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Le transhumanisme fait beaucoup plus que nourrir l’imaginaire. Il investit bien concrètement jusque dans les pratiques quotidiennes relatives au corps — et pas seulement en milieu médical. Alors que la familiarité avec les apports du monde technologique contribue à leur normalisation, ces apports et les pratiques qui en découlent nous concernent et nous affectent toujours plus intimement sans que nous prenions toujours la mesure de leurs impacts ou de leurs conséquences. Dans ce contexte, les questions éthiques deviennent encore plus cruciales. Prendre conscience de l’ampleur de la place qu’occupe déjà la technologie dans l’amélioration des « fonctionnalités » de notre corps (implants, reconstructions, mais aussi médications et vaccinations, par exemple) peut donner le vertige. Et s’intéresser au statut de la vulnérabilité en regard du désir « presque absolu » de mieux-être ou du dépassement de soi vient bousculer les croyances au sujet de ce que peut signifier « l’accomplissement humain ». La vulnérabilité vient ébranler l’illusion de l’humain augmenté.

Le collectif qu’ont dirigé Marie-Jo Thiel et Talitha Cooreman-Guittin approfondit ces questions avec nuances et finesse. Il se situe clairement dans le champ éthique, et en particulier en éthique médicale, mais il touche aussi à la philosophie et la théologie, l’économie, l’éducation, le travail, l’environnement, le management, et jusqu’au monde militaire.

La vulnérabilité se définit comme cette « capacité à être blessé ». Elle s’inscrit essentiellement dans un mode relationnel, et donc spirituel. Dans le même ordre d’idées, c’est justement cette capacité à être touché, influencé, transformé par son environnement qui constituerait la principale caractéristique du vivant. Le vivant sans cesse doit s’adapter à son environnement et interagir avec lui. Or, être humain, c’est aussi être conscient de sa propre vulnérabilité, être capable d’envisager sa finitude. La vulnérabilité renvoie donc indissociablement à ce qui fait que l’humain est non seulement vivant, mais humain. « Vivre, c’est toujours expérimenter la vulnérabilité liée à notre ouverture au monde et à notre dépendance » (Thiel, p. 67). Les recherches et les développements technologiques contribuent à pallier les limites de l’humain qui souffre, qui se trouve brimé dans son fonctionnement quotidien à cause de fragilités propres, ou qui cherche toujours à se dépasser. Loin d’intenter un procès au monde technologique dont la contribution est bien réelle, l’ouvrage expose les enjeux de l’articulation de la technologie et de la vulnérabilité.

Je relève au moins trois questions transversales soulevées par les auteurs et autrices du collectif.

La première de ces questions vise au coeur même de ce qui définit la spiritualité : la question de sens. Le monde de la santé et la société de manière plus générale sont passés d’une recherche de bien-être par des soins et des pratiques qui peuvent bénéficier de la technologie, à une recherche de mieux-être plus globalement partagée. Ce déplacement subtil, mais bien réel, fait passer l’humain d’une dynamique de soins à une dynamique du besoin qui ne connaît pas de limites. Si on n’y prend garde, le besoin (réel ou créé) risque de condamner à une perpétuelle insatisfaction puisque « mieux » reste toujours possible. Quelle est la visée d’une amélioration de l’humain ? Quel sens lui accorder ? D’un point de vue spirituel, quelle visée attribuer au mieux-être, selon ce que chacun conçoit, mais aussi selon ce que proposent les modèles explicites et implicites offerts par les sociétés et les cultures ? On ne peut se satisfaire de vivre « pour se sentir mieux », même si ce désir demeure légitime. Le mieux-être ne peut constituer le sens d’une vie. Comment ou vers quoi orienter ce désir ? S’agit-il alors de performer pour atteindre l’idéal collectivement construit d’une humanité en plein contrôle de son existence et imperméable à son environnement, jugé nocif ? Ici, la question éthique de ce qu’est la « vie bonne » s’envisage également d’un point de vue spirituel puisqu’elle concerne notre posture d’être et la finalité de notre être au monde, selon une perspective relationnelle. Toujours mieux, mais en vue de quoi ?

La deuxième question découle de la première. De manière paradoxale, la dynamique qui fait désirer toujours mieux et autrement risque de participer à chosifier l’humain (et pas seulement son corps) et donc le menace d’effacer en quelque sorte son humanité. Il arrive que la technologie contribue de manière indirecte à une plus grande vulnérabilité de l’humain dans l’humain. Elle vise à pallier la vulnérabilité, mais en contrepartie, la vulnérabilité s’en trouve exacerbée. Faudrait-il donc « choisir » parmi les vulnérabilités ? Insidieusement peut-être, la technologie fait miroiter à l’humain des potentiels qu’il ne possède pas en propre, et qui lui font souhaiter se laisser transformer par la technologie qu’il croit contrôler. Ici, c’est l’anthropologie qui est sollicitée, philosophique, éthique et spirituelle. Les inégalités économiques et sociales, tant au niveau local qu’international, intensifient encore, selon un point de vue différent, la vulnérabilité créée par l’absence d’un accès légitime à la technologie. L’impact se fait alors ressentir, non seulement sur les moins nantis, mais sur la population en général. (Le livre a paru juste avant la pandémie de Covid-19, mais cette dernière donne justement des exemples percutants de cette situation de « vulnérabilisation » provoquée par l’humain.)

La troisième question, qui les traverse toutes, interpelle encore plus les spiritualités personnelles et collectives. Pour l’aborder, il faut d’abord distinguer, à la suite des auteurs et autrices, entre vulnérabilité contingente et vulnérabilité ontologique. Alors que la première est accidentelle et que des actions concrètes peuvent et doivent être prises pour l’éviter, la deuxième, comme son nom l’indique, caractérise la vie dans sa perméabilité, et en ce qui nous concerne, la vie humaine. Reconnaître la part de vulnérabilité ontologique en l’humain sollicite la capacité à faire sens de son lot dans nos vies. Quelle place donc pour la vulnérabilité dans nos vies ? Espace de transaction avec le monde que nous habitons, la vulnérabilité serait toujours contextuelle. Les interprétations offertes par les cultures et les sociétés influencent la manière de percevoir et de considérer la vulnérabilité vécue dans une situation donnée. La vulnérabilité demande donc à être interprétée. Il faut lui donner sens. Bien qu’elle puisse être envisagée comme un espace ouvert et disponible au spirituel et au religieux, jamais elle n’est présentée comme espace ou comme intermédiaire du salut. La vulnérabilité ne sauve pas. Et « Dieu ne sauve pas de, mais dans la vulnérabilité » (Thiel, p. 15).

En un mot, c’est justement toute la question de chercher et d’approfondir le sens de la vulnérabilité, articulé au potentiel humain à « fabriquer » ce qui peut le protéger de la souffrance, qui occupe les auteurs et autrices.

L’ouvrage se divise en trois grandes sections : 1) « La vulnérabilité, à quoi bon ? », 2) « La vulnérabilité, un obstacle à la santé ? », et 3) « Des technologies pour éradiquer la vulnérabilité ? ». Néanmoins, les contributions de la quinzaine d’auteurs et autrices se répondent et se complètent tout en gardant leur autonomie et leur apport propre. Les enjeux théoriques autant que pratiques soulevés par ces questions nous concernent jusque dans notre quotidien. C’est justement l’une des grandes qualités de cet ouvrage : non seulement d’exposer avec clarté et nuances la complexité des situations qu’amènent les avancées tant espérées du monde technologique, mais de nous aider à nous questionner sur le sens que nous désirons donner aux potentiels incroyables et bien réels qu’il ouvre devant nous, de manière à continuer d’enrichir notre compréhension et notre expérience de ce que c’est que d’être humain.