, notamment que les personnes dites de bas niveau de littératie n’ont pas nécessairement un investissement négatif (Barré-de-Miniac, 2000) dans l’écrit et que si on porte attention aux pratiques et à leur contexte spécifique, on peut les voir s’y investir avec une attitude des plus positives (p. ex.: Barton, Hamilton et Ivanič, 2000; Thériault et Bélisle, 2020). Ce deuxième axe comporte, à une extrémité, la disposition de participation, et à l’autre, la disposition de distanciation. La première est associée aux pratiques dans lesquelles les adultes sont engagés affectivement (p. ex.: identification à un témoignage dans le journal), alors que dans la deuxième, l’engagement est plus cérébral et l’expérience personnelle très peu sollicitée (p. ex.: production d’une note de service).

Le croisement des deux axes permet de distinguer quatre types d’environnements écrits: un environnement écrit participatif, un environnement écrit opérationnel, un environnement écrit scolaire ou formel et un environnement ludique. Cependant, à l’instar de Torres (1994), vivre dans un environnement écrit ne garantit pas en soi le maintien et le rehaussement des compétences des adultes. La recherche-action cible donc l’observation d’un environnement écrit participatif ancré dans la communauté, défini comme étant «dominé par des situations ouvertes et libres de lecture et d’écriture, avec un engagement proximal dans le quotidien des personnes et faisant appel à leur participation en fonction de ce qu’elles vivent, ressentent ou accomplissent» (Bélisle et al., 2019, p. 16).

Les cercles de la figure 1 renvoient aux différents systèmes de vie des adultes, selon l’approche systémique de Bronfenbrenner (1979, cité dans Bélisle, 2007): microsystème, mésosystème, exosystème, macrosystème. Cette approche paraît alors avantageuse afin d’offrir un modèle prenant appui sur un cadre en partie familier à des personnes intervenantes du Québec. Cependant, cette composante du modèle est restée assez secondaire tout au long de la recherche-action, incluant nos analyses.

4. Méthodologie

Les auteurs s’entendent généralement pour dire que la recherche-action en éducation est une méthode appropriée pour favoriser un changement plus ou moins planifié (p. ex.: Dolbec, 2003; Van der Maren, 1995). Elle suppose un travail étroit entre les acteurs du terrain et les personnes chercheuses; le projet porte d’ailleurs une attention particulière au partenariat. La recherche-action a un double enjeu, au sens donné par Van der Maren (1995). L’enjeu politique concerne des changements de croyances ou de valeurs; celui pragmatique s’intéresse au développement de moyens et au changement de pratiques pouvant être pérennisés et inspirer d’autres acteurs. Les assises du projet, relevant de la programmation souple, sont établies en amont du projet, par la chercheuse et des répondantes du ministère de l’Éducation; ces assises agissent comme devis de recherche. Elles présentent aux acteurs le modèle partenarial à mettre à l’épreuve «sur la création et l’animation d’un environnement écrit participatif favorisant le maintien et le rehaussement des compétences en lecture et en écriture des adultes, particulièrement celles d’adultes n’ayant pas fréquenté un établissement postsecondaire» (Bélisle et al., 2019, p. 14).

La chercheuse établit le contact avec le CEA Champlain (CEAC) qui accepte d’agir comme CEA coordonnateur et qui, en accord, avec sa commission scolaire (CS), la CS Marguerite-Bourgeoys[5], désigne une conseillère pédagogique, la deuxième auteure du présent article, comme coordonnatrice de terrain de la recherche-action. Trois organismes que l’on désigne comme les «organismes de terrain» sont recrutés: un organisme de développement local et d’aide à l’emploi et à la formation, le Regroupement économique et social du Sud-Ouest (RESO); la bibliothèque municipale de l’arrondissement de Verdun, la Bibliothèque Jacqueline-De Repentigny; un centre communautaire en soutien au maintien des personnes aînées dans leur milieu de vie, le Centre de santé des aînés Sud-Ouest – Verdun (CSASOV). Les organismes recrutés doivent déjà inclure dans leur programmation des activités de lecture et d’écriture et être intéressés à développer ou consolider de telles activités pour une population composée d’un nombre significatif d’adultes sans diplôme ou qui n’ont pas poursuivi leur scolarité après le secondaire.

La coordonnatrice de terrain travaille en grande proximité avec le CEAC et les trois organismes de terrain; elle est intégrée dans l’équipe de recherche comme praticienne-chercheuse. Les mandataires des quatre organismes locaux sont interpellés, individuellement ou par le biais du comité de pilotage où se prennent diverses décisions. Pour favoriser la participation, la recherche alloue une compensation financière aux organismes locaux.

La collecte de données s’est faite en deux vagues, la première documentant des activités régulières, la deuxième des activités bonifiées ou créées pour la recherche-action. Pour convenir des aménagements de la vague 2, l’équipe de recherche a procédé à une analyse provisoire de données de la vague 1, présentée et discutée en comité de pilotage, puis avec les milieux concernés. Avec chacun, et un soutien variable selon les besoins, du travail de conceptualisation a été réalisé afin que les activités de la vague 2 tiennent compte à la fois des objectifs des partenaires et de ceux de la recherche-action. Les méthodes de collecte sont variées: observation participante (environ 70 heures) avec journal; recherche documentaire incluant des courriels et comptes rendus du comité de pilotage (près de 350 documents); entretien individuel semi-structuré avec les adultes à la fin des observations (n = 11); quatre groupes de discussion avec des adultes à la fin des observations (n = 20) et un avec des personnes animatrices (n = 4); entretien individuel ou en dyade avec les personnes mandataires et une personne gestionnaire (n = 5); questionnaire sociodémographique (n = 35); questionnaire téléphonique auprès d’adultes quelques semaines ou mois après les observations (n = 26). La plupart des données qualitatives sont traitées par le logiciel NVivo 11. Nous procédons par analyse de contenu à partir de rubriques préétablies de notre cadre. Les deux questionnaires donnent lieu à des analyses quantitatives descriptives. Les analyses sont discutées avec le comité de pilotage avant publication du rapport.

Comme il se doit dans les universités canadiennes, un protocole éthique a été soumis, ici au comité d’éthique de la recherche (CER) – Éducation et sciences sociales de l’Université de Sherbrooke. Celui-ci a accordé le certificat éthique et a été interpellé pour quelques ajustements en cours de projet. Le consentement libre et éclairé des organismes, des personnes intervenantes et des adultes fréquentant les environnements observés a été obtenu. Le protocole éthique prévoit de publier les noms du territoire et des organismes locaux partenaires afin notamment d’assurer l’équité et la cohérence dans la reconnaissance des contributions ainsi que la mobilisation citoyenne sur le territoire, au coeur de la méthodologie choisie. Cependant, l’anonymat est assuré aux personnes intervenantes et participantes et des prénoms fictifs sont utilisés.

Les personnes participantes sont 12 personnes intervenantes (animatrices, gestionnaires et mandataires) et 62 adultes. Parmi ces derniers, 36 font partie de la population cible, soit des adultes sans études postsecondaires et non inscrits en éducation formelle au moment de la recherche, dont 21 sans diplôme du secondaire. Il s’agit de 22 femmes et de 14 hommes. Ces 36 adultes ont tous comme source de revenu une prestation de l’État (aide de dernier recours, assurance-emploi, assurances familiales, pension de la sécurité de vieillesse, etc.) et peuvent être vues comme des personnes en situation de précarité. Leur précarité financière peut être jumelée à une précarité de logement ou de santé. Les 26 autres adultes participant à la recherche ont étudié au collégial ou à l’université et acceptent d’être inclus dans les observations afin de nous permettre de documenter les interactions dans les environnements écrits. Parmi eux, on trouve aussi des personnes en situation de précarité, notamment des personnes issues d’une immigration récente ou des personnes ayant des problèmes de santé affectant leur usage de l’écrit (p. ex.: accident vasculaire cérébral [AVC]).

L’étude documente 22 activités au total, 10 au RESO, 5 à la Bibliothèque, 3 au CSASOV et enfin, 4 en partenariat entre la Bibliothèque et le CSASOV. La recherche-action a duré 27 mois, dont 17 où les acteurs de terrain sont mobilisés, seulement 6 mois d’activités observées. Cette courte durée est une des limites de l’étude. Une autre est le petit nombre d’adultes (n = 9) que l’on désigne comme les moins scolarisés (primaire ou premier cycle du secondaire) (Bélisle et al., 2019).

5. Contribution des environnements écrits aux compétences des adultes

5.1 Territoire, durée et activités documentées

Le territoire partagé, présent dans l’idée même d’un environnement écrit, est celui des organismes de deux quartiers limitrophes de Montréal et des 22 activités des trois organismes de terrain. Au terme de cette recherche-action, les partenaires considèrent que cette approche territoriale a eu un effet d’entraînement, permettant à des adultes de découvrir au moins un autre organisme de leur quartier et aux mandataires de mieux connaître des réalités, dans une autre sphère de vie, d’adultes qui fréquentent leurs services. Cependant, la durée de la recherche-action ne permet pas d’explorer beaucoup l’idée d’un environnement intégrant plusieurs activités se faisant écho. Par ailleurs, la durée des activités est variable. Ainsi, lors de la vague 1 de collecte, la plus courte activité observée dure une heure (avec possibilité de rencontre à domicile pour déterminer les risques de chute et les aménagements possibles) et la plus longue est un programme de 16 semaines (à 30 heures/semaine) en groupe sur la connaissance de soi et la préparation à un retour en emploi ou aux études, incluant un suivi individuel avec une intervenante, pouvant se prolonger de 6 autres semaines.

La plupart des activités documentées de la vague 1 se déroule tout de même dans un environnement écrit participatif, soit les activités de connaissance de soi et du marché du travail du RESO et du cercle d’écriture de fiction de la Bibliothèque. Même si la majorité des exercices proposés comportent des consignes explicites, les situations de lecture ou d’écriture restent ouvertes, faisant appel souvent aux expériences vécues (RESO) ou aux intérêts personnels (Bibliothèque). Les personnes animatrices montrent de la souplesse, visiblement conscientes de l’hétérogénéité du groupe (âge, scolarité, maîtrise de la langue, intérêts, etc.). En groupe de discussion, l’une d’elle dit: «S’il y en a qui écrivent un petit bout de phrase sans verbe, bien ça va être ça. S’il y en a d’autres qui écrivent, plus élaboré, ça va être ça» (Émilie, RESO).

La vague 2 permet d’expérimenter de nouvelles activités pouvant interpeller davantage la population cible. La Bibliothèque met en oeuvre trois séries de quatre ateliers d’informatique 101, offerts à raison d’un par semaine durant quatre semaines. Ils sont destinés à une population adulte débutante en informatique. De plus, en partenariat avec le CSASOV et le Centre communautaire pour aînés de Verdun (CCAV), la Bibliothèque organise une série de quatre ateliers en santé, à raison d’un par semaine. En parallèle à ce projet, les trois partenaires installent un coin lecture au CCAV. Également, au CSASOV, l’atelier d’une heure de prévention des chutes est revu et la formule initiale d’une heure s’étire alors en deux temps de deux heures chacun. Il a lieu dans une habitation à loyer modique (HLM) où vit une population plus défavorisée que celle rencontrée en vague 1. Au RESO, la vague 2 porte sur le même programme dans lequel on ajoute des consignes et des exemples pour aider à la sélection d’éléments d’information tirés de différents documents complétés au fil du programme.

5.2 Stratégies d’animation

Au Québec, la cohabitation des personnes ayant des niveaux de scolarité variés fait partie des usages dans des services publics (p. ex.: en santé) ou communautaires (p. ex.: développement local). Ainsi, des personnes ayant un diplôme de 2e ou 3e cycle universitaire ont assisté aux mêmes activités que des personnes sans diplôme. Cependant, ces dernières se sont montrées parfois très discrètes. C’est pour cela qu’une attention particulière est apportée à la vague 2 aux stratégies d’animation permettant leur participation. En effet, dans un groupe réunissant des membres aux compétences contrastées, il y a un risque que des personnes se sentent marginales, comme ce participant seul à ne pas avoir fréquenté le collégial ou l’université: «Moi, je me trouve comme isolé, je parle à ma manière» (Arthur). Ainsi, même en situation ouverte, des contraintes implicites peuvent venir du groupe, confirmant l’importance d’animer les environnements écrits en ayant le souci des personnes moins scolarisées.

On constate que les stratégies utilisées par les personnes animatrices autour de l’écrit sont multiples. Si la transmission de renseignements demeure, on trouve aussi des échanges sur des lectures ou des retours sur le sens des activités réalisées; mais ce qui paraît central pour assurer la participation des adultes non diplômés est de prendre appui sur leur expérience. Cette façon de faire rejoint les modes d’intervention de l’éducation populaire et de l’andragogie, ce domaine d’intervention propre au soutien à l’apprentissage à l’âge adulte, dans l’importance accordée à la parole, à l’expérience partagée et aux émotions des personnes qui apprennent. Mettre en valeur l’expérience, tout comme d’autres stratégies d’animation observées (mise en contexte de l’activité, soutien aux interactions en grand groupe, retour sur les activités en grand groupe, jeux et travaux d’équipe, lecture à haute voix par les personnes participantes, aide personnalisée en écriture), ne vont pas de soi pour quelques personnes animatrices n’ayant pas de formation en animation. La coordonnatrice de terrain joue ici un rôle essentiel, celui de seconder les milieux dans la préparation des documents et de l’animation. Il s’agit là d’un rôle de guidance qui s’avère crucial de l’avis des personnes animatrices. Si tout porte à penser que certaines personnes intervenantes changent certaines stratégies à la suite de la recherche-action, la courte durée du projet et le roulement de personnel dans les organismes ne jouent pas en faveur de la pérennisation des changements. Cependant, tous les organismes souhaitent poursuivre, à la condition toutefois qu’on leur en donne les moyens.

5.3 Participation et sentiment de compétence

La recherche-action documente les pratiques dans la vie quotidienne des adultes sans études postsecondaires, leur sentiment de compétence en lecture et en écriture et leur perception d’amélioration grâce à leur participation aux activités documentées. On trouve des personnes qui disent ne pas avoir beaucoup lu ou écrit dans les dernières années et être «rouillées». En général, les personnes sont confiantes dans des pratiques à situation ouverte (p. ex.: lecture à un enfant), mais elles en évitent d’autres, souvent celles plus formelles, à situation plus stricte (p. ex.: remplir des formulaires), ou exigeant plus de concentration. La majorité des adultes rencontrés semblent lire ou écrire, occasionnellement ou plus souvent, à partir d’un cellulaire, d’une tablette ou d’un ordinateur. Ils vont sur le Web pour se divertir, pour la vie domestique, pour la recherche d’emploi ou de programmes de formation ou pour aider leurs enfants à faire des devoirs. Cependant, peu d’entre eux mentionnent avoir eu à utiliser le numérique en emploi.

Le marqueur du sentiment de compétence le plus significatif dans les propos des adultes se rapporte aux fautes de français: plus une personne juge faire des fautes, moins elle se sent compétente, et inversement. Plusieurs personnes restent marquées par leur passage scolaire, se définissent comme faisant des fautes d’orthographe et en sont préoccupées lors de leur participation, par exemple au RESO. Les personnes animatrices y portent attention, revoyant des textes écrits qui circulent dans le groupe pour éviter la répétition d’humiliations.

Parmi les personnes participantes qui jugent ne pas maîtriser la langue écrite, certaines disent que le temps passé depuis leur scolarisation leur a fait oublier des règles de grammaire, du vocabulaire ou avoir perdu de la fluidité d’écriture. Le manque de d’occasions de lire et d’écrire ou de temps dans la vie professionnelle est souvent mentionné. Quelques personnes, au contraire, jugent avoir amélioré leurs compétences depuis l’école. Le fait d’avoir travaillé dans un milieu qui demandait de lire et d’écrire (p. ex.: secrétariat) est mis de l’avant comme explication au maintien de compétences, voire à leur amélioration.

Aucun des 36 adultes interviewés n’a manifesté un retrait total de la lecture et de l’écriture. Parmi eux, 26 vont répondre au questionnaire de suivi. La grande majorité considère que les activités d’écriture et de lecture ont été utiles et plus de la moitié indique que la participation aux activités proposées leur a permis d’apprendre de nouveaux mots. La majorité des personnes interrogées précise que la personne animatrice les a aidées à comprendre et à utiliser certains documents, et un peu plus de la moitié qu’elle les a aidées à en compléter ou que des membres du groupe l’ont fait. La même proportion indique que sa participation aux activités a permis d’améliorer sa lecture et son écriture en français. Fait à noter, on y trouve davantage de personnes ayant peu de pratiques de l’écrit dans leur vie courante, venant par exemple du RESO (programme de plusieurs semaines à temps plein) et du HLM où a eu lieu la formule révisée en vague 2 des ateliers de prévention des chutes. Parmi ces personnes, sept jugent que, depuis cette participation, certaines de leurs habitudes de lecture ou d’écriture ont changé, qu’elles emploient de nouveaux mots ou qu’elles lisent plus qu’avant.

5.4 Recrutement des adultes les moins scolarisés de la population

Comme cible commune, les partenaires ont adhéré aux but et objectifs proposés dans les assises et ont souhaité ajouter un objectif qui les interpellait tous: «Repenser des outils et des actions en termes de développement de compétences des adultes en lecture et en écriture afin de mieux rejoindre et accompagner les adultes moins scolarisés» (Bélisle et al., 2019, p. 14). Le RESO et le CSASOV disent en début de projet rejoindre la population cible sur une base régulière, avec des fluctuations selon les groupes. Pour la Bibliothèque, la recherche-action est l’occasion de tenter de rejoindre davantage les adultes sans diplôme. Cependant, le recrutement des adultes sans diplôme ou de personnes ayant un faible niveau de littératie sera un défi pour les trois organismes. Plusieurs raisons seront avancées: la situation favorable de l’emploi dans la région de Montréal au moment de l’étude, la difficulté de nommer la population visée, la réticence au sein des organismes à documenter le niveau de scolarité, le fait que bien des gens se débrouillent avec leurs compétences, ont développé des stratégies d’évitement et ne se sentent pas interpellés par le discours public sur la littératie. Ajoutons à cela qu’aucun partenaire ne voulait cibler seulement les adultes sans diplôme du postsecondaire, et la majorité ne souhaitait pas aborder cette question avec les adultes. Ainsi, comment rejoindre spécifiquement ces adultes sans les nommer?

Pour tenter de mieux saisir cette question, nous avons abordé la scolarité avec les personnes directement concernées, notamment dans l’entretien téléphonique. On constate que presque toutes les personnes indiquent ne pas s’être senties gênées de dire leur niveau de scolarité, d’être sélectionnées en fonction de celle-ci, ou encore d’être vues comme n’ayant pas d’études collégiales ou universitaires. On ne peut ici exclure la présence d’un biais de désirabilité sociale et on doit se rappeler que le niveau de scolarité a été abordé uniquement par l’équipe de recherche, sauf au RESO qui le fait en début de démarche, donc une fois la relation de service engagée. La question reste donc ouverte, tout comme elle l’est dans de nombreux autres organismes de secteurs divers d’intervention (p. ex.: éducation, santé, citoyenneté) (Bélisle et al., 2019). Elle se pose de façon plus aigüe dans les États où la population est en grande majorité diplômée.

Le fait qu’aucun des adultes rencontrés ne se soit placé en retrait des activités de lecture et d’écriture ou ait manifesté un investissement négatif dans les formes de lecture et d’écriture proposées lors des activités ou dans les usages rapportés est un biais de notre étude. Dans les ateliers de la Bibliothèque, la lecture et l’écriture sont au coeur du propos, et les gens recrutés ont une attitude positive face à l’écrit. Au RESO, on nous dit avoir déjà rencontré des adultes totalement réfractaires à l’écrit, mais ceux-ci quittent en général dès le premier jour de formation. Ainsi, des adultes qui pourraient être moins scolarisés, être en difficulté face à l’écrit, avoir un investissement négatif dans l’écrit, pourraient se présenter aux activités offertes, mais s’en retrancher en pensant que la démarche n’est pas compatible avec leur rapport à l’écrit. On voit là tout un chantier d’adaptation si on voulait retenir ces personnes dans des activités qui investissent l’écrit.

5.5 Identification au discours sur la littératie

Le recrutement étant lié à la perception d’un besoin de maintien ou de rehaussement de ses compétences en lecture et en écriture, nous avons aussi exploré avec les adultes, lors des groupes de discussion ou des entretiens individuels, s’ils étaient interpellés par le discours public sur la littératie des adultes. Nous leur avons notamment demandé leur opinion sur la statistique voulant qu’il y ait près de 50 % de personnes analphabètes fonctionnelles au Québec, une statistique véhiculée par des organismes de la société civile et à laquelle des médias grand public font parfois écho (p. ex.: Bombardier, 2016)[6]. Les adultes interviewés se disent surpris de cette proportion. Dans leur propos, être analphabète c’est ne pas savoir lire et écrire et personne ne se reconnaît dans cette définition. Si certains disent connaître des personnes analphabètes (une mère, un beau-père, un ami, un collègue de travail, une connaissance), ils jugent que ces personnes sont plutôt des exceptions. Cependant, plusieurs jugent que les adultes qui ont cessé d’aller à l’école après le primaire ou le secondaire, ou qui sont passés par la formation générale des adultes, occupent des emplois qui demandent de moins lire ou de moins écrire comparativement aux adultes ayant fait des études postsecondaires et qu’ils peuvent de ce fait perdre leurs compétences. Certains se reconnaissent dans ce portrait et voient d’un bon oeil le soutien offert pour améliorer les compétences en lecture et en écriture, que ce soit en vue de retourner aux études, de se trouver un emploi ou de profiter des nouvelles technologies. Personne n’envisage toutefois pour cela retourner à l’école ou dans un groupe d’alphabétisation; on évoque plutôt des bibliothèques accessibles auprès d’un public plus large ou des organismes comme le RESO, qui permettent de mieux se connaître et de préparer un retour aux études ou en emploi, en permettant l’amélioration de l’écriture.

6. Discussion

Les résultats présentés plus haut confirment ceux de nombreux travaux sur les pratiques de l’écrit des adultes (maintien de quelques pratiques dans la vie quotidienne, emplois qui font peu appel à l’écrit, difficultés avec certains types de texte, etc.) (p. ex.: Barton, Hamilton et Ivanič, 2000; Thériault et Bélisle, 2020). Un constat de notre étude et qui ne ressort pas beaucoup de la littérature actuelle est l’ouverture des adultes à réactiver des compétences en lecture et en écriture dans le cadre d’activités dans la communauté. Une contribution originale de ces travaux relève aussi des défis d’articulation des actions des organismes de la communauté aux politiques de l’État.

Comme indiqué plus haut, le cycle des politiques publiques sur les environnements écrits favorisant le maintien et le rehaussement de compétences en lecture et en écriture comporte plusieurs pauses depuis 20 ans. Au terme de la recherche-action, les partenaires espéraient que la «stratégie en matière d’alphabétisation et de francisation» (MEES, 2017, p. 46) inclurait une orientation sur les environnements participatifs, ou enrichis, dans les communautés, leur donnant ainsi plus de moyens pour poursuivre l’exploration amorcée. Mais cette stratégie, annoncée pour 2019, a été abandonnée par le gouvernement caquiste élu en 2018. Au plan local, la recherche-action montre que la précarité des organismes communautaires, les modes de financement d’organismes comme les bibliothèques publiques ne leur permettent pas de poursuivre ce type de chantier sans soutien externe. De plus, ils n’ont pas toujours le personnel formé pour recruter et apporter le soutien à l’apprentissage aux adultes moins scolarisés. Est-ce que les lendemains de la crise sociosanitaire en cours en 2020-2021 susciteront un engagement plus ferme de l’État pour la création et l’animation d’environnements écrits favorisant le maintien et l’amélioration des compétences en lecture et en écriture dans la vie de tous les jours d’adultes québécois exposés à la précarité? Quels seront les effets réels de la mesure 15162 (MEES, 2020a, p. 123)? Les adultes en situation de précarité et non diplômés seront-ils rejoints par cette mesure coordonnée par les CEA? Les adultes non diplômés sont connus pour fréquenter moins que les autres la formation structurée (Livingstone, 1999) et, de ce fait, leur recrutement dans des activités d’apprentissage, même non formelles, demande une attention particulière.

Recruter les adultes sur la base de la scolarité pose d’importants défis aux milieux non scolaires. Ainsi, quand on leur demande de cibler un sous-groupe de la population desservie, les acteurs de terrain, tout comme l’équipe de recherche, peuvent faire face à un dilemme éthique, c’est-à-dire à un choix d’action qui «entraine des conséquences à la fois positives et négatives sur soi, autrui et son environnement» (Legault, 2003, p. 105). Cependant, et de nombreux débats sur les statistiques ethniques le montrent (p. ex.: Schnapper, 2008), en l’absence de données sur certaines caractéristiques sociodémographiques, comment s’assurer du plein accès aux services pour certaines populations? Dans le cas présent, comment faire pour que les adultes les moins scolarisés aient accès aux environnements écrits créés pour contribuer au maintien et au rehaussement de leurs compétences en lecture et en écriture? Les milieux craignent, sans doute à raison, que recueillir ce type d’information peut susciter la méfiance de certains et les éloigner du service. De plus, les catégories élaborées par la recherche, «comme toute politique et toute connaissance, deviennent une part de la réalité elle-même» (Schnapper, 2008, p. 136) avec le risque que la catégorisation ait un effet pervers menant à la discrimination. Mais là est tout le dilemme: sans consigner ces données, on ne peut «consacrer “scientifiquement” l’existence des discriminations» (Schnapper, 2008, p. 137). Plus encore que la scolarité, cibler un sous-groupe en fonction d’un niveau de littératie, comme le laisse penser la description de la mesure 15162, participerait à l’imposition de la forme scolaire dans la communauté sous forme d’évaluation, alors que justement il paraît nécessaire, en ce qui a trait à la lecture et à l’écriture, de «dépasser l’héritage scolaire tout en le valorisant» (Bélisle et al., 2019, p. 78). Heureusement, pour l’instant, rien ne permet de penser que ce sera la voie choisie.

Les résultats de la recherche-action, nous l’espérons, devraient inciter tous les acteurs de terrain, tant ceux politiques que ceux de la recherche, à revoir la façon de poser le problème collectif et à ajuster le discours public sur la littératie des adultes de telle sorte qu’un plus grand nombre d’adultes se sentent interpellés par ce discours et participent davantage aux actions qui leur sont destinées dans les politiques de maintien et rehaussement en lecture et en écriture. Sans leur adhésion, les intentions politiques et les actions qui en découlent seront inopérantes. Jusqu’ici le problème mis à l’ordre du jour politique et sur la place publique est encore souvent vu comme un problème d’analphabétisme ou d’alphabétisation. On confond une faible performance lors des tests du PEICA à un état global, soit celui d’être «analphabète», ou on simplifie le message en laissant entendre être en présence de deux groupes aux compétences contrastées: des personnes analphabètes ou des personnes qui maîtrisent la lecture et l’écriture. Les adultes que nous avons rencontrés ne s’identifient à aucun de ces deux groupes et ils deviennent invisibles dans les actions sociales qui pourtant les concernent.

La recherche-action n’a pas rejoint de personnes totalement démunies face à l’écrit, et quelques personnes de la population cible avaient un niveau et un sentiment fort de compétence à son égard. Mais la majorité des personnes rencontrées peinent face à certains textes, plusieurs ont le sentiment d’avoir perdu des compétences et certaines sont préoccupées par des lacunes qui freinent leurs activités et pourraient contribuer à les maintenir dans la précarité. C’est en référant à leurs propos que nous proposons d’utiliser un discours large et inclusif qui illustre que lire et écrire sont des activités de la vie courante, que l’on peut continuer à lire et à écrire dans le cadre de la vie sociale, personnelle, communautaire, professionnelle.

7. Conclusion

La recherche-action dans deux quartiers de Montréal se situe à l’étape de recherche de solutions dans le cycle des politiques publiques, mais on voit que celle-ci reste étroitement liée à l’étape précédente, soit la mise à l’agenda d’un problème collectif. Celui à l’origine de cette recherche-action était la dégradation possible de compétences en lecture et écriture dans des environnements de vie et de travail faisant peu appel aux compétences des adultes sans études postsecondaires. Le problème posé n’en est donc pas un d’analphabétisme. Les leçons que l’on peut tirer de cette recherche-action n’ont pas été à ce jour prises en compte, du moins publiquement, dans l’adoption d’une politique publique qui porte explicitement sur les environnements écrits, bien qu’on sache qu’elle alimente la réflexion de quelques personnes au ministère et dans les milieux de pratique. Au plan international, les suivis de la CONFINTEA VI et les préparatifs de la conférence suivante, auxquels les gouvernements des États membres sont conviés, permettront sans doute de rappeler les quelques actions ayant été menées au Québec.

En donnant une plus grande voix aux milieux de pratique dans l’expérimentation de nouvelles façons d’envisager la lecture et l’écriture dans des activités en santé, culture, aide à l’emploi, cette recherche-action a permis d’exposer plusieurs défis que devrait relever une politique publique visant la mise en oeuvre d’environnements écrits enrichis dans les communautés. Ceux-ci concernent notamment la formation des personnes animatrices, le soutien financier et le soutien andragogique pour des activités adaptées aux populations à rejoindre. Mais il paraît primordial d’abord de revoir comment le discours sur la littératie est posé dans l’espace public afin que la population exposée à la précarité et qui aimerait améliorer ses compétences en lecture et écriture puisse le faire dans la vie de tous les jours et se sente davantage concernée par l’offre de services enchâssée dans les politiques publiques.