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Après avoir été adoptée à la naissance, une fillette fréquente l’école primaire. En sixième année, elle se confie à son enseignante : elle est fréquemment agressée sexuellement par son père. D’abord, il était question d’attouchements sexuels, mais les sévices prennent maintenant la forme de relations sexuelles complètes. Une autre élève vit une réalité similaire. Son beau-père, qui représente une figure paternelle puisqu’il habite avec elle depuis sa tendre enfance, l’agresse sexuellement de la même manière.

L’enseignante, âgée de 24 ans, apprend que sa propre mère a eu un enfant avec un autre homme avant de se marier avec son père. Son demi-frère, aujourd’hui âgé de 27 ans, a toujours vécu avec son père à lui, aux États-Unis. Lorsqu’ils se rencontrent, c’est le coup de foudre, et ils ont des relations sexuelles, toujours protégées.

Selon le droit criminel canadien, les personnes qui se rendent coupables d’inceste ne sont pas forcément celles que l’on pense. Alors que le père adoptif et le beau-père ne seraient pas déclarés coupables d’inceste, ce serait le cas pour l’enseignante et son demi-frère. Ces exemples illustrent l’importance de tenir une réflexion sur les contours du crime d’inceste. En outre, ils posent la question de la criminalisation de l’inceste entre adultes consentants.

La Commission de réforme du droit du Canada recommandait d’ailleurs, dès 1978, l’abrogation de l’infraction d’inceste : elle notait que « [l]’effet pratique de l’abrogation de l’infraction d’inceste serait […] de dépénaliser les rapports sexuels entre adultes liés par le sang. Un tel changement ne devrait pas s’interpréter comme constituant une approbation de ce comportement, mais simplement comme la reconnaissance du fait que le droit pénal ne doit pas s’en occuper[1] ».

Comment le droit criminel canadien définit-il l’inceste ? Pourquoi le criminalise-t-on ? Dans quelle mesure ces justifications sont-elles acceptables, conformes au contexte social, aux droits et libertés et adaptées à la définition de l’infraction ? Quelle est la place du crime d’inceste par rapport aux autres crimes sexuels ? À notre connaissance, notre texte est le premier article de doctrine à analyser ces questions de la perspective du droit canadien. Nous nous appuierons sur la législation et la jurisprudence canadiennes, de même que sur la doctrine, parfois étrangère, car certaines de ces questions se sont posées dans d’autres contextes nationaux.

Clarifions d’emblée que nous ne remettons pas en cause le bien-fondé de la criminalisation de l’inceste lorsque celui-ci prend la forme d’abus sexuels d’enfants commis par leurs proches parents. Ce crime cause des préjudices physiques et psychologiques énormes aux enfants, qui les habiteront souvent toute leur vie.

Nous nous intéressons plutôt aux contours du crime d’inceste, à savoir la manière dont le Code criminel[2] définit ce qui constitue de l’inceste (et donc, forcément, ce qui n’en est pas) et la raison pour laquelle il le définit ainsi. En particulier, les exigences d’un lien de sang et d’une pénétration sexuelle seront étudiées. Inversement, les aspects qui ne sont pas des éléments de cette infraction seront également étudiés, soit l’âge des personnes impliquées et leur consentement, ce qui laisse place à la criminalisation de l’inceste entre adultes consentants. La peine applicable sera aussi discutée.

Le cadre normatif applicable au crime d’inceste sera mis en parallèle avec une réflexion sur les différentes raisons avancées pour justifier la criminalisation de cette infraction, que nous analyserons à l’aune des théories de la criminalisation. Nous cherchons à aller plus loin que de motiver la criminalisation de l’inceste par le tabou universel, soit le fait qu’il est criminalisé largement partout au monde et au fil des époques. Pourquoi a-t-on généralement procédé de cette façon ? Les principales justifications concrètes proposées sont le risque génétique, la protection de la famille et des enfants, ainsi que la moralité et le dégoût. Notre étude démontrera que le crime d’inceste, tel qu’il est actuellement défini, s’harmonise mal avec les justifications que sont le risque génétique et la protection de la famille et des enfants. Les réelles justifications semblent donc d’ordre moral, fondées sur le dégoût que suscite cette pratique, ce qui en fait une base à la fois fragile et dangereuse. Depuis l’arrêt R. c. Labaye[3], on croyait la moralité abandonnée comme fondement des crimes sexuels, au profit d’une approche qui repose davantage sur le préjudice.

En conclusion, nous adressons au législateur des suggestions de modification au crime d’inceste qui vont en ce sens.

1 Cadre normatif applicable à l’inceste en droit canadien

Historiquement, l’inceste était une infraction ecclésiastique, non prévue par la common law[4]. Elle était donc poursuivie devant les tribunaux ecclésiastiques plutôt que devant les cours criminelles[5]. La Bible interdit l’inceste dans certains passages du Lévitique[6], qui ont servi de fondement aux premières lois criminalisant l’inceste dans certaines parties du Royaume-Uni[7].

Dans le premier Code criminel canadien, datant de 1892, sous la rubrique « Crimes contre les moeurs », le crime d’inceste était ainsi défini :

Tout père ou mère et son enfant, tout frère et soeur, et tout aïeul ou aïeule et son petit-enfant, qui cohabitent ou ont des relations sexuelles ensemble, sont chacun, s’ils connaissent leur consanguinité, réputés avoir commis un inceste, et sont coupables d’un acte criminel et passibles de quatorze ans d’emprisonnement, et l’individu du sexe masculin est aussi passible d’être fouetté ; mais si la cour ou le juge est d’avis que la fille ou femme accusée n’a consenti à ces relations que par contrainte, ou sous l’influence de la crainte ou de la violence de l’autre partie, la cour ou le juge ne sera tenu de lui infliger aucune punition en vertu du présent article[8].

En ayant ce très bref historique en tête, nous analyserons la définition actuelle de l’inceste et la peine à laquelle s’expose une personne reconnue coupable de ce crime.

1.1 Définition de l’inceste

L’article 155 (1) du Code criminel définit maintenant l’inceste ainsi : « quiconque, sachant qu’une autre personne est, par les liens du sang, son père ou sa mère, son enfant, son frère, sa soeur, son grand-père, sa grand-mère, son petit-fils ou sa petite-fille, selon le cas, a des rapports sexuels avec cette personne ». Dans la présente section, nous étudierons cette définition en décortiquant d’abord les éléments constitutifs de l’infraction, soit les exigences de lien de parenté et de pénétration sexuelle, avant de faire ressortir les éléments qui ne constituent pas des éléments de cette infraction, soit la minorité de la victime et l’absence de consentement. Finalement, nous verrons que ce crime est à double sens, c’est-à-dire un crime dans lequel les deux personnes impliquées dans la relation sont visées par l’infraction, sauf exception.

1.1.1 Lien de parenté basé sur le sang

Le crime d’inceste est donc basé sur des relations sexuelles entre personnes partageant un certain degré de consanguinité. Par exemple, un beau-père ou même un père adoptif qui a des relations sexuelles avec sa fille ne commet pas cette infraction. Le lien de parenté entre les deux personnes est précisément prévu dans le Code criminel, comme étant parent en ligne directe au premier ou au deuxième degré (inceste vertical) ou entre membres de la fratrie (inceste horizontal)[9]. À ce sujet, le Code criminel précise : « Au présent article, frère et soeur s’entendent notamment d’un demi-frère et d’une demi-soeur[10] », toujours liés par les liens du sang, indépendamment du fait qu’ils ont été élevés ensemble ou non. Les relations sexuelles entre d’autres membres de la famille, comme un oncle ou une tante et son neveu ou sa nièce ou encore entre cousins et cousines ne constituent donc pas de l’inceste au sens du Code criminel.

Ces degrés de parenté visés par l’inceste correspondent, en bonne partie, aux degrés de mariage prohibé prévus également par le législateur fédéral. En effet, la Loi sur le mariage (degrés prohibés) prévoit ceci : « Est prohibé le mariage entre personnes ayant des liens de parenté, notamment par adoption, en ligne directe ou en ligne collatérale s’il s’agit du frère et de la soeur ou du demi-frère et de la demi-soeur[11]. » Ainsi, on ne peut pas marier une personne avec qui on commettrait le crime d’inceste en ayant des relations sexuelles, ce qui paraît logique. Par contre, l’interdiction du mariage se révèle plus large que la criminalisation de l’inceste, et ce, sous deux aspects. Premièrement, les liens de parenté en ligne directe incluent les parents et les grands-parents, comme dans la définition du crime d’inceste, mais engloberaient aussi les parents en ligne directe plus éloignés, par exemple les arrière-grands-parents. Deuxièmement, la distinction fondamentale entre les deux articles est le fait que les liens de parenté pour les degrés prohibés de mariage n’ont pas à être forcément par le sang : ils peuvent notamment être par adoption, ce qui correspond à une conception plus moderne et actuelle de la famille. L’emploi de l’adverbe « notamment » ouvre également la voie à d’autres types de liens familiaux, comme ceux qui sont basés sur la procréation assistée. Les différents objectifs des deux lois, et en particulier ceux de la criminalisation de l’inceste, justifient-ils ces distinctions ?

Pour le crime d’inceste, le Code criminel prévoit une mens rea de connaissance : la personne doit savoir que l’autre personne est, par exemple, son frère biologique ou son père biologique pour que l’infraction soit consommée. Cela évite que soient criminalisés des parents inconnus qui se rencontrent fortuitement, que ce soit par le truchement de sites ou d’applications de rencontre[12] ou de façon plus classique. Oedipe ne serait donc pas déclaré coupable selon le droit canadien.

1.1.2 Pénétration sexuelle

En ce qui concerne les types d’actes sexuels criminalisés par l’inceste, il n’est pas question de tout contact sexuel avec un membre de la famille rapprochée, mais seulement de ceux qui impliquent une pénétration sexuelle. En effet, au sens du Code criminel, les rapports sexuels sont considérés comme complets « s’il y a pénétration même au moindre degré et bien qu’il n’y ait pas émission de semence[13] ». Dans une affaire d’inceste frère-soeur, la Cour du Québec mentionne ce qui suit : « Cette définition, bien qu’elle soit des plus archaïque est toujours en vigueur et demeure, suivant l’état de la jurisprudence, un élément essentiel de cette accusation d’inceste[14]. » Dans cette affaire, le fait que la pénétration n’a pas été prouvée hors de tout doute raisonnable amène l’acquittement de l’adolescent.

Cette disposition pose des questions d’interprétation législative. Qu’est-ce qu’une pénétration sexuelle ? Vise-t-on seulement une pénétration vaginale, dans une logique reproductive, ou considère-t-on aussi une pénétration anale, dans une logique de préservation de l’intégrité sexuelle ?

Dans une affaire d’inceste entre un père et son fils de même qu’entre deux demi-frères, la Cour supérieure du Québec, en 1989, a déterminé que l’infraction d’inceste vise forcément deux personnes de sexe opposé[15]. Cette décision se fonde sur les définitions du terme « inceste » dans le dictionnaire, qui établissent un lien avec l’interdiction du mariage, institution qui, à l’époque, concernait un homme et une femme.

Par contre, la jurisprudence plus récente va dans le sens inverse. Dans l’affaire D.P.C.P. c. M.G.[16], la question en litige était la suivante : « Est-ce que l’article 155 du Code criminel crée une infraction pouvant s’appliquer aux rapports sexuels entre un père et son fils ou si le chef d’accusation d’inceste n’est réservé qu’aux délits impliquant obligatoirement un homme et une femme[17] ? » La juge Desgens de la Cour du Québec estime que la pénétration anale peut être constitutive d’inceste et que l’infraction peut donc être commise entre un père et son fils. Elle en vient à cette conclusion après avoir constaté l’évolution des définitions des dictionnaires, qui reflètent l’évolution de l’institution du mariage, celui-ci étant maintenant possible entre personnes du même sexe. Surtout, elle note la modernisation des infractions sexuelles et l’élimination de stéréotypes sous-jacents[18], qui doit mener à la disparition de l’« interprétation discriminatoire de l’inceste[19] ». L’importance de protéger l’intégrité sexuelle des garçons comme celle des filles appuie donc cette décision. Dans l’affaire R. c. S.G.[20], sa collègue, la juge Fabi de la Cour du Québec, applique le même raisonnement au sujet des relations anales, en condamnant un père qui a eu de telles relations sexuelles avec sa fille. On trouve des jugements relatifs à la détermination de la peine imposée dans deux autres affaires québécoises pour de l’inceste commis par sodomie[21].

Parallèlement, sans citer la jurisprudence québécoise, la Cour supérieure de l’Ontario en viendra à la même conclusion dans un cas d’inceste par relation anale entre un frère et sa soeur. Dans l’affaire R. v. K.H.[22], la Cour supérieure estime que la criminalisation de l’inceste n’a pas seulement pour objectif de prévenir le risque génétique, mais qu’elle vise aussi la protection des membres vulnérables de la famille, objectif qui commande la criminalisation des relations tant anales que vaginales. Elle s’appuie en cela sur la jurisprudence que nous analyserons dans la seconde partie de notre texte. Il semble donc maintenant bien établi que l’inceste peut être commis par sodomie, notamment entre un père et son fils.

Qu’en est-il de l’inceste entre une mère et sa fille ? Dans l’affaire D.P.C.P. c. M.G., la juge Desgens écrit, en obiter, au sujet de l’article 155 du Code criminel criminalisant l’inceste : « Cet article exclut également clairement, par sa définition, toute relation incestueuse entre une mère et sa fille puisqu’au sens de la loi, pour constituer un rapport sexuel, la preuve d’une pénétration est nécessaire, même à un moindre degré[23]. » Pourtant, dans ce cas, la pénétration sexuelle pourrait avoir lieu à l’aide d’un objet, sexuel ou autre. Pourquoi ce scénario serait-il exclu ? Serait-ce en raison de la suite de la définition : « bien qu’il n’y ait pas émission de semence[24] » ? Doit-on lire en cela l’idée que la pénétration doit être pénienne, même si l’éjaculation n’est pas nécessaire aux fins de l’infraction ? Ou faut-il simplement comprendre que la preuve de l’éjaculation n’est pas un élément de l’infraction ? Ainsi, dans le cas d’un objet sexuel, il peut y avoir pénétration sans éjaculation, ce qui remplirait le critère. Ce scénario ne porte pas forcément moins atteinte à l’intégrité sexuelle de la victime. Si l’on pense que la criminalisation de l’inceste a pour objet de protéger l’intégrité sexuelle des enfants et des autres membres vulnérables de la famille, ce scénario pourrait être inclus.

Enfin, la pénétration sexuelle exigée peut-elle être buccale ? La fellation pourrait-elle être considérée comme une forme de pénétration constitutive d’inceste ? Cette question n’aurait pas été soulevée en jurisprudence canadienne jusqu’à présent, les procureurs ayant peut-être hésité à déposer des accusations d’inceste dans ces cas. La pénétration buccale pourra être envisagée seulement si elle est faite avec un pénis. À cet égard, nous pourrions nous baser par analogie sur la définition du viol en droit pénal international, qui exige une pénétration sexuelle, laquelle peut être faite à l’aide d’un objet si elle est vaginale ou anale, mais qui doit avoir lieu avec un organe sexuel pour toute autre partie du corps, ce qui inclut la bouche[25].

1.1.3 Absence de pertinence de l’âge et du consentement 

Le lien de parenté interdit et la pénétration sexuelle sont les deux seuls éléments d’actus reus à prouver pour l’infraction d’inceste. Ni l’âge ni l’absence de consentement ne sont donc des éléments essentiels de cette infraction[26]. Le consentement des personnes n’est alors pas pertinent par rapport à la question de savoir si l’inceste a été commis. Contrairement à l’image populaire habituelle, le crime d’inceste n’implique pas forcément un rapport sexuel avec un enfant. La Cour suprême du Canada écrit à ce sujet : « L’âge du plaignant n’est qu’un fait qui n’a rien à voir avec la question de savoir si l’infraction d’inceste a été commise[27]. » Cette question peut toutefois être pertinente au stade de la détermination de la peine[28].

D’autres infractions du Code criminel sont basées sur le fait que, compte tenu de son âge, la victime ne peut consentir à l’activité sexuelle. Ce sont les infractions de contacts sexuels[29] et d’incitation à des contacts sexuels[30], qui concernent les enfants de moins de 16 ans, et l’exploitation sexuelle[31], qui touche les adolescents de 16 ans à 18 ans moins un jour. Les relations sexuelles non consentantes sont visées par le crime d’agression sexuelle. Donc, l’infraction d’inceste n’a d’effet « exclusif » que lorsqu’elle s’applique à deux personnes consentantes, car tous les autres cas de figure sont considérés comme des infractions plus générales.

Il est vrai que la grande majorité de la jurisprudence canadienne sur l’inceste porte sur des cas d’abus sexuels sordides de fillettes par leur père[32] ou leur frère. Cependant, l’absence de consentement n’étant pas un élément de l’infraction d’inceste, on trouve dans la jurisprudence des personnes condamnées pour ce crime alors que leur partenaire y consentait. Par exemple, dans l’affaire R. c. Boisvert, il était question d’un cas d’inceste entre un père et sa fille, qui vivaient une relation fusionnelle[33]. Selon le témoignage de la fille, les rapports sexuels, qui se sont déroulés jusqu’à ses 38 ans, étaient consensuels. Le père a néanmoins été reconnu coupable. Dans la même veine, dans l’affaire R. v. M.J.W., un demi-frère de 21 ans a eu des rapports sexuels consensuels avec sa demi-soeur de 15 ans[34]. Les faits ayant eu lieu en 2010, au moment où l’âge de la majorité sexuelle était fixé à 14 ans, le tribunal a jugé que la jeune fille avait la capacité de consentir, son demi-frère n’étant pas considéré comme étant en autorité dans cette affaire[35]. Notons que la jeune fille avait choisi de ne pas faire de déclaration de la victime.

Dans des cas d’inceste entre adultes consentants, certains accusés ont contesté constitutionnellement l’application du crime d’inceste aux relations consentantes, sur la base de l’article 7 de la Charte canadienne des droits et libertés[36]. Dans l’affaire R. v. R.P.F., une mère, ses fils et leurs demi-soeurs étaient tous accusés d’inceste et avaient unanimement admis avoir eu des relations sexuelles ensemble[37]. Tant la portée excessive de l’infraction que le fait qu’elle cause du tort à cette sphère protégée de choix personnels[38] ont été invoqués. La Cour d’appel de la Nouvelle-Écosse a rejeté ces arguments[39].

1.1.4 Crime à double sens

L’inceste criminalise la pénétration sexuelle entre deux personnes liées par le sang. À moins d’exception, les deux commettent donc l’infraction, ce qui en fait une infraction à double sens, pour laquelle il n’y a pas forcément un bourreau et une victime. Ainsi, dans un cas d’inceste entre un frère et une soeur consentants, les deux commettent l’infraction. Le frère est coupable d’avoir eu des relations sexuelles avec sa soeur qui, quant à elle, est coupable d’avoir eu des relations sexuelles avec son frère. C’est ce que nous appelons un « crime à double sens », que d’autres ont nommé « crime sans victime[40] » ou « crime à double face[41] ». Le crime est commis dans les deux sens, un peu comme dans le cas de la polygamie où tant l’époux que ses épouses participent tous au mariage plural et sont donc coupables de polygamie[42]. Ces crimes, qui impliquent souvent un échange consensuel, telles les infractions liées à la prostitution ou, jadis, à l’avortement, posent des questions intéressantes relativement à leurs justifications, souvent largement morales.

Nous citons à nouveau l’affaire R. v. R.P.F.[43], dans laquelle la mère, ses fils et leurs demi-soeurs sont tous accusés d’inceste et déclarés coupables. La mère aura une peine plus élevée que celle qui a été imposée aux autres membres de la famille, mais cela n’empêche pas que chacun a été reconnu coupable de la même infraction.

Il est vrai par contre que compte tenu des exceptions applicables, la plupart du temps, dans la jurisprudence, une seule personne est accusée d’inceste. Cela s’explique par plusieurs facteurs. Tout d’abord, lorsqu’un jeune enfant est impliqué, celui-ci n’a pas atteint l’âge de la majorité pénale, soit 12 ans[44]. Il ne peut donc faire l’objet de poursuites criminelles, faute de capacité pénale. En outre, il est nécessairement victime d’une agression.

Ensuite, le Code criminel prévoit une forme de défense particulière de contrainte applicable à l’infraction d’inceste. En effet, l’article 155 (3) du Code criminel énonce ce qui suit : « Nul ne doit être déclaré coupable d’une infraction au présent article si, au moment où les rapports sexuels ont eu lieu, il a agi par contrainte, violence ou crainte émanant de la personne avec qui il a eu ces rapports sexuels. » Cette disposition constitue une disposition spécifique relative à la contrainte, qui est par ailleurs prévue de façon plus générale par le Code criminel[45] et la common law[46]. La question suivante se pose donc : pourquoi prévoir une disposition spécifique si une défense plus générale existe ? Pour que la défense de contrainte de l’inceste ait un effet utile, elle doit donc inclure un degré de contrainte moindre que celui qui est exigé par la défense de contrainte générale[47]. L’article 155 (3) semble reconnaître le fait que, au sein d’une dynamique familiale, les rapports de force et d’autorité peuvent prendre des formes particulières. En contexte incestueux, la contrainte peut parfois être exercée sans que des menaces de mort ou de lésions corporelles soient proférées.

Enfin, une autre explication, susceptible d’être confondue en partie avec la précédente, réside dans la discrétion des procureurs de la poursuite de déposer des accusations, discrétion qui est exercée, indépendamment de la question de la suffisance de la preuve, selon le critère de « l’opportunité d’engager une poursuite au regard de l’appréciation de l’intérêt public[48] ». À cet égard, le procureur peut tenir compte notamment du « caractère désuet ou ambigu de la disposition législative qui prévoit l’infraction, […] [d]es circonstances particulières entourant la commission de l’infraction […] et [de] la situation et [d]es caractéristiques personnelles du suspect » et de la victime[49]. Par exemple, dans des cas d’abus familiaux qui se prolongent même à l’âge adulte, la fille qui a des relations sexuelles avec son père ne sera généralement pas poursuivie, et ce, sans égard à la défense de contrainte, car c’est la décence humaine qui le commande. Cela dit, la nécessité de se rabattre sur la discrétion du poursuivant peut démontrer la portée inadaptée de cette infraction.

Le crime d’inceste a en effet des contours inappropriés : trop larges à certains égards, trop étroits à d’autres. C’est comme si le législateur, appelé à colorier l’image de l’inceste, avait dépassé d’un côté et oublié de couvrir un bout de l’autre. La portée trop large, pour ne pas dire excessive, du crime englobe les cas d’inceste entre adultes consentants, lorsqu’il n’y a aucun historique d’abus, par exemple quand l’activité sexuelle débute alors que les deux personnes sont adultes. Aussi, et cela peut se superposer au premier cas, le crime a une portée trop large lorsqu’il vise deux personnes qui n’ont pas grandi comme membres de la même famille, par exemple parce qu’elles ont été adoptées par différents parents. D’un autre côté, les limites du crime sont trop étroites lorsqu’il exige des liens du sang. Un parent adoptif ou un beau-parent qui joue un rôle parental important pour l’enfant devrait être considéré comme un parent. Autrement dit, l’exigence du lien du sang paraît désuète et devrait être remplacée par le fait que les deux personnes sont membres de la même famille.

1.2 Peine applicable

L’inceste est assorti d’une peine maximale d’emprisonnement de 14 ans[50], tout comme les autres crimes sexuels : contacts sexuels[51], incitation à des contacts sexuels[52] et exploitation sexuelle[53]. L’agression sexuelle, quant à elle, est passible d’une peine maximale de 14 ans si le plaignant est âgé de moins de 16 ans[54]. Cette peine maximale est élevée, située à l’avant-dernier échelon des peines maximales applicables au Canada, le dernier étant la peine d’emprisonnement à perpétuité. Le législateur estime ainsi que ces crimes sont tous très graves. Ce n’est donc pas sur le plan de la peine maximale que l’inceste se distingue des autres crimes sexuels aujourd’hui.

Sur le plan pénologique, l’inceste se distingue des autres crimes sexuels en ce qui concerne la peine minimale applicable. Alors que celle-ci est d’un an d’emprisonnement pour les contacts sexuels[55], l’incitation à de tels contacts ou encore l’exploitation sexuelle ou l’agression sexuelle d’un plaignant âgé de moins de 16 ans, elle atteint 5 ans pour l’inceste, « si l’autre personne est âgée de moins de seize ans[56] ». Bien que les éléments de l’infraction d’inceste ne nécessitent pas une victime incapable légalement de consentir, sur le plan de la détermination de la peine, cette circonstance amène l’imposition d’une peine minimale très élevée. À noter que, dans le cas de l’inceste, le législateur ne fait pas référence au plaignant, vocabulaire employé en matière d’agression sexuelle, mais bien à « l’autre personne ».

Ces différentes peines minimales ont toutes été ajoutées en 2012 dans la Loi sur la sécurité des rues et des communautés[57], dont l’un des objectifs était justement d’« accroître les peines minimales obligatoires et les peines maximales pour certaines infractions d’ordre sexuel à l’égard d’enfants, ou prévoir d’autres peines minimales obligatoires pour de telles infractions[58] ».

La constitutionnalité de cette peine minimale de 5 ans pour l’inceste a été contestée sur la base de la protection contre les peines cruelles et inusitées prévue par l’article 12 de la Charte canadienne dans deux affaires de relations entre frère et soeur. Dans l’affaire R. c. M.R.M., en analysant un scénario hypothétique, le juge estime que la peine minimale applicable est disproportionnée, mais pas exagérément, donc que la peine n’est pas cruelle et inusitée[59]. Par contre, dans l’affaire R. c. C.M.S.M., compte tenu de toutes les circonstances, y compris l’enfance très difficile du délinquant, la juge considère que la peine minimale de 5 ans est exagérément disproportionnée, ce qui viole la protection de l’article 12 de la Charte canadienne[60].

Nous pouvons imaginer différents scénarios dans lesquels la peine de 5 ans d’emprisonnement serait exagérément disproportionnée[61] : par exemple, dans un cas d’inceste consentant entre un demi-frère de 18 ans et sa demi-soeur de 15 ans, à l’égard de qui il n’est pas en situation d’autorité[62]. La peine minimale de 5 ans est vraiment sévère et, comme toute peine minimale, elle prive le juge de sa discrétion pour déterminer une sentence appropriée au dossier qui lui est soumis, dans le respect des principes pénologiques. Les enjeux constitutionnels soulevés sont sérieux. Cette question pourrait donc se retrouver devant des tribunaux d’appel.

Il y a lieu également de souligner que les infractions de contacts sexuels, d’incitation à de tels contacts, d’exploitation sexuelle et d’agression sexuelle sont par ailleurs des infractions hybrides, c’est-à-dire qu’elles peuvent être poursuivies par voie de mise en accusation ou par voie de procédure sommaire, plus rapide, mais donnant dans ce cas ouverture à des peines maximales plus clémentes[63]. Cette voie procédurale est absente pour l’inceste, qui ne peut être poursuivi que par voie de mise en accusation. Le législateur semble donc croire qu’il n’existe pas de cas plus bénins d’inceste.

Historiquement, depuis le premier Code criminel canadien, l’inceste a toujours été assorti d’un emprisonnement maximal de 14 ans. De 1892 à 1972, le Code criminel prévoyait qu’en plus de l’emprisonnement « l’individu du sexe masculin est aussi passible d’être fouetté[64] » pour inceste. Les autres infractions sexuelles impliquant des enfants ont plutôt porté des peines maximales de 10 ans jusqu’en 2015, date à laquelle elles ont été augmentées à 14 ans[65].

De cet historique législatif, du fait que l’inceste ne peut être poursuivi que par voie de mise en accusation et de l’unicité de sa peine minimale d’emprisonnement de 5 ans, nous concluons que le législateur évalue que l’inceste a un degré de gravité objective supérieur à celui des autres crimes sexuels, en particulier « si l’autre personne est âgée de moins de seize ans[66] ». Cela est significatif, compte tenu du fait que tous les crimes sexuels envers les enfants sont considérés comme très graves et doivent donner lieu à des peines importantes, ainsi que l’a clairement expliqué la Cour suprême en 2020 dans un arrêt unanime[67].

Cette gravité particulière pouvait historiquement être liée à l’exigence de pénétration sexuelle, absente des autres crimes (qui visent des comportements très variés), pouvant prendre la forme d’un baiser, par exemple. De nos jours, en raison des modifications législatives apportées au régime des crimes sexuels, l’accent est mis davantage sur le préjudice psychologique et relationnel : « les tribunaux ne sauraient présumer qu’il existe une corrélation nette entre le type d’acte physique et le préjudice causé à la victime[68] ». Dans le contexte de la détermination de la peine, la Cour suprême met en garde les tribunaux, en affirmant que c’est une erreur de penser qu’il existe une hiérarchie des actes physiques servant à établir le degré d’atteinte physique, donc la gravité du crime[69].

Maintenant, cette gravité particulière s’explique plutôt par le lien familial entre les deux personnes, lequel peut amener une relation d’autorité et une occasion continue de commettre le crime. De plus, la relation d’autorité empêche parfois la dénonciation du crime. Sur le plan relationnel, elle peut causer un préjudice particulier à un enfant victime, en ce qu’elle nuit aux relations familiales et sociales avec la collectivité[70]. Dans leur étude jurisprudentielle sur les abus sexuels commis par les pères (au sens large) à l’endroit de leurs filles, Janine Benedet et Isabel Grant concluent en effet que « sexual abuse by fathers may be simultaneously the easiest to perpetrate, the hardest to uncover, and the most damaging to victims[71] ».

Lorsque le tribunal analyse la peine à imposer à un délinquant reconnu coupable d’inceste, tous les principes et les facteurs généraux relatifs à la détermination de la peine seront évalués[72]. La position de confiance ou d’autorité étant un facteur aggravant, elle permettra, dans les cas appropriés, d’imposer une peine plus importante que la peine minimale dans les cas d’inceste commis par un membre de la famille en position d’autorité[73]. Dans cette logique, l’inceste entre un parent et son enfant[74] sera généralement considéré comme plus grave que l’inceste entre un frère et sa soeur[75].

La jurisprudence à ce sujet a, de plus, mis en évidence des facteurs aggravants particuliers à ce contexte. N’étant pas un élément de l’infraction, l’absence de consentement constituera un facteur aggravant[76]. Les relations incestueuses avec un enfant seront évidemment reconnues à ce titre[77]. La fréquence des relations sexuelles et la durée de la période pendant laquelle elles ont eu lieu seront également prises en considération. Si la fille se trouve enceinte des suites des rapports sexuels incestueux, la grossesse sera retenue comme facteur aggravant[78].

Le fait de bien comprendre les éléments de l’infraction d’inceste, de même que sa gravité, révélée par la peine dont elle sera assortie, nous guidera dans notre réflexion sur les justifications de la criminalisation de l’inceste.

2 Justifications potentielles de la criminalisation de l’inceste

Nous nous intéresserons ici aux motifs qui peuvent, selon certains, justifier la criminalisation de l’inceste tel qu’il est actuellement défini par le Code criminel. Cet exercice est basé sur les différentes théories de la criminalisation, toujours en développement[79], qui prévoient les types de raisons pour lesquelles un comportement peut être criminalisé. La théorie la plus connue est sans doute celle du préjudice, formulée à l’origine par John Stuart Mill, qui veut que « la seule raison légitime que puisse avoir une communauté pour user de la force contre un de ses membres est de l’empêcher de nuire aux autres[80] ». Selon cette théorie, il faut reconnaître un préjudice à autrui pour justifier la criminalisation. Des considérations paternalistes, reposant sur le préjudice à son auteur, ou purement morales ne seraient pas suffisantes pour justifier la criminalisation.

L’étude des justifications selon les théories de la criminalisation doit être distinguée de l’analyse de la justification d’une restriction à un droit ou à une liberté en vertu de l’article premier de la Charte canadienne, qui demande de préciser le but de la mesure, dans une optique historique. Au moment de l’adoption de la loi, quel était l’objectif du législateur ? Cet objectif est-il suffisamment urgent ? La Cour suprême ayant refusé la théorie de l’objet changeant dans le temps[81], il n’est pas possible dans cet exercice de redéfinir l’objectif en fonction des valeurs actuelles.

Par contre, l’examen de la justification selon les théories de la criminalisation est contemporain : aujourd’hui, qu’est-ce qui peut justifier que le législateur criminalise un comportement et donc que l’État se serve de son outil le plus contraignant pour condamner certains individus ?

Plusieurs justifications sont avancées, tant par la doctrine ou la jurisprudence que les commissions de réforme du droit[82], au sujet de la criminalisation de l’inceste. Nous en analysons quatre ci-dessous : le risque génétique, la protection de la famille, la protection des enfants et le dégoût inspiré par cette pratique. Nous étudierons ces différentes justifications potentielles, en tenant compte des éléments de l’infraction, afin de tenter de comprendre la logique inhérente à cette dernière.

2.1 Risque génétique

La première justification de la criminalisation de l’inceste citée est souvent le risque génétique. L’inceste serait criminalisé en ayant en tête une logique reproductive, car les relations sexuelles entre personnes apparentées augmenteraient le risque de problèmes génétiques chez leurs descendants, à cause de gènes récessifs communs aux deux parents[83]. La crainte de maladies génétiques chez les enfants issus de ces relations sexuelles semble avoir été une préoccupation à la base de la criminalisation de l’inceste. C’est uniquement cette logique qui peut répondre aux questions suivantes :

  • Pourquoi seuls les liens du sang sont-ils visés ?

  • Pourquoi seules les relations impliquant une pénétration sexuelle, initialement conçue comme une pénétration entre un homme et une femme[84], sont-elles visées ?

  • Pourquoi le consentement des acteurs n’est-il pas pertinent, ni leur majorité sexuelle, d’ailleurs ?

Cette justification de la criminalisation de l’inceste a été reconnue par les tribunaux canadiens. Dans l’affaire R. c. G.R., la Cour suprême y fait référence en citant la Cour d’appel de la Nouvelle-Écosse, laquelle estime que « “les unions consanguines sont durement pénalisées sur le plan physiologique”, en ce sens que les enfants issus de relations incestueuses courent un risque beaucoup plus grand d’avoir des défauts génétiques[85] ». La Cour suprême poursuit en citant la Cour d’appel de la Colombie-Britannique, dans l’affaire R. c. S. (M.) : « une modification de la loi qui permettrait d’invoquer le consentement comme moyen de défense ne tiendrait pas compte des [TRADUCTION] “effets néfastes de l’inceste sur la progéniture, tant sur le plan social que sur le plan physique”[86] ».

En ce qui a trait à la théorie de la criminalisation, cette justification est généralement conçue comme étant basée sur le préjudice à autrui, dans ce cas-ci les descendants potentiels. Bien que la théorie du préjudice soit largement acceptée comme justification première de la criminalisation, son application dans ce cas-ci se révèle particulière.

Tout d’abord, l’interdiction serait fondée sur la protection de personnes qui n’existent pas encore et dont l’existence serait remise en question par la criminalisation. En y réfléchissant bien et en suivant le raisonnement, on se rend compte que la criminalisation de l’inceste repose sur l’idée qu’il vaut mieux qu’une personne ne vienne pas au monde plutôt que d’être atteinte d’une maladie génétique. Autrement dit, qu’il faut empêcher la conception de personnes ayant des défauts génétiques, vision eugéniste très difficile à soutenir de nos jours. La justification traditionnelle est donc ancrée dans une réalité ancienne où les relations sexuelles étaient davantage liées à la procréation, vu l’absence de méthodes contraceptives fiables. De plus, les possibilités de la médecine moderne n’existaient pas en matière de dépistage, de traitement, d’opération, de médication, de prothèse, de services d’accompagnement, etc., surtout dans une réalité où les droits de la personne n’étaient pas ce qu’ils sont aujourd’hui. Rappelons que la constitutionnalisation des droits et libertés a amené une prise de conscience sur le fait que toutes les personnes méritent une égale considération, indépendamment des facteurs individuels qui les distinguent des autres, comme le handicap. Chaque être humain mérite la même considération et la même dignité. Cette idée ne peut pas cadrer avec celle qui consiste à justifier la criminalisation de l’inceste par l’élimination à la base des personnes qui souffrent de troubles génétiques[87]. Si nous ne contestons pas que, sur le plan historique le risque génétique a été une des raisons fondant la criminalisation de l’inceste, nous estimons toutefois que, dans le cadre constitutionnel actuel, il n’est plus possible de s’appuyer sur ce motif.

D’ailleurs, dans un autre contexte, il serait jugé scandaleux de prévoir un crime établi sur un tel risque génétique. Imaginons le dépôt d’un projet de loi pour criminaliser les relations sexuelles entre personnes hémophiles, sourdes ou diabétiques. Cette idée paraît saugrenue et fantaisiste. Personne ne songerait à mobiliser le droit criminel dans un tel contexte. Pourtant, c’est bien l’argument amené dans le contexte de l’inceste, alors que les personnes ne sont pas nécessairement porteuses de maladies génétiques ni fertiles. Le risque génétique ne servirait-il pas simplement à rationaliser ce dégoût qu’inspire l’inceste ? Notre réaction devant cet exemple hypothétique démontre que, au-delà du risque génétique, se cachent d’autres justifications plus puissantes, dont la protection de la famille et de ses membres vulnérables et, surtout, le dégoût.

2.2 Protection de la famille

Une autre justification avancée pour la criminalisation de l’inceste est la protection de la famille. L’idée est que, en prohibant les relations sexuelles entre les membres de la famille, on assure une séparation des relations parentales et fraternelles, d’un côté, des relations amoureuses et sexuelles, de l’autre. Cela éviterait une confusion des rôles, vue comme peu souhaitable socialement. Tout d’abord, elle empêcherait des jalousies ou des rivalités sexuelles au sein de la famille[88]. Ensuite, sur le plan intergénérationnel, cette séparation préparerait l’enfant à assumer un jour, lui aussi, ses responsabilités parentales correctement[89].

La Cour suprême cite cette justification de la criminalisation de l’inceste, toujours dans l’affaire R. c. G.R. : « l’interdiction de l’inceste n’a rien à voir avec le consentement, mais a pour objet de préserver [TRADUCTION] “l’intégrité de la famille en évitant la confusion des rôles qui résulterait des relations incestueuses”[90] ». Toutefois, la Cour suprême ne précise pas en quoi la confusion des rôles appréhendée est néfaste. Parce qu’elle est vue comme malsaine, voire dégoûtante ?

Cette justification est basée sur une conception biologique et nucléaire de la famille, vu les liens de sang exigés et les personnes visées. Autrement dit, elle repose sur une conception désuète ou anachronique de la famille[91]. Le droit contemporain reconnaît maintenant le divorce, le mariage gai de même que la filiation issue de l’adoption et de la procréation assistée. Cela implique une variété de modèles familiaux, dont les familles monoparentales, homoparentales et reconstituées. L’évolution des droits et libertés a amené la reconnaissance de cette variété, notamment par la protection du droit à l’égalité fondé sur la situation de famille ou l’orientation sexuelle.

La famille n’est pas une pièce de théâtre dans laquelle il y a un rôle principal masculin et un rôle féminin qui doivent forcément être comblés. Si le but est de protéger la famille, pourquoi protéger seulement la famille biologique ou traditionnelle ? En d’autres termes, compte tenu des éléments de cette infraction, le but ne peut pas être de protéger toutes les familles, mais seulement les familles traditionnelles, ce qui se révèle problématique. On pourrait considérer cette distinction comme arbitraire, et donc de nature à violer un principe de justice fondamentale au sens de l’article 7 de la Charte canadienne, ce qui serait délicat, dans la mesure où la peine de prison dont est assorti l’inceste met en jeu le droit à la liberté[92].

La professeure Tatjana Hörnle critique la protection de la famille en tant que justification à la criminalisation de l’inceste :

But such arguments are of dubious plausibility. Although children born out of incestuous relationships can be expected to experience some confusion once they are old enough to contrast the peculiar features of their families with traditional models, it would be exaggerated to state that this amounts to harm. In modern times, with numerous divorces, unmarried partners, and reproductive medicine, diverging forms of families have complemented the more traditional notion. But it is not convincing to argue that a traditional family enhances children’s well-being, nor that a nontraditional family diminishes it in a significant way[93].

Dans le cas d’enfants nés de la procréation assistée, l’interdiction de l’inceste reposerait également sur le lien du sang, c’est-à-dire qu’il dépendrait de l’origine du gamète utilisé : si c’était celui du ou des parents, la criminalisation serait motivée pour protéger la famille alors que, si le gamète provient d’un donneur, cet argument ne tiendra pas.

Les tribunaux ont d’ailleurs reconnu le caractère désuet de la définition d’inceste, notamment au regard du lien de sang exigé, donc de la conception de la famille retenue. Dans un jugement récent, la Cour du Québec « estime qu’il est plus que temps que le législateur revisite cette conception de l’inceste basée sur les notions de « rapport sexuel » et de « lien du sang »[94] ».

De deux choses l’une : soit la protection de la famille ne peut plus servir de justification à la criminalisation de cette infraction ; ou alors, si telle est la justification, il faut modifier l’infraction pour qu’elle corresponde à une conception plus moderne de la famille, notamment en enlevant la référence aux liens du sang. Quoi qu’il en soit, une autre justification possible liée à la famille est la protection de ses membres vulnérables.

2.3 Protection des enfants et des autres membres vulnérables de la famille

L’inceste est largement associé dans l’esprit populaire à l’abus sexuel d’enfants. Cette conception se reflète dans la jurisprudence, où l’on compte de trop nombreuses histoires d’horreur d’agressions sexuelles graves et continues envers des enfants. Ceux-ci doivent être protégés de ces comportements hautement dévastateurs, à tous points de vue. Le fait que l’abus sexuel est commis par un membre de la famille, par exemple le père, ajoute un facteur de gravité, à cause de la position d’autorité qu’il assume, laquelle participe à la dynamique d’abus et à sa répétition, tout en limitant les possibilités de recherche d’aide ou de dénonciation. Ainsi, la criminalisation de l’inceste qui prend la forme d’abus d’enfant s’appuie certainement sur la protection de ces enfants mineurs, qui est un objectif des plus légitimes. C’est lorsque l’argument transcende la majorité qu’il devient moins convaincant.

Rappelons que l’abus sexuel d’enfant de moins de 16 ans est, indépendamment de l’inceste, déjà doublement criminel : il est alors question d’agression sexuelle et de contacts sexuels, soit des crimes passibles de 14 ans d’emprisonnement. Le fait que l’abus est commis par une personne en autorité sera, dans tous les cas, considéré pour aggraver la peine[95]. Les relations sexuelles entre adolescents de 16 ou 17 ans et une personne en autorité sont également criminalisées par l’exploitation sexuelle. À noter que le crime d’inceste ne comble pas à cet égard un vide : les enfants et les adolescents sont déjà protégés par d’autres dispositions criminelles.

Là où le champ d’action du crime d’inceste s’avère unique, c’est dans son application aux adultes. La justification de la criminalisation de tous rapports sexuels entre personnes apparentées, indépendamment de leur âge et de leur majorité sexuelle, pourrait être d’empêcher que l’abus sexuel d’enfant ne se poursuive à l’âge adulte[96]. L’idée ici est que la dynamique d’abus ne cesse pas forcément à 18 ans et que la question de la validité du consentement, ou de l’aptitude à consentir, se pose dans ce contexte.

Dans l’affaire R. c. G.R., la Cour suprême a mentionné ceci : « L’interdiction de l’inceste est aussi associée à la [TRADUCTION] “protection des membres vulnérables de la famille”[97] », sans autres détails. Cette justification semble a priori cohérente par rapport au cadre normatif applicable aux crimes sexuels, lequel est basé sur l’absence de consentement. L’agression sexuelle, l’infraction sexuelle la plus générale, est, comme chacun le sait, fondée sur l’absence de consentement de la victime[98]. Quant aux crimes sexuels visant les mineurs, ils reposent sur le fait que, compte tenu de leur âge, les jeunes n’ont pas encore la maturité nécessaire pour être aptes à consentir.

À 16 ans, un jeune acquiert l’aptitude à consentir à toute relation sexuelle, sauf celle avec une personne en autorité[99]. À 18 ans, une personne a l’aptitude à consentir à toute relation sexuelle, y compris avec une personne en autorité, sauf ses parents, ses grands-parents ainsi que ses frères et soeurs. Il y aurait donc quelque chose d’unique dans la relation familiale, qui transcende la majorité. Alors qu’une personne peut consentir à une relation sexuelle avec son professeur, son patron et son entraîneur, elle n’aurait cependant pas la capacité de consentir à une relation sexuelle avec son père, par exemple. La relation intime avec le professeur[100], le patron ou l’entraîneur pose pourtant des enjeux sur le plan du consentement, mais le droit criminel considère qu’il n’y a pas lieu de tracer ici d’interdiction absolue, que le régime général de l’agression sexuelle est suffisant. Par contre, il considère que la relation avec le père est différente. La relation d’autorité ou de confiance envers un membre de la famille aurait donc une place bien spéciale dans le spectre des relations de confiance[101].

L’inaptitude à consentir à une relation avec un parent peut se comprendre dans le contexte d’abus sexuel vécu pendant l’enfance. Par contre, l’article 155 du Code criminel n’exige pas cet historique d’abus. Au contraire, la relation serait criminelle même si la fille et son père biologique se rencontraient pour la première fois à l’âge de 30 et 48 ans, par exemple. Si cet homme, qui lui est pourtant lié par le sang, n’a jamais assumé le rôle de figure parentale, on se demande bien sur quelle base l’incapacité à consentir s’appuierait.

L’idée que la criminalisation de l’inceste reposerait sur une protection de l’intégrité sexuelle des membres vulnérables incapables de consentir peut paraitre séduisante à première vue. Cependant, elle ne cadre malheureusement pas avec les éléments de l’infraction, qui n’exigent ni victime mineure ni historique d’abus. De plus, l’exigence de pénétration sexuelle peut difficilement se concilier avec cette logique de protection des membres vulnérables : pourquoi les protéger seulement contre ce type de comportement sexuel et pas tous les autres ? Finalement, le fait que le crime est à double sens n’entre pas dans cette logique de protection d’une personne contre une autre.

Ainsi, la justification du crime d’inceste doit se limiter à la protection des enfants mineurs, et non des enfants au sens du fils ou de la fille d’un individu. En l’absence d’historique d’abus, les liens de famille entre deux personnes ne doivent pas d’emblée être considérés comme créant une vulnérabilité. Si l’objectif du législateur est de protéger les enfants et les autres personnes vulnérables, la criminalisation de l’inceste entre adultes consentants possède une portée excessive, au sens de l’article 7 de la Charte canadienne. En les exposant à un risque d’emprisonnement, le législateur restreint le droit à la liberté de certaines personnes, d’une manière qui n’est pas conforme au principe de justice fondamentale protégeant contre la portée excessive. Voici ce qu’écrit la Cour suprême dans l’affaire Canada (Procureur général) c. Bedford : « Il y a portée excessive lorsqu’une disposition s’applique si largement qu’elle vise certains actes qui n’ont aucun lien avec son objet. La disposition est alors en partie arbitraire. Essentiellement, la situation en cause est celle où il n’existe aucun lien rationnel entre les objets de la disposition et certains de ses effets, mais pas tous[102]. »

La justification profonde d’une criminalisation plus large de l’inceste, qui touche également les adultes, semble plutôt relever de l’offense : on s’appuie alors sur l’idée que ce n’est pas possible qu’une personne consente librement à une relation sexuelle avec son père, parce que cette perspective se révèle trop dégoûtante.

2.4 Moralité et dégoût

Sur le plan historique, rappelons l’origine religieuse du crime d’inceste et le fait qu’il figurait, dans le Code criminel de 1892, sous la rubrique « Crime contre les moeurs ». Les liens historiques entre la morale et l’inceste s’avèrent donc très clairs. Ces liens sont d’ailleurs présents pour les crimes sexuels en général, comme l’écrit la professeure Elaine Craig : « Historically, law and “sexual morality” have consorted with one another unabashedly[103]. »

Cependant, qu’en est-il maintenant ? Les considérations morales sont encore bien présentes dans le discours relatif à la criminalisation de l’inceste, parfois de façon explicite, parfois de manière plus voilée. La Cour suprême, toujours dans l’affaire R. c. G.R., précise ceci : « Le juge Roscoe a conclu, au nom de la cour, que l’inceste, peu importe qu’il soit consensuel ou non consensuel, est [TRADUCTION] “inacceptable, incompréhensible et dégoûtant pour la grande majorité des gens, et ce, depuis des siècles dans de nombreuses cultures et de nombreux pays”[104]. » En référant ainsi au tabou de l’inceste et au caractère dégoûtant de cette pratique, la Cour suprême s’appuie sur le moralisme juridique comme fondement de la criminalisation.

Selon cette théorie, l’État peut imposer une forme de moralité publique et sexuelle, pour la simple raison que celle-ci reflète un consensus social. Le droit criminel peut être mobilisé afin de faire respecter cette conception de la moralité, indépendamment de tout préjudice. Autrefois accepté comme base de la criminalisation d’un comportement, notamment sexuel, le moralisme juridique est aujourd’hui une théorie en déclin[105]. Entre autres grands philosophes, Dworkin a remis en question la possibilité d’un tel consensus moral, en invoquant la difficulté, pour un législateur, de s’appuyer sur celui-ci[106].

Le moralisme juridique est fortement associé à la position de Lord Devlin, dans son célèbre débat avec le professeur Herbert Lionel Adolphus Hart au sujet du rapport Wolfenden[107] sur la (dé)criminalisation de l’homosexualité et de certaines formes de prostitution, crimes à double sens par excellence. Le débat porte alors sur l’opportunité de décriminaliser ces pratiques, ce qui implique l’analyse du rôle du droit criminel et des justifications à la criminalisation, en particulier en contexte sexuel. Lord Devlin, jugeant ces pratiques immorales, s’appuie sur le moralisme juridique pour en défendre la criminalisation. Selon sa thèse, un comportement qui porte atteinte à la moralité publique amène un préjudice social et peut donc être criminalisé[108]. Il conçoit le droit criminel comme un outil pour faire respecter la moralité, si essentielle à la cohésion sociale qu’elle prévient la désintégration de la société. D’après lui, les réactions viscérales serviraient à maintenir cette nécessaire moralité dans la société : « I do not think one can ignore disgust if it is deeply felt and not manufactured. Its presence is a good indication that the bounds of toleration are being reached[109]. »

Le professeur Hart, pour sa part, soulève qu’aucune preuve ne soutient la position de Lord Devlin selon laquelle la société se désintégrerait si on n’utilisait pas le droit criminel pour faire respecter la morale[110]. Hart écrit que « no evidence is produced to show that deviation from accepted sexual morality, even by adults in private, is something which, like treason, threatens the existence of society[111] ». Au contraire, il indique qu’en l’absence d’un réel préjudice l’atteinte à la moralité ne peut légitimer à elle seule la criminalisation de ces actes. Dans une logique utilitariste, la souffrance engendrée par l’imposition d’une peine doit être compensée par le fait d’éviter un préjudice encore plus grand. Or, le recours à la moralité amène une imposition d’une conception de la vie bonne qui peut être un outil d’oppression contraire aux droits et libertés. En effet, le recours à la moralité pour expliquer la criminalisation peut être pervers envers les minorités sexuelles[112]. Le recours à la moralité en vue de légitimer la punition confond le crime avec les notions de vice[113] ou de péché[114].

Malgré les objections, minoritaires, de Lord Devlin, le rapport a mené à la décriminalisation de l’homosexualité au Royaume-Uni, puis au Canada. En 1969, le Parlement canadien a ainsi décriminalisé partiellement l’homosexualité, en créant une exception pour la sodomie pratiquée dans l’intimité, entre mari et femme ou entre majeurs[115]. Même l’analyse des débats législatifs ayant mené à cette décriminalisation montre des discours multiples, s’appuyant non seulement sur la liberté ou l’intimité, mais également sur la menace, la peur et le dégoût[116].

Dans l’affaire R. c. Malmo-Levine, portant sur la criminalisation de la possession de cannabis, la Cour suprême a rejeté l’argument selon lequel le principe du préjudice constitue un principe de justice fondamentale : « nous ne pensons pas qu’il y a consensus sur le fait que le principe du préjudice est la seule justification possible d’une interdiction en droit criminel[117] ». Citant l’affaire R. c. Butler, elle affirme que, si le fait de « maintenir des normes de bienséance traditionnelles, indépendamment du préjudice causé à la société, n’est plus justifié compte tenu des valeurs relatives à la liberté individuelle qui sous‑tendent la Charte[118] », le Parlement peut légiférer « en se fondant sur une certaine conception fondamentale de la moralité aux fins de protéger les valeurs qui font partie intégrante d’une société libre et démocratique[119] ». La Cour suprême poursuit alors en citant l’exemple de la criminalisation de l’inceste entre adultes consentants :

De même, dans R. c. F. (R.P.) (1996) […] 105 C.C.C. (3d) 435, la Cour d’appel de la Nouvelle-Écosse a maintenu l’interdiction visant l’inceste que prévoit l’art. 155 du Code criminel, à l’issue d’une contestation sur le fondement de la Charte par cinq adultes consentants. Dans aucun de ces cas mettant en cause des adultes consentants la règle de droit criminel ne satisfait au principe du préjudice formulé par Mill, savoir que « [s]ur lui-même, sur son corps et son esprit, l’individu est souverain », cité précédemment au par. 106[120].

Dans l’affaire R. v. R.P.F., la poursuite avait d’ailleurs plaidé que, « s. 155 of the Code is not simply an example of Parliament legislating morality, but is designed to discourage conduct that “is destructive of the moral fibre of society”[121] ».

Deux ans plus tard, la Cour suprême effectue un virage important en ce qui concerne le rôle de la moralité sexuelle comme fondement de la criminalisation. En 2005, dans l’arrêt Labaye portant sur l’échangisme, la Cour suprême passe du paradigme de la norme de tolérance de la société à celle du préjudice conforme aux valeurs de la Charte canadienne. Ce faisant, elle écrit, au sujet de l’indécence :

Le renvoi aux valeurs essentielles de notre Constitution et de nos lois fondamentales semblables élimine aussi les types de conduite qui ne constituent pas un préjudice au sens requis. Le mauvais goût ne suffit pas […]. Les convictions morales, même bien ancrées, ne suffisent pas. De même, le fait que la plupart des membres de la collectivité puissent désapprouver la conduite ne suffit pas. Dans chaque cas, il faut plus pour établir le préjudice nécessaire à une conclusion d’indécence criminelle[122].

Cet arrêt constitue un virage très important dans la relation entre moralité, préjudice et pratique sexuelle minoritaire[123]. Non seulement il modifie le droit applicable aux infractions basées sur l’indécence, ce qui rend une condamnation presque impossible, mais il opère un changement de paradigme dont la vocation est plus large[124]. L’arrêt Labaye a été largement cité et appliqué dans des contextes variés, concernant d’autres crimes, sexuels ou non[125].

L’esprit de l’arrêt Labaye s’applique particulièrement bien à la criminalisation de l’inceste. Le fait que cette pratique est jugée immorale, voire dégoûtante, même par une majorité de personnes, n’est pas suffisant pour justifier la criminalisation. Il faut déterminer le préjudice conforme aux valeurs de la Charte canadienne, exercice plutôt difficile, comme nous l’avons démontré dans les sections précédentes.

En contexte américain, la professeure Vera Bergelson en arrive à la même conclusion :

The reasons traditionally proffered in justification of criminalization of incest […], at a close examination, reveal their under- and over-inclusiveness, inconsistency or outright inadequacy. It appears that the true reason behind the long history of the incest laws is the feeling of repulsion and disgust this practice tends to evoke in the majority of population. However, in the absence of wrongdoing, repulsion and disgust are not legitimate grounds for criminalization of an act[126].

La philosophe Martha Nussbaum s’est intéressée aux liens entre les sentiments et le droit dans son étude des fondements psychologiques du libéralisme. En particulier, de son analyse du sentiment de dégoût comme base de criminalisation, elle conclut que ce fondement n’est pas fiable[127]. Elle estime que le scepticisme entourant le dégoût comme motif de justification de la criminalisation doit croître lorsqu’on réalise la manière dont, historiquement, ce sentiment a été utilisé pour exclure et marginaliser certains groupes, notamment les minorités sexuelles[128]. Partant, les justifications de la criminalisation reposant uniquement sur le dégoût, en l’absence de préjudice, doivent être rejetées.

Ce sentiment de dégoût, provoquant une réaction d’aversion, de répugnance instinctive, mais difficilement explicable, a été nommé de différentes manières par divers auteurs. Certains traitent d’abjection[129], qui se définit comme le « [d]ernier degré de l’abaissement, de la dégradation morale[130] ». Ce sentiment est fortement lié à la notion de moralité, l’esprit associant qu’une conduite qui lève le coeur est par conséquent immorale. Il se rapproche de la notion plus classique d’offense[131], soit le fait que certaines personnes se disent offensées, choquées, par le comportement d’autrui.

Construisant sur l’oeuvre de philosophes, le professeur Dennis J. Baker élabore une théorie constitutionnelle fondée sur le droit de ne pas être criminalisé, fixant des limites légales à l’utilisation du droit criminel[132]. S’appuyant sur divers droits et libertés constitutionnalisés[133], il estime que l’emprisonnement ne peut être mérité que s’il condamne une conduite qui porte préjudice à autrui. Comme l’emprisonnement cause un préjudice au détenu, le préjudice lié au crime doit donc y être proportionnel. Baker se fonde largement sur l’oeuvre de Feinberg, mais il rejette l’idée que l’offense puisse constituer un fondement acceptable de la criminalisation, à tout le moins pour les crimes assortis de peines d’emprisonnement[134].

Des considérations évanescentes qui ne relèvent pas de la théorie du préjudice — qui réfèrent à la moralité et, plus précisément, au dégoût — semblent la réelle raison pour laquelle l’inceste est ainsi criminalisé au Canada. L’idée de relations sexuelles entre proches parents, même adultes, amène généralement une idée de répulsion, dépeignant un dégoût qui se traduit par une intuition que cette pratique est « contre nature ». Partant de ce sentiment, l’esprit tente de le rationaliser par des considérations génétiques ou autres, qui ne sont pas ou ne sont plus les vraies raisons. Or, le dégoût ne devrait pas être un fondement acceptable, surtout en matière de criminalisation de crimes sexuels. La criminalisation de certaines pratiques homosexuelles s’est fondée sur cette base, ce qui a amené une violation des droits et libertés qui apparaît maintenant évidente. Conformément à l’approche retenue dans l’arrêt Labaye, aucun préjudice conforme aux valeurs de la Charte canadienne ne peut être retenu pour couvrir l’application de l’infraction aux adultes consentants. Il s’ensuit que la criminalisation de l’inceste, dans sa forme actuelle, c’est-à-dire celle qui s’applique aux adultes consentants, n’est pas justifiée, et doit donc être repensée.

Conclusion

Le droit criminel assume une fonction expressive importante, en exprimant les valeurs d’une société et, de ce fait, les comportements que cette dernière ne peut tolérer. N’oublions pas que le droit criminel est un outil de dernier recours. Il importe donc d’être conscient des dangers liés à la surcriminalisation[135], au populisme pénal[136] et à l’inflation pénale.

Compte tenu des problématiques soulevées quant au cadre normatif applicable à l’inceste et aux limites des justifications avancées pour la criminalisation de l’inceste, en particulier entre adultes consentants, quel est l’avenir de l’article 155 du Code criminel ? Faudrait-il l’abroger ? Rappelons que telle était la recommandation de la Commission de réforme du droit du Canada en 1978[137]. Malgré son mérite sur le plan juridique, cette solution de rechange enverrait vraisemblablement un mauvais message aux agresseurs d’enfants incestueux, et paraît plutôt suicidaire sur le plan politique. Dans un autre contexte national, un auteur affirmait d’ailleurs qu’aucun politicien sain d’esprit ne proposerait la décriminalisation de l’inceste[138].

Une autre solution serait d’en contester la constitutionnalité, d’après l’article 7 de la Charte canadienne, en invoquant la portée excessive et le caractère arbitraire, comme cela a été fait dans l’affaire Bedford, portant sur les infractions relatives à la prostitution[139].

Que ce soit à la suite d’une déclaration d’invalidité prononcée par un tribunal, ou simplement à l’initiative du Parlement, nous croyons plus réaliste d’envisager de modifier l’article 155 du Code criminel, à plusieurs égards, afin d’en redessiner la forme et les limites de façon juste et cohérente.

Premièrement, devant l’absence de justification convaincante au soutien de la criminalisation, il faudrait décriminaliser l’inceste entre adultes consentants. Pour ce faire, le législateur devrait harmoniser l’âge de l’enfant impliqué avec celui du consentement sexuel, lequel est fixé à 16 ans. Ainsi, constituerait le crime d’inceste une relation impliquant un parent, un grand-parent, un frère ou une soeur d’une personne de moins de 16 ans. Pour les adolescents de 16 et 17 ans, le crime d’exploitation sexuelle prendrait le relais. Le fait de restreindre l’inceste aux personnes qui ne peuvent consentir aux relations sexuelles à cause de leur âge permet d’inscrire le crime d’inceste dans le cadre normatif général applicable aux crimes sexuels, lequel est basé sur l’absence de consentement. Il amène donc une certaine cohérence dans le régime législatif. Un auteur estime même que ce principe du consentement doit être considéré comme un principe de justice fondamentale afin de protéger les personnes moralement innocentes[140]. De plus, l’idée de limiter l’inceste aux relations avec les enfants rejoint la conception populaire du crime, l’opprobre qui y est lié, ce qui assurerait une communication et une réception claire du message législatif.

Deuxièmement, il faudrait enlever la référence au lien du sang, afin d’embrasser une conception plus moderne de la famille. C’est le rôle parental ou fraternel qui importe et qui crée la relation de confiance ou d’autorité caractérisant ce crime. Que le parent ou le frère soit lié par le sang, l’adoption ou la procréation assistée ne change rien au préjudice qui sera subi par l’enfant victime d’inceste. C’est lui qu’il faut protéger, et non sa progéniture éventuelle. On devrait de plus analyser la question d’élargir l’infraction à toute personne qui assume un rôle parental, comme un beau-père engagé dans l’éducation d’un enfant, par exemple[141]. Afin de déterminer le libellé d’un nouveau texte d’infraction, il faudra analyser l’ampleur et les limites de la conception fonctionnelle de la famille, en ayant en tête tant le principe de légalité que la présomption d’innocence, qui implique de prouver hors de tout doute raisonnable chaque élément de l’infraction.

Troisièmement, des questions se posent quant à l’exigence de pénétration sexuelle, qui semble archaïque et à contre-courant. Si l’on s’éloigne d’une logique reproductive et hétérocentrée pour se concentrer sur le préjudice subi par l’enfant, la pénétration ne devrait pas être forcément déterminante. Elle demeure toutefois l’élément d’actus reus distinctif du crime d’inceste. Enlever cette exigence ferait en sorte que le crime d’inceste, désormais limité aux enfants, ferait double emploi avec celui de contacts sexuels. Il serait donc possible de la maintenir en l’interprétant d’une manière large et non genrée.

L’absence de consentement constitue le fondement de la criminalisation de l’agression sexuelle qui est la pierre angulaire des infractions sexuelles. Selon cette conception, la présence du consentement, et plus profondément de l’aptitude à consentir de façon libre et éclairée, est l’élément qui distingue une relation sexuelle saine d’une infraction sexuelle. Dans la mesure où un consentement est donné validement, l’État n’a pas à s’immiscer dans la question de savoir avec qui les gens ont des relations sexuelles ou quelles sont leurs préférences sexuelles. Dans cette optique, le législateur a décriminalisé en 2019 deux infractions, soit la sodomie et les infractions relatives aux maisons de débauche, appliquées à l’encontre de certains clubs échangistes.

Pourtant, plusieurs pratiques sexuelles consentantes sont toujours criminalisées. Outre l’inceste entre adultes consentants, on peut penser notamment au bondage, discipline, domination, soumission, sado-masochisme (BDSM) ou à l’achat de services sexuels. Il y a des limites à ce à quoi une personne peut consentir en matière sexuelle au Canada : elles ont trait aux liens de sang entre les partenaires, à la violence liée à l’activité sexuelle et à la marchandisation de l’activité sexuelle. La criminalisation de l’inceste peut donc amener à réfléchir plus globalement aux justifications de la criminalisation d’activités sexuelles consentantes, aux considérations morales qui les sous-tendent et à la place du dégoût dans cette équation.