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À la suite d’une longue saga judiciaire et législative[1], le gouvernement du Québec a adopté, le 16 juin 2017, la Loi concernant la conservation des milieux humides et hydriques[2] avec pour objectif principal d’éviter toute perte nette de ces milieux. Outre les mécanismes provinciaux visant à concrétiser cet objectif[3], le nouveau cadre ainsi instauré engage davantage les pouvoirs locaux dans la planification et la conservation des milieux humides et hydriques (MHH).

En particulier, la Loi affirmant le caractère collectif des ressources en eau et visant à renforcer leur protection, modifiée par la Loi sur la conservation des MHH, rend obligatoire l’adoption par les municipalités régionales de comté (MRC) d’un plan régional des MHH, dans le but de planifier les actions à entreprendre en vue de conserver et d’utiliser durablement ces milieux sur les terres privées et dans le domaine hydrique de l’État[4]. Les MRC doivent s’assurer que leur plan régional permet une gestion cohérente de tout bassin versant et que les mesures prévues favorisent l’atteinte de l’objectif d’aucune perte nette de MHH, et ce, en tenant compte des enjeux liés aux changements climatiques[5].

Dans leur plan régional, les MRC doivent cartographier les MHH présents sur leur territoire, les classer sur la base des principaux enjeux régionaux (en particulier, milieux humides d’intérêt, milieux présentant un potentiel de restauration et de création ainsi que milieux qui devraient être visés par des mesures d’encadrement des activités susceptibles d’être réalisées afin d’en assurer une utilisation durable), décider des objectifs précis à atteindre et déterminer les moyens à mettre en oeuvre pour y arriver dans un plan d’action[6].

Les plans régionaux visent à « éclairer les décisions d’aménagement du territoire le plus en amont possible du développement économique[7] » et à « intégrer la conservation des MHH à la planification d’une MRC, en favorisant un aménagement durable et structurant du territoire[8] ». À cet effet, le législateur exige des MRC qu’elles assurent la compatibilité de leur schéma d’aménagement et de développement (SAD) à leur plan régional. Elles doivent proposer toutes modifications utiles au SAD conformément à la procédure établie par la Loi sur l’aménagement et l’urbanisme[9] et prendre des mesures de contrôle intérimaire, si besoin est[10]. Par la suite, les municipalités locales devront adapter leurs règlements d’urbanisme pour qu’ils soient conformes au SAD modifié. Pour ce faire, la LAU prévoit des habilitations expresses en vue de permettre aux MRC d’intégrer les MHH dans leur SAD et aux municipalités locales d’adopter des règlements d’urbanisme concrétisant les orientations prises par la MRC[11].

Au-delà de la planification et de la réglementation, les MRC et les municipalités locales (conjointement les « municipalités ») pourraient également faire appel à d’autres approches, telles que l’instauration de programmes de subvention et d’incitations fiscales ou encore la mise en place d’une stratégie d’acquisition et de protection à long terme des milieux à préserver ou à restaurer. Le choix de l’instrument le mieux adapté à un problème particulier est une question délicate dont la réponse dépend de divers facteurs, y compris les spécificités géographiques locales, le type de milieu humide, le contexte socioéconomique, la culture locale, les capacités financières et humaines des municipalités, la présence d’organismes de conservation sur leur territoire, etc. En règle générale, plusieurs études ont démontré la complémentarité des différents instruments, plutôt que leur substituabilité[12]. Lorsqu’il s’agit de conserver des écosystèmes complexes et les services écosystémiques qui en découlent, de nombreux auteurs plaident ainsi en faveur de formes hybrides de gouvernance combinant de multiples types d’instruments (réglementation prescriptive, instruments économiques, instruments communautaires, etc.) et d’acteurs[13].

C’est pourquoi il nous est apparu utile de nous pencher dans le présent texte sur les types d’outils juridiques à la disposition des municipalités pour concrétiser les plans régionaux en complément de l’approche réglementaire. En particulier, lorsque la réglementation n’est pas suffisante pour conserver ou restaurer un milieu humide sensible, les municipalités ont tout intérêt à acquérir elles-mêmes le milieu en question afin d’y instaurer une gestion écologique (partie 1). De plus, les municipalités peuvent prévoir des outils économiques qui inciteront les acteurs privés à protéger davantage les milieux humides que ce qui est prévu par la réglementation (partie 2). Bien que les plans régionaux soient adoptés par les MRC, celles-ci devront parfois se reposer sur l’action des municipalités locales, certaines compétences que nous aborderons plus loin leur étant spécifiquement dévolues. Même si les plans régionaux portent à la fois sur les milieux humides et hydriques, nous concentrerons nos propos sur les milieux humides, une réforme du régime de protection des rives, du littoral et des plaines inondables étant en cours[14].

1 Les outils fonciers et les mécanismes de protection pérenne des milieux humides

Une des manières les plus classiques de conserver les milieux naturels est bien évidemment d’en acquérir la propriété et d’y instaurer un statut de protection spécifique[15]. Malgré l’évolution des outils de conservation, le droit de propriété reste un outil puissant de préservation des milieux naturels, voire indispensable[16].

L’acquisition de la maitrise foncière par les municipalités[17] leur permet d’abord d’utiliser le terrain acheté comme elles l’entendent, par exemple lorsqu’elles souhaitent que le public ait accès au site protégé, ou d’y exécuter des travaux de restauration écologique. De plus, une fois propriétaires, elles peuvent mettre en place des mécanismes qui favoriseront la protection à perpétuité de ces sites, telles la création d’un parc municipal, l’instauration d’une servitude de conservation ou la reconnaissance comme réserve naturelle. Finalement, en choisissant l’option d’acquérir le titre de propriété, les municipalités évitent les risques de poursuite pour cause d’expropriation déguisée[18].

Toutefois, l’acquisition des propriétés requiert des ressources financières importantes, sauf dans certaines situations (par exemple, en présence d’un don de terrain ou d’une contribution aux fins de parc). Il ne faut pas non plus sous-estimer les coûts éventuels de gestion du site acquis. Si elle demeure une méthode efficace pour protéger les milieux naturels, l’acquisition ne peut pas être la seule envisagée puisque « nous ne serons jamais collectivement assez riches pour acquérir tous les milieux naturels qui méritent d’être protégés[19] ». Il faut donc réfléchir attentivement aux mécanismes à mettre en place pour financer les acquisitions et prioriser les terrains à acquérir selon certaines considérations spatiales. À cet égard, le plan d’action contenu dans le plan régional de MHH devrait établir une stratégie d’acquisition avec des facteurs de priorisation.

Après une analyse des mécanismes d’acquisition foncière à la disposition des municipalités (1.1), nous aborderons les outils permettant de protéger durablement les milieux humides acquis par ces dernières (1.2).

1.1 Les mécanismes d’acquisition foncière à disposition des municipalités

Pour ce qui est de l’acceptabilité sociale des acquisitions, il va sans dire que le mode idéal est celui qui comporte le plein accord du propriétaire initial[20]. Les municipalités étant des personnalités de droit public, elles peuvent acquérir les biens nécessaires pour exercer pleinement leurs compétences, que ce soit « par achat, legs, donation, ou autrement[21] ». Au moment d’accomplir ces actes, elles se trouvent soumises aux règles de droit privé[22]. Afin de réduire les frais d’acquisition, elles peuvent éventuellement les acquérir en indivision avec un organisme de conservation[23]. En raison du peu de contestations que ces modes d’acquisition suscitent, nous ne les développerons pas dans les pages qui suivent.

Cela étant, l’acquisition foncière devient nettement plus compliquée lorsque le propriétaire ne désire pas se séparer de son terrain ou quand celui-ci est également convoité par d’autres personnes ou organisations. Afin de faciliter l’acquisition de terrains à des fins publiques, la loi, au Québec comme à l’étranger, attribue aux municipalités des pouvoirs exorbitants du droit commun leur permettant d’acquérir la maitrise foncière soit de manière forcée, soit en priorité sur autrui. Nous détaillerons donc les techniques juridiques qui permettent le transfert de la propriété, en les abordant selon la latitude qu’elles laissent aux municipalités dans l’ordre suivant : l’expropriation (1.1.1), la contribution aux fins de parcs (1.1.2) et le droit de préemption (1.1.3)[24]. La loi crée par ailleurs des incitations fiscales à transférer à titre gratuit des terrains aux municipalités (1.1.4).

1.1.1 L’expropriation

L’intérêt principal de l’expropriation est bien évidemment la possibilité d’obtenir, malgré le refus d’un propriétaire de vendre, le transfert de propriété du bien exproprié. Bien que cette façon de procéder se révèle la plus attentatoire au droit de propriété, accorder un tel droit aux municipalités est dès lors indispensable, et ce, afin de leur offrir un outil d’acquisition de milieux sensibles en terrain privé, même en cas de refus du propriétaire.

Puisque l’expropriation constitue une atteinte draconienne au droit de propriété d’un particulier, son exercice implique le respect de certaines formalités et conditions qui doivent rigoureusement être suivies[25]. Ainsi, l’article 952 du Code civil du Québec[26] énonce que « [l]e propriétaire ne peut être contraint de céder sa propriété, si ce n’est par voie d’expropriation faite suivant la loi pour une cause d’utilité publique et moyennant une juste et préalable indemnité ». Trois conditions ressortent de cet article : ce pouvoir doit être expressément attribué par une disposition légale et doit être exercé selon les modalités légales ; ce pouvoir ne peut servir qu’aux fins d’utilité publique ; l’autorité publique devra indemniser le propriétaire pour le préjudice subi[27].

D’emblée, notons que le législateur n’a pas attribué aux municipalités un pouvoir d’expropriation propre aux fins de conservation des milieux humides[28]. Il n’existe pas non plus d’habilitations municipales se rapportant globalement à l’environnement. Cependant, les municipalités peuvent recourir à leur pouvoir général d’expropriation. En vertu de l’article 1097 (3°) du Code municipal du Québec[29] et de l’article 570 (3°) de la Loi sur les cités et villes[30], elles peuvent ainsi « s’approprier tout immeuble ou partie d’immeuble ou servitude dont [elles ont] besoin pour toutes fins municipales ».

Outre le critère général d’utilité publique, les municipalités doivent donc démontrer, à l’occasion d’une expropriation, que la conservation des milieux humides cadre bel et bien avec le critère de « fins municipales ». Ni le CMQ ni la LCV ne définissent l’expression « fins municipales ». Au fil du temps, et ce, malgré l’obligation d’interprétation restrictive du droit d’expropriation, cette expression a été interprétée de manière large et évolutive par les tribunaux[31]. La notion de fins municipales inclut à tout le moins les « sphères d’activités précisément attribuées aux corporations municipales dans l’intérêt d’une collectivité[32] ». La protection de l’environnement peut certainement représenter un motif d’intérêt public servant des fins municipales[33]. Ainsi, l’établissement de parcs a depuis longtemps été reconnu comme une fin municipale pouvant justifier une expropriation[34], de même que la récupération des berges de rivières et de lacs[35].

De par les nouvelles responsabilités qui sont attribuées aux municipalités par la Loi sur l’eau, il va sans dire que la notion d’« utilité municipale » inclut également la protection des milieux humides. En particulier, ces milieux fournissent aux humains des services inestimables. Citons notamment à l’échelle locale l’atténuation des inondations, le contrôle de l’érosion des rives, l’amélioration de la qualité de l’eau, l’approvisionnement en eau ainsi que les activités de chasse, de pêche et de loisir[36]. Le choix des sites à acquérir devrait être fait dans le plan régional sur la base des objectifs de conservation et des priorités qui y sont définis[37].

Pour autant, le droit d’expropriation des municipalités n’est pas sans limites. Premièrement, la compétence d’une municipalité est, en principe, confinée à son territoire conformément à l’article 31 de la Loi sur l’organisation territoriale municipale[38]. Conséquemment, elle ne pourrait exproprier un bien à l’extérieur de celui-ci, à moins d’une disposition législative expresse à l’effet contraire. À l’heure actuelle, les municipalités peuvent acquérir un terrain situé à l’extérieur de leur territoire uniquement aux fins d’approvisionnement en eau, ce qui inclut la protection d’un site de prélèvement d’eau[39]. Il est dommage que cette faculté n’ait pas été étendue à la conservation des milieux humides. Il pourrait en effet être utile d’acquérir des terrains situés dans le même bassin versant, mais dans une autre municipalité.

Deuxièmement, si l’acquisition des milieux humides d’intérêt ne devrait pas a priori susciter de contestation, il pourrait en être autrement des milieux présentant un potentiel de création et de restauration. Cela étant, les tribunaux ont jugé par le passé que « l’intérêt public ne se limite pas aux bénéfices immédiats susceptibles d’être engendrés par une expropriation, mais comprend également les avantages à moyen ou à long terme susceptibles d’être offerts par la mise en place par étapes d’un projet comportant plusieurs autres éléments[40] ». Selon cette jurisprudence, les municipalités pourraient donc exproprier un terrain qui ne présente pas encore les caractéristiques d’un milieu humide, mais qui aura une importance écologique une fois le milieu humide créé ou restauré.

Une fois la décision prise par le conseil municipal d’exproprier par règlement ou résolution, la procédure d’expropriation doit suivre les prescriptions détaillées dans la Loi sur l’expropriation[41]. Sans entrer dans les détails, précisons que plusieurs étapes sont nécessaires, ce qui comprend le dépôt d’un plan et d’une description technique auprès du Tribunal administratif du Québec, la signification à la personne expropriée d’un avis d’expropriation (comprenant un énoncé précis des fins de l’expropriation), la comparution devant ledit tribunal et le recours à des mesures particulières de publicité (avis de transfert de propriété au bureau de la publicité des droits de la circonscription foncière où est situé le bien)[42]. Cette procédure ayant pour objet de protéger les personnes expropriées et de leur permettre d’éventuellement contester cette dernière, les formalités qui y sont détaillées s’avèrent généralement de rigueur. En revanche, les municipalités ne doivent pas en principe demander une autorisation préalable au gouvernement[43].

Outre la procédure d’expropriation, les municipalités devront remplir toutes autres formalités nécessaires à la réalisation de leur projet, par exemple, l’éventuelle autorisation de la Commission de protection du territoire agricole du Québec (CPTAQ) ou du ministre de l’Environnement ou encore la modification éventuelle de leurs règlements d’urbanisme. Rien de surprenant à cet égard. Notons cependant que ces formalités ne doivent pas être accomplies préalablement à l’expropriation. En effet, les tribunaux n’exigent pas que les municipalités aient franchi toutes les étapes nécessaires à la réalisation de leur projet au moment de l’expropriation[44]. Par contre, cette dernière sera annulée si le projet ne peut clairement pas être réalisé[45].

Finalement, l’exproprié doit obtenir une juste indemnité pour le préjudice subi. Cet aspect de l’expropriation est sans doute le plus complexe et le plus contesté, les personnes expropriées préférant jouer sur le montant de l’indemnité plutôt que de contester la validité de l’expropriation, l’invalidité de celle-ci étant généralement difficile à prouver[46]. Selon Jacques Forgues et Jacques Prémont, l’expropriation n’est pas une vente, mais une dépossession forcée. Dès lors, « ce n’est pas un prix de vente qui est dû à l’exproprié mais une indemnité en réparation d’un préjudice subi[47] », qui doit permettre à l’exproprié de se replacer dans la situation équivalente à celle où il était avant l’expropriation.

Conformément à cette philosophie, l’article 58 de la Loi sur l’expropriation précise que l’indemnité est « fixée d’après la valeur du bien exproprié et du préjudice directement causé par l’expropriation » (indemnité immobilière et indemnité accessoire). Il est important de comprendre que l’indemnité immobilière représente la valeur du bien pour le propriétaire exproprié plutôt que pour la partie expropriante[48]. C’est ce qu’on appelle la « valeur au propriétaire ». Elle est constituée de la valeur marchande, « valorisée de tout avantage actuel ou potentiel et, le cas échéant, de tout attribut spécifique au propriétaire[49] ». Il découle de ce principe que l’indemnité immobilière est établie en fonction de l’usage le meilleur et le plus profitable (UMPP) pour la partie expropriée plutôt que sur la base de l’usage actuel, ce qui peut comprendre le potentiel d’un développement immobilier dont la réalisation est probable et financièrement possible à court terme[50].

La nécessité d’indemniser les promoteurs de la perte d’opportunité de développements immobiliers en milieu urbain génère un coût souvent prohibitif pour les municipalités. C’est pourquoi les villes de l’agglomération de Montréal ont pressé le gouvernement du Québec de modifier la Loi sur l’expropriation afin que les indemnités devant être accordées aux propriétaires lors d’expropriations puissent refléter la valeur marchande et raisonnable des terrains et non plus la valeur potentielle advenant, par exemple, un développement immobilier[51].

Notons que les municipalités ne peuvent utiliser un éventuel changement de zonage préalable à l’expropriation et en rapport avec le projet pour lequel le bien est exproprié (par exemple, la conservation du milieu naturel) en vue de faire baisser l’indemnité d’expropriation[52]. Ainsi, aux fins du calcul de l’indemnité, « il faut nécessairement faire abstraction d’un zonage de type “parc” ou “public et institutionnel” adopté par l’expropriante dans le but d’aménager un parc public ou tout autre service d’utilité publique[53] ».

En revanche, l’indemnité basée sur l’UMPP du terrain doit prendre en compte toutes les dépenses nécessaires à la mise en place de cet usage lorsqu’il diffère de l’usage actuel. Ainsi, la présence de milieux humides pourrait avoir une incidence sur le montant de l’indemnité. En effet, si l’UMPP nécessite l’obtention d’une autorisation environnementale ministérielle en vertu de la Loi sur la qualité de l’environnement, alors le prix de l’éventuelle contribution financière que le ministre de l’Environnement doit exiger pour compenser la perte de MHH sera déduit de l’indemnité à verser à la partie expropriée[54], de la même manière que les coûts éventuels de dépollution du sol doivent être soustraits de l’indemnité[55].

Enfin, la Loi sur l’expropriation permet au pouvoir public d’imposer une réserve à des fins publiques, préalablement à l’expropriation, pour une durée de deux ans, avec possibilité de renouvellement pour deux autres années[56]. La réserve pour fins publiques sert principalement à limiter les coûts d’un projet public en empêchant le propriétaire du bien réservé d’augmenter la valeur de l’immeuble visé[57]. Le régime actuel n’opère pas comme tel un gel des valeurs, mais il empêche les nouvelles constructions, les améliorations ou les additions concernant l’immeuble touché[58]. Il faut toutefois indemniser le propriétaire « d’après le préjudice réellement subi et directement causé par l’imposition de la réserve[59] ». La possibilité d’émettre une réserve sera particulièrement intéressante, entre l’adoption du plan régional de MHH et l’acquisition du terrain.

1.1.2 Les contributions aux fins de parcs

Afin de forcer les propriétaires à transférer un terrain ou à augmenter les ressources financières à cette fin, les municipalités locales peuvent également instaurer une contribution aux fins de parcs (CFP). En vertu des articles 117.1 à 117.16 de la LAU, les municipalités locales peuvent établir des conditions dans leur règlement de lotissement ou de zonage en vue d’exiger la cession gratuite d’un terrain ou le versement d’une somme d’argent, lors de l’approbation d’un plan relatif à une opération cadastrale ou de la délivrance d’un permis de construction, afin d’établir, de maintenir ou d’améliorer des parcs, des terrains de jeux ou des espaces naturels. Contrairement à l’expropriation, la CFP est donc tributaire d’une demande de permis de lotissement ou de construire[60]. Elle doit par ailleurs être expressément prévue dans un règlement de zonage ou de lotissement. Pour autant, la mise en oeuvre de ce dispositif s’avère particulièrement intéressante, car il permet d’acquérir des terrains à titre gratuit et de financer des actions de protection de milieux humides.

Reconnaissant les limites budgétaires des municipalités locales, l’intention du législateur lors de l’établissement de la CFP en 1960 était de faciliter la création de terrains de jeux et de parcs en corrélation avec les nouveaux développements immobiliers sur leur territoire et « de répondre aux besoins générés par les nouveaux occupants d’un secteur en voie de développement sans avoir à financer elle[s]-même[s] ces investissements[61] ». En ce sens, cette mesure est le corollaire de la possibilité qu’ont les municipalités locales de subordonner l’octroi d’une autorisation à la conclusion d’une entente portant sur la réalisation de travaux relatifs aux infrastructures et aux équipements municipaux ou au paiement d’un montant destiné à financer ces travaux[62].

La CFP est avant tout une mesure d’urbanisme[63]. Cependant, la possibilité d’exiger une somme d’argent, en lieu et place d’un terrain ou en complément de ce dernier, a ébranlé la nature de cette mesure. Les tribunaux l’ont ainsi qualifiée de taxe et ont donc interdit aux municipalités locales d’exiger une telle contribution auprès des personnes exemptées de taxes municipales en vertu de la Loi sur la fiscalité municipale[64]. Afin d’écarter cette jurisprudence, le législateur a précisé en 1993 que la CFP « ne constitue ni une taxe, ni une compensation, ni un mode de tarification[65] ». Malgré cette précision, certains considèrent tout de même que c’est une « taxe d’urbanisme », du moins quand elle prend la forme d’une somme d’argent, en précisant qu’il est alors question d’une « taxe dédiée (s’apparentant à une redevance de développement), en ce que la municipalité [locale] doit en affecter le bénéfice uniquement à la fonction des parcs, des terrains de jeux et au maintien d’espaces naturels[66] ».

Initialement limitée aux terrains de jeux et aux parcs, la finalité de la CFP a été étendue en 1993 par le législateur à la « préservation d’espaces naturels », en rapport avec les préoccupations grandissantes d’ordre environnemental. Le législateur reconnait en effet que « [l]e maintien de ces espaces dans leur état naturel peut toutefois être important pour des raisons écologiques, mais aussi pour des raisons de salubrité (ex. protection d’une source d’eau potable) » et qu’il n’est pas toujours souhaitable d’y aménager un parc destiné à la récréation et donc accessible au public[67]. Si « le but principal de la contribution demeure la création et le maintien d’espaces extérieurs pour les citoyens[68] », celle-ci sera donc éventuellement utilisée pour la préservation des milieux humides[69]. Certains la perçoivent alors comme « une façon de faire partager par les développeurs le coût environnemental de leurs activités de développement du territoire[70] ». Selon nous, il ne s’agit pas pour autant d’un mécanisme de compensation écologique, dont l’objectif serait d’internaliser complètement dans le coût des projets de développement l’impact de ces derniers, afin d’atteindre une absence de perte nette de ces milieux[71].

D’ailleurs, le montant de la CFP ou la superficie du terrain à céder est, en principe, plafonné à 10 % de la superficie et de la valeur, respectivement, du site, plutôt que proportionnel à l’impact environnemental du projet[72]. À l’intérieur de cette limite, les municipalités locales ont une marge d’appréciation importante. Elles peuvent moduler le montant de la CFP en fonction des catégories d’usage auquel peuvent être destinés les sites et les immeubles du terrain qui sont visés (par exemple, résidentiel ou industriel) ou en fonction des superficies, ou des deux à la fois. Elles peuvent également moduler ce calcul par parties de territoire[73], ce qui leur permettrait, notamment, de prévoir un montant plus important pour les terrains se trouvant dans une zone de contraintes ou aux abords d’un milieu humide. De plus, la municipalité locale peut exiger la cession d’un terrain dont l’étendue excède 10 % de la superficie du site lorsque le terrain à l’égard duquel est demandé le permis de lotissement ou de construction est situé dans l’un des secteurs centraux de la municipalité et constitue, en tout ou en partie, un espace vert[74]. Dans la mesure où il appartient au conseil municipal de délimiter les secteurs centraux de la municipalité et de définir ce qui constitue un espace vert[75], il pourrait prendre en compte la valeur des milieux humides centraux pour augmenter le montant de la CFP.

Certaines municipalités locales ont utilisé leur règlement sur les ententes relatives aux travaux municipaux portant sur les infrastructures et les équipements municipaux pour exiger des demandeurs de permis de construire ou de lotissement le paiement de frais supplémentaires d’aménagement de parcs, avec pour conséquence éventuelle le dépassement de la limite de 10 % susmentionnée[76]. Selon la Cour d’appel, les mots « infrastructures et équipements municipaux » employés par le législateur à l’article 145.21 de la LAU incluent un parc « puisqu’il s’agit d’un terrain aménagé permettant l’implantation d’une activité particulière visant la desserte de la population[77] ». De plus, ces règlements ne contreviennent pas aux articles portant sur la CFP, car la « loi ne prohibe pas qu’on puisse également exiger du promoteur qu’il participe au coût de l’aménagement de terrain cédé », coût qui se distingue de la CFP à proprement parler[78]. Depuis 2016, cette contribution peut servir à financer des infrastructures et des équipements, peu importe où ils se trouvent, pour desservir non seulement des immeubles visés par le permis ou le certificat, mais également d’autres immeubles, sur le territoire de la municipalité locale[79].

Lorsqu’elle prend la forme d’une cession de terrain, la CFP pourrait avoir une valeur limitée pour la conservation de milieux humides. En effet, le terrain que le propriétaire s’engage à céder doit normalement faire partie du site faisant l’objet de la demande de permis[80]. Cette disposition permet donc avant tout de protéger les milieux humides qui se trouveraient sur le site même faisant l’objet du permis de lotissement ou de construction. Il est toutefois possible que la municipalité locale et le propriétaire s’entendent pour la cession d’un terrain qui ne fait pas partie du lot visé par la demande de permis pour autant qu’il fasse partie du territoire de la municipalité[81]. La localisation du terrain fera donc l’objet de négociations[82]. De plus, dans ce cas, la superficie du terrain peut également dépasser 10 % de la superficie du site[83].

En principe, un terrain cédé ne peut être utilisé que pour l’établissement ou l’agrandissement d’un parc ou d’un terrain de jeux ou pour le maintien d’un espace naturel, tant qu’il appartient à la municipalité[84]. De même, toute somme versée à ce titre fait partie d’un fonds spécial qui ne peut être utilisé que pour acheter ou aménager des terrains à des fins de parcs ou de terrains de jeux, pour acheter des terrains à des fins d’espaces naturels ou pour acheter des végétaux et les planter sur les propriétés de la municipalité. Si la municipalité vend le terrain, la somme reçue en compensation doit être versée au fonds spécial. Les terrains ainsi acquis peuvent être fermés au public, ce qui peut être nécessaire pour la préservation de milieux humides sensibles ou de grande valeur écologique[85].

Les développements récents du dispositif peuvent cependant faire craindre un affaiblissement de sa dimension environnementale. La Loi modifiant principalement la Loi sur l’instruction publique relativement à l’organisation et à la gouvernance scolaire[86] élargit en effet les affectations des terrains ou du fonds spécial, en permettant qu’ils soient cédés ou utilisés au bénéfice des centres de service scolaire afin de satisfaire aux obligations imposées aux municipalités par les articles 272.10 et 272.12 de la Loi sur l’instruction publique[87]. En faisant de la sorte, le législateur vide le dispositif de ce qui fait son originalité et son efficacité, à savoir le caractère spécial et affecté des fonds et des terrains.

1.1.3 Le droit de préemption

Moins attentatoire au droit de propriété que l’expropriation et la CFP, un autre mécanisme consiste à octroyer aux municipalités un droit de préemption (parfois nommé « droit de premier refus ») qui puisse être utilisé pour acquérir des terrains à des fins environnementales. Établi soit par convention, soit par la loi, ce droit attribue à son détenteur la faculté d’acheter un bien, de préférence à toute autre personne, dans le cas où le propriétaire déciderait de le vendre[88]. Le droit de préemption s’exerce donc uniquement lorsque le propriétaire manifeste l’intention de vendre sa propriété. Le bénéficiaire du droit de préemption pourra alors exercer son droit en ayant la priorité d’achat à l’égard du potentiel acheteur, selon les modalités d’exercice spécifiées dans l’acte d’habilitation.

Bien que le droit de préemption soit utilisé de longue date en France et en Belgique à des fins de conservation[89], son emploi n’est pas courant en droit municipal québécois, ni même en droit de la conservation de la nature au niveau provincial. À l’échelle municipale, seule la Ville de Montréal dispose d’un tel droit de préemption, en vertu de la Charte de la Ville de Montréal, métropole du Québec[90]. À l’heure actuelle, la Ville de Montréal a adopté deux règlements de préemption dans le domaine environnemental, concernant tous deux l’acquisition de terrains aux fins de parcs[91]. Ainsi, l’arrondissement de Saint-Laurent est en mesure d’exercer ce droit sur des immeubles situés sur son territoire « aux fins de parcs d’arrondissement[92] ». De même, la Ville de Montréal a la possibilité d’exercer un droit de préemption « aux fins de parcs régional » dans les parcs régionaux désignés en vertu de l’article 112 de la Loi sur les compétences municipales (LCM)[93]. Avec un tel droit, la Ville se donne la faculté d’acquérir les territoires situés dans un parc dont elle n’aurait pas encore la propriété si le propriétaire veut vendre son bien[94]. Elle pourrait également adopter un règlement ouvrant le droit de préemption aux fins de conservation des milieux humides d’intérêt.

Si cette option s’avère plus souple pour le propriétaire d’un bien, elle restreint tout de même le droit de disposer librement du bien dans le sens où le propriétaire ne peut pas choisir la personne à qui il vend le bien[95]. De plus, ce droit de préférence peut tout de même nuire aux éventuels acquéreurs. C’est pourtant une mesure « équilibrée » où il est possible de donner préséance au pouvoir public sans obliger le propriétaire à se départir de son terrain. Une motion a été présentée à l’Assemblée nationale du Québec pour étendre ce droit à d’autres municipalités qui en font la demande[96].

1.1.4 La donation

Comme nous l’avons mentionné plus haut, les municipalités peuvent également accepter un terrain sous forme de donation. Bien que ce ne soit pas un mode d’acquisition exorbitant du droit commun, nous croyons utile de considérer celle-ci de par les incitations fiscales qui existent au fédéral et au provincial[97].

En effet, les programmes de dons écologiques prévus par les gouvernements canadien et québécois incluent les municipalités parmi les bénéficiaires appropriés[98]. Même s’il n’est pas question de programmes municipaux dans ce cas, les municipalités peuvent dès lors les utiliser pour inciter les citoyens à leur transférer à titre gratuit des terrains sur lesquels se situent des MHH d’intérêt ou à constituer une servitude de conservation à leur profit[99]. L’intérêt de ce mécanisme pour inciter les dons n’est pas à sous-estimer. Jusqu’à maintenant, le programme de dons écologiques semble en effet donner des résultats intéressants à l’échelle du pays[100].

Notons qu’un don doit se faire de plein gré pour être admissible. Ainsi, comme l’a énoncé Jean-Pierre Saint-Amour, « les “dons” aux municipalités, incluant des dons écologiques, s’ils sont obligés par la loi ou à titre de mesure compensatoire, ne sont pas de véritables dons, mais plutôt une forme de dation en paiement[101] ». Ce commentaire a été fait à l’époque où la compensation écologique exigée par le ministère de l’Environnement prenait principalement la forme de dons de terrain et de servitudes. La question reste cependant d’actualité pour les mesures compensatoires en nature. Une entreprise ayant procédé elle-même aux travaux de compensation écologique en remplacement de la contribution financière et ayant décidé d’en faire don à une municipalité ne peut évidemment pas bénéficier des exemptions fiscales. Il en est de même des terrains cédés à titre de CFP.

Pour qu’un don bénéficie d’exemptions fiscales, le terrain faisant l’objet du don doit remplir les critères nationaux et provinciaux d’écosensibilité. Au fédéral, ce terrain doit être « sensible sur le plan écologique », et sa préservation et sa conservation doivent se révéler « importantes pour la protection du patrimoine environnemental du Canada[102] ». Sans entrer dans les détails, notons que les critères établis par le gouvernement fédéral permettent de toucher de nombreux milieux humides. Peuvent non seulement être admissibles les milieux humides présentant un intérêt actuel de conservation, mais également les zones à restaurer et les zones tampons autour de ces milieux[103]. La législation québécoise exige par ailleurs que ce terrain ait une « valeur écologique indéniable[104] », mais sans préciser les critères qualitatifs à remplir[105].

Dans le cas où le don est qualifié d’« écologique », la vocation écologique du terrain est censée être perpétuelle. Afin de dissuader le donataire de changer cette vocation, l’article 207.31 de la Loi de l’impôt sur le revenu du Canada prévoit que le donataire devra payer une somme équivalente à 50 % de la juste valeur marchande du terrain s’il dispose du bien ou en change l’utilisation sans l’autorisation du ministre de l’Environnement[106].

1.2 Les outils de protection et la gestion à long terme des terrains acquis

Selon nous, la maitrise foncière ne garantit pas, à elle seule, une conservation pérenne. Bien que l’entrée de ces sites dans le domaine public des municipalités leur assure de facto une certaine protection (1.2.1), une municipalité pourrait changer d’avis quant à la conservation d’un terrain acquis, sauf disposition contraire[107]. Par ailleurs, la gestion des milieux humides demande souvent une expertise particulière et sera généralement plus efficace si la population locale adhère au projet de conservation. Il est donc préférable d’ajouter un mécanisme qui assure une protection pérenne des terrains acquis et qui prévoit une gestion adaptative de ces derniers, en concertation avec la population locale et les experts du domaine. Outre la mise en place de statuts de protection spécifiques (1.2.2), il peut être particulièrement intéressant de créer une fiducie d’utilité sociale pour gérer à long terme les milieux humides (1.2.3).

1.2.1 La domanialité des terrains municipaux acquis aux fins de conservation des milieux humides

Lorsqu’une municipalité acquiert un terrain en vue d’y conserver les milieux humides, celui-ci devrait logiquement entrer dans le domaine public de cette dernière. En effet, l’article 916 C.c.Q. parle « des biens des personnes morales de droit public qui sont affectés à l’utilité publique ». Selon une jurisprudence constante, il faut donner une interprétation large à la notion de biens affectés à l’utilité publique[108]. Le mot « affectés » réfère à la destination attribuée au bien plutôt qu’à l’utilisation qui en est faite[109]. L’expression « utilité publique » vise non seulement les biens destinés à l’usage public et général, essentiels au fonctionnement de la municipalité ou gratuitement mis à la disposition du public en général, mais également ceux qui sont possédés par la municipalité dans l’intérêt général et à une fin municipale, même s’ils ne sont pas directement utilisés par la population[110].

S’il semble évident que les terrains destinés à la création de parcs, aménagés par la municipalité et mis à la disposition du public font partie du domaine public[111], il en est de même des parcs naturels, visant la conservation de la flore et de la faune en milieu urbain, auxquels le public a un accès limité[112]. Par analogie, destiner des terres à la préservation et à la restauration des milieux humides en vue d’atteindre l’objectif de n’avoir aucune perte nette de ces milieux et de concrétiser les plans régionaux revient, nous semble-t-il, à les affecter à une fin municipale et donc à l’utilité publique.

Si tel est le cas, l’article 916 C.c.Q. prévoit que nul ne peut s’approprier ces biens. Cette règle garantit de facto une certaine protection de ces terrains, ceux-ci étant dès lors inaliénables, insaisissables et imprescriptibles[113]. Par contre, elle pourrait faire obstacle au transfert du terrain à des organismes de conservation de la nature ou à leur démembrement[114]. La municipalité devra alors procéder à un changement de destination du terrain, par résolution, afin de le faire entrer dans le domaine privé, avant de pouvoir le transférer à un organisme à but non lucratif (OBNL) ou y créer une servitude environnementale[115]. Dans ce cas, notons que la technique nous paraît quelque peu artificielle dans la mesure où il n’y a pas de réel changement d’affectation[116].

1.2.2 Les statuts de protection à la disposition des municipalités

La province de Québec a créé dans la Loi sur la conservation du patrimoine naturel[117] un ensemble de statuts de protection afin de faciliter la mise en place d’un réseau d’aires protégées représentatives de la biodiversité. Si cette loi permet au ministre de transférer aux municipalités la gestion de certaines aires protégées, elle ne prévoit pas de façon expresse la possibilité pour les municipalités de créer, de leur propre initiative, des aires protégées, à l’exception des paysages humanisés[118].

Un statut pourrait éventuellement être utilisé par les municipalités : celui de réserve naturelle. Cela étant, une telle réserve ne peut en principe être érigée que sur des terres privées[119]. Cette précision pourrait représenter une limite à la constitution de propriétés municipales en réserve naturelle[120]. On trouve pourtant des exemples de réserve naturelle sur des terrains municipaux dans le registre des aires protégées que maintient le ministère de l’Environnement[121]. Bien que le registre ne le précise pas, ce sont sans doute des terrains qui font partie du domaine privé des municipalités. D’ailleurs, en réponse à une question à cet égard, Paul Bégin, ministre de l’Environnement lors de l’adoption de la Loi sur les réserves naturelles en milieu privé[122], avait suggéré de passer par le domaine privé des municipalités afin de contourner les limites sémantiques du texte, tout en précisant que son propos ne constituait pas une opinion juridique officielle :

Personnellement, là, ça vaut ce que ça vaut, je pense que le passage pourrait se faire de cette manière-là pour certains biens du domaine privé. Pensons à une terre. Par exemple, la municipalité a repris, pour taxes ou défaut de paiement des taxes, une terre qui par hypothèse aurait sur 50 % de sa superficie des caractéristiques extrêmement intéressantes. Est-ce qu’elle ne pourrait pas dire : Ce terrain-là, je l’ai acheté non pas pour faire un hôtel de ville, ou faire une rue, ou faire n’importe quoi, mais c’est un terrain du domaine privé chez moi, alors je décide que ça serait vraiment une réserve naturelle facile à concevoir ? Est-ce qu’elle ne pourrait pas le faire ? Moi, je pense que oui, mais ça, ce n’est pas une opinion juridique, là, assurée à 100 %[123].

Dans le cas de milieux acquis aux fins de conservation des milieux humides, qui entrent en principe dans le domaine public, comme nous l’avons expliqué plus haut, il faudrait donc procéder préalablement à une désaffectation fictive. Si l’on agissait de la sorte, ces terrains perdraient de surcroit la protection prévue par l’article 916 C.c.Q., notamment à l’égard de la prescription acquisitive[124]. De plus, même si l’on considère que ces terrains font partie du domaine privé de la municipalité, il reste que ceux-ci appartiennent à une autorité publique et pourraient donc être interprétés comme ne relevant pas de la notion de « terres privées » utilisée par la Loi sur la conservation du patrimoine naturel (LCPN)[125]. En cas de contestation, il faudra analyser cette expression de manière large en y incluant le domaine privé des municipalités conformément à l’intention du législateur, telle qu’elle ressort des débats parlementaires. Cela étant, une clarification législative autorisant la constitution d’une réserve naturelle sur le domaine public des municipalités serait la bienvenue.

À côté des statuts de protection provinciaux, la LCM autorise les municipalités locales et les MRC à créer des parcs. Ainsi, les MRC peuvent, par règlement, créer des parcs régionaux en vertu des articles 112 et suivants de la LCM. De même, toute municipalité locale peut réglementer l’utilisation de ses parcs conformément à l’article 7 de la LCM.

Bien que les parcs soient souvent créés à des fins récréatives, ceux-ci peuvent aussi avoir pour vocation la conservation de la nature, même à titre principal. En effet, en vertu de l’article 115 de la LCM, les MRC peuvent notamment adopter, pour un parc, des règlements relatifs « à son administration et à son fonctionnement ; à la protection et à la conservation de la nature ; à la sécurité des usagers, à l’utilisation et au stationnement de véhicules[126] ». Un tel parc pourrait donc inclure des milieux humides et les protéger strictement, par exemple en fermant cette zone au public. Même si les dispositions se rapportant aux parcs locaux sont silencieuses à cet égard, la logique veut qu’il en soit de même pour les parcs créés par les municipalités locales.

Les parcs régionaux peuvent être situés sur des terrains n’appartenant pas aux MRC. Cependant, le règlement prévoyant l’emplacement du parc « est sans effet quant aux tiers tant que la municipalité régionale de comté n’est pas devenue propriétaire de l’assiette ou n’a pas conclu une entente lui permettant d’y exploiter le parc avec ce propriétaire[127] ». Il est donc ultimement nécessaire que la MRC acquière les terrains en question ou conclue une entente avec les propriétaires. Il en est de même des parcs municipaux si la municipalité locale ne veut pas être poursuivie pour expropriation déguisée[128].

L’avantage de créer un parc pour la conservation des milieux humides est la possibilité d’en confier l’exploitation à une tierce personne[129], y compris à un OBNL[130]. Si l’exploitation est déléguée à un OBNL, la MRC a le pouvoir de lui accorder une subvention[131]. De plus, n’importe quelle municipalité locale peut constituer tout organisme aux fins de protection de l’environnement et lui confier l’organisation et la gestion d’activités relatives aux buts poursuivis[132], dont la gestion de ses parcs et de ses espaces naturels. La création d’un parc ne garantit cependant pas la pérennité de la protection, celui-ci pouvant être désaffecté de la même manière qu’il a été créé.

1.2.3 Les fiducies à des fins environnementales

Un instrument particulièrement intéressant à envisager pour la conservation pérenne des milieux humides est la fiducie d’utilité sociale, inscrite depuis 1994 aux articles 1266 et suivants du Code civil[133]. En vertu de l’article 20 de la LCM, « [t]oute municipalité locale peut confier à une fiducie d’utilité sociale, qu’elle a constituée à des fins environnementales, la réalisation de travaux relatifs à un immeuble découlant d’un programme visé au deuxième alinéa de l’article 92 ». Par exemple, la Municipalité de Sainte-Anne-des-Lacs envisage de constituer une fiducie dans sa stratégie de protection et de mise en valeur des milieux humides[134].

Issu du trust de common law, ce mécanisme juridique vise à dédier un patrimoine à un objectif spécifique et en confier la réalisation à une tierce personne. La fiducie est constituée par un propriétaire (« constituant ») qui décide d’affecter une partie de son patrimoine, que ce soit une somme d’argent ou un immeuble, ou les deux à la fois, à une fin spécifique. Cette affectation crée un patrimoine séparé (« patrimoine fiduciaire » ou « patrimoine d’affectation »), qui sera administré tout au long par un gestionnaire (« fiduciaire »), chargé d’accomplir la fonction pour laquelle la fiducie a été conçue, selon les règles d’administration du bien d’autrui[135]. Les règles énoncées dans le Code civil laissent une latitude importante au constituant pour déterminer le cadre d’administration de la fiducie et spécifier, dans l’acte constitutif, son affectation, sa durée, le mode de nomination et de remplacement des fiduciaires, les règles de gouvernance ainsi que les règles de surveillance et de contrôle[136].

Une des caractéristiques principales de la fiducie est l’absence de propriétaire. Le patrimoine est donc « sans sujet[137] ». La disparition du propriétaire bouleverse les catégories classiques du droit civil, qui attache normalement de manière indissociable un patrimoine à une personne. Contrairement à la théorie classique, la fiducie repose ainsi sur la théorie du patrimoine d’affectation, où la propriété est considérée objectivement plutôt que subjectivement, et dans laquelle le patrimoine est défini comme une « masse de biens dont les éléments sont liés entre eux par une affectation, une finalité commune », plutôt que par leur appartenance à une personne[138]. Ce mécanisme diffère donc des OBNL en ce qu’il constitue un patrimoine d’affectation, et non une personne morale[139].

La fiducie d’utilité sociale que mentionne l’article 20 de la LCM est l’un des trois types de fiducies prévus par le Code civil. Apparue lors de la réforme de 1994, « [l]a fiducie d’utilité sociale est celle qui est constituée dans un but d’intérêt général, notamment à caractère culturel, éducatif, philanthropique, religieux ou scientifique[140] ». Contrairement à la fiducie personnelle et à la fiducie d’utilité privée[141], elle n’est pas nécessairement constituée au bénéfice de personnes désignées précisément.

Même si cette hypothèse n’est pas expressément envisagée dans le Code civil, la fiducie d’utilité sociale peut être établie à des fins environnementales. D’une part, la liste de secteurs figurant dans l’article 1270 est non exhaustive, vu l’emploi du terme « notamment ». D’autre part, il est largement admis, comme nous l’avons démontré à plus d’une reprise dans notre texte, que la conservation de l’environnement est « un but d’intérêt général ». Plusieurs auteurs considèrent même que la fiducie est un mécanisme particulièrement adapté à la protection de l’environnement[142]. Depuis 1994, plusieurs fiducies ont ainsi été constituées dans un tel but[143].

Pour les municipalités, constituer une fiducie en vue de gérer les milieux humides sur son territoire présente un certain nombre d’avantages. Premièrement, la municipalité peut se décharger de la gestion de ces sites et s’assurer en même temps de leur affectation à la conservation des milieux humides à perpétuité[144]. En effet, l’affectation du patrimoine en question ne peut être modifiée ou terminée qu’avec l’intervention du juge et pour autant que le but initial ne peut plus être rempli[145]. La municipalité est en mesure de la sorte de soustraire ces terrains aux velléités électorales et aux risques de changement d’affectation qui en découlent[146].

Deuxièmement, la municipalité a le pouvoir de transférer au patrimoine affecté à la fois un terrain et une somme d’argent, ce qui permettra de faire fonctionner la fiducie, de mettre en place une gestion adaptative des terrains et, éventuellement, de prévoir des actions de restauration écologique[147]. De plus, une fois la fiducie constituée, toute personne peut augmenter le patrimoine fiduciaire par contrat ou par testament, sans acquérir nécessairement la qualité de « constituant ». Les biens transférés se confondent dans le patrimoine fiduciaire et sont administrés conformément aux dispositions de l’acte constitutif[148]. Ce mécanisme permet donc à la fiducie de recevoir, par exemple en don, de nouveaux terrains à conserver ou à restaurer. Les fiducies sont d’ailleurs admissibles au statut d’organisme de bienfaisance enregistré auprès de l’Agence du revenu du Canada[149]. Enfin, bien que la fiducie d’utilité sociale ne puisse avoir pour objet essentiel de réaliser un bénéfice ni d’exploiter une entreprise[150], cette règle ne l’empêche pas d’en faire un objet secondaire, et ce, pour garantir sa pérennité financière[151].

Troisièmement, la municipalité dispose de plusieurs moyens pour amener les citoyens à s’engager dans la gestion de ces sites. Comme le permet l’article 1276 du Code civil, elle peut prévoir un collège des fiduciaires constitué de représentants de différents secteurs. À titre d’exemple, la fiducie du Domaine Saint-Bernard, constituée par la Municipalité de Mont-Tremblant, est administrée par un collège de 13 fiduciaires[152]. Elle pourrait même décider de siéger au conseil des fiduciaires[153]. La Municipalité n’étant pas habilitée à être fiduciaire en tant que personne morale, elle doit désigner le maire ou son ayant droit[154]. Il en est de même des OBNL, qui devront être représentés par une personne physique. L’acte constitutif de la fiducie peut par ailleurs prévoir la mise en place de mécanismes de transparence et de surveillance des fiduciaires, tels que des rapports d’activités et des assemblées d’information. Elle peut enfin désigner ces citoyens comme bénéficiaires : ceux-ci disposeront alors d’un droit de regard particulier.

À la lecture de l’article 20 de la LCM, certains penseront que les municipalités locales peuvent uniquement constituer une fiducie dans le contexte d’un programme de réhabilitation de l’environnement adopté en vertu de l’article 92 de cette loi[155]. De fait, selon l’article 20, « [t]oute municipalité locale peut confier à une fiducie d’utilité sociale, qu’elle a constituée à des fins environnementales, la réalisation de travaux relatifs à un immeuble découlant d’un programme visé au deuxième alinéa de l’article 92 ». Nous ne croyons cependant pas qu’il en est ainsi. Même si l’intention première du législateur en 1999 était d’habiliter les municipalités à constituer une fiducie afin de contribuer à la réhabilitation des sols pollués sur leur territoire[156], plusieurs éléments démontrent qu’il a ouvert la porte à d’autres utilisations.

En effet, les anciennes dispositions de la LCV et du CMQ énonçaient clairement, dans un premier temps, que « [l]e conseil peut, aux conditions qu’il détermine, décréter que la municipalité soit constituant d’une fiducie d’utilité sociale constituée à des fins environnementales sur le territoire de la municipalité », sans en préciser davantage l’affectation[157]. Ce n’était que dans un second temps que les articles en question indiquaient ceci : « [le conseil] peut également confier à une telle fiducie le mandat de voir à la réalisation de travaux relatifs à un immeuble découlant d’un programme visé à l’article 1011.1.1[158] ». Bien que la terminologie employée dans l’article 20 de la LCM ne soit pas identique, nous n’estimons pas que le législateur ait voulu modifier l’étendue de cette habilitation lors de sa refonte dans la LCM. Ainsi, cette ouverture apparaît dans la version actuelle de cet article par la mise en exergue et la différence de temps entre la phrase principale et la phrase se rapportant à la constitution de la fiducie. De plus, ce pouvoir se trouve dans les dispositions générales de la LCM se rapportant à l’environnement, plutôt que dans une section propre à la réhabilitation des sites pollués.

Selon cette interprétation, les municipalités locales pourraient constituer une fiducie dans le but de préserver les milieux humides d’intérêt. Elles pourraient également y affecter une somme d’argent pour la gestion ou la restauration de MHH. Le législateur employant chaque fois le terme « constituer », celles-ci ne pourraient toutefois pas accroitre le patrimoine d’une fiducie existante[159].

Dans le cas où une interprétation restrictive prévaudrait, seules les fiducies constituées dans le but de réaliser des travaux prévus par un programme de réhabilitation adopté en vertu de l’article 92 de la LCM seraient valables. Comme nous le verrons ci-dessous, ce programme ne serait pas limité aux seuls travaux de réhabilitation du sol. Une municipalité locale pourrait en adopter un pour restaurer les milieux humides ayant un potentiel de restauration et constituer une fiducie dans le but d’exécuter ces travaux.

Outre les questions d’habilitation, une limite pourrait résulter de l’interdiction qu’ont les municipalités d’aliéner leurs terrains à titre gratuit, sauf disposition contraire[160]. Bien qu’elle ne soit pas expressément mentionnée par le législateur, l’habilitation à constituer une fiducie environnementale nous paraît inclure celle de lui transférer à titre gratuit un patrimoine, à moins de vider celle-ci de son sens. Une autre théorie a été avancée par Rémi Moreau, qui mériterait d’être davantage explorée. Selon ce dernier, l’affectation n’est ni une cession, ni une aliénation, ni une appropriation par un tiers[161]. Du fait que la fiducie est un patrimoine sans propriétaire, il serait possible de contourner l’obstacle selon lequel les municipalités ne peuvent pas aliéner de terrains à titre gratuit.

Notons enfin que les biens faisant partie d’un patrimoine fiduciaire ne profitent pas d’exemptions des taxes foncières contrairement aux biens détenus par un OBNL ou une municipalité, sauf lorsque ces terrains ont également été classés comme réserves naturelles[162]. Pour réduire le montant des taxes municipales, une solution consiste à zoner le terrain en parc ou conservation, ce qui génère une valeur vénale nulle[163].

2 Les outils fiscaux et financiers au service de la conservation des milieux humides

En complément des outils réglementaires et fonciers, l’incitation financière et fiscale est de longue date reconnue comme un outil important de gestion de l’environnement. L’incitation négative dissuade les comportements néfastes en les pénalisant ou en les taxant, tandis que l’incitation positive repose sur des formes d’aide financière directe (subvention) ou indirecte (crédit de taxes, remise de taxes et tarification privilégiée) pour induire un comportement vertueux[164]. Les municipalités peuvent mettre en place ces incitations financières et fiscales, principalement au moyen de leur pouvoir de taxation (2.1) ou de leur pouvoir d’octroyer des subventions (2.2).

2.1 Les outils fiscaux

Pendant longtemps, la dépendance des municipalités aux revenus fonciers a joué en défaveur de la protection de l’environnement (2.1.1). Une diversification des revenus des municipalités ouverte par la réforme de 2017 pourrait cependant permettre de remédier à cet écueil (2.1.2) et d’ériger des taxes environnementales locales (2.1.3). Ainsi, les municipalités peuvent, par un usage judicieux de leur pouvoir de taxation, financer leurs ambitions de protéger les milieux humides, tout en encourageant les initiatives privées vertueuses et en décourageant les comportements néfastes. À l’exception des tarifications, ce pouvoir de taxation est réservé aux municipalités locales, et ne s’étend pas aux MRC et aux autres organismes supralocaux.

2.1.1 La dépendance historique des municipalités à la taxe foncière préjudiciable à la conservation des milieux humides

La fiscalité municipale repose de longue date sur la taxe foncière[165], près de 65 % des revenus des municipalités provenant de cette dernière[166]. La forte dépendance des municipalités à la taxe foncière peut se révéler un obstacle de taille à leur démarche de protection des MHH. La fiscalité locale reposant sur la valeur cadastrale des terrains, elle-même dépendante du développement, les MRC pourraient être réfractaires à l’idée d’indiquer formellement dans les plans régionaux les milieux humides situés en zone constructible et de favoriser la protection des milieux naturels. En témoigne la frilosité de certaines municipalités à l’égard de la création de réserves naturelles exemptées de taxes foncières[167].

En particulier, la présence sur un terrain de milieux humides entraine des contraintes sur le propriétaire, ce qui pourrait diminuer la valeur foncière de la parcelle et provoquer une baisse de la taxe foncière. À titre d’illustration, le Tribunal administratif du Québec a ainsi reconnu dans une affaire que la présence de milieux humides réduisait la valeur foncière du bien et a accueilli la demande du propriétaire d’abaisser de 15 % la valeur foncière du terrain[168]. De même, les juges ont attribué aux terrains affectés à un zonage de type « parc » ou à tout autre zonage limitatif une présomption de valeur nominale aux fins de l’évaluation municipale, considérant qu’un zonage limitatif de type « parc » « enraye toute éventualité de vente dans un marché libre[169] ».

2.1.2 La diversification des compétences de taxation des municipalités

Cette situation pourrait être amenée à changer à la suite de la réforme lancée en 2017 par la Loi visant principalement à reconnaître que les municipalités sont des gouvernements de proximité et à augmenter à ce titre leur autonomie et leurs pouvoirs[170]. L’objectif est de permettre aux municipalités de diversifier leurs sources de revenus et de prendre en considération leurs particularités locales[171].

Ainsi, depuis 2017, les municipalités locales ont la compétence de lever toute taxe directe dans l’objectif de financer la mise en oeuvre de leurs compétences[172]. Par ailleurs, la réforme de 2017 instaure un pouvoir général de réclamer toute redevance réglementaire pour contribuer au financement d’un régime de réglementation relevant d’une des compétences des municipalités locales[173]. Contrairement aux taxes, qui servent à percevoir des revenus à des fins générales, les redevances réglementaires ont pour objet de financer ou de créer un régime réglementaire[174]. Les revenus produits par la redevance doivent être versés dans un fonds destiné exclusivement à les recevoir et à contribuer au financement du régime[175]. Enfin, la réforme de 2017 ne touche pas à la faculté qu’ont les municipalités d’établir des tarifications, qui sont perçues en retour d’un service municipal et proportionnelles au coût de celui-ci, selon le principe de l’utilisateur-payeur[176].

Les nouvelles dispositions installent dès lors un pouvoir potentiellement étendu, lié aux compétences des municipalités, qui devraient leur permettre de diversifier leurs revenus et de réduire leur dépendance au revenu foncier. Ces pouvoirs s’ajoutent à ceux qui existaient et les généralisent[177]. Ils connaissent cependant d’importantes exceptions se rapportant aux domaines de taxation traditionnellement occupés par des taxes provinciales, tels que les ressources naturelles[178]. Après une analyse de l’ensemble des exceptions prévues, Axel Fournier en arrive à la conclusion que « bien peu de champs de taxation apparaissent utilisables par la municipalité. Quant aux redevances, elles bénéficient d’un espace un peu plus grand, bien que lui aussi assez restreint[179] ». Les municipalités doivent donc faire preuve de créativité et d’innovation pour mettre à profit ces pouvoirs.

2.1.3 L’application des pouvoirs fiscaux des municipalités à la conservation des milieux humides

Si les municipalités arrivent à diversifier leurs revenus avec leurs nouveaux pouvoirs, elles seront plus enclines à moduler les taxes foncières pour tenir compte de la présence de milieux humides sur le territoire et accepter que certaines propriétés soient exemptées de taxes foncières en contrepartie de leur protection. De plus, les pouvoirs en question pourront sans conteste être utilisés en vue de mettre en place une écofiscalité[180]. Outre la modulation de la taxe foncière (2.1.3.1), les municipalités peuvent instaurer des redevances réglementaires (2.1.3.2) et des tarifications (2.1.3.3) en faveur de la conservation des milieux humides.

2.1.3.1 La modulation de la taxe foncière

Notons d’emblée que les municipalités locales ne peuvent de leur propre chef accorder d’exemption de la taxe foncière[181]. Cette compétence revient uniquement au gouvernement provincial. Ainsi, elles ne pourraient pas étendre l’exemption dont profitent les réserves naturelles en terrain privé[182] à d’autres formes de protection.

En revanche, les municipalités locales disposent d’une certaine marge de manoeuvre pour moduler le montant de la taxe foncière, selon des caractéristiques autres que leur valeur. Rappelons que la taxe foncière générale est calculée à partir de la valeur foncière et de la catégorie à laquelle appartient l’immeuble. Pour l’heure, la Loi sur la fiscalité municipale établit six catégories : les immeubles non résidentiels ; les immeubles industriels ; les immeubles de six logements ou plus ; les terrains vagues avec services ; les immeubles agricoles ; et une catégorie résiduelle (regroupant principalement les immeubles résidentiels de moins de six logements)[183]. Les municipalités locales ont également la possibilité d’établir comme il leur semble approprié jusqu’à quatre sous-catégories pour les immeubles non résidentiels[184].

Il est possible d’imaginer, dans une démarche incitative, une sous-catégorie d’immeubles non résidentiels qui comprendrait des parcelles dont les propriétaires auraient accepté de mettre en oeuvre un programme de protection des milieux humides et de les soumettre à un taux de taxation préférentiel qui baisserait le montant de la taxe foncière exigible sur ces lots. Cette baisse concernerait donc le taux de la taxe foncière, tandis que la réduction de la valeur d’évaluation du terrain parfois appliquée par les juges constitue une diminution de l’assiette de calcul[185]. Un tel dispositif permettrait d’engager les propriétaires dans la démarche, mais resterait cependant limité aux terrains non résidentiels.

Inversement, les municipalités locales peuvent majorer la taxe foncière en prévoyant une taxe spéciale. En vertu des articles 487 de la LCV et 979 du CMQ, elles sont en mesure d’instaurer des taxes foncières spéciales pour le paiement des travaux municipaux de toute nature, imposées sur une autre base que la valeur foncière des biens-fonds, que ce soit sur la superficie ou sur l’étendue en front des biens-fonds imposables assujettis à cette taxe.

Cette compétence pourrait être utilisée pour financer la mise en place d’infrastructures vertes fournissant des services écosystémiques à la population. Les taxes foncières basées sur une autre caractéristique de l’immeuble que sa valeur étant qualifiées de tarifications, elles devront être proportionnelles au bénéfice qu’en retirera le contribuable ou qu’il sera susceptible d’en tirer[186]. Les études portant sur les services écosystémiques fournis par les milieux humides seront essentielles pour démontrer le bénéfice que les contribuables obtiennent par exemple de la restauration d’un milieu humide spécifique financé à l’aide d’une taxe spéciale. La difficulté résidera par ailleurs dans l’établissement du montant de la taxe spéciale, les études d’évaluation financière des services écosystémiques étant encore controversées[187].

On pourrait également se demander si les municipalités pourraient, par exemple, majorer la taxe sur la base de la superficie imperméabilisée, à l’instar des municipalités allemandes, dans les zones où la capacité de rétention de l’eau des écosystèmes s’avère importante pour réduire les risques d’inondations en aval[188]. Bien que l’assiette de la taxe foncière spéciale puisse être établie sur la base de la superficie des biens-fonds assujettis à cette taxe, les municipalités ne pourraient vraisemblablement pas prendre en considération la superficie imperméabilisée. À noter que le critère du bénéfice mentionné ci-dessus constituerait éventuellement un blocage à la mise en oeuvre d’une taxe foncière conditionnée par l’imperméabilisation des sols, à moins d’établir un lien avec la surutilisation des réseaux d’égouts causés par les écoulements d’eau provenant de propriétés fortement imperméabilisées.

2.1.3.2 La redevance réglementaire

Comme nous l’avons indiqué plus haut, les municipalités locales ont également un pouvoir général de lever toute redevance réglementaire, « pour contribuer au financement d’un régime de réglementation relevant d’une de [leurs] compétences[189] ».

La LCV et le CMQ précisent en outre que cette contribution peut également « avoir pour but principal de favoriser, par son influence sur le comportement des personnes, l’atteinte des objectifs du régime[190] ». Par là même, le législateur reconnaît expressément le caractère incitatif et dissuasif de redevances, tout comme l’avait fait la Cour suprême du Canada[191]. Nous pensons que, sur cette base, les municipalités locales pourraient mettre en place des réglementations touchant aux milieux humides et exiger une redevance, pourvu que celle-ci ne fasse pas double emploi avec la compensation écologique imposée au provincial. Ce nouveau pouvoir permet également de prévoir une contribution pour aménagement d’espace naturel, en sus des sommes accordées aux fins de parcs ou encore pour les infrastructures et les équipements municipaux[192].

Selon la Cour suprême, pour qu’un prélèvement soit considéré comme une redevance réglementaire, et non une taxe, les facteurs suivants sont à retenir : « (1) l’existence d’un code de réglementation complet et détaillé ; (2) un objectif spécifique destiné à influencer certains comportements individuels ; (3) des coûts réels ou dûment estimés de la réglementation ; (4) un lien entre la réglementation et la personne qui fait l’objet de la réglementation, cette personne bénéficiant de la réglementation ou en ayant créé le besoin[193] ». La Cour suprême précise qu’« il ne s’agit que d’une liste de facteurs à examiner ; il n’est pas nécessaire qu’ils soient tous présents pour conclure à l’existence d’un régime de réglementation. La liste n’est pas exhaustive non plus[194] ».

Les premier et deuxième facteurs concernent le régime de réglementation. Selon la Cour suprême, les régimes réglementaires sont habituellement caractérisés par leur complexité et leur niveau de détail[195]. Ceux-ci portent sur des objets précis et circonscrivent un mode de comportement particulier qui y est exigé ou interdit[196]. Une réglementation qui proscrit certaines activités dans les milieux humides ou à proximité de ceux-ci ou bien qui les astreint à certaines exigences substantielles et procédurales, telle l’obtention d’un permis, remplit ces deux facteurs.

Les troisième et quatrième facteurs portent sur la redevance. Celle-ci doit refléter le coût réel de réglementation (dépenses du régime et atteinte de l’objectif de la réglementation). De plus, la personne assujettie doit soit être la raison d’une réglementation, soit en bénéficier. Dans le premier cas, une redevance pourrait avoir pour objet de faire payer « une personne qui adopte un comportement nuisible afin de l’amener à changer son comportement[197] ». En particulier, une redevance pourrait, par exemple, être exigée dans le cas des activités ayant un impact négatif sur les milieux humides qui ne sont pas soumis à une compensation provinciale, dans le respect de la règle de prépondérance provinciale ou avec l’accord du ministre de l’Environnement[198]. Le montant de la redevance pourrait refléter le coût sociétal qu’engendre la dégradation des milieux humides. Il pourrait également comporter une quote-part incitative[199]. Comme nous l’avons précisé plus haut, les méthodes d’évaluation des services écosystémiques étant variées et sujettes à controverse, ce montant risque de soulever d’importantes contestations. À l’image du mécanisme de compensation provincial, ce système pourrait être utilisé afin de financer la restauration d’un écosystème équivalent à celui qui a été détruit en vue de contribuer à l’absence de perte nette de ces milieux à l’échelle municipale.

Dans le second cas, une redevance pourrait aussi assujettir les personnes qui bénéficient des services écosystémiques rendus par les milieux humides et financer un programme de conservation et de restauration de ces services[200]. Le montant de la redevance pourrait alors être basé sur les coûts de conservation et de restauration des milieux qui fournissent ces services. Lorsque les milieux humides restants sur le territoire d’une municipalité ne suffisent pas pour assurer un service écosystémique, le montant de la redevance pourrait, selon nous, comprendre le coût de restauration des milieux humides historiquement perdus.

2.1.3.3 La tarification

Enfin, les municipalités locales et les MRC pourraient prévoir un système de tarification, pour recevoir paiement pour des services directement rendus. Est une tarification au sens de la LFM, « un prix exigé de façon ponctuelle ou sous forme d’abonnement pour l’utilisation d’un bien ou d’un service ou pour le bénéfice retiré d’une activité », tels un centre sportif, l’alimentation en eau ou l’enlèvement des ordures[201]. Il faut dès lors qu’il existe un rapport raisonnable entre le coût du service fourni et la somme exigée[202].

Tout comme c’est le cas en matière de redevance réglementaire, la LFM exige qu’il y ait un lien entre le mode de tarification choisi et le bénéfice que retire le débiteur des biens, des services ou des activités pour lesquels il est tarifé, mais ce bénéfice peut être potentiel[203]. Pour ce qui est de la conservation des MHH, ces tarifications prendraient par exemple la forme de droits d’accès aux parcs et aux habitats naturels. Par ailleurs, une tarification pourrait être utilisée pour rembourser un emprunt qui aurait été consenti pour l’achat d’un terrain aux fins de parcs et pour des travaux de restauration écologique des milieux humides.

2.2 Les programmes de subvention

Les municipalités peuvent instaurer des programmes de subvention pour aider leurs citoyens à conserver ou à restaurer les milieux humides[204]. Outre les mesures d’aide explicitement prévues, l’alinéa premier de l’article 90 de la LCM attribue à chaque municipalité locale un pouvoir général d’« accorder toute aide qu’elle juge appropriée », à l’égard des matières prévues dans les articles 4 et 85 à 89, ce qui inclut l’environnement. Les MRC peuvent également accorder des subventions pour la protection de l’environnement en vertu de l’article 102 de la LCM. Ni l’article 90 ni l’article 102 ne spécifient les formes que peuvent prendre ces mesures d’aide. Celles-ci pourraient dès lors être ponctuelles par l’entremise d’un programme ad hoc, en réponse à une demande spécifique, ou par l’intermédiaire de programmes structurés.

Ces mesures d’aide doivent respecter la Loi sur l’interdiction des subventions municipales (LISM)[205], qui empêche toute municipalité de soutenir un établissement industriel ou commercial autrement que par les façons prévues dans la Loi sur les immeubles industriels municipaux[206]. L’objectif de la LISM étant d’encadrer et de limiter les formes d’aide financière ou fiscale accordée aux investisseurs qu’une municipalité souhaite attirer sur son territoire, l’interdiction qu’elle énonce s’applique uniquement aux établissements industriels et commerciaux. Toutefois, la LISM ne précise pas ce qu’elle entend par établissement industriel ou commercial. Selon les tribunaux, la réalisation de profit doit apparaître comme l’une des principales préoccupations de l’entité[207]. Ajoutons qu’il faut d’abord et avant tout tenir compte de la nature de l’activité économique exercée, au-delà du statut juridique[208]. Donc, un OBNL, dont l’objet principal est la protection de l’environnement, n’est a priori pas visé par la LISM, même s’il exerce des activités commerciales, à condition que celles-ci restent accessoires par rapport à son objet principal[209].

Outre ce pouvoir général, l’article 92 de la LCM permet d’accorder des subventions pour les travaux prévus dans un programme de réhabilitation de l’environnement, et écarte expressément la LISM (al. 5). S’il est courant que ce type de programme s’applique à la réhabilitation de terrains contaminés ou à l’installation d’une fosse septique, une municipalité peut s’en servir pour la renaturalisation des rives d’un cours d’eau. À titre d’exemple, la Ville de Farnham a décidé de s’appuyer sur l’article 92 de la LCM pour justifier un programme de « stabilisation de la rive » afin d’aider les propriétaires à effectuer certains travaux sur leur immeuble dans le but de restaurer des milieux riverains dégradés[210]. Ce programme pourrait également être utilisé pour les restaurations de milieux humides dégradés.

Comme ce programme peut déroger à la LISM, l’aide financière peut être versée à des commerces ou à des établissements industriels, désireux par exemple de restaurer les milieux humides sur les prémisses de leur activité[211]. Cependant, comme une municipalité lie à l’avance sa discrétion en adoptant un tel programme d’aide, elle doit le prévoir par règlement.

Un programme de subvention sera parfois très utile pour encourager la modification d’un comportement précis. Pour autant, tel que l’énoncent Pierre Issalys et Denis Lemieux, « si l’octroi de subventions comporte pour le bénéficiaire des avantages immédiats, les bénéfices qui en résulteront socialement sont plus aléatoires[212] ». De plus, « les difficultés ayant donné naissance à un programme de subventions demeurent souvent présentes d’une année à l’autre, sans que l’Administration remédie au problème fondamental[213] ». Il est donc essentiel d’évaluer la pertinence des programmes de subvention et réfléchir à la part des responsabilité environnementale qui devrait revenir à la société et celle qui devrait être attribuée aux citoyens[214].

À cet égard, les municipalités qui mettent en place un programme de subvention afin d’aider une entreprise ou un contribuable à respecter les normes environnementales se trouveraient en porte-à-faux avec un principe reconnu en matière de développement durable. En effet, selon le principe du pollueur-payeur, « les personnes qui génèrent de la pollution ou dont les actions dégradent autrement l’environnement doivent assumer leur part des coûts des mesures de prévention, de réduction et de contrôle des atteintes à la qualité de l’environnement et de la lutte contre celles-ci[215] ». Il s’ensuit que les subventions ne devraient porter que sur les actions qui vont au-delà des normes de protection.

En vue d’assurer l’efficacité des mesures de conservation et de restauration ainsi financées, il est essentiel de prévoir des mécanismes de suivi, de reddition des comptes et de contrôle. Il pourrait être envisagé d’instaurer des paiements basés sur les résultats, tout comme ce qui est de plus en plus préconisé en Europe[216]. Pour assurer la permanence des actions, la municipalité pourrait également exiger un engagement d’une durée minimale avec étalement de la subvention et requérir la constitution équivalente d’une servitude de conservation.

Conclusion

La Loi sur la conservation des MHH a apporté d’importants changements afin de faciliter l’intégration de ces milieux dans l’aménagement du territoire. Afin de protéger les MHH et de compléter leur approche réglementaire, les municipalités locales peuvent recourir à des stratégies foncières, fiscales et financières. Ces approches complémentaires sont essentielles pour conserver les MHH, que ce soit lorsque le propriétaire est enclin à se départir de sa propriété (donation, achat) ou non (droit de préemption, expropriation), lorsqu’on veut imposer une charge supplémentaire au développement (contribution aux fins de parcs), trouver des façons alternatives d’encourager la conservation en terrains privés (modulation de la taxe foncière) ou encore rétribuer les actions positives en matière de restauration (subvention ou crédit de taxes).

Toutefois, si les modifications apportées par la Loi sur la conservation des MHH permettent de croire que des avancées majeures en matière de conservation municipale seront atteintes, certains enjeux juridiques persistent. Le montant des indemnités liées aux expropriations demeure élevé (UMPP), des voies plus équilibrées ne sont pas reconnues, et donc peu utilisées, en droit québécois (droit de préemption, par exemple), la pérennité des mesures de conservation reste difficile d’atteinte (conservation à perpétuité par l’entremise des servitudes ou des fiducies), la diversification des sources de financement municipal tarde à produire des effets afin de se libérer de la dépendance aux taxes foncières, etc. En outre, des situations de flou juridique réclament une attention plus soutenue de la part du législateur, comme la reconnaissance des réserves naturelles pour les terrains municipaux ou encore une mention explicite qui permettra aux municipalités de moduler les taxes foncières lors de la restauration d’un milieu humide (en fonction de l’imperméabilisation des sols). Finalement, le recours généralisé par les municipalités à certains outils affichant un grand potentiel de conservation se fait toujours attendre : pensons notamment à la fiducie d’utilité sociale et aux programmes de réhabilitation (aux fins de renaturalisation ou de restauration).

Les plans régionaux de MHH apporteront donc une plus grande uniformité entre les stratégies municipales, mais les municipalités doivent faire preuve d’une volonté immuable pour surmonter les obstacles qui se dressent sur le chemin ardu de la conservation.