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Historiquement perçus comme une nuisance, les milieux humides[1] jouent pourtant un rôle clé dans le cycle de l’eau, constituent un habitat important pour la biodiversité et fournissent aux humains des services inestimables, tels que l’atténuation des inondations, le contrôle de l’érosion des rives, la purification de l’eau ou encore la captation de carbone[2]. Le remplacement de ces services par des infrastructures artificielles représente souvent un coût exorbitant, nettement plus élevé que le coût de conservation des milieux humides naturels.

Bien que la nécessité de conserver les milieux humides soit reconnue de longue date, ces derniers continuent d’être régulièrement détruits et drainés[3]. Ainsi, au Québec, environ 19 % de la superficie totale de ces milieux dans les basses-terres du Saint-Laurent (567 kilomètres carrés) ont été perturbés par les activités anthropiques de 1990 à 2011[4], et ce, malgré la mise en place d’un régime d’autorisation environnementale pour les activités localisées dans les milieux humides et de diverses mesures de conservation adoptées depuis les années 80[5].

Avant 2017, le ministère de l’Environnement et de la Lutte contre les changements climatiques (ci-après « MELCC » ou « ministère de l’Environnement »)[6] n’avait adopté qu’une directive non obligatoire pour encadrer l’octroi des autorisations environnementales[7]. En vue d’améliorer l’efficacité de ce cadre incomplet, qui a d’ailleurs fait l’objet d’une contestation judiciaire[8], les autorités québécoises ont réformé en profondeur le cadre juridique entourant la conservation des milieux humides en votant, le 16 juin 2017, la Loi concernant la conservation des milieux humides et hydriques (Loi MHH)[9]. Ce cadre fixe un objectif ambitieux d’aucune perte nette de milieux humides et s’appuie sur la séquence d’atténuation (« éviter-réduire-compenser ») pour réglementer les activités humaines susceptibles de porter atteinte à leur intégrité. Celle-ci consiste à exiger des promoteurs qu’ils évitent les milieux humides pour leurs projets, réduisent au minimum les impacts négatifs de ces projets lorsqu’ils s’y produisent et en compensent les impacts négatifs résiduels soit en créant des milieux similaires, soit en les restaurant.

Or, l’application de cette séquence dans nombre de juridictions n’a pas permis à ce jour d’atteindre l’objectif d’aucune perte nette de milieux humides[10]. Alors que certains considèrent que le problème réside dans la définition même de cet objectif, d’autres pointent des manquements dans les outils sollicités pour y arriver. La première et la plus importante étape de la séquence d’atténuation, l’évitement, est souvent ignorée. De plus, lorsque les projets sont réalisés dans des milieux humides, les mesures compensatoires se révèlent rarement efficaces pour assurer le maintien des fonctions de ces milieux.

Dans ce contexte, le présent numéro des Cahiers de droit regroupe un ensemble de textes en vue de proposer des solutions à ces limites et ainsi d’éclairer la mise en oeuvre du cadre québécois relatif à la conservation des milieux humides. Notre texte, à titre de prologue, présente d’abord les fondements de l’objectif d’aucune perte nette, les difficultés qu’engendre la poursuite de celui-ci et les possibilités d’y remédier (partie 1). Nous évaluons ensuite la façon dont le cadre québécois intègre ces considérations (partie 2). Les textes subséquents portent sur certaines questions choisies en droit québécois ou étranger en rapport avec la mise en oeuvre de la Loi MHH (partie 3).

1 L’absence de perte nette en application de la conception forte du développement durable : un objectif présomptueux ?

Cherchant à maintenir le capital naturel pour les générations futures, l’objectif d’aucune perte nette est sans conteste ambitieux et il s’inscrit dans une conception forte du développement durable (1.1). Bien qu’il ait été envisagé par la communauté internationale[11] et adopté par un nombre croissant de juridictions[12] et d’industries[13], pour les milieux humides, mais également pour d’autres composantes de l’environnement, cet objectif suscite de nombreuses incompréhensions (1.2). De plus, sa mise en oeuvre nécessite une redéfinition de la séquence d’atténuation et un encadrement strict de chacune de ses étapes (1.3).

1.1 Les fondements et les limites de l’objectif d’absence de perte nette

À l’instar de la neutralité carbone et de la neutralité en matière de dégradation des terres, l’objectif d’absence de perte nette traduit une idée de neutralité écologique. Selon le ministère de l’Environnement du Québec, il a pour objet d’« équilibrer les pertes et les gains écologiques en termes de superficies, de fonctions écologiques et de biodiversité dans les MHH du territoire[14] ». Dans la définition apportée par la Conférence des parties à la Convention de Ramsar, on trouve la même idée de neutralité écologique :

« Pas de perte nette » : une politique ou stratégie gouvernementale exprimée sous forme de « pas de perte nette » de la superficie et/ou des caractéristiques écologiques globales de la zone humide, à une échelle géographique donnée (souvent nationale). Les impacts sur la zone humide peuvent être admis mais la compensation (par la restauration ou la création) est nécessaire pour contrebalancer ces impacts, pas nécessairement de site en site mais au niveau de la totalité de la ressource en zones humides. Une politique « pas de perte nette » peut être limitée à un programme particulier, un sous-ensemble de zones humides ou une juridiction[15].

Cette neutralité écologique s’inscrit dans une conception forte du développement durable d’après laquelle le capital naturel ne peut pas être remplacé par d’autres formes de capital, une fois certains seuils critiques atteints[16]. Suivant cette conception, le développement socioéconomique doit respecter les limites imposées par le fonctionnement de la biosphère pour éviter des changements irréversibles et assurer la résilience et l’intégrité de la planète[17]. En application du principe de précaution[18], cette approche requiert d’éviter les pertes et de compenser celles qui sont inévitables bien avant l’atteinte des limites écologiques ultimes.

L’absence de perte nette ne signifie pas que toute dégradation est acceptable à la condition d’être compensée. En effet, certains milieux naturels sont irremplaçables ou difficilement restaurables ou encore ils correspondent à un type de milieu devenu trop rare régionalement pour une approche d’absence de perte nette[19]. Dans ces cas précis, l’évitement devrait rester la priorité absolue. La prudence est d’autant plus de mise que l’objectif d’aucune perte nette se trouve rarement atteint, en pratique. Le principal problème réside dans l’efficacité des mesures de compensation. Par exemple, aux États-Unis, même si l’objectif d’aucune perte nette semble une réussite en ce qui concerne les superficies de milieux humides, de nombreuses études suggèrent qu’une proportion importante des sites de compensation ne parviennent pas à remplacer les fonctions perdues[20].

Enfin, certaines zones sont tellement dégradées qu’elles nécessitent des actions de restauration au-delà d’une neutralisation des pertes, pour assurer la résilience et l’intégrité des MHH. Par exemple, au Québec, la plaine inondable du lac Saint-Pierre est tellement dégradée qu’elle ne permet plus d’en garantir la qualité de l’eau, d’accueillir les espèces sauvages et de réduire les inondations[21]. Pour ces zones-là, un gain net est nécessaire[22].

1.2 Un objectif polymorphe source de confusion

Qualifiée tantôt de principe, tantôt d’objectif ou encore de politique, l’expression « absence de perte nette » prête souvent à confusion, d’autant plus lorsqu’elle n’est pas explicitée. Absence de quoi ? À quelle échelle ? Par rapport à quel cadre de référence ? À quel horizon de temps ? Il est nécessaire de répondre à ces questions pour donner du corps à cette expression et pour qu’elle forme un objectif qui puisse guider les politiques de conservation de la biodiversité et les décisions de développement[23].

Ainsi, l’objectif d’aucune perte nette de milieux humides pourrait porter sur plusieurs éléments, dont leur superficie, leurs fonctions écologiques, leur biodiversité ou les services écosystémiques qu’ils rendent aux êtres humains. En fonction des éléments visés par cet objectif, les résultats seront très différents. Par exemple, l’absence de perte nette en matière de superficies uniquement ne garantit pas un maintien de la qualité des écosystèmes ou des espèces qui en dépendent[24]. Inversement, une approche exclusivement centrée sur les services écosystémiques pourrait justifier la perte de superficies ou de biodiversité pour autant que ces services soient maintenus[25]. Bien qu’elle soit complexe à mettre en oeuvre, une approche portant à la fois sur les superficies, les fonctions et la biodiversité des milieux humides nous paraît la plus à même de s’inscrire dans une conception forte du développement durable.

En outre, l’objectif d’aucune perte nette peut se décliner à l’échelle nationale, régionale ou locale, sur la base de limites administratives ou écologiques (par exemple, les bassins versants). L’appliquer à une échelle nationale permettrait de remédier aux pertes historiques dans les régions les plus touchées et de privilégier les projets de restauration et de création là où les besoins se révèlent les plus pressants. Cependant, de tels transferts entre régions pourraient engendrer des pertes locales de services écosystémiques et des iniquités environnementales. Aux États-Unis, plusieurs études ont montré la perte de services écosystémiques causée par le déplacement des zones humides de zones fortement urbanisées vers des zones à faible densité de population[26].

Au-delà des éléments constitutifs de l’objectif d’aucune perte nette, qui ne sont en règle générale pas suffisamment explicités, une importante source de confusion provient de nombreux amalgames entre plusieurs types d’objectifs régulièrement présents dans la littérature. Ainsi, l’expression « absence de perte nette » est souvent employée pour renvoyer indistinctement à deux types d’objectifs, l’un propre à la compensation écologique, et l’autre, général[27]. Corrélativement, on tend parfois à confondre les politiques d’absence de perte nette et les politiques de compensation écologique[28].

Bien qu’ils soient liés, ces deux types d’objectifs ont cependant différentes échelles d’application. Comme objectif spécifique de la compensation écologique, l’absence de perte nette s’apprécie généralement à l’échelle des projets, voire à l’échelle d’un programme réglementaire[29]. Cette compensation est atteinte en appliquant le principe d’équivalence écologique entre les pertes générées par le projet de développement et les gains obtenus par les mesures compensatoires[30]. Comme objectif général, l’absence de perte nette englobe tous les impacts anthropiques d’un pays ou d’un territoire donné et peut être concrétisée par une variété d’outils juridiques et de stratégies[31]. La compensation n’est alors qu’une des stratégies sollicitées pour y arriver.

Enfin, dans la littérature, l’objectif d’aucune perte nette de biodiversité est dogmatiquement associé à la séquence d’atténuation. Les textes juridiques exigeant ce type de mesures sont de plus en plus fréquemment appelés « politiques d’aucune perte nette », même lorsqu’ils poursuivent un objectif qui est autre[32]. Or, la séquence d’atténuation, au coeur des évaluations environnementales, a un champ d’application plus large que l’absence de perte nette de biodiversité. Inversement, lorsqu’il a une portée globale, cet objectif dépasse le champ de l’évaluation environnementale.

1.3 La spécification des étapes de la séquence d’atténuation en vue d’atteindre une absence de perte nette

Historiquement, l’évaluation environnementale à laquelle se rattache la séquence d’atténuation n’a pas été pensée pour atteindre un objectif d’aucune perte nette. Elle vise principalement à aider le maître d’ouvrage à concevoir le meilleur projet pour l’environnement, à informer le public et à lui offrir les moyens de participer à la prise de décision en tant que citoyen averti et vigilant, de même qu’à éclairer les décideurs sur le contenu des décisions à prendre. Dans de nombreux textes juridiques, l’évaluation environnementale regroupe avant tout des obligations procédurales qui n’énoncent pas de critères substantiels quant à la prise de décision[33].

Là où l’évaluation environnementale a pour objet une intégration des considérations environnementales dans le processus décisionnel, sans pour autant introduire de critères substantiels, le fait d’y attacher un objectif d’aucune perte nette amène un point de référence à l’aune duquel mesurer la portée et l’efficacité de la séquence d’atténuation. Il nécessite dès lors de revoir les règles juridiques pour y ajouter des critères substantiels, en ce qui concerne tant l’évitement (1.3.1) que la compensation (1.3.2).

1.3.1 L’évitement : du renforcement des critères d’octroi des autorisations environnementales au dépassement de l’approche par projet

Comme nous l’avons mentionné en introduction, l’évitement est la première et la plus importante étape de la séquence d’atténuation. Le proverbe selon lequel mieux vaut prévenir que guérir est d’autant plus vrai à l’égard des dommages environnementaux qui sont chers, voire impossibles, à réparer. Or bien que cette priorité soit systématiquement reconnue, très peu de textes juridiques en déclinent les modalités. À titre illustratif, le Code de l’environnement français, tout en entérinant la hiérarchie entre les différentes mesures d’atténuation, ne contient pour ainsi dire aucune disposition sur l’évitement et la réduction, alors qu’un chapitre complet est consacré à la compensation.

En pratique, au moment de l’approbation de projets d’aménagement ayant des impacts négatifs sur l’environnement, la possibilité de compenser les dommages prévisibles fait souvent fi de l’évitement[34]. La promesse d’une compensation vient ainsi justifier l’autorisation de certains projets, dans des milieux parfois très précieux au niveau environnemental. Pour éviter une telle dérive, des garde-fous juridiques doivent être érigés, ce qui permettrait de recentrer la prise de décision sur l’évitement et la réduction des impacts. Pour sa part, le Sénat français recommande d’ajouter au Code de l’environnement un chapitre présentant les grands principes applicables à la définition des mesures d’évitement et de réduction dans les évaluations environnementales[35].

De plus, ces principes devraient aussi circonscrire le degré de discrétion dont disposent les autorités publiques à l’occasion de l’approbation de projets ayant des effets néfastes sur l’environnement. Par exemple, en droit européen, les projets dégradant la qualité de l’eau[36], ayant des effets sur l’intégrité des sites protégés à l’échelle européenne (Natura 2000)[37], ainsi que ceux dérogeant au régime de protection des espèces d’intérêt communautaire[38], peuvent uniquement être autorisés en l’absence d’alternative satisfaisante et moyennant des raisons impératives d’intérêt public majeur.

Au-delà du renforcement des critères d’octroi des autorisations environnementales, une solution consiste à mieux planifier les étapes de la séquence d’atténuation en amont de l’autorisation des projets et à l’intégrer dans les documents de planification territoriale[39]. De plus, le législateur devrait idéalement désigner les milieux à éviter comme aires protégées (ou leur donner un statut similaire) afin de leur octroyer une protection accrue et éviter une analyse au cas par cas en fonction des demandes d’autorisation, de surcroit source d’insécurité pour les demandeurs. Enfin, planifier à un stade précoce les mesures de compensation permet de les inscrire dans les stratégies de conservation et de localiser les sites de compensation là où ils contribueront le mieux au réseau écologique[40].

1.3.2 La compensation : l’intégration des principes directeurs dans les cadres juridiques

La compensation, dernière étape de la séquence, vise à contrebalancer les impacts dommageables non réductibles provoqués par un projet ou un plan, de façon à maintenir la biodiversité ou l’environnement dans un état équivalent à celui qui a été observé avant la réalisation du projet ou du plan[41]. En général, la responsabilité juridique et financière de la réussite des mesures compensatoires incombe au maître d’ouvrage, même s’il sous-traite leur mise en oeuvre auprès d’un tiers. Le dimensionnement, l’exécution et le contrôle de telles mesures au cas par cas étant fastidieux et coûteux, certains pays permettent que le maitre d’ouvrage s’acquitte de son obligation de compensation par le versement d’une contribution financière à un fonds (système « en-lieu de ») ou par l’achat de crédits de biodiversité (systèmes de banques d’habitats (habitat banking) ou de sites naturels de compensation)[42].

Compte tenu des difficultés techniques que la notion de compensation génère, la communauté scientifique y a accordé beaucoup d’attention, notamment en mettant en évidence les défis et en essayant d’offrir des solutions[43]. Sur le fondement des travaux du Business and Biodiversité Offset Program[44], des études scientifiques et des bilans produits par les acteurs de terrain, un consensus a émergé quant aux principes à respecter pour garantir une compensation écologique de haut niveau et parvenir à l’absence de perte nette de biodiversité[45].

Ces principes comprennent des critères propres à la détermination des mesures compensatoires, telles que l’équivalence écologique, l’additionnalité et la pérennité des mesures. En outre, ils comportent une série de pratiques de bonne gouvernance, notamment la participation des parties prenantes, l’équité, la transparence ainsi que l’utilisation de la science et des savoirs traditionnels[46].

Pour atteindre cet objectif d’absence de perte nette, la compensation écologique doit viser une équivalence entre les pertes et les gains sur le plan écologique. Ce critère implique de favoriser les mesures compensatoires en « nature » par rapport au financement de programmes de recherche ou de programmes d’éducation. De plus, les mesures compensatoires doivent être capables de rétablir dans des proportions comparables, d’un point de vue quantitatif et qualitatif, les éléments de la biodiversité ayant subi un dommage. Bien qu’elle soit intrinsèque à la compensation, l’évaluation de cette équivalence demeure une véritable gageure[47].

La recherche d’une équivalence écologique conditionne aussi la localisation des mesures et leur mise en oeuvre dans le temps. Les mesures compensatoires devraient être localisées là où elles sont le mieux à même de remplacer les fonctions et les services perdus (proximité fonctionnelle). De plus, pour réduire les pertes intermédiaires générées par le laps de temps nécessaire à la restauration des fonctions impactées, les mesures compensatoires devraient idéalement être mises en oeuvre de façon anticipée afin d’être effectives au moment où l’impact se produit.

L’objectif d’aucune perte nette devrait également mener à la reconnaissance du principe d’additionnalité, selon lequel les mesures compensatoires doivent apporter une plus-value qui n’aurait pas existé autrement. Sur le plan écologique, par exemple, les mesures de restauration des milieux naturels sont préférables à la seule préservation de milieux existants, cette action n’apportant a priori aucun gain écologique, à moins de démontrer que le site en question aurait été détruit en l’absence des mesures de préservation (averted-loss offsets). Sur le plan juridique et financier, les mesures compensatoires devraient être prises en complément des engagements publics et privés préexistants (ou prévus) ainsi que les obligations légales de conservation et de gestion des milieux naturels.

Enfin, les mesures compensatoires doivent se prolonger pendant toute la durée des impacts. Cette dernière est à déterminer au cas par cas en fonction du type d’écosystème et de sa résilience, de même que du type de perturbations et de leur fréquence. Pour les projets engendrant des impacts permanents, tels que l’artificialisation des sols, les mesures compensatoires doivent être maintenues à perpétuité. La pérennité des mesures requiert la mise en place d’un suivi, d’une gestion et d’une protection juridique du site à long terme[48].

En dépit d’un consensus global sur la définition et les critères que doivent remplir la compensation écologique, les mécanismes de compensation englobent, en pratique, de nombreuses réalités différentes. Compte tenu de la nature fragmentée du droit de l’environnement, la compensation écologique a évolué au sein de divers contextes juridiques dès les années 70, ce qui a donné lieu à une mosaïque de cadres superposés, hétérogènes et parfois contradictoires. De plus, les dispositions légales et réglementaires y faisant référence se contentent la plupart du temps de prévoir la compensation écologique, sans en préciser le contenu ni les modalités d’exécution.

D’après de nombreuses études, une des principales raisons pour lesquelles les mesures compensatoires n’atteignent pas les objectifs visés est l’absence d’exigences claires et non ambiguës ; s’y ajoutent le manque de volonté des autorités compétentes à exiger des mesures de qualité et l’insuffisance des contrôles et des suivis[49]. Les critères énoncés ci-dessus n’ont pas été suffisamment intégrés dans les cadres juridiques, ce qui entraîne souvent un décalage entre les objectifs environnementaux à atteindre et les réalités sur le terrain, même lorsque les projets de compensation arrivent à concrétiser leurs objectifs réglementaires[50]. Une clarification et un renforcement des exigences légales liées à la compensation, intégrant les principes susmentionnés, sont donc essentiels à son succès.

2 Le renforcement du régime québécois de conservation des milieux humides et hydriques au Québec : vers l’atteinte d’aucune perte nette de ces milieux ?

Depuis 2017, le gouvernement du Québec s’est engagé à atteindre un objectif général d’aucune perte nette de MHH. Pour y parvenir (2.1), le gouvernement se repose sur la mise en place d’une planification régionale (2.2), sur le renforcement des possibilités de protéger les milieux d’intérêt en amont de demandes d’autorisation (2.3), sur l’application rigoureuse de la séquence d’atténuation au moment d’accorder des autorisations environnementales (2.4) et sur un nouveau mécanisme de compensation financière (2.5). En édictant ce cadre de conservation, le législateur a essayé de répondre aux faiblesses décelées lors de la mise en oeuvre de cette séquence dans d’autres juridictions et de prendre en considération les nombreuses recommandations faites dans la littérature en ce domaine. Pour autant, certaines lacunes résiduelles pourraient diminuer la capacité du Québec à atteindre une absence de perte nette.

2.1 L’absence de perte nette : un objectif général en manque d’identité

Désormais énoncé dans le préambule de la Loi affirmant le caractère collectif des ressources en eau et visant à renforcer leur protection (Loi sur l’eau), et dans les objectifs de la Loi sur la conservation du patrimoine naturel (LCPN)[51], et réitéré dans la Stratégie québécoise de l’eau 2018-2030[52], l’objectif d’aucune perte nette doit guider toute la gestion des MHH et orienter la définition d’objectifs qualitatifs et quantitatifs plus précis, le cas échéant. Cet objectif général devra être atteint à l’horizon 2030, en prenant comme point de référence l’état des milieux humides en 2017, soit l’année d’adoption de la Loi MHH[53]. Pour autant, son évaluation ne sera pas aisée dans la mesure où les données disponibles en 2017 sont aléatoires[54]. De plus, cet objectif n’est pas défini en ce qui concerne sa portée matérielle et spatiale, le gouvernement se contentant d’énoncer une absence de perte nette de MHH.

Par ailleurs, il est dommage que le gouvernement ne vise qu’un objectif de perte nette, et non de gain de MHH, étant donné l’état de dégradation de certaines zones (pensons, par exemple, au cas de la plaine inondable du lac Saint-Pierre). Certes, la reddition des comptes prévue par l’article 17.2 de la Loi sur l’eau doit faire état des gains obtenus dans les bassins versants dégradés, le cas échéant. Toutefois, il aurait fallu prévoir des outils ayant précisément pour objet de restaurer les pertes historiques.

2.2 L’acquisition de connaissances et la planification : un préalable indispensable à l’atteinte de l’objectif d’aucune perte nette des milieux humides et hydriques

Une des principales avancées du régime québécois s’avère sans conteste la mise en place d’une planification de la séquence d’atténuation et son intégration au sein des instruments d’aménagement du territoire. La Loi sur l’eau rend obligatoire l’adoption, par les municipalités régionales de comté (MRC), d’un plan régional des MHH[55]. Au moment de l’élaboration de ce plan, chaque MRC doit notamment s’assurer que les mesures prévues favorisent l’atteinte de l’objectif d’aucune perte nette et la gestion intégrée de l’eau[56]. Une fois son plan régional adopté, dont l’échéance est prévue en juin 2022, chaque MRC devra, le cas échéant, modifier son schéma d’aménagement et de développement (SAD) pour le rendre compatible avec le plan régional et obliger les municipalités locales à intégrer les MHH dans leurs plans et règlements d’urbanisme[57].

Dans un plan régional, les MRC doivent recenser, cartographier et analyser les MHH se trouvant sur leur territoire, en prêtant attention particulièrement aux fonctions jouées par ceux-ci à l’échelle de tout bassin versant concerné. Outre les statistiques descriptives, elles doivent procéder à une évaluation de l’état écologique de ces milieux et établir un bilan des perturbations et des enjeux prioritaires sur leur territoire, à la lumière du contexte socioéconomique. Il leur faut ensuite les classer sur la base des principaux enjeux mis en évidence (milieux humides d’intérêt, milieux présentant un potentiel de restauration et de création ainsi que milieux qui devraient être visés par des mesures d’encadrement des activités susceptibles d’y être réalisées afin d’en assurer une utilisation durable), décider des objectifs précis à atteindre et préciser les moyens à mettre en oeuvre pour y arriver dans un plan d’action[58].

Afin que le plan régional favorise l’atteinte de l’objectif d’aucune perte nette de MHH, les sites potentiels de restauration et de création devraient permettre de contrebalancer les pertes projetées pour la durée du plan, soit dix ans. L’identification de ces sites devrait donc se baser sur les scénarios d’aménagement prévus dans les documents d’urbanisme. Inversement, chaque MRC devrait revoir ses scénarios de développement si les sites potentiels de restauration et de création de MHH se révèlent insuffisants sur son territoire. De plus, si certaines fonctions sont déficitaires dans une MRC, des sites additionnels devraient être indiqués pour assurer un réseau fonctionnel.

L’attribution de la responsabilité d’établir un plan régional aux MRC a suscité de nombreuses controverses lors de l’adoption de la Loi MHH en 2017. À leur bénéfice, ces entités sont les mieux placées pour intégrer la conservation des milieux humides aux documents de planification et d’aménagement du territoire. De plus, les municipalités ont une bonne connaissance des besoins locaux et peuvent, dès lors, plus facilement repérer les milieux d’intérêt sur la base des problématiques locales.

Il n’en demeure pas moins que recenser et identifier un réseau fonctionnel de MHH requiert une expertise poussée en écologie et en hydrologie, ce que les MRC n’ont pas toujours[59]. Par ailleurs, les limites des bassins versants dépassant fréquemment les frontières administratives des MRC, il sera difficile de mettre en place une réelle gestion intégrée par bassin versant. Enfin, cette responsabilité risque d’engendrer d’importants conflits d’intérêts. En particulier, la fiscalité locale reposant sur la valeur cadastrale des terrains, elle-même dépendante du développement, les municipalités pourraient être réfractaires à l’idée d’identifier formellement, dans un plan régional, les milieux humides localisés en zones constructibles[60].

Si l’on peut comprendre que soit attribuée la deuxième étape de planification (plan d’action et intégration dans les documents d’aménagement) aux municipalités, la cartographie et la sélection des MHH d’intérêt représentent un exercice éminemment technique, qui aurait dû, selon nous, relever du ministère de l’Environnement ou des organismes de bassin versant (OBV) responsables de la gestion intégrée de l’eau au Québec. Il aurait à tout le moins fallu que le guide d’élaboration des plans régionaux décrive la démarche méthodologique à retenir pour la cartographie, afin qu’elle soit homogène, dans la province, pour toutes les MRC.

2.3 L’évitement en amont des demandes d’autorisation : entre obligations souples et possibilités

Afin de renforcer l’étape de l’évitement, le législateur prévoit la possibilité de protéger les milieux humides au niveau tant municipal (2.3.1) que provincial (2.3.2).

2.3.1 Les obligations souples de protéger les milieux humides et hydriques au niveau municipal

Pour permettre aux MRC et aux municipalités locales de protéger et de réglementer efficacement l’utilisation des MHH sur leur territoire, la Loi MHH a renforcé certaines des habilitations prévues par la Loi sur l’aménagement et l’urbanisme. En particulier, les MRC et les municipalités locales peuvent prévoir des zones de contraintes dans leur SAD et leurs règlements de lotissement et de zonage pour des raisons de protection environnementale des MHH[61].

Recourir aux « zones de contraintes », historiquement utilisées pour réglementer des activités en raison de l’existence de contraintes particulières pour la sécurité publique, s’avère particulièrement intéressant, car elles se superposent au zonage existant. Cette technique permet donc de réglementer les MHH dispersés sur le territoire, peu importe la vocation de la zone dans laquelle ils se trouvent (résidentielle, commerciale, industrielle, etc.).

De plus, cette habilitation est l’une des rares dispositions de la LAU qui prévoit qu’une municipalité peut prohiber de manière totale certaines activités du fait de la terminologie « régir et prohiber tous les usages du sol » employée à son article 113 (16°). Cette disposition peut notamment être utilisée pour protéger les MHH d’intérêt en prohibant tout usage du sol risquant d’affecter de manière significative leur intégrité[62], sans craindre d’engendrer une expropriation déguisée, l’habilitation étant claire et précise[63]. De plus, les municipalités peuvent étendre les zones de contraintes aux terrains se trouvant « à proximité » des MHH et donc établir des périmètres de protection autour de ces derniers.

Cependant, le législateur québécois n’est pas allé jusqu’à imposer aux MRC de délimiter comme zones de contraintes les MHH identifiés d’intérêt dans leur plan régional. Cela étant, les MRC doivent assurer la compatibilité de leur SAD avec leurs plans régionaux. Il ne peut donc y avoir d’opposition entre les deux types de plans (« critère du conflit explicite »)[64]. De plus, le ministre de l’Environnement peut demander à une MRC de modifier son SAD et à une municipalité locale de changer son règlement de zonage, de lotissement ou de construction s’il est d’avis que ce SAD/règlement n’offre pas, compte tenu des particularités du milieu, une protection adéquate des MHH[65].

2.3.2 Les possibilités élargies de protection des milieux humides et hydriques à l’échelle provinciale

Depuis l’adoption de la Loi MHH, la LCPN doit expressément favoriser la conservation des MHH et l’atteinte de l’objectif d’aucune perte nette de tels milieux. Cette loi crée un ensemble de statuts de protection afin de faciliter la mise en place d’un réseau d’aires protégées représentatives de la biodiversité. Bien qu’il n’existe pas de statut particulier pour les milieux humides, ceux-ci peuvent cependant être intégrés au réseau s’ils remplissent les critères de désignation des aires protégées. Une étude effectuée en 2013 a montré que 8 % approximativement des milieux humides du Québec faisaient partie d’une aire protégée à cette époque-là[66].

À côté des statuts formels d’aires protégées, l’article 13 de la LCPN permet au ministre de l’Environnement de désigner sur plan certains milieux, dont les MHH. La désignation sur plan permet d’octroyer une protection accrue à ces milieux sans pour autant passer par la procédure laborieuse de création d’aires protégées. De plus, la désignation peut viser des territoires privés, alors que les aires protégées ne peuvent être constituées que sur les terres publiques ou avec l’accord des propriétaires de terres privées. Toute intervention dans un milieu désigné, qu’elle soit projetée ou déjà en cours au moment de la désignation, est subordonnée à l’autorisation du ministre, qui doit s’assurer que le milieu sera maintenu dans son état naturel[67].

Bien que ce mécanisme présente un potentiel fort d’évitement, le ministre n’a pas l’obligation de désigner sur plan les milieux humides d’intérêt provincial. C’est uniquement une faculté. Or, malgré le fait que ce pouvoir existe depuis l’adoption de la LCPN en 2002, le ministre n’a jamais eu recours à ce mécanisme[68]. De plus, il a la possibilité de modifier la délimitation d’un territoire faisant l’objet d’une telle désignation ou d’y mettre fin, notamment lorsque l’intérêt public le justifie[69]. Il devra cependant suivre la même procédure qu’au moment de la désignation et devra notamment consulter le public[70]. Il lui faudra en outre compenser cette réduction ou suppression par d’autres mesures de conservation, de restauration ou de création de tels milieux, et ce, afin de favoriser l’atteinte de l’objectif d’aucune perte nette des milieux désignés[71].

2.4 L’assise juridique de la séquence d’atténuation dans le nouveau régime d’autorisation

L’objectif d’aucune perte nette de MHH implique immanquablement l’application de la séquence d’atténuation à l’occasion de l’autorisation de projets ayant lieu dans des MHH. Depuis l’affaire Atocas de l’érable c. Québec (Procureur général) (Ministère du Développement durable, de l’Environnement et des Parcs)[72], lui donner une assise juridique était devenu une priorité. En vertu des articles 46.0.1 à 46.0.12 de la Loi sur la qualité de l’environnement, tels qu’ils ont été insérés par la Loi MHH, le promoteur doit fournir une étude de caractérisation dimensionnant les impacts environnementaux de son projet sur les MHH et démontrer qu’il a appliqué les deux premières phases de la séquence (absence d’alternatives et mise en place de mesures d’atténuation) lors de sa demande d’autorisation. Le ministre doit vérifier, au moment de son analyse de la demande, si les deux premières phases ont bien été respectées et évaluer les impacts résiduels du projet. Il peut notamment refuser d’octroyer le permis si le projet porte atteinte aux fonctions écologiques et à la biodiversité des MHH ou du bassin versant auquel ils appartiennent, et si certains aspects de la séquence d’atténuation ne sont pas respectés. S’il autorise le projet, il a alors l’obligation d’exiger une contribution financière à titre de compensation.

Toutefois, tant les exemptions prévues dans le régime d’autorisation et de compensation (2.4.1) que la discrétion laissée au ministre (2.4.2) pourraient amoindrir la capacité du Québec à atteindre l’objectif d’aucune perte nette de MHH.

2.4.1 Une absence de perte nette potentiellement amoindrie par les importantes exemptions du régime d’autorisation et de compensation

De prime abord, l’obligation d’obtenir une autorisation environnementale et de suivre la séquence d’atténuation est très large, celle-ci s’appliquant à « tous travaux, [à] toutes constructions ou [à] toutes autres interventions dans des milieux humides et hydriques[73] ». Cela étant, la LQE permet au gouvernement de soustraire certaines activités à l’obligation d’obtenir une autorisation ministérielle préalable soit en les exemptant de toute formalité préalable, soit en les soumettant à l’obligation de fournir une déclaration de conformité[74].

Si l’on veut éviter une perte nette de MHH, les travaux ainsi soustraits doivent avoir un impact minime, individuellement et collectivement. Le contenu des règlements d’application de la LQE, listant les activités exemptées d’autorisation et soumises à déclaration de conformité, s’avère donc décisif. Or, force est de constater l’absence de balises législatives à l’action du gouvernement. La LQE n’énonce pas les critères permettant à ce dernier de lister ces activités. Il faut plutôt analyser les documents préparatoires et administratifs, donc sans valeur juridique, pour comprendre que le risque que ces activités génèrent pour l’environnement est censé être négligeable dans le cas des activités exemptées et faible en ce qui concerne les activités soumises à déclaration de conformité[75]. Seul le temps permettra de déterminer si l’ensemble des activités listées dans le Règlement sur l’encadrement d’activités en fonction de leur impact sur l’environnement[76], en vigueur depuis le 31 décembre 2020, répond à cette exigence.

Afin que les projets exemptés et soumis à déclaration de conformité n’engendrent pas, cumulativement, de pertes permanentes de fonctions et de superficies de MHH, le REAFIE énonce des conditions pour que ces activités soient admissibles à une déclaration de conformité ou pour qu’elles puissent être exemptées. En complément, le Règlement sur les activités dans des milieux humides, hydriques et sensibles[77] interdit certaines activités dans les MHH ou énonce des normes minimales que ces activités doivent remplir lorsqu’elles ne sont pas soumises à autorisation, afin de s’assurer que le risque environnemental de l’activité demeure faible ou négligeable. Ces mesures portent principalement sur l’évitement et la réduction des impacts, ainsi que sur la remise en état à la fin de l’activité.

Au-delà du champ d’application de l’autorisation environnementale, la LQE permet également au gouvernement de soustraire certaines activités, par règlement, à l’obligation de fournir une compensation écologique[78]. Sans surprise, le Règlement sur la compensation pour l’atteinte aux milieux humides et hydriques[79] exempte les activités qui vont provoquer une faible perte de superficie (30 mètres carrés ou moins) et quelques autres types de travaux qui ont a priori peu d’impacts (restauration de MHH, rechargement de plage, travaux d’urgence, travaux d’entretien, etc.). De manière plus surprenante, le RCAMHH liste également certaines activités agricoles et forestières, alors que celles-ci influent fortement sur les milieux humides[80].

Dans les cas des cannebergières et des bleuetières, le gouvernement exige à tout le moins la remise en état initiale du site à la cessation de l’activité[81]. Au lieu de la compensation, c’est donc la réparation ex post qui permet d’atteindre l’objectif d’aucune perte nette de MHH. Si l’idée de départ est intéressante, la mise en oeuvre se révèle discutable, car la remise à l’état initial ex post engendrera, par définition, des pertes intermédiaires de fonctions écologiques et de biodiversité, parfois pour des décennies. De plus, l’obligation de remise en état n’est pas encadrée.

2.4.2 L’encadrement insuffisant du pouvoir discrétionnaire du ministre de l’Environnement pour garantir la bonne application des phases d’évitement et de réduction

L’application rigoureuse des phases d’évitement et de réduction de la séquence d’atténuation sera fortement tributaire de la bonne volonté du ministre, la LQE et ses règlements d’application lui laissant un pouvoir discrétionnaire important à cet égard. Ainsi, la LQE énonce les éléments que le ministre doit considérer dans sa décision et les raisons pour lesquelles il peut refuser d’accorder une autorisation[82], mais elle n’édicte aucun critère de décision contraignant. Vu la frilosité du ministre à refuser les autorisations dans le passé[83], il aurait fallu formuler, plutôt qu’une possibilité, une obligation de refuser un permis ne respectant pas les premières phases de la séquence d’atténuation.

2.5 Un nouveau régime de compensation écologique : la contribution financière

Afin de remédier aux écueils observés par le passé et de faciliter la mise en oeuvre de la compensation écologique pour les promoteurs, le gouvernement a opté en 2017 pour un système « en-lieu de » : la compensation doit prioritairement prendre la forme d’une contribution financière, à verser au Fonds de protection de l’environnement et du domaine hydrique de l’État (ci-après « fonds de compensation »), qui sera affectée au financement de projets de restauration et de création de MHH.

Bien que les systèmes « en-lieu de » réduisent les coûts de transaction par rapport à la compensation au cas par cas et permettent d’investir de manière stratégique dans des projets de création et de restauration de MHH, ils ne sont pas sans failles[84]. La création ou la restauration des MHH est effectuée après leur destruction ou leur perturbation, ce qui augmente les pertes intermédiaires. Par ailleurs, les contributions financières exigées dans certains pays se sont révélées insuffisantes pour restaurer ou créer des écosystèmes équivalents à ceux qui avaient été détruits, et elles ont parfois été utilisées pour financer des initiatives existantes de conservation[85]. Enfin, ce système exacerbe la difficulté de maintenir une équivalence entre les pertes et les gains, de par l’agrégation des mesures. Outre le dimensionnement approprié de la contribution financière (2.5.1), ces fonds nécessitent donc un encadrement juridique strict en vue d’assurer une bonne gouvernance (2.5.2) et le respect des principes applicables à la compensation écologique (2.5.3).

2.5.1 Le nerf de la guerre : le dimensionnement de la contribution financière

Un des principaux défis liés aux systèmes « en-lieu de » (in-lieu fees) est d’évaluer le montant de la contribution financière ex ante avant même de connaître le coût des projets de compensation[86]. Or, il est indispensable que la contribution financière corresponde réellement aux coûts de restauration et de création d’écosystèmes équivalents à ceux qui ont été détruits. Si elle est trop faible, il ne sera pas possible d’atteindre l’objectif d’aucune perte nette. Inversement, un montant particulièrement élevé pourrait être considéré comme contraire au droit de propriété[87] ou perçu telle une taxe déguisée[88].

Cette question a conduit, par exemple, le Corps of Engineer et l’Environmental Protection Agency (EPA) aux États-Unis à indiquer dans la 2008 Compensatory Mitigation Regulation les types de coûts à prendre en compte dans l’établissement des contributions financières. Ce règlement précise que le coût des contributions doit être basé sur le coût complet de remplacement et inclure le cas échéant :

  • le prix d’acquisition du terrain de remplacement ;

  • les coûts de planification et de conception des projets ;

  • les coûts de restauration, y compris les matériaux, la main-d’oeuvre et les frais juridiques ;

  • les coûts de gestion adaptative, de suivi et de correction ;

  • les frais d’administration du fonds de compensation ;

  • les coûts de gestion et de la protection à long terme du site restauré ou créé.

De plus, le montant de la contribution doit comprendre les garanties financières nécessaires pour assurer la réussite des projets de compensation[89].

Au Québec, plutôt que de lister les coûts qui doivent entrer dans le calcul des contributions, la Loi MHH prévoyait une formule de calcul transitoire, dont la méthode a été précisée dans le RCAMHH[90]. Celle-ci inclut plusieurs des coûts susmentionnés, à savoir le coût de création et de restauration d’un MHH (ct, soit le coût de base multiplié par un facteur représentant la qualité du MHH et l’ampleur de l’impact, et un facteur régional), et la valeur du terrain, celle-ci étant établie d’après la valeur foncière moyenne des terrains vagues des MRC dans lesquelles se situent les projets[91]. Sans surprise, cette formule est contestée par de nombreux acteurs, les uns considérant que le montant qui en résulte est insuffisant pour compenser de manière équivalente les pertes occasionnées par les autorisations environnementales, les autres estimant ce montant démesuré, même discriminatoire, ou ne reflétant pas suffisamment les divergences régionales[92]. En tout état de cause, il appartiendra au ministère de l’Environnement d’adapter périodiquement cette formule de manière transparente en tenant compte de l’évolution des connaissances sur les coûts de restauration et de création de MHH.

2.5.2 Le programme ministériel de restauration et de création de milieux humides et hydriques : un outil garant d’une bonne gouvernance ?

Afin de planifier l’exécution des mesures de compensation et les dépenses du fond, la Loi sur l’eau exige du ministre qu’il élabore un ou des programmes de restauration et de création de MHH (PRCMHH). Un tel mécanisme devrait diminuer les risques que les contributions financières ne soient pas mises en oeuvre en temps opportun ou ne soient pas utilisées à des fins pertinentes. La Loi sur l’eau prévoit le contenu minimal du PRCMHH et les critères que le ministre devra respecter au moment de son élaboration.

Le système québécois comporte cependant un risque non négligeable : le ministre de l’Environnement a la responsabilité d’évaluer les impacts, de collecter les sommes d’argent, de gérer le fonds de compensation, d’établir le PRCMHH, de le mettre en oeuvre et de contrôler la bonne exécution des travaux qui en découlent, sauf délégation à une MRC. La même autorité étant à la fois chargée d’autoriser les impacts et d’investir dans les projets de restauration, elle pourrait être incitée à donner son aval à certains projets aux impacts inacceptables dans le but de générer des fonds à réinvestir dans la restauration ou la création de MHH. La même problématique a été soulevée aux États-Unis[93] et en Australie[94]. Afin de pallier ce risque, le législateur aurait dû attribuer à deux entités distinctes les pouvoirs d’autorisation et ceux de gestion du fonds de compensation ou, à tout le moins, prévoir la supervision de ce fonds par un conseil de gestion.

2.5.3 La définition de l’objectif d’aucune perte nette et l’intégration des standards de compensation au sein du Programme de restauration et de création de milieux humides et hydriques

Malgré l’indétermination initiale de l’objectif d’aucune perte nette, les dispositions relatives au PRCMHH mentionnent en fait les éléments appréhendés par cet objectif ainsi que l’échelle spatiale à laquelle il s’applique, en précisant la portée de la compensation écologique.

Quant à la portée matérielle du PRCMHH, la Loi sur l’eau précise que les projets de restauration et de création sélectionnés en vertu de ce dernier doivent permettre de maintenir les superficies ou les fonctions des MHH d’un bassin versant ou de faire des gains en ces matières, et qu’ils doivent être évalués en fonction de facteurs d’équivalence par rapport aux types de MHH détruits ou perturbés[95]. Le législateur a cependant laissé une marge d’appréciation importante au ministre qui semble avoir le choix entre différents éléments des MHH à compenser (superficies ou fonctions). Cette flexibilité génère une certaine confusion et un risque de se focaliser uniquement sur les superficies. D’ailleurs, le premier PRCMHH, adopté en juin 2019[96], contient seulement un objectif lié à la superficie (63 hectares pour l’ensemble des MRC). Le ministère de l’Environnement a admis qu’une méthode rigoureuse prenant en considération les fonctions des MHH doit encore être élaborée[97].

Pour ce qui est de l’échelle spatiale, la Loi sur l’eau exige que les projets de compensation soient réalisés « prioritairement à l’intérieur du territoire de la [MRC] dans lequel le milieu sera détruit ou perturbé ou dans le territoire d’un bassin versant qui y est en tout ou en partie compris[98] ». Le gouvernement a donc opté pour une échelle régionale (MRC ou bassin versant), plus en concordance avec le principe de proximité fonctionnelle que l’échelle provinciale. Cependant, l’échelle régionale reste également large et floue, les limites des MRC ne coïncidant pas avec celles des bassins versants.

Conclusion et perspectives concernant les textes réunis dans le présent numéro

En définitive, la Loi MHH met en place un système ambitieux de protection des MHH en vue d’atteindre une absence de perte nette, en se reposant principalement sur quatre aspects : 1) la mise en place d’une planification régionale ; 2) l’intégration de cette dernière dans les outils d’aménagement du territoire ; 3) l’application de la séquence d’atténuation pour les activités ayant lieu dans les MHH ; et 4) la mise en place du PRCMHH. Malgré le renforcement du cadre législatif et le caractère novateur de certains de ces outils, l’application judicieuse de la séquence d’atténuation et l’atteinte de l’objectif d’aucune perte nette restent tributaires de la bonne volonté des autorités chargées de la mise en oeuvre de ce cadre, celles-ci disposant d’une importante discrétion.

Ainsi, la plus-value des plans régionaux dépendra des capacités des MRC à recenser rigoureusement les MHH de leur territoire et à identifier les milieux présentant un intérêt pour la conservation sur la base de considérations principalement écologiques plutôt qu’économiques et politiques. Cette plus-value reposera également sur la manière dont le ministre de l’Environnement envisagera les plans régionaux au moment de la délivrance des autorisations environnementales et de la gestion du PRCMHH, celui-ci n’ayant qu’une obligation de prise en considération à leur égard et non une obligation de compatibilité, contrairement aux MRC.

À cet égard, l’analyse de l’approche allemande que font Adeline Bas, Léa Dieckoff, Esther Dinh et Sandra Clermont dans le présent numéro permet de mettre en lumière les avantages et les limites de l’intégration de la séquence d’atténuation aux instruments de planification territoriale. Ces auteures présentent l’approche planifiée, anticipée et mutualisée de la compensation écologique en Allemagne, pays qui a très tôt mis en place un système d’écopoints et a obligé de surcroit les communes à anticiper les mesures compensatoires dans leurs documents d’urbanisme. Malgré ces innovations, le mécanisme allemand, expliquent-elles, souffre d’un manque de vision régionale cohérente, la planification n’étant obligatoire qu’à l’échelle communale. De plus, cette approche ne garantit pas l’efficacité des mesures, les communes n’utilisant pas toujours à bon escient l’importante autonomie dont elles disposent dans leur aménagement.

Comme solution de rechange, au Québec, la Loi MHH aurait pu attribuer cette responsabilité aux OBV, mieux placés pour favoriser une approche par bassin versant et prendre en considération les impacts cumulatifs, à l’instar du système français. Le texte de Marthe Lucas met justement en exergue le rôle qu’ont joué les schémas directeurs d’aménagement et de gestion des eaux (SDAGE) en France dans la définition et la mise en oeuvre de la séquence d’atténuation, alors même que le cadre juridique y relatif était déficitaire. De plus, grâce au rapport de compatibilité, les SDAGE ont produit un effet indiscutable sur la conception et l’encadrement de projets adoptés dans le domaine de l’eau.

Afin de concrétiser cette planification, les municipalités doivent notamment préciser la manière dont la conservation des milieux d’intérêt devra être assurée et définir les mesures d’encadrement des activités susceptibles d’être réalisées pour en garantir une utilisation durable. Vu la variété d’activités pouvant impacter les milieux humides, divers outils juridiques doivent être mis à la disposition des autorités compétentes pour mettre en oeuvre cette planification (interdictions, régimes d’autorisation, outils fiscaux, outils fonciers, etc.). Ainsi, le texte de Valérie Dupont, Marc-Antoine Racicot et Tom Drevard met en avant les outils fonciers, fiscaux et économiques que les municipalités québécoises peuvent solliciter pour compléter leur réglementation.

Bien qu’elles n’existent pas encore en droit québécois, les obligations réelles environnementales (ORE) pourraient aussi compléter utilement l’action des autorités publiques à la phase tant de l’évitement que de la compensation. Les ORE sont très intéressantes dans la mesure où elles permettent de s’affranchir des contraintes attachées aux servitudes de conservation, à savoir l’impossibilité d’imposer des obligations de faire et la nécessité d’un fonds dominant. Le texte de Gilles Martin fait le point sur l’expérience française, le législateur ayant modifié en 2016 le Code de l’environnement pour y introduire la possibilité de constituer une ORE. Cet auteur revient également sur les raisons qui expliquent le succès des ORE dans les pays anglo-saxons et sur les potentialités de cet outil, notamment dans le domaine de l’eau.