Corps de l’article

Introduction

Il est 6 h, son réveil sonne sur son smartphone, géolocalisation allumée. Eden se prépare en écoutant un podcast, retweeté aussitôt entre deux bouchées de céréales dont la promotion avait été reçue sur son compte Facebook. Quelques notes sont prises sur un document déposé en ligne – sur Google Docs – concernant l’impact carbone du numérique. Eden se questionne. Son podcast continue de tourner en arrière-plan, lorsqu’il consulte les horaires de bus sur son application Transport. La tâche est facilitée par la géolocalisation activée. Sur le trajet, il visite ses messageries, son compte LinkedIn, ses snaps, les flux RSS de ses sites préférés, les dernières offres sur ses e‑shops habituels…

À l’école, c’est Bring Your Own Device. Chacun et chacune s’assoit derrière son écran, l’enseignante y comprise. Ce qui a été commencé sur le smartphone peut se terminer sur l’ordinateur. Eden se permet donc de continuer ses échanges via ses messageries. Son enseignante de philosophie ne veut pas de tous ces écrans ouverts devant les apprenants et les apprenantes, alors une consigne est tentée : « Fermez vos ordinateurs, il est temps que vous m’écoutiez ». Cette exigence se manifestera souvent, car l’école semble absorber toujours plus les technologies numériques (Christensen, Horn et Johnson, 2017; Collins et Halverson, 2018; Davis, 2018; European Commission, 2021). La gestion de cet intermédiaire numérique – le pharmakon pour Stiegler (Steigler, 2012), qui à la fois capteur attentionnel et sources de connaissances diverses et variées via le Web – est un défi pédagogique de taille pour le corps enseignant, ainsi qu’un profond enjeu de formation pour les personnes apprenantes.

Lors du travail de groupes, les élèves doivent créer, via Microsoft Office 365, une présentation des concepts clés de philosophie qui viennent d’être présentés. Tous et toutes les élèves ne jouent pas le jeu cette fois. Dominique a oublié son ordinateur portable, la batterie de celui d’Alex est à plat, Hadi a une machine si peu puissante qu’elle ne permet pas d’effectuer une telle tâche informatique et Lou n’a délibérément pas d’ordinateur portable en raison de convictions personnelles.

La journée se termine. Les semaines passent. Les années scolaires se succèdent. Eden a fini son lycée et n’a maintenant plus de compte Microsoft Office 365 payé par l’institution scolaire. Est-ce que notre protagoniste est maintenant une personne citoyenne numérique éclairée et critique? Cet article offre un temps de réflexion sur l’expérience d’Eden et de ses collègues de classe. Les objectifs de formation numérique y sont discutés et, pour ce faire, le concept de citoyenneté numérique est examiné. Ensuite, le fonctionnement de l’industrie du numérique est exposé pour débattre de son adéquation avec les valeurs scolaires. Finalement, des choix possibles d’environnements numériques à standardiser sont exposés, accompagnés de leurs possibles conséquences pédagogiques et sociétales.

Les personnes apprenantes devront développer des digital skills pour devenir des citoyens et citoyennes du 21e siècle (Carretero, Punie et Vuorikari, 2021) et atteindre des standards de compétences technologiques pour vivre dans un paysage mondial de plus en plus numérisé (International Society for Technology in Education, 2016). Résoudre des problèmes informatiques, créer et communiquer en ligne, ou juger les informations des médias numériques représenteraient aujourd’hui des habiletés nécessaires à acquérir. Mais ce monde qui se numérise, comment se transforme-t-il? Cette citoyenneté numérique, qu’est-elle réellement? Comment l’école publique devrait-elle didactiser les environnements numériques d’apprentissage pour permettre l’émergence de futurs citoyens et citoyennes capables d’évoluer dans cette continuité d’espaces, entre l’analogique et le numérique? Cet article expose des fondamentaux de la philosophie sur les questions de citoyenneté et des enjeux socioéconomiques de gouvernance informatique. La prétention est de participer à cette réflexion plus que nécessaire et urgente de la part des décisionnaires et des chercheurs et chercheuses quant aux choix numériques pour l’école publique, sans quoi Eden risque de garder les yeux sur Twitter, les oreilles sur le podcast d’Apple, son intellect sur Google, ses interactions sociales sur Snapchat, ses données personnelles sur Office 365... sans le recul critique nécessaire à une pensée autonome, que l’école a pourtant promis de soutenir.

1. Le double mouvement des humanités numériques

Avec la numérisation, des concepts se redéfinissent, des opportunités se créent, des pratiques évoluent, des traditions se perdent. La relation complexe entre les sciences humaines et sociales (SHS) et la numérisation incite à participer à la clarification des questionnements essentiels à la transformation de l’école publique.

L’introduction au sujet montre un enchevêtrement du numérique dans les activités humaines comme jamais une technologie s’est introduite dans le quotidien de nombreux humains. Cette omniprésence, conscientisée ou non, demande une prise de position de celles et ceux qui veulent émettre un jugement sur ces évolutions. Toutes et tous immergés dans le numérique, il nous est difficile de discourir sur un objet qui transforme si profondément jusqu’aux facettes les plus intimes de nos vies (Tisseron, 2020; Goofy, 2018). Cet obstacle se dresse aussi sur la route que les auteurs de cet article se sont donnée. Alors que ce texte est rédigé dans un environnement numérique en ligne de collaboration (etherpad), notre discours est lui-même déterminé par la plateforme qui l’héberge : ses modalités d’écriture, ses fonctionnalités d’aide à la rédaction et de sauvegarde automatique façonnent notre activité académique.

Cette difficulté a été identifiée par les chercheurs et·chercheuses des SHS et des réponses sont formulées (Baron, 2020). Dans leur manifeste pour des humanités numériques (Dacos, 2011), le groupe de signataires appelle ainsi à une reconnaissance des phénomènes numériques comme appartenant à la culture en général : la culture numérique est culture. Le numérique n’apparaît pas de nulle part et fait bien partie de notre monde. Malgré la magie apparente et son potentiel virtuellement infini, le numérique est localisé dans un système d’échange marchand. Cela dit, les pratiquants et pratiquantes d’humanités numériques se placent alors à ce point de bascule entre les effets du numérique sur les SHS d’un côté, et de l’autre, le discours des humanités sur le numérique. Un double mouvement s’opère durant lequel le numérique est en même temps (1) facteur d’évolution et (2) objet d’étude.

Premièrement, en tant que porteur de changement, le numérique agit selon le programme des spécialistes en cybernétique comme augmentation des capacités humaines (mémoire, communication, calcul… cf. Cardon, 2019). Par exemple, la Time Machine européenne (Time Machine Organisation, 2021), initiée d’abord avec la Venice Machine, illustre l’innovation apportée par le numérique au travail d’archives, d’histoires et de cartographies. Les cultural analytics (Manovich, 2020) sont le pendant SHS du business analytics : sur le marché ou dans l’académie, il s’agit de classer, d’ordonner et de représenter les données de façon à produire des connaissances qui seraient inaccessibles sans le numérique. Dans ce premier mouvement, le numérique entraîne des répercussions profondes sur la pratique des SHS. Simultanément les chercheurs et chercheuses en information et communication, les sociologues et les psychologues, pour ne reprendre que quelques disciplines des humanités, observent les changements disruptifs opérés par le numérique. Dans l’autre mouvement, des théories apparaissent sur les nouvelles structures économiques qui sous-tendent le numérique – capitalisme de surveillance (Zuboff, 2020), technoféodalisme (Durand, 2020) – et des concepts naissent pour décrire de nouveaux phénomènes, tels que la « fatigue zoom » (Wiederhold, 2020) ou le « microtravail » (Casilli, 2019).

Les humanités numériques apparaissent ainsi en tant que double mouvement. Ce positionnement est le point de départ de cet article. Orienté sur la pédagogie et le monde scolaire, ce double mouvement invite à penser l’école en transformation et à évaluer la manière d’aborder le numérique à l’école. Si le numérique a pu ainsi transformer l’étude des cultures, l’histoire, le commerce, l’économie, la sociologie, la psychologie..., tout porte à croire que la pédagogie vit une telle transformation.

2. La citoyenneté numérique

Le modus vivendi actuel de nombreux systèmes scolaires semble être de prendre le concept de citoyenneté numérique, ou un terme relatif, comme finalité d’apprentissage. À titre d’exemples, mentionnons le Conseil de l’Europe, qui se dote en 2016 d’un projet intergouvernemental nommé Éducation à la citoyenneté numérique (Conseil de l’Europe, 2021); la Wallonie et son programme Digital Wallonia 2016‑2019, qui visait l’élargissement et la pérennisation de l’école numérique en offrant plus de 100 fiches activités pour que le quotidien des élèves les invite à une citoyenneté numérisée (École numérique Digitalwallonie.be, 2021); le gouvernement canadien, qui lançait en 2020 un appel à projets dans le cadre du Programme de contributions en matière de citoyenneté numérique (Patrimoine canadien, 2021); ou encore la Suisse romande, qui place la culture et la citoyenneté numériques comme finalité, en dessus des usages, de l’éducation aux médias et à la science informatique, dans son nouveau plan d’études nommé Éducation numérique, officialisé en 2021 (Conférence Intercantonale de l’Instruction Publique, 2021). Mais que signifie être « un citoyen ou une citoyenne numérique »?

2.1 La citoyenneté comme autonomie de pensée

Alors que les questions du statut et des actions des citoyens et citoyennes dans la Cité sont posées depuis l’Antiquité au moins (Platon, 1992), les doctrines du siècle des Lumières et l’histoire de la Révolution française sont enseignées aux élèves suisses romands et français, jusqu’à devenir des topos éculés des débats médiatiques. Parmi les paradigmes hérités, relevons l’usage de la raison et du savoir (les encyclopédistes), la primauté à la tolérance (Lessing), la méthode scientifique initiée plus tôt par Descartes et le primat de droits et de devoirs, qu’ils soient de nature contractuelle (Locke) ou essentielle (Déclaration universelle des droits de l’homme). Quand il définit les Lumières comme ce qui fait sortir l’être humain de la minorité, Kant (1784) lie la citoyenneté à l’interprétation étymologique d’éduquer dans le sens de conduire l’individu hors d’un état (ex ducere). Passer de l’état de minorité à celui de la majorité consiste à se « servir de son intelligence sans être guidé par un autre ». L’esprit critique et l’autonomie de l’individu – agir et vivre selon les principes que l’on s’est donnés – sont les piliers de la citoyenneté kantienne. L’éthique kantienne apparaît alors comme socle immanquable à la fois des réflexions éthiques contemporaines (Russ et Leguil, 2020) et du fondement idéologique tacite des méthodes de travail et des mises en pratique de principes et chartes éthiques dans la multitude des activités humaines.

Si ce concept d’autonomie kantien est privilégié ici pour son impact concret et bien présent dans l’imaginaire collectif européen[1], il mérite cependant d’être contrebalancé. D’abord, il est aisé pour un Européen ou une Européenne de considérer cet héritage philosophique comme universel et de chuter dans l’ethnocentrisme, alors que d’autres conceptions – p. ex. : philosophie ubuntu, primauté du collectif sur l’individu – sont vécues par des populations sur d’autres continents (Lian, 2008; Schauffer, 2006). Ensuite, le primat de la raison a été mis à mal au réveil de la Deuxième Guerre mondiale sur le territoire européen (Horkheimer et Adorno, 1983) et continue d’être l’objet de critiques jusque dans les titres d’essais, comme Latour (2010), qui affirme que « nous n’avons jamais été modernes ». Soulignons aussi que l’esprit critique et l’autonomie de la citoyenneté kantienne sont des composantes éthiques appliquées majoritairement au XXIe siècle sous un mode individualiste et contractuel[2]. Tronqués de la morale kantienne comme système, ces éléments éthiques sont placés au gré des besoins et des pressions dans le patchwork postmoderniste des organisations contemporaines. La citoyenneté semble donc contextuelle, culturelle, puisque localisable. Toutefois, entre autres en raison d’Internet, cette citoyenneté déborde aujourd’hui les frontières.

2.2 Les définitions récentes de la citoyenneté numérique

Le terme numérique est lui-même multidimensionnel et dépendant des usages (Bourgeois et Ntebutse, 2020). Sa compréhension première pourrait être une opposition à l’analogique. On s’approcherait ainsi du « mot passe-partout » (Vitali-Rosati, 2014, p. 64) servant à définir une multiplicité de pratiques de notre quotidien. Le numérique peut aussi signifier des équivalences calculées d’expériences humaines, dont l’acceptation est testée (Boullier, 2019, p. 95). La sociologie étudie la formalisation du tissu socionumérique et permet de prendre la mesure des transformations induites par l’industrie technolibérale (Sadin, 2016). Pour d’autres, ce serait « une manière de faire les choses » intégrant des frontières nouvelles pour le commerce, le traitement détaillé de l’expérience d’utilisation, ou l’exploitation systématique des données pour une perpétuelle régulation (Dörner et Edelman, 2015). Cette vision n’est pas sans rappeler les propos d’Anderson (2008), qui voyait dans le numérique la fin de la théorie, car les tests AB s’appuient sur tant de données que l’exercice interprétatif deviendrait caduc. Place aux nombres, à la quantification, rendue possible grâce aux interfaces. Ainsi, définir la citoyenneté numérique dans ce monde de la quantification semble être un défi immense (Orgad, 2018). Qu’en dit la littérature spécialisée?

La littérature traite du concept de citoyenneté numérique depuis quelque temps déjà. Selon Dimension.io, le terme digital citizenship apparaît en 1995 avec la publication Enter the cyberpunk librarian: future directions in cyberspace, de Jonathan Willson (1995). Toutefois, le nombre de publications explose à partir des années 2010 (114 en 2010, 383 en 2015 et 1806 en 2020). Le concept est alors étudié en éducation, en sociologie, en communication et dans d’autres disciplines avoisinantes. La modélisation proposée par Pangrazio et Sefton-Green (2021) illustre bien la nécessité de clarification de ce concept multidimensionnel et toute la complexité de ce qu’il englobe : sur l’abscisse, les extrémités sont l’individu et le collectif; sur l’ordonnée, elles sont les pressions (actions top-down) et les revendications (assertions bottom-up). Il y a ainsi des éléments propres à l’individu, au collectif, au rapport à l’autorité, à l’initiative, à l’autonomie, à la gouvernance, etc., qui invitent finalement à questionner la citoyenneté kantienne. Être un citoyen ou une citoyenne numérique, serait-ce avoir la capacité d’agir et de vivre dans les environnements numériques selon les principes que l’on s’est donnés? Comment se réalise l’autonomie de l’individu dans le cyberespace et quels sont les objets d’un esprit critique numérique? Une analyse, même sommaire, de la documentation anglophone et francophone permet de faire émerger trois compréhensions actuelles de la citoyenneté numérique en tant que nécessité, droit ou compétences :

  • La nécessité d’une citoyenneté numérique est explicite dans le concept de personne citoyenne mise en données ou datafied (Hintz, Dencik et Wahl-Jorgensen, 2019). Caractérisés par un cumul de données, nous devons optimiser nos scores en jouant adéquatement de nos comportements et des traces que nous laissons, sans quoi les occasions favorables disparaissent, jusqu’à ce que nous risquions de perdre notre libre arbitre. Dans ce contexte, former à la citoyenneté numérique pourrait s’apparenter à former à la gestion de ces scores, mais ce n’est pas seulement l’individu qui est en jeu. La démocratie semble aussi être ébranlée (Devriésère, 2019) – entre les voeux pieux des pionniers du Web visant l’auto-organisation et les activités civiques médiatisées par des technologies numériques porteuses de valeurs – par le changement d’échelle ou la complexification de l’engagement citoyen. Il y aurait donc une franche nécessité que les citoyens et citoyennes développent une littératie et une fluidité dans les environnements numériques, pour témoigner de leur citoyenneté et espérer retrouver leur agentivité individuelle et les valeurs démocratiques sur le Web.

  • La citoyenneté numérique serait aussi un droit pour lequel nous sommes toutes et tous invités à nous battre (Isin et Ruppert, 2015). Il s’agirait du droit à l’anonymat, à la transparence des algorithmes, au contrôle et à la possession de nos données personnelles (Luke, 2010), mais aussi, le droit à l’oubli (Eichorn, 2019), qui remet en question nos libertés d’aujourd’hui, nos revendications de demain et le droit à l’erreur. Cette lutte pour refuser la voie du contrôle par rapport à celle du chaos (Lacomble, 2014) est une recherche continue d’équilibre entre les bénéfices et les risques appelant là aussi à une compréhension des enjeux et, par voie de conséquence, à une culture numérique large et des compétences associées.

  • La citoyenneté numérique serait aussi une palette de compétences à développer (Frau-Meigs, O’Neill, Soriani et Vitor, 2017). Après les illusions naïves des enfants du numérique ou digital natives, il semble aujourd’hui admis que la formation à cette citoyenneté représente à la fois un enjeu fondamental et un travail ardu (Hollandsworth, Dowdy et Donovan, 2011). Les compétences sont multiples (Curran et Ribble, 2017) et les ambitions peuvent être plus ou moins grandes (Choi, 2016), jusqu’à la résistance critique qui implique un choix des plateformes pour les valeurs qu’elles véhiculent et une congruence avec nos aspirations.

Devant faire face à une diversité de compréhensions de la citoyenneté numérique, l’institution scolaire a la lourde tâche d’opérationnaliser la citoyenneté numérique visée, notamment en sélectionnant les environnements numériques d’apprentissage et les outils informatiques déployés. Entre consommation naïve, bureautique et usage critique ou co-construction de l’espace commun sur la base de valeurs, le but devrait définir les moyens.

2.3 La complexité d’un concept formalisé par le choix des environnements numériques institutionnalisés

Face à la diversité de définitions de la citoyenneté numérique, son opérationnalisation dans les pratiques pédagogiques devient un enjeu clé qui oriente les finalités scolaires. Ce sont notamment les choix d’infrastructures qui se chargeront de cette opérationnalisation. En effet, il a été conceptualisé à de nombreuses reprises que l’environnement représente un facteur clé de l’apprentissage et du développement, que ce soit les conceptions issues de la pédagogie spécialisée (interaction entre la personne et l’environnement), la théorie des situations didactiques (Brousseau, 1988) ou encore dans les compréhensions neurocognitives de l’apprentissage (OECD, 2007), pour ne prendre que quelques exemples. En simple, didactiser nécessite de maîtriser l’environnement, en partie du moins, et l’environnement participe activement à la formation et au développement des personnes apprenantes.

Ainsi, les choix numériques imposent des limites, un rapport à l’objet, un rapport à l’autre, un rapport au savoir... Déjà thématisé par Lessig en 2006 et sa populaire phrase « code is law », l’impact des plateformes et du travail des codeurs sur le quotidien – ici, le quotidien d’enseignement/apprentissage – est massif. Le parallèle analogique serait l’impact des murs de l’école et du travail de l’architecte qui, fort heureusement, est régulé à l’aide d’une histoire et d’un empirisme traduit en règlements et en directives. Cette régulation est pour le moment lacunaire dans les environnements numériques d’apprentissage, et les systèmes scolaires qui adoptent les solutions des GAFAM ont accepté de perdre une certaine gouvernance (Krutka et al., 2021), par exemple, du rapport au savoir et des valeurs qui sont véhiculées par les outils et environnements numériques. Par exemple, si le choix de l’école est de mettre à disposition une suite de bureautique et un navigateur Web, la définition sous-jacente de la citoyenneté numérique correspondrait tout juste à l’utilisation sécuritaire des outils numériques standardisés. Si la diversité des outils et des navigateurs est privilégiée, alors le rapport nuancé peut être construit, associé à une éducation aux médias. Si le choix de l’école est de mettre à disposition de vieilles machines remises en état à l’aide de solutions libres et d’éduquer à une consommation réfléchie de ce matériel pour que les choix de chacun et chacune soient construits sur des valeurs écologiques et sociales, la citoyenneté numérique prend alors un tournant plus critique. Ces brefs exemples explicitent combien, derrière ce concept parapluie de la citoyenneté numérique, les compréhensions et croyances individuelles peuvent s’exprimer dans les choix d’infrastructures numériques scolaires, tout comme dans les choix didactiques des professionnels et professionnelles de l’enseignement. Les autorités et institutions scolaires ont ici une responsabilité d’ampleur, possiblement sous-estimée.

Un bref parcours de la littérature scientifique exposant des projets d’implémentation des technologies numériques dans les classes permet de montrer la diversité des pratiques et d’illustrer l’impact des choix d’infrastructures sur la définition retenue de citoyenneté numérique. Il existe tout d’abord une approche qui vise la formation explicite à l’usage sécuritaire des environnements numériques. L’école ici se referme, plaçant le Web comme un monde à aborder avec crainte. Les technologies sont souvent réduites au matériel et l’impact motivationnel en est la variable dépendante souvent étudiée – permettant au passage d’affirmer le bienfondé d’un tel déploiement – (Chou et al., 2012; Karsenti et Fievez, 2013; Meabon Bartow, 2014). L’autre optique est l’ouverture au monde, propre au Web. Des études documentent les occasions de collaboration avec les familles (Ball et Skrzypek, 2019) ou la création de contenus diffusables (Dooley et al., 2016). D’autres exemples de l’école obligatoire ajoutent l’interdisciplinarité et la pédagogie de projet – voxel (sandbox) game world comme environnement numérique pour travailler la littératie des médias (Hill, 2015) –, le microblogging comme outil de communication de contenus scientifiques travaillés en classe (Becker et Bishop, 2016) ou encore la photographie numérique comme soutien au développement des habiletés métacognitives (Gutierrez de Blume et al., 2016). En bref, lorsque l’environnement est numérique, il est alors participatif, spatial, et encyclopédique (Murray, 2017), et il invite l’école à remettre en question son ouverture, entre occasions et risques. Cette ouverture est-elle souhaitée? Il s’agit d’une décision éminemment politique, mais l’implémentation du numérique à l’école ne pourra pas se passer des propriétés, des pratiques et des conceptions qui lui sont associées.

3. Propriétés, pratiques et conceptions du numérique en adéquation avec le monde scolaire actuel

Commençons par un exemple rapporté par Casilli (2019) ayant un impact à priori intéressant pour l’éducation, par la diffusion de contenus qu’il permet : Youtube. Cette plateforme met en rapport plusieurs catégories d’utilisatrices et utilisateurs, et applique des « prix » différentiels. Les usagers-annonceurs paient pour un espace publicitaire et des profils d’acheteur. Les usagers-spectateurs, vous et moi, paient les contenus de leur temps et de leur attention (Citton, 2014). Les usagers-youtubeurs (ou usagers-créateurs, si l’on souhaite généraliser l’analyse) paient de leur talent et de leur énergie, mais une maigre minorité est rémunérée pour ses contenus et contributions. Cette coordination de plusieurs actrices et acteurs sur une multisided platform (Srnicek et De Sutter, 2017) n’est rendue possible que par l’exploitation des données personnelles des usagers et usagères. La technologie derrière le Web 2.0 a permis l’émergence de ces modèles d’affaires véritablement disruptifs, et un aperçu sur ce fonctionnement laisse supposer un désaccord non négligeable avec les logiques scolaires actuelles. Afin de détailler cette réflexion sur l’adéquation de ces deux mondes, les propriétés sociotechniques du numérique et les pratiques de l’industrie numérique sont explorées ci-après.

3.1 Les propriétés sociotechniques du numérique

Les 0 et les 1 du numérique se déplacent très vite, à tel point que les échanges de cette nature sont considérés comme instantanés. Le passage forcé à une communication à distance en 2020 a démontré cette propriété par l’adoption massive de solutions de visioconférence (Fortune Business Insights 2020). Une autre propriété sociotechnique réside dans la décentralisation (Ghernaouti et Dufour, 2017). Les racines de cette propriété se trouvent dans le cahier des charges de l’un des réseaux précurseurs d’Internet, le réseau de communication militaire étasunien ARPANET, qui visait à maintenir, quoi qu’il arrive, la communication entre les centres de commandement, même si l’un d’eux, névralgique, n’émettait plus. L’Internet a hérité de cette architecture décentralisée qui apporte robustesse et résilience (Bortzmeyer, 2018). Cette architecture en toile offre une multitude de mises en rapport des terminaux et des humains derrière ceux-ci. Il est possible de converser à deux (1:1, peer to peer), mais aussi d’une personne à une multitude (1:n) et inversement (n:1). Cette multilatéralité (Bondolfi, 2016) est l’application du principe de l’agora, un espace de rencontre ouvert à tous. Enfin, les données circulant dans tout un réseau ─ passant par des terminaux, mais aussi des serveurs, des points d’accès et des commutateurs ─, il est raisonnable d’affirmer la persistance de l’information numérique, sans pousser à la perpétuité. Cette propriété est notamment illustrée par l’effet social dit de Streisand (Curry Jansen et Martin, 2015). Finalement, si le numérique permet une communication instantanée, il est aussi possible pour ses usagers et usagères de communiquer de façon asynchrone, c’est-à-dire décalée dans le temps. Le courriel en est un exemple. Ainsi, (A) l’instantanéité, (B) la décentralisation, (C) la multilatéralité, (D) la persistance et (E) l’asynchronicité semblent donc constitutifs du numérique. Mais ces propriétés sont-elles réellement en phase avec l’école actuelle?

L’instantanéité pourrait être souhaitée lors de rétroactions, mais clairement rejetée pour l’effort cognitif soutenu. La décentralisation semble risquée pour protéger les élèves de contenus frauduleux, mais utile pour donner l’accès à toutes et tous et libérer des savoirs. La multilatéralité semble juste dans l’absolu, mais sonde le rôle des personnes enseignantes. La persistance semble utile pour revenir sur les traces et comprendre les apprentissages réalisés, mais interroge sur le statut de l’erreur, fondamentale dans l’action pédagogique. Finalement, l’asynchronicité semble permettre des ingénieries pédago-didactiques nouvelles, mais exige une autonomie d’apprentissage et des capacités d’autorégulation que l’école ne peut pas exiger de chacun. McLuhan affirmait déjà en son temps (1964) que « l’éducation est une entreprise de défense civile contre les retombées des médias » (1994, p. 226). Est-ce que l’école ne serait pas le lieu où (a) on prend le temps, (b) on formalise, (c) on sécurise, (d) on tolère, (e) on s’accorde? La citoyenneté numérique relève aussi d’un rapport construit avec les technologies numériques ou, en reprenant les mots d’Étienne Kein (Ready For IT Monaco, 2021), nécessite d’avoir pensé le compagnonnage que l’on souhaite entretenir avec ces outils et environnements.

3.2 Pratique de l’industrie du numérique

L’industrie du numérique travaille explicitement à s'ajuster à sa clientèle, pour mettre cette dernière dans sa zone de confort, alors que l’école oeuvre à faire grandir ses bénéficiaires, en visant un dépassement de soi bienveillant, pour qu’ils et elles développent une autonomie et une pensée critique. Toutefois, ces deux finalités opposées peuvent se rencontrer dans des pratiques comparables. Des méthodes et principes sont développés par l’industrie numérique pour des raisons de survie concurrentielle et de disruption de marché. En faisant abstraction de leur finalité commerciale, ces méthodes et résultats peuvent être exposés pour émettre quelques réflexions sur leur applicabilité dans le développement d’environnements numériques d’apprentissage et de l’école en général, pour prolonger la réflexion sur l’articulation entre l’école et le numérique.

L’empathie. La conception centrée sur la clientèle, ou user-centrered design, explicitement invitée dans la conception créative, ou design thinking (Lewrick, Link et Leifer, 2018), est au coeur de la création actuelle des outils numériques. Il s’agit de l’étude de l’interaction entre l’humain et la machine, afin que la plateforme corresponde réellement aux besoins des personnes utilisatrices et offre une expérience sans rupture. Cette approche, popularisée dans l’univers analogique avec la publication de « Le design des objets du quotidien » de Norman (1988), recommande un véritable intérêt porté sur les utilisateurs et utilisatrices, leurs besoins et leurs ressentis. Pour comprendre sa clientèle, il s’agit, dès les premiers cycles de développement du produit, de se mettre à sa place et de faire preuve d’empathie, au sens d’une sensibilité explicite aux besoins ou aux envies de l’autre. L’apparition d’un tel vocable dans l’industrie des TI est remarquable, et n’est pas sans rappeler l’exercice pédagogique (Gueguen, 2020).

L’empathie est explicite dans la conception universelle de l’apprentissage par exemple. Celle-ci, souvent associée aux déploiements de technologies (Dalton, 2017), trouve aussi ses origines dans le design et invite à réduire les barrières pour faciliter l’engagement, la perception et la communication dans l’apprentissage (CAST, 2021). Si l’industrie numérique parie sur la conception centrée sur la clientèle pour créer une plateforme en phase avec des besoins standards, la conception universelle de l’apprentissage parie sur la multiplicité de solutions pour espérer répondre à tous les besoins. La diversité est le pari de l’universalité, puisque les apprenants et apprenantes doivent être proactifs dans leurs apprentissages et choisir les solutions dont ils et elles ont besoin, de la manière la plus autonome possible. Cette posture pourrait être plus aisément associée à la philosophie libre (FLOSS, pour free/libre open sources solutions) qui garantit la liberté des utilisatrices et utilisateurs d’outils numériques (Free Software Foundation, 2021) et invite à l’appropriation, à l’apprentissage, à la maîtrise. Ainsi, l’empathie exploitée par l’industrie du numérique semble prendre une définition différente dans le monde de l’éducation. Le premier trouve la solution pour les bénéficiaires, le second se donne les moyens que les personnes apprenantes trouvent leurs propres solutions.

La personnalisation. Les structures économiques et modèles d’affaires apparus avec le numérique nous apprennent la valeur des données et sa captation par les entreprises numériques. Ces nouveaux modèles d’affaires s’appuient sur la capacité des systèmes d’information à offrir du contenu personnalisé... en masse. L’automation de collectes et traitements de données, couplée à la graduation (ou scalability) des systèmes, assure une mise sur le marché ultra optimisée de produits et services. La bulle de filtrage en est l’exemple iconique (Pariser, 2012).

La personnalisation est aussi devenue l’apanage de l’ingénierie pédagogique, qui s’empare des capacités des données par l’angle de l’open data (Capelle, Jutand et Morandi, 2018) et du e-learning (Coulombe, 2017; Sbihi, Belghit, Elhail et Gouarti, 2015) notamment. La promesse est l’apprentissage adaptatif, où les environnements numériques et leurs contenus répondent au mieux aux besoins des apprenants et apprenantes grâce aux analytiques de l’apprentissage (Siemens et Long, 2011). Dans un tel contexte, le risque est que les personnes apprenantes soient motivées par la maîtrise des algorithmes (Alvarez, 2019). Apprendre ne serait alors plus une finalité, mais un moyen de satisfaire aux exigences algorithmiques institutionnelles.

L’itération. Une troisième spécificité de l’industrie du numérique est le prototypage. Créer une maquette, un croquis, une démonstration ou un environnement aux fonctionnalités parcellaires permet de confronter le produit en développement avec les usagers et usagères. Le prototypage permet de valider à moindre coût des hypothèses et de supprimer les idées dont l’implémentation n’a pas convaincu. Plus généralement le prototypage appartient à une phase essentielle dans le développement d’un environnement numérique, à savoir l’exploration. Que l’on s’entende bien, l’exploration est menée par l’équipe conceptrice de la plateforme. Ses membres sollicitent de futures utilisatrices et futurs utilisateurs pour tester leurs développements et rendre compte de leur expérience. Cette dialectique entre la production et la consommation se déroule et se répète autant de fois que nécessaire (itération), jusqu’à l’identification des solutions qui correspondent aux besoins.

Si l’itération semble une évidence dans l’industrie du numérique, le monde de l’éducation la rencontre avec plus de retenue. En effet, les concepts de régulation des pratiques (Maubant et Martineau, 2011) ou de pratiques réflexives (Perrenoud, 2012) invitent bien les conceptrices et concepteurs d’enseignement à une certaine forme d’itération, mais la première proposition pédagogique se doit d’ores et déjà d’être la plus irréprochable possible. En effet, ce ne sont pas des clients et des clientes, mais des apprenants et apprenantes qui méritent plus que des croquis promis à des améliorations futures.

Ainsi, l’empathie, la personnalisation et l’itération semblent certes les bienvenues dans le monde de l’éducation, mais avec des compréhensions possiblement différentes que ce qui est appliqué dans l’industrie du numérique. Voilà que la numérisation de l’école amène des défis encore non anticipés, tels que la confrontation de définitions de concepts à priori communs à ces deux mondes. Pour faire preuve de citoyenneté numérique ne serait-il pas nécessaire de saisir ces définitions, ces enjeux, ces transformations?

Conclusion

Pour conclure ce parcours réflexif concernant ce double mouvement entre le numérique et le pédagogique, une démarche plus pratique semble la bienvenue. L’emprunt de modèle de curriculum formel, caché et réel (Perrenoud, 1993) pour l’analyse des environnements numériques déployés permet d’embrasser les enjeux à long terme. En effet, si dans ces environnements d’apprentissage des contenus peuvent être explicitement travaillés ou des compétences expressément visées, il y a aussi tout un implicite proche de l’usage, des valeurs véhiculées par les plateformes, des ouvertures que ces dernières permettent ou non, etc. On le sait, une fois une pratique en place, rares sont les gens qui les changent (Pinder et al., 2018) et les paramètres par défaut des machines ou des plateformes ne sont que rarement modifiés par les utilisatrices et utilisateurs (Beaude, 2014).

Imaginons le choix d’un déploiement généralisé de la suite Office 365 à l’école. Le curriculum formel induit serait assurément des compétences de bureautique et de communication en ligne. On imagine aisément que l’accès au Web invitera à formellement travailler sur la littératie médiatique (Potter, 2021). Mais quid du curriculum caché? Les solutions de bureautique sont systématiquement connectées au Web, l’ergonomie est la norme, le format .docx est un standard, l’offre numérique se restreint à ces quelques solutions logicielles privatives, l’obsolescence est un problème devenu incontournable, l’interopérabilité n’est pas possible... Dans cette visée, la citoyenneté numérique pourrait alors représenter une liste de compétences d’usage. Imaginons ensuite le choix d’un déploiement de solutions libres faisant la part belle à l’interopérabilité. Le curriculum formel devrait assurément considérer qu’un environnement numérique s’entretient, se personnalise, exige un temps d’appropriation, une compréhension de son fonctionnement (technique et politique), des compétences, des conventions pour échanger les fichiers, des règles de vivre-ensemble... en plus des compétences en bureautique et en communication. Qu’en est-il du curriculum caché? Que L’informatique s’apprend! Ne serait-on pas ici dans une ambition de citoyenneté kantienne, où les individus sont d’autonomes penseurs responsables? Reviennent donc la question des ambitions et l’impératif de choisir les solutions numériques en adéquation.

Ainsi, quelle citoyenneté numérique développera Eden? Entre compétences, droit et nécessité gravitant autour d’une compréhension kantienne de la citoyenneté, qu’est-ce que l’école et ses choix d’environnements numériques l’inviteront à saisir? Entre instantanéité, décentralisation, multilatéralité, persistance et asynchronicité, comment est-ce qu’Eden sera en mesure de participer à faire changer l’école? Et comment l’école en changement participera-t-elle à l’agentivité d’Eden et à la démocratie?

Il semble que de grandes contradictions existent entre l’industrie du numérique et la pédagogie. Si la première fait de nous des consommateurs et consommatrices, la seconde fait (ou tente de faire) de nous des acteurs et actrices. Si l’ergonomie, l’empathie, la personnalisation et l’itération pouvaient à priori être des lieux communs, l’analyse montre que les fondements diffèrent. La rencontre avec une large culture numérique semble ainsi nécessaire, sans quoi elle ne pourrait contribuer à ce qu’Eden développe un regard critique construit.