Corps de l’article

Dans la chronique « Histoire du christianisme moderne et contemporain » sont réunies des recensions et des revues critiques concernant des ouvrages récents ainsi que d’autres outils utiles, comme par exemple des conférences audios ou des films. Sont également accueillies des recensions courtes présentant des ouvrages qui n’ont pas pu faire l’objet d’une critique fine et détaillée. À la suite de certaines analyses, la chronique accueille également des interviews d’auteurs.

Cette chronique publie aussi des rapports de colloques et de séminaires, de notes et commentaires, ainsi que des compte rendus et des appréciations d’autres événements qui peuvent profiter aux historiens et à tous ceux qui s’intéressent au passé du christianisme.

La présente chronique comporte neuf recensions et une interview de Charles Mercier à propos de sa biographie de René Rémond.

Philippe Roy-Lysencourt

En vedette

1. Charles Mercier, René Rémond. Biographie. Paris, Éditions Salvator, 2018, 416 p.

Les biographies ont la cote auprès du public. Le genre a beau avoir évolué depuis une trentaine d’années, les historiens qui se livrent à cet exercice craignent souvent de tomber dans « l’illusion biographique » et de perdre leur sacro-sainte neutralité scientifique. L’historien Charles Mercier nous livre, avec une « terreur sacrée » (p. 18), une biographie de l’historien français René Rémond (RR), disparu en 2007. Charles Mercier lui a déjà consacré une thèse de doctorat, des livres et plusieurs articles. Il est donc parfaitement placé pour nous offrir un survol de la vie de cet historien et des clés interprétatives de ses différentes contributions. D’emblée, il faut préciser ici que cette biographie n’est pas strictement réservée aux praticiens des disciplines historiques, car René Rémond est l’une des dernières grandes incarnations de ce que l’on a appelé l’intellectuel catholique en France. Formé dans l’Action catholique spécialisée dès son adolescence, ce moulage au « voir-juger-agir » a construit sa posture d’humaniste chrétien et a marqué profondément son professorat, son administration et les différentes missions intellectuelles et sociales que lui confièrent, à travers les époques, les institutions universitaires, étatiques et religieuses.

Le livre se divise en treize chapitres. Le premier expose les origines jurassiennes de RR, son cheminement scolaire, ses premières armes dans la jeunesse étudiante chrétienne, les heures douloureuses de la Deuxième Guerre mondiale et ses implications dans la Résistance. Charles Mercier le souligne bien en citant Frédéric de Coninck et Francis Godard, « la JEC fait figure d’événement fondateur qui récapitule toutes les causalités antérieures à lui-même et qui fonde toutes celles qui suivent » (p. 60).

Le deuxième et le troisième chapitre brossent son cheminement intellectuel, sa prédilection pour les sujets politiques et religieux et sa percée au sein de la profession historienne grâce à son étude de la Droite française. « En focalisant son enseignement et sa recherche sur la politique [plutôt que de] défricher les terres du social et de l’économique, il s’est placé à rebours de ses collègues » (p. 112), qui s’affichaient du côté des Annales. Perçu comme un conservateur, il fut longtemps considéré de haut par plusieurs tenants de la « nouvelle histoire ». Pourtant, à force de persévérance et de constance, mais aussi en valorisant les approches pluridisciplinaires, il a su démontrer que « le politique exist[ait] pour lui-même » (p. 290). « Ce sont ses qualités humaines et professionnelles, ainsi que la clairvoyance de son positionnement qui ont suscité l’admiration » (p. 299).

Le quatrième, le cinquième et le sixième chapitre s’articulent autour du pôle universitaire de Nanterre, du Centre catholique des intellectuels français et de l’événement « mai 68 ». RR est-il, comme le titre un des chapitres, « un enfant de 68 » ? Par son appartenance générationnelle, non, mais paradoxalement, le cumul des différentes expériences personnelles, ecclésiales et historiques dans cette période charnière permettra l’éclosion de facettes inédites chez lui. Plusieurs observateurs du monde académique, étudiant et journalistique le percevaient, de prime abord, comme un gardien de l’ordre social et académique ancien. Ils découvriront un administrateur universitaire sensible et un négociateur aux valeurs libérales capable de compromis et de collégialité. Une de ses grandes forces se loge dans sa capacité à exprimer clairement les enjeux et les finalités des institutions qu’il servait avec passion. Pour RR, le maintien de la qualité de l’enseignement et de la recherche était une condition sine qua non, mais il préférait convaincre plutôt qu’imposer. La méthode « rémondienne » a marqué les esprits et n’est pas sans expliquer la hausse constante de son capital de sympathie dans la sphère publique et académique.

Les chapitres qui suivent relatent alternativement, à travers une approche synchronique et diachronique, les différents projets d’écriture de RR (chapitre 8), ses rapports avec la sphère médiatique et intellectuelle (chapitres 9 et 10), son implication dans différentes institutions ou associations (chapitres 7 et 11) ou sa participation à des commissions d’enquête créées par le gouvernement (commission Touvier, le Fichier juif et la commission Stasi) (chapitre 12). Bien appuyé par de riches archives, l’intérêt de ces différents « fragments de son itinéraire » (p. 22) ne se dément jamais.

Le livre se clôt avec un chapitre intitulé « Le catholique inquiet ». Charles Mercier rappelle que RR est demeuré un fin observateur du fait religieux dans son pays et la genèse du livre d’entretiens Le christianisme en accusation, que l’ancien militant jéciste propose au soir de sa vie, est l’occasion d’en exposer un état des lieux. D’emblée, on est frappé par le propos direct et exempt de modération qui avait pourtant fait la marque des écrits de l’ancien président de l’Université de Nanterre. On note aussi que ses paroles se sont subtilement imprégnées d’un pessimisme nouveau, chose inhabituelle chez l’homme. Il prend la défense systématique du système de croyances qui a façonné sa vie et qu’il considère comme un ferment moral, culturel et symbolique négligé de l’identité française. En comparant cet essai avec ses autres écrits sur le sujet réalisés dans les décennies précédentes, on note une tendance défensive qu’il explique par l’acharnement médiatique et public contre le catholicisme (p. 374-375) et le discrédit qui l’affecte. RR est un peu « Le dernier des Mohicans » des intellectuels catholiques, l’incarnation de « [l’]idéal type du catholique engagé […] qui manifeste, malgré tout, un attachement au Christ libérateur » (p. 376). La crédibilité intellectuelle et la figure de « grand sage » de RR l’autorisent à souligner le malaise qui gruge la société et à lancer « une réflexion confessionnelle, médiatique et politique […] sur la place et le statut du religieux en général et du catholicisme en particulier dans la société française » (p. 385). Dans un sens un peu prophétique, RR percevait les dangers, pour le vivre-ensemble, de l’éloignement progressif d’une portion importante de la société de ses racines. À ses yeux, le durcissement laïque qu’il percevait (p. 364) risquait, plus largement, de faire éclater des incompréhensions entre les composantes anciennes et plus récentes de la République. L’affaire du voile de 1989 et le rejet de plusieurs propositions d’une commission qu’il avait pilotée sur les symboles religieux n’étaient pas très loin dans son esprit. Ultimement, c’est peut-être l’absence d’héritiers intellectuels catholiques directs qui lui faisait craindre l’effacement d’une certaine manière de penser et de dialoguer au sein de la cité.

Pour finir, ce qui se détache de ce portrait sympathique, c’est moins l’image d’un historien unique que celle d’un bourreau de travail intègre animé par un sens du devoir et un désir profond de renouveler, avec rigueur, les modalités de fonctionnement des institutions qu’il respectait et qu’il percevait comme les fondements de la société française. René Rémond était aussi habité par « l’intuition de la pérennité des idées, des expériences et des valeurs, malgré la destinée mortelle de ceux qui les portaient » (p. 392). C’est le passeur exceptionnel à « l’éthique, [à la] déontologie et [à la] vision du monde [teintée par un Dieu personnel, le Dieu des Évangiles qui lui] parle à travers les paroles de Jésus » (p. 380) qu’il faut retenir. En ce sens, le travail de Charles Mercier était nécessaire, car en ajoutant cet opus à la « construction du tombeau » (p. 18) de RR, il restitue avec brio, érudition et respect, le « sens d’une existence » (p. 22) qui peut faire signe encore aujourd’hui. C’est cela, faire acte de mémoire.

Dominique Laperle

*

Pour enrichir cette recension, nous avons demandé à Charles Mercier s’il voulait bien répondre à quelques questions, ce qu’il a aimablement accepté. Nous l’en remercions très chaleureusement.

Quelques questions à Charles Mercier. Propos recueillis par Dominique Laperle

♦ Dominique Laperle — Vous témoignez d’une grande connaissance des réflexions produites en France autour de l’écriture biographique. Vous prenez d’ailleurs régulièrement, à travers les chapitres, une posture de recul. Vous manifestez aussi à quelques reprises votre souci de ne pas tomber dans « l’illusion biographique ». Ce questionnement est-il lié à la particularité de l’identité catholique de René Rémond et de la maison d’édition qui a publié l’ouvrage ? Cette double réalité pèse-t-elle plus lourdement que si vous aviez, par exemple, écrit la biographie d’un historien communiste ?

Charles Mercier — Ce questionnement est lié sans doute à ma formation d’historien français dans les années 2000. Quand je faisais mes études, mes enseignants présentaient la biographie comme l’exercice historique le plus difficile. On y associe un idéal d’exhaustivité, et en même temps, il y a le risque de « reconstruction », qui consiste à créer de la cohérence rétrospective. Je pense que j’aurais eu le même type de questionnements, quel que soit le « héros » de mon livre. Cela dit, avec René Rémond se posait une question spécifique dans la mesure où sa vie est « objectivement » marquée par de fortes continuités entre les aspirations de la jeunesse et les réalisations de la maturité. Lui-même s’attachait à montrer la permanence de ses engagements et de son système de valeur. Était-ce une illusion, ou cela correspondait-il vraiment à sa personnalité ?

♦ D.L. — Le fameux « Voir-Juger-Agir » de l’Action catholique a dicté les actions du jeune René Rémond et a inspiré par la suite celles de l’historien et de l’administrateur. « Non pas seulement évangéliser les individus, mais s’investir dans les institutions pour les changer », a-t-il dit. Cet investissement tous azimuts de René Rémond a-t-il laissé des traces structurelles ? La « méthode Rémond » a-t-elle été reprise par des héritiers ou d’autres acteurs des différents domaines ?

C.M. — Comme vous le dites, la méthode Rémond est en fait une méthode Action catholique qu’il a reçue de ses aumôniers de la Jeunesse étudiante chrétienne dans les années 1930. Rémond a sûrement douloureusement éprouvé que sa génération de militants d’Action catholique se retrouvait sans descendants sur la scène intellectuelle française et avec peu d’héritiers à l’intérieur d’une Église catholique qui s’est recentrée sur l’évangélisation des individus et les pratiques dévotionnelles. Cela dit, le « Voir-Juger-Agir » et l’engagement désintéressé dans les institutions relevaient d’une pastorale qui dépassait l’Action catholique, et qui était portée par les grands ordres religieux, notamment les jésuites et les dominicains. En France, malgré le déclin de l’Action catholique, il reste des figures de catholiques engagés dans les institutions, qui ne portent pas leur foi en bandoulière, mais dont la spiritualité nourrit un désir d’agir au service du bien commun. Il en va de même ailleurs, me semble-t-il, y compris aux plus hauts niveaux. On peut dire que d’une certaine manière, le pape François est un adepte de cette méthode inductive, et non dogmatique, dans son approche des défis actuels. Aux États-Unis, l’itinéraire d’un Joe Biden réactive la figure du militant catholique qui essaye de créer des synergies entre son engagement profane et son enracinement spirituel.

♦ D.L. — Le centrisme de René Rémond est une constante dans son parcours. Que cela soit dans ses écrits historiques, dans les négociations avec les étudiants à Nanterre ou dans ses prestations télévisuelles, il cherche toujours à éviter les extrêmes et à formuler une idée du juste milieu qui permettra de rassembler un maximum de personnes. Ce choix d’être à la fois un « passeur », un « pont » et un « exemple de compromis » est-il une construction intellectuelle volontaire dictée par les différentes circonstances, une stratégie de séduction réfléchie ou une posture naturelle et un peu naïve, fruit d’une culture catholique marquée par l’espérance ?

C.M. — Bonne question… c’est affaire de tempérament et de culture familiale sans doute : les parents de René Rémond étaient modérés du point de vue politique et religieux. Mais la formation religieuse à la JEC entre sans aucun doute en compte : le travail collectif en équipe d’Action catholique suppose d’être capable de bâtir des compromis, d’écouter l’autre, et selon les mots d’Ignace de Loyola, de « sauver sa proposition » (l’a priori favorable). D’où dans les livres de René Rémond des tentatives pour non pas réhabiliter, mais du moins sauver ce qui peut l’être chez les personnages ou les régimes politiques généralement mal considérés. Je ne suis pas sûr que cela soit une attitude plus « naïve » que celle consistant à construire et à assumer des clivages. Quand il préside le Centre catholique des intellectuels français, à une époque post mai 1968 où le catholicisme est polarisé entre conservateurs et libéraux, cela ne l’aide pas à faire avancer les choses, mais sa méthode du compromis s’est révélée en revanche très pertinente à l’Université de Nanterre qu’il pilote de 1969 à 1976.

♦ D.L. — Le concile Vatican II occupe peu de place dans la biographie. Pourtant, on sent, dans ses dernières réflexions sur le catholicisme, une déception face à l’évolution ecclésiale de l’Église depuis l’aggiornamento conciliaire. René Rémond s’inscrit-il davantage dans la lignée de ces théologiens inquiets qui ont exprimé des réserves comme Balthasar, Lubac et Ratzinger face à l’évolution de l’Église postconciliaire ou est-il plus simplement déçu de la déqualification au sein de la société de la pensée catholique comme source de plausibilité aux problèmes sociopolitiques de la France ?

C.M. — Rémond n’était pas très porté sur la théologie, et il ne s’inscrit pas dans le courant Balthasar, Lubac, Ratzinger, critique vis-à-vis de la réception du Concile. Il était critique vis-à-vis des retours en arrière opérés sous le pontificat de Jean-Paul II, notamment en termes de collégialité. L’amertume qui transparaît dans ses derniers livres, notamment dans Le christianisme en accusation, publié en 2000, est plutôt dirigée vers les médias français, qu’il accuse de mépris pour le fait catholique, et peut-être aussi envers les générations catholiques qui lui ont succédé et n’ont pas accepté l’héritage de sa génération, notamment l’engagement d’intellectuel catholique, et ont ainsi laissé la place du catholicisme décliner dans le débat public. C’est un homme qui a connu l’heure de gloire d’un catholicisme ouvert et réconcilié avec la démocratie après la Seconde Guerre mondiale : les intellectuels catholiques comme Mauriac ou Mounier étaient respectés, le Mouvement républicain populaire, d’inspiration démocrate-chrétienne, était le premier parti de France, et la JEC avait un poids considérable dans le monde étudiant. Le déclin de ce catholicisme, qui s’accélère autour de l’an 2000, explique sa réaction de déception. C’est son monde qui s’effondre.

♦ D.L. — À la suite de la publication du rapport Stasi, René Rémond se montre critique de la simplification outrancière du rapport dans la presse grand public et des choix du gouvernement français de l’époque. Quinze ans plus tard, peut-on voir là une occasion manquée à saisir et traiter un « problème symbolique et marginal » si on en juge à la situation actuelle de la France ?

C.M. — Oui, le pouvoir politique a sans doute manqué une occasion d’adapter la laïcité française à la nouvelle configuration du paysage religieux. Fin 2003, début 2004 il n’a retenu de ce document, à la rédaction duquel Rene Rémond avait contribué, que la proposition visant à interdire les signes religieux ostensibles à l’école. Même si la loi qui en a découlé (loi du 15 mars 2004) a résolu des conflits sur le court terme, elle a profondément infléchi la conception que les Français se faisaient de la laïcité : synonyme jusqu’alors de neutralité de l’État, elle est devenue progressivement synonyme de neutralisation de la société. Le volet du rapport qui préconisait une meilleure connaissance et reconnaissance des religions minoritaires a été enterré, alors qu’il aurait pu compenser la restriction de liberté qui était proposée à titre essentiellement pragmatique. C’est tout l’équilibre d’une démarche qui a été brisé pour des considérations principalement politiques.

Biographie

2. Bernard Pitaud, Madeleine Delbrêl, disciple de Charles de Foucauld. Paris, Éditions Salvator, 2019, 144 p.

Ce petit livre de Bernard Pitaud s’inscrit bien dans la lignée de recherche ainsi que dans le cursus de l’auteur. En effet, prêtre de la compagnie de Saint-Sulpice et anciennement provincial des Sulpiciens de France, Bernard Pitaud est un historien de la spiritualité et ses travaux l’ont conduit plusieurs fois déjà vers les écrits et la spiritualité de Madeleine Delbrêl (2008, 2010, 2014, 2016, 2018, 2019).

Comme deuxième publication à ce sujet pour l’année 2019, nous avons ici droit à un essai analysant les spiritualités de Charles de Foucauld et de Madeleine Delbrêl afin de montrer l’influence que celui-ci a eue sur celle-là. Pour ce faire, l’auteur ose une rencontre spirituelle de ces deux témoins à travers leurs écrits. La table est d’abord mise avec un chapitre contextualisant l’environnement de Delbrêl. Ensuite, par l’examen des deux principaux textes où Delbrêl fait explicitement référence au père de Foucauld — Pourquoi nous aimons le père de Foucauld (1946) et la conférence de Rambouillet (1950) —, l’auteur reprend point par point six aspects chers à la spiritualité de Charles de Foucauld et partagés par Madeleine Delbrêl : la perte de soi-même, la fraternité universelle, le coeur planté d’une croix, crier l’Évangile par sa vie, Dieu avec nous et la dernière place.

Le premier texte étudié relève d’abord la « pure perte de soi-même ». Pour Delbrêl, l’amour est le don à l’autre uniquement pour son bien, pour ce qu’il est. À travers l’adoration, l’amour pour Dieu trouve son expression la plus parfaite, car Dieu est alors reconnu pour ce qu’il est. Cela conduit Delbrêl à aborder le concept de « frère universel » qui n’est crédible que dans la véritable acceptation de notre condition. Car Jésus s’est fait le frère de tous en se faisant chair et en prenant la dernière place. Foucauld et Delbrêl tirent de cela un savoir-être dans la simple présence et ouverture à tous, sans aucune distinction, afin d’être de « tendres frères » (p. 48). Cet amour pour Dieu et pour leurs frères ne va pas cependant sans une croix elle aussi acceptée et même désirée. La croix devient le lieu où la souffrance peut devenir féconde, car elle est le lieu du mariage mystique avec Jésus. Pour Foucauld et Delbrêl, cette union intime est la motivation première de toute action missionnaire, car pour prêcher l’Évangile authentiquement, il faut le vivre. En effet, le véritable témoin doit être pour ses frères un autre Jésus de Nazareth. Il s’agit de devenir, comme Foucauld, une hostie vivante par ce que Delbrêl nomme la « passion de similitude » (p. 71). Cependant, alors que Foucauld fait référence à la puissance intrinsèque de l’eucharistie, Delbrêl affirme l’importance du chrétien dans la chaîne de la grâce afin que celui-ci devienne comme un « fil conducteur entre le tabernacle et l’humanité » (p. 72).

Le deuxième texte est constitué de notes ayant servi à Delbrêl pour une conférence en 1950 portant largement sur Charles de Foucauld. Elle y souligne la grande similitude de leur histoire de conversion et de leur cheminement spirituel. De ces événements fondateurs découle inévitablement une morale chrétienne, dans toute sa radicalité, et motivée par l’amour qui ne reste pas que théorique : il se concrétise par l’imitation de Jésus et l’obéissance absolue à l’Évangile.

Somme toute et sans prétention d’exhaustivité (vu le format léger et agréable de l’ouvrage), Bernard Pitaud montre avec facilité ce qui ne saute pas aux yeux de prime abord considérant la grande différence de contexte (origine et lieu de vie) de ces deux personnages. Qu’ont-ils en commun si ce n’est une forme similaire de conversion ? L’un, ancien militaire ayant rejoint la Trappe pour ensuite aller mourir au désert, et l’autre, jeune femme de la banlieue parisienne ayant laissé son travail pour s’enfouir dans le milieu ouvrier communiste. Malgré cela, le livre de Pitaud expose un argumentaire fluide et convaincant, sur une base thématique, de l’influence qu’aurait eue la spiritualité de Foucauld sur celle de Delbrêl et l’oeuvre missionnaire qui lui est rattachée.

Maxime Scrive

Catholicisme

3. Céline Saint-Pierre, La première Révolution tranquille. Syndicalisme catholique et unions internationales dans le Québec de l’entre-deux-guerres. Montréal, Del Busso éditeur, 2017, 231 p.

Céline Saint-Pierre est professeure émérite au Département de sociologie de l’Université du Québec à Montréal. Membre émérite du Centre interuniversitaire de recherche sur la science et la technologie, elle demeure active dans le milieu scientifique. Ses recherches portent aujourd’hui sur la sociologie du travail, particulièrement l’impact des technologies sur les professions. Elle a aussi étudié les mouvements sociaux du xxe siècle québécois et leurs idéologies.

L’ouvrage recensé ici est une réédition de sa thèse en sociologie soutenue en 1973. Dans l’introduction, l’auteure présente son mentor, Fernand Dumont. Elle inscrit son étude dans la prolongation des recherches de ce dernier et dans le courant de l’histoire des idées qui émergeait alors. C. Saint-Pierre introduit brièvement la crise économique de l’entre-deux-guerres, la naissance des mouvements ouvriers, leurs oppositions ainsi que les acteurs qui ont participé à la fondation des syndicats au Québec. Dans le chapitre premier, elle revient sur le contexte économique québécois entre 1927 et 1940, expliquant l’impact du krach boursier sur les industries, l’emploi, la démographie, les actions du gouvernement et surtout, la condition des Canadiens français. Ceux-ci dirigeaient principalement le domaine de la construction alors que les autres secteurs économiques étaient détenus en grande partie par des intérêts étrangers, mettant les Canadiens français dans une position d’infériorité économique tandis qu’ils constituaient la majorité démographique. Ces conditions favorisèrent l’apparition d’une classe ouvrière québécoise. C. Saint-Pierre enchaîne en présentant deux courants de pensée : le nationalisme et le corporatisme social-chrétien. Ce dernier était issu de la doctrine sociale de l’Église prônée par le haut-clergé et propagée par l’École sociale populaire. L’anticommunisme était aussi constamment présent dans ces groupes. Dans le troisième chapitre, le contexte politique québécois est analysé sous l’angle des idéologies alors que le libéralisme économique entrait en opposition avec le nationalisme économique. En 1935, le Parti conservateur et l’Action libérale nationale fusionnèrent afin de constituer une nouvelle force politique : l’Union nationale. Néanmoins, peu de temps après l’élection du parti, la frange conservatrice rejeta la majorité des propositions adoptée. Maurice Duplessis reprit les idées du libéralisme économique et abandonna le corporatisme social ainsi que l’interventionnisme d’État.

En quatrième partie, C. Saint-Pierre présente les deux organisations syndicales qu’elle compte analyser, soit la Confédération des travailleurs catholiques du Canada (CTCC) et le Congrès des métiers et du travail du Canada (CMTC). Elle fait aussi un retour historique sur les grèves au Québec en donnant les exemples particuliers de la grève des textiles et celle de la métallurgie de 1937. Le chapitre cinq porte entièrement sur la CTCC, une centrale confessionnelle qui calquait son idéologie sur la doctrine sociale de l’Église et qui, à la fin des années 1930, prônait un syndicalisme industriel de type corporatiste. La CMTC est l’objet du sixième chapitre. Cette union internationale affiliée à des centrales américaines souhaitait un progrès social, économique et politique nord-américain et adoptait plutôt un syndicalisme de métier. Dans ces deux chapitres, l’auteure souligne le fait que les deux organismes syndicaux partageaient certaines orientations, notamment une opposition au communisme et à une ingérence intrusive de l’État dans les affaires sociales. Le dernier chapitre insiste sur la Loi relative à l’extension juridique des conventions collectives de 1934 et sa caractéristique particulière au Québec, son comité paritaire inspiré du corporatisme social. Enfin, C. Saint-Pierre conclut qu’il y avait une première révolution tranquille au Québec dans les années 1930, mais que beaucoup de données restent à analyser avant d’en connaître l’ampleur.

Dans l’ensemble, le livre se lit bien. Chacune des parties s’enchaîne de façon cohérente et la présentation de l’oeuvre est simple, mais efficace. L’une des principales critiques concerne les ouvrages utilisés : peu de recherches récentes ont été ajoutées à l’étude. Elle aurait pu bénéficier de nouvelles contributions sociohistoriques (Richard Desrosiers, Denis Héroux, Jacques Rouillard, Louis-Marie Tremblay). De même, les oeuvres de Walter Galenson, Melvyn Dubofky et Stephen Burwood auraient été profitables dans la partie sur le développement des unions internationales. Par ailleurs, les sources utilisées ne sont présentées qu’à partir du chapitre cinq. La dimension historique de son travail aurait bénéficié d’une présentation des sources dans l’introduction ainsi que d’une explication de la méthodologie employée pour le traitement des données.

Un déséquilibre s’observe dans l’étude des idées véhiculées par les groupes. Dans le deuxième chapitre, les doctrines présentées sont principalement celles de l’Église et du nationalisme. L’auteur mentionne en quelques phrases le Parti communiste canadien, la Canadian Labor Defense League et la Lumber Workers Industrial Union. Le même phénomène est observable dans le chapitre trois sur les forces politiques. Lorsqu’il est question de la CTCC, la doctrine de l’Église prédomine. Aucune mention n’est faite du syndicalisme local qui caractérise la structure de la CTCC (Fédérations, Conseils centraux, Confédération), tandis que l’organisation de l’American Federation of Labor, à laquelle est affilié le CMTC, est expliquée. Néanmoins, l’analyse de l’insertion de la doctrine sociale de l’Église dans le mouvement syndical au Québec est pertinente et bien élaborée.

Dans le chapitre dédié à l’aspect législatif, la Loi des syndicats professionnels de 1924 et la Loi des relations ouvrières de 1944 sont à peine présentées. L’auteure se concentre principalement sur la présentation de la Loi relative à l’extension juridique des conventions collectives de 1934 qui a eu un impact considérable. De plus, l’Acte des manufactures de 1886 et la Loi sur les salaires raisonnables de 1936 sont absentes de la présentation.

Enfin, cette thèse maintenant publiée a été rédigée à un moment de changement des courants historiographiques et de repositionnement épistémologique des sciences sociales au Québec, après les transformations dans l’éducation supérieure qu’a apporté la Révolution tranquille. Cette étude était probablement autant audacieuse qu’indispensable au début des années 1970, tout comme la contribution de Céline Saint-Pierre l’est aujourd’hui. Même si elle est n’est pas à jour, son analyse des systèmes d’idées demeure appropriée, intelligente et pertinente.

Stéphanie Audet

4. Bernard Pitaud, Saint-Sulpice et les séminaires sulpiciens entre 1657 et 1700. Paris, Éditions Salvator, 2018, 450 p.

Le père Bernard Pitaud nous avait offert en 2017 une biographie spirituelle admirablement bien contextualisée de Jean-Jacques Olier (Lessius). C’est donc avec beaucoup d’attentes que nous avons abordé le dernier effort de ce grand spécialiste de l’École française de spiritualité. Une fois la couverture refermée, nous n’avons pas pu nous empêcher de penser au titre du célèbre livre d’Arlette Farges, Le goût de l’archive (1989), en nous disant que Bernard Pitaud possède un rapport quasi symbiotique avec celles de Saint-Sulpice. S’est-il épargné une seule ligne des riches fonds de Paris et de Montréal ? C’est à se demander. La conséquence de cela est logique : il ne peut pas s’empêcher de soumettre ses lecteurs à un feu roulant de citations et il ne leur épargne guère de détails sur la cinquantaine d’années d’histoire de la Compagnie des prêtres de Saint-Sulpice qu’il creuse avec patience. L’analyse du travail des deux premiers successeurs de Jean-Jacques Olier, Alexandre le Ragois de Bretonvilliers et Louis Tronson, se présente comme une histoire documentaire avec ce que cela implique parfois de longueurs. Les historiens actuels tendent à délaisser cette manière de faire, car les lecteurs, bombardés de toute part par les parutions d’articles, de livres et des alertes des médias sociaux, ne sont guère enclins à entreprendre un tel périple sans la certitude de l’apport de ce type de somme (celle-ci fait 445 pages). Pourtant, pour qui acceptera de ruminer lentement tous ces passages, il y a beaucoup à apprendre.

L’auteur divise son travail en trois parties. La première, intitulée simplement « Les hommes », brosse le portrait des deux supérieurs du Séminaire de Saint-Sulpice qui succédèrent à Olier. Contrairement à Bretonvilliers, Tronson n’a pas laissé de journal spirituel, et c’est la présence de ce matériel que le père Pitaud analyse surabondamment, avec comme résultat qu’il consacre plus de cinquante pages pour le premier supérieur et moins de vingt pour le deuxième. L’auteur s’efforce de tracer un portrait à la fois humain et spirituel, exempt d’hagiographie, pour chacun des hommes et c’est de manière générale plutôt réussi, sans toutefois éviter quelques pointes admiratives qui viennent nous rappeler qu’il est lui-même sulpicien. On saisit bien les différences de personnalités et la contribution complémentaire des deux hommes à la construction de l’esprit de Saint-Sulpice, dans le respect de la volonté du fondateur et l’intelligence de la mission apostolique du Séminaire de Paris. On notera au passage le travail de discussions des sources effectuées en notes de bas de page. On a affaire à un historien sérieux et cela se goûte.

La seconde partie, « Les textes fondateurs », nous plonge dans les écrits au coeur de l’identité sulpicienne. Contrairement à de nombreuses autres congrégations religieuses ou associations de prêtres de la même époque, les Messieurs du Séminaire ont lentement posé les jalons juridiques de leur organisation. Le fondateur, Jean-Jacques Olier, n’a en effet pas préparé de constitutions. C’est donc à ses successeurs que cette élaboration décisive a été confiée (p. 101). Ce processus est marqué par une grande circonspection, mais aussi un certain secret. Les Sulpiciens partent des intuitions du fondateur, et pas à pas, à partir de l’accumulation des expériences positives et négatives, échafaudèrent les cadres de leur vie commune et les détails de l’exercice de leur apostolat. On peut parfaitement suivre l’auteur lorsqu’il mentionne que l’esprit de Saint-Sulpice s’est orienté vers une gouvernance collégiale, mais associée au respect absolu des décisions du supérieur. Les autorités de la Compagnie ont constamment veillé à assurer sa réputation en évitant des implications trop mondaines et en maintenant constamment une grande discrétion sur ses décisions, la sélection de ses membres, les nominations ainsi que la communication des décisions. Il en résulte donc une image de mystère qui n’est pas sans avoir suscité des médisances, voire des incompréhensions. Mais à ce sujet on pouvait gloser, les Sulpiciens n’en avaient cure. Ils ne cherchaient pas à croître de manière débridée et à répondre à toutes les demandes d’entrées. Le service de Dieu et le désir de laisser Jésus se développer en eux leur suffisaient.

Cet état d’esprit permet de comprendre la logique des prêtres de Saint-Sulpice dans le développement de leurs établissements. La troisième partie, intitulée « Les institutions », s’y attelle avec force détails. La réputation de droiture ainsi que la solidité de leur pédagogie expliquent les nombreuses invitations qui leur furent faites par des évêques afin d’administrer des séminaires un peu partout. Contrairement à d’autres congrégations ou associations de prêtres comme les Eudistes, les Lazaristes ou les Oratoriens, les Sulpiciens ne multiplièrent pas inconsidérément les maisons de formation, car l’objectif était d’assurer un accompagnement le plus personnalisé possible de chacun des séminaristes et de ne pas accepter des vocations faibles. Dans ses activités, la Compagnie s’est constamment souciée du respect de la personne humaine et du développement du plein potentiel spirituel des appelés au sacerdoce. Tout au long de son histoire, le Séminaire de Paris demeure le vaisseau amiral de l’oeuvre, mais le travail du père Pitaud permet de comprendre les investissements des avoirs parisiens dans les séminaires régionaux souvent fragiles sur le plan financier. On saura gré aussi à l’auteur de nous avoir démontré que Saint-Sulpice ne cumulait pas des richesses ostentatoires, bien au contraire. Les dettes accumulées étaient souvent effacées grâce aux sommes tirées des poches des Sulpiciens issus de la noblesse de robe ou d’épée, ce qui en dit long sur cette pauvreté effective vécue par les membres.

Notons enfin que le père Pitaud offre dans les derniers chapitres de l’oeuvre un regard sur la mission sulpicienne au Canada et les rapports particuliers de Saint-Sulpice avec le Séminaire des Missions-Étrangères. Ici, l’auteur aurait pu regrouper ces deux chapitres dans une quatrième section à part. Si les pages sur les rapports avec les Missions-Étrangères se soldent par l’idée d’une union de charité entre les deux séminaires, l’envoi des candidats séminaristes les plus zélés vers les missions et la compréhension de l’intérêt d’Olier pour la conversion des âmes abandonnées des terres lointaines, on apprend peu ici. De la même manière, les pages consacrées au Canada n’apportent rien de vraiment nouveau au travail exemplaire de Dominique Deslandres, Ollivier Hubert et John A. Dickinson sur les Sulpiciens de Montréal (Fides, 2007).

La principale valeur de cette parution est sa richesse documentaire. Bernard Pitaud a colligé et fourni une pléthore de renseignements sur les règlements, la sélection des membres, l’enseignement, mais aussi sur l’administration des séminaires sulpiciens, et par ricochet, sur les rapports sociaux et spirituels des Messieurs avec la société française de l’époque. Dans cette perspective, son Saint-Sulpice et les séminaires sulpiciens entre 1657 et 1700 est un ouvrage important. Il est très bien écrit, même si le nombre de citations longues brise souvent le rythme de lecture. Cela dit, il s’agit d’une contribution très importante à la connaissance de l’histoire de l’École française de spiritualité et d’un groupe de prêtres réputés pour leur discrétion. Les quelques réserves exprimées ne devraient en rien en empêcher la lecture.

Dominique Laperle

5. Charles Mercier, L’Église, les jeunes et la mondialisation. Une histoire des JMJ. Paris, Bayard ; Montréal, Novalis, 2020, 537 p.

Le phénomène des Journées mondiales de la jeunesse (JMJ), ces grands rassemblements catholiques institués en décembre 1985 par Jean-Paul II et repris ensuite par les papes Benoît XVI et François n’ont pas laissé les chercheurs indifférents, mais leurs travaux ont relevé majoritairement de l’analyse sociologique ou médiatique. Un survol historique exhaustif n’avait pas encore été tenté à ce jour. C’est désormais chose faite sous la plume de Charles Mercier de l’Université de Bordeaux qui nous offre une solide analyse en neuf chapitres qui vont bien au-delà de l’anecdotique et du panégyrique.

Comme l’annonce le professeur Mercier, « cet ouvrage propose d’historiciser le pontificat de Jean-Paul II en le replaçant dans son époque et son environnement, et en concentrant l’enquête [sur les JMJ,] l’un des principaux marqueurs de son pontificat » (p. 17). À ses yeux, les JMJ permettent d’éclairer l’ensemble de l’institution catholique, notamment sur les processus d’affirmation de son autorité (p. 17). Les JMJ sont aussi un observatoire privilégié de l’évolution de la scène catholique dans les dernières décennies du 20e siècle sur des enjeux comme la place des femmes et des homosexuels, le rapport à la diversité culturelle et religieuse ainsi que sur le processus de la sécularisation (p. 18). L’auteur expose cette stratégie de diffusion du message catholique et se demande dans quelle mesure ce retour du religieux dans l’espace public est un succès.

Une des forces du travail de Charles Mercier est d’aborder le sujet non pas sous l’angle national (ce qui n’exclut pas de multiples exemples locaux au fil des pages), mais à travers son inscription dans la mondialisation, en étudiant comment le catholicisme participe à la production d’un « événement-monde » (p. 20). Comme il le dit lui-même, « cette vision du catholicisme global, comme réseau multipolaire plutôt que comme structure pyramidale, légitime le fait d’avoir mené l’enquête à Rome, mais aussi dans sept des huit pays où se sont déroulées les JMJ de Jean-Paul II » (p. 21).

C’est justement aux racines romaines des JMJ qu’il consacre son premier chapitre (« Prototypes : Rome 1984 et 1985 »). Il démontre que le contexte social et religieux de la première moitié des années 1980 explique leur émergence et leur succès (p. 24). Il identifie notamment les nouveaux mouvements religieux à la racine de ces grands rassemblements (p. 26-27). L’intérêt de Jean-Paul II pour ce type de manifestation est aussi à mettre en regard avec les tendances lourdes de sécularisation et d’individualisation des sociétés occidentales. Comme la religion, dans la foulée des enseignements de Vatican II, « a cessé d’être un héritage pour devenir un choix reposant sur l’autoexpérimentation » (p. 35), l’Église a une conscience aiguë du recul de la pratique dans toutes les strates de la société et plus particulièrement chez les jeunes. Il devient plus difficile de les maintenir dans un moulage catholique. Avec le changement de conjoncture de l’époque, notamment avec la chute du mur de Berlin et la fin du modèle communiste, on assiste aussi au recul des grandes chimères des années 1960. Le vide laissé ne peut être comblé par les valeurs néolibérales et le consumérisme. Aux yeux de Jean-Paul II, le retour au religieux est donc possible et ces grands rassemblements pavent la voie à une « revanche de Dieu ».

C’est dans le deuxième chapitre (« La mondialisation, toile de fond et horizon ») que la démonstration de la thèse de l’auteur est la plus explicite. En effet, Charles Mercier confirme bien que l’inscription des JMJ va bien au-delà du champ catholique. La dimension globale est mise en valeur dans le dispositif de communication, mais aussi dans la répartition planétaire des lieux de rencontre. Jean-Paul II a eu très tôt l’intuition que la « mondialisation des technologies de l’information était un moyen providentiel pour réaliser le projet de Dieu de rassembler l’humanité dans sa diversité » (p. 85).

Que ce soit dans des sanctuaires reconnus (Saint-Jacques-de-Compostelle 1989, Częstochowa 1991), dans le chef-lieu du catholicisme (Rome 2000) ou dans de grandes villes (Denver 1993, Manille 1995, Paris 1997, Toronto 2002), la logique du déploiement est toujours de susciter l’intérêt des médias du monde. Charles Mercier démontre que les JMJ n’échappent pas à une certaine marchandisation de leur image et de leur déroulement avec l’implication de mécènes qui cherchent à maximiser leur impact sur les jeunes. Cela dit, la mondialisation que Jean-Paul II appelle de ses voeux, c’est celle des valeurs morales universelles comme la dignité humaine. Selon lui, c’est « l’universalisation de ces principes, inscrits à l’état latent par Dieu dans chacune des consciences humaines qui permet de faire de l’humanité une seule famille » (p. 97).

Les JMJ, comme moment de rencontre de la jeunesse venue de tous les coins du village global, permettent aussi la création d’un véritable « Corps du Christ » unifié à travers les activités offertes. Les JMJ encouragent une mobilité transfrontalière qui donne l’occasion à de nombreux jeunes issus de tous les pays, mais plus particulièrement de l’est de l’Europe et de l’hémisphère sud, de prendre contact avec de nouvelles réalités humaines. La vision des participants de ce qu’est l’Église « se dilate au-delà des frontières culturelles » (p. 106) et permet de « vaincre des préjugés racistes ou ethniques » (p. 108). Ainsi, contre une certaine tendance interprétative, le regard que porte Charles Mercier permet de contrebalancer les affirmations selon lesquelles à la fin du 20e siècle, les religions seraient du côté des particularismes et contre la mondialisation. Certes, on ne peut que constater une contradiction, pour l’Église catholique, à « mobiliser dans le cadre des JMJ les moyens de la mondialisation économique tout en cherchant à la contester. On ne peut que rejoindre ici « les discours critiques vis-à-vis de l’utilisation par l’Église catholique des méthodes propres aux géants de l’industrie culturelle » (p. 113), mais aussi les moyens parfois directifs imposés par l’institution.

Les quatre chapitres suivants se plongent dans les rouages organisationnels (« Le système JMJ »), administratifs (« La gouvernance à l’épreuve de l’événement »), diplomatiques (« Les pouvoirs publics face au pèlerinage ») et artistiques (« Entreprises et artistes dans la fête catholique ») des JMJ. À travers ces chapitres, on constate que les JMJ s’inscrivent bel et bien dans une offensive de la nouvelle évangélisation voulue par Jean-Paul II. La dynamique propre à ces événements conduit à leur institutionnalisation et montre le rôle moteur du pape polonais. Les communautés nouvelles, qui assurèrent le succès des rassemblements romains de 1984 et 1985, font désormais place à un contrôle épiscopal local et romain, ce qui ne se fait pas sans heurts. La conception ecclésiologique voulue par Jean-Paul II et la Curie influence aussi l’organisation des JMJ. Les instances intercalaires qui firent le succès des premiers rassemblements disparaissent. L’amenuisement de l’implication des communautés nouvelles au profit des structures territoriales et curiales laisse poindre un processus de cléricalisation des JMJ qui se voulaient pourtant au départ un projet laïc. Charles Mercier note aussi, à quelques exceptions près, la faible représentation des femmes dans les fonctions d’autorité.

Les JMJ sont aussi des espaces de confrontation d’expressions liturgiques et culturelles importantes. L’ouverture et l’audace de certaines portions des cérémonies ou des vêtements sacerdotaux se confrontent au conservatisme de certains décideurs qui tablent plutôt sur l’idée de faire vivre aux jeunes des activités collées aux expressions traditionnelles de l’Église comme la messe ou la confession. Elles profitent toutefois de l’attraction du pontife de l’époque, dont le charisme semble autoriser la réussite d’expressions cultuelles traditionnelles. Les JMJ sont aussi des espaces de positionnement politique, de dialogue et de rencontres. On laisse souvent de côté les sujets les plus épineux, au profit de thèmes plus rassembleurs comme celui de la liberté. Les JMJ permettent au Vatican de manifester sa force d’influence morale à travers le monde.

Dans le septième chapitre (« Les JMJ, des rassemblements inclusifs »), l’auteur illustre les avancées et les limites de l’inclusion réelle faite dans le cadre de ces journées. D’une part, un effort notable est fait auprès des personnes handicapées et, à ce chapitre, le travail de reconnaissance de l’apport des personnes qui sont limitées sur le plan physique ou mental est défendu avec brio et inspire des réflexions positives aux médias. D’autre part, Jean-Paul II encourage la diversité culturelle en lui donnant l’horizon religieux de la « communion » qui « n’est jamais une réduction à l’uniformité, ni une reconnaissance forcée, ni une assimilation », mais qui exprime la « convergence d’une variété multiforme » et devient « signe de richesse et promesse de développement » (p. 329-330). Toutefois, le tropisme multiculturel ne pousse pas vers une ouverture interreligieuse illimitée. La nature catholique des JMJ ne doit faire l’objet d’aucune ambiguïté aux yeux du public (p. 340). Ainsi, comme le fait bien remarquer Charles Mercier, par rapport à la philosophie de l’inclusion, l’attitude des organisateurs des JMJ diffère donc selon qu’il s’agit de handicap, de culture, de religion, de genre ou d’orientation sexuelle.

L’avant-dernier chapitre du livre (« Les médias et les jeunes au coeur de la dynamique de mobilisation ») permet de saisir la dynamique entre les JMJ et toutes les formes de support physiques ou électroniques. L’Église et les organisations locales courtisent clairement les médias en amont de l’événement, durant son déroulement et après. Il y a ici un indéniable choc de perceptions qui valorise une couverture extensive. La personnalité de Jean-Paul II ébranle les membres de médias peu spécialisés et on peut parler ici d’une véritable contagion de proximité. De plus, la jeunesse des participants s’oppose au gérontisme de l’institution. La mobilisation des réseaux catholiques dans une atmosphère souvent bon enfant permet durant la période une approche plus nuancée de l’Église et des croyants par les médias, mais aussi au sein d’un public extérieur. Cela dit, les médias ont finalement peu d’impact dans l’attraction de jeunes extérieurs aux réseaux catholiques. Ce sont les jeunes socialisés dans le catholicisme qui fournissent la quasi-totalité des troupes au moment de l’ouverture des JMJ (p. 395). La galvanisation des convaincus se fait à travers un processus « d’agglomération » qui agit comme un « excitant exceptionnellement puissant qui les transporte à un degré extraordinaire d’exaltation » (p. 403) qui n’est pas sans interpeller les tièdes demeurés en marge.

Alors, finalement, pour paraphraser le titre du neuvième chapitre, les JMJ furent-elles un « feu de paille ou une étincelle » ? L’auteur rappelle judicieusement comment un autre événement plus ancien, le Congrès eucharistique tenu à Montréal en 1910 qui avait rassemblé 100 000 personnes, n’avait finalement pas empêché l’émancipation des Québécois de la tutelle catholique (p. 425). Malgré leurs apparences spectaculaires, les JMJ ne provoquent pas de mouvement de conversion ou de retour massif et ne compensent pas les pertes de croyants vécues au sein de la sphère occidentale depuis cinquante ans. Les JMJ apparaissent comme une « expérience humaine et religieuse, qui a, dans l’esprit des participants, des retombées sociales et politiques, mais n’est pas vue comme devant déboucher sur la restauration d’une chrétienté » (p. 478). Toutefois, la communauté de foi qui se réunit lors de ces événements devient aussi une pédagogie de la diversité et de l’unité, ce qui n’est pas sans effet positif sur une institution marquée aussi par certains scandales. Contradictions propres à une institution qui ne peut nier le phénomène global de la marginalisation du religieux dans la vie de la majorité des jeunes.

Il faut remercier Charles Mercier d’avoir proposé cette oeuvre qui se lit avec un intérêt constant et qui creuse avec beaucoup de sérieux les dimensions plurielles du phénomène. Espérons une suite sur les décennies suivantes qui permettra de tracer une comparaison des JMJ sous les autres pontificats et leur articulation aux dimensions mondiales et locales.

Dominique Laperle

Instruments de travail

6. Zhao Hongtao, Emanuele Raini, Giovanni Rizzi, éd., Repertorio dei catechismi cinesi nella Bibioteca della Pontificia Università Urbaniana. Roma, Urbaniana University Press, 2019, 260 p.

La Congrégation De Propaganda Fide fut créée en 1622 pour réorganiser les missions et leur donner un organe central d’impulsion et de contrôle. Cette fondation fut un événement historique. Elle fut suivie, cinq ans plus tard, de l’institution du Collegio Urbano, pour former de futurs missionnaires et pour former les clercs venus des terres de mission. Le Collegio, devenu la Pontificia Università Urbaniana, possède une bibliothèque richissime qui conserve, entre autres, tous les instruments pour l’action missionnaire imprimés, en Europe ou dans les pays de mission, en diverses langues : catéchismes, manuels divers, recueils de chants, etc.

Giovanni Rizzi a déjà recensé et analysé méthodiquement les quelque 700 catéchismes produits par les missions africaines ou pour les missions africaines et conservés dans la bibliothèque de l’Urbaniana : Il corpus dei catechismi nel Fondo della Biblioteca Urbaniana di Propaganda Fide. Il Continento Africano (Rome, Urbaniana University Press, 2015, 2 vol., 1 678 p.). Cette fois, avec la collaboration de deux chercheurs du Centro Studi Cinesi de la PUU, il dresse un répertoire analytique des 372 catéchismes chinois conservés à la bibliothèque de l’Urbaniana.

Le répertoire est établi selon l’ordre alphabétique du titre, ce qui permet de repérer immédiatement les multiples éditions. Mais pour chaque titre sont indiqués aussi le nom de l’auteur, le lieu d’édition, la date d’édition, le nombre de pages, la structure du volume, la langue (ou les langues) de publication, et les particularités éventuelles.

Certains des catéchismes les plus anciens rédigés en chinois, notamment le Shilu du jésuite Michele Ruggieri (1584) et le Shilu du dominicain Juan Cobo (1593), ne figurent pas dans ce répertoire parce que l’Urbaniana n’en possède pas d’exemplaire. Le célèbre Tianzhu shiyi (« Le vrai sens de Seigneur du Ciel »), publié pour la première fois par le jésuite Matteo Ricci en 1603, est présent ici dans cinq rééditions (1868, 1893, 1904, 1922, 1933). Mais ce sont les prêtres des Missions Étrangères de Paris (MEP) qui ont édité le plus grand nombre de catéchismes chinois (89 sur 372).

Le catéchisme le plus récent publié en Chine et conservé à l’Urbaniana est le Tianzhujiao jiaoli (« Principes de la doctrine chrétienne »), qui a été édité à Nankin en 2012. C’est la traduction en chinois — plus exactement, en mandarin écrit contemporain — et sous un autre titre, du Catéchisme de l’Église catholique, d’après son édition officielle en latin de 1996. Cette édition chinoise comporte une particularité : la traduction est intégrale, sauf un article. Le début du § 2 425, qui affirme : « L’Église a rejeté les idéologies totalitaires et athées associées, dans les temps modernes, au “communisme” et au “socialisme” », a été supprimé, remplacé par un espace blanc.

Les catéchismes répertoriés ici se présentent sous des formes textuelles diverses : questions-réponses, exposés doctrinaux, manuels du catéchiste, etc. Le plus original est peut-être le Shengjiao duilian (« Distiques de la Sainte Doctrine ») publié en 1919 par le prêtre chinois Fenglan Tian. Il a adopté la forme littéraire et artistique traditionnelle du duilian (doubles lignes poétiques calligraphiées sur une bande de tissu ou de papier accrochées, traditionnellement, sur les montants des portes d’entrée des maisons) pour fournir un exposé catéchétique qui soit à la fois esthétique et littérairement raffiné.

Ce Repertorio dei catechismi cinesi, par son caractère systématique et ses six index, est appelé à devenir un ouvrage de référence en même temps qu’un instrument de recherche des plus utiles.

Yves Chiron

Miscellanées

7. Dall’Archivio Segreto Vaticano. Miscellanea di testi, saggi e inventari. Città del Vaticano, Archivio Segreto Vaticano (coll. « Collectanea Archivi Vaticani », X), 2018, 711 p.

Comme à l’accoutumée, ce Xe volume de miscellanées publié par les ASV est d’un grand intérêt par ce qu’il révèle des fonds conservés dans les archives.

La première étude, « Il governo della diocesi di Roma nel primo novecento. I fogli di udienza del card. Pietro Respighi (1900-1913) », due à Alejandro Mario Dieguez, occupe les deux tiers du volume (p. 7-486) et aurait pu faire l’objet d’une édition séparée. La Congrégation pour la Visite apostolique fut, jusqu’en 1908, chargée de veiller sur l’état matériel, financier et spirituel des églises, chapelles et couvents de Rome et de son district. L’importante réforme de la Curie romaine engagée en 1908 par Pie X aboutit, entre autres, à la suppression de cette Congrégation dont les attributions étaient dévolues désormais au cardinal vicaire de Rome.

De 1900 jusqu’à sa mort, le 22 mars 1913, le cardinal Pietro Respighi fut en charge de ce vicariat romain. À ce titre, il était reçu régulièrement en audience par le pape. Une ou deux fois par mois sous le pontificat de Léon XIII, de manière plus systématique sous Pie X (une fois par semaine). À l’issue de l’audience, le cardinal vicaire prenait en note les points qui avaient été abordés, soit à son initiative, soit à celle du Souverain Pontife. Respighi résumait en une ou deux lignes chacun des points abordés ; et il notait brièvement la réponse donnée par le pape.

Quatre cents Fogli di Udienza, très exactement, ont été conservées, datées du 15 septembre 1900 au 1er mars 1913. Alejandro M. Dieguez en propose une édition intégrale. C’est un ensemble documentaire des plus précieux qui apporte des informations non seulement sur la vie du diocèse de Rome au jour le jour, mais aussi sur l’histoire des deux pontificats concernés et sur l’histoire de l’Église en général.

Par exemple, dans une des dernières audiences qu’il ait eues avec Pie X, le cardinal Respighi l’interroge à propos de conférences sur l’histoire du christianisme que doit donner don Ernesto Buonaiuti, déjà largement suspecté de modernisme. Le pape répond qu’elles « ne peuvent être permises, mais tolérées à condition que la conférence écrite soit présentée au préalable » (p. 380).

Cette édition est d’autant plus précieuse qu’elle a été enrichie d’un index des noms cités qui compte une centaine de pages et qui permettra une consultation commode.

Le reste de ce tome X des Miscellanea est occupé par deux éditions très différentes.

Mgr Sergio Pagano a extrait de la correspondance privée de différents papes des xvie, xviie et xviiie siècles, des lettres significatives qui leur ont été adressées ou adressées à leur entourage. 184 documents, au total, sont publiés dans une édition richement annotée (p. 487-628).

Enfin Pie Paolo Piergentili et Gianni Venditti publient le Diario [Journal] qu’a tenu Giuseppe Garampi de 1749 à 1753 (p. 629-677). Garampi fut en charge des Archives Secrètes Vaticanes avant de poursuivre une belle carrière ecclésiastique jusqu’au cardinalat.

Yves Chiron

8. Incorrupta monumenta Ecclesiam defendunt. Studi offerti a mons. Sergio Pagano, prefetto dell’Archivio Segreto Vaticano. IV vol. en 5 t., Città del Vaticano, Archivio Segreto Vaticano, septembre 2018 : I, La Chiesa nella storia. Religione, cultura, costume, 2 t., 1 747 p. ; II, Archivi, Archivistica, Diplomatica, Paleografia, 938 p. ; III, Inquizione romana, Indice, Diplomazia pontificia, 704 p. ; IV, Indice generale, 339 p.

C’est un monument de plus de 3 600 pages qui a été offert, à l’occasion de son 70e anniversaire, à Mgr Sergio Pagano, préfet des Archives Secrètes Vaticanes. Selon une tradition académique bien installée, c’est un beau bouquet de miscellanées qui a été rassemblé en l’honneur de l’éminent prélat barnabite qui dirige depuis 1997 les ASV, après avoir commencé à y travailler en 1980. Ces 196 contributions — en italien, allemand, anglais, espagnol ou français — montrent le caractère international qu’a pris cet hommage, à l’image des studiosi qui viennent du monde entier effectuer des recherches aux ASV.

Les sujets abordés relèvent de disciplines diverses : histoire de l’Église, théologie et questions doctrinales, droit canon, épigraphie, etc. Il est impossible de présenter ici la totalité de ces 196 contributions qui ont été réparties en trois sections : « L’Église dans l’histoire », « Archives, archivistique, diplomatique, paléographie » et « Inquisition romaine, Index, Diplomatie pontificale ». On ne relèvera que quelques-unes parmi les plus intéressantes, dans chacune des trois sections.

Maximiliano Barrio Gozalo présente la procédure de nomination des évêques en l’Espagne sous l’Ancien régime, de 1523 à 1834 (I, p. 53-67). Du même registre est l’étude de Gaetano Zito sur les nominations épiscopales en Italie sous les pontificats de Léon XIII et de Pie X (I, p. 1 713-1 732).

Lucia Ceci présente comme « un triomphe eucharistique à l’ombre du Concordat » le Xe Congrès eucharistique national réuni à Lorette en novembre 1930, dans les premières années du régime fasciste, un an après les Accords du Latran (I, p. 187-211). Luc Courtois, à partir de sources nouvelles, étudie la nomination difficile du chanoine Paulin Ladeuze [1870-1940], recteur de l’Université de Louvain, en 1909. Il montre comment « l’exégète suspect à Rome de modernisme », a été imposé à la fois au Saint-Siège et aux évêques belges par le cardinal Mercier (I, p. 272-294). À partir de documents tirés des ASV, Alejandro M. Dieguez illustre l’inlassable « croisade contre le modernisme dans l’art sacré » (I, p. 427-454) menée par Pie XI, qui fit retirer des oeuvres installées dans des églises.

Dans la IIe section, Luca Carboni fait l’inventaire des procès-verbaux des Conseils des ministres qui se sont tenus pendant le pontificat de Pie IX (II, p. 107-137). On sait que c’est par un motu proprio en date du 12 juin 1847 que Pie IX a créé un Conseil des ministres pour le Stato Pontificio dont il était le souverain. Ce Conseil des ministres a été réuni régulièrement jusqu’à la disparition desdits États pontificaux en 1870. Luca Carboni donne pour la première fois, en appendice de son étude, la composition complète de la dizaine de gouvernements qui se sont succédé durant le pontificat de Pie IX.

Piero Doria analyse les notes personnelles, relatives au concile Vatican II (huit agendas et quatre cahiers), rédigées par Mgr Pericle Felici, secrétaire général du Concile, et déposées aux ASV en 2016 (II, p. 371-386). Piero Doria ne cache pas « la profonde déception » que lui a causée le journal conciliaire d’une des grandes figures historiques de l’événement. Il n’a pas laissé « un témoignage détaillé et suggestif des événements conciliaires » dont il a été pourtant un témoin de premier plan.

Michael Haren publie une édition critique et commentée de la bulle Laudabiliter par laquelle, en juillet 1156, le pape Adrien IV a condamné l’invasion de l’Irlande par le roi Henri II d’Angleterre (II, p. 465-478).

Antonio Romiti livre une intéressante réflexion méthodologique sur les fonds photographiques et audiovisuels conservés aux ASV, qui ont pris une place grandissante au xxe siècle (II, p. 749-760). La réflexion aurait pu être prolongée sur les moyens de communication électroniques les plus récents, notamment les courriels et les tweets.

La IIIe section consacrée à l’Inquisition romaine, aux Index des livres interdits et à la diplomatie pontificale, n’est dans son libellé pas très homogène. Elle compte 42 études, de grande valeur, qui portent sur différentes périodes de l’histoire de l’Église.

Le pontificat de Pie XI est particulièrement bien représenté avec cinq études. Deux portent sur la courte période où Mgr Ratti était nonce apostolique en Pologne (R. Romanato, III, p. 503-518 et S. Wilk, III, p. 661-670). À partir de sources diplomatiques, qui n’avaient été qu’en partie explorées jusque-là, Giovanni Coco revisite le pré-conclave et le conclave qui ont abouti à l’élection de Pie XI en 1922 (III, p. 135-156), « candidat de la France » mais qui s’avérera comme un « pape italien ». P. Valvo considère la politique antitotalitaire de Pie XI telle que la décrit et la juge Francis Osborne, ambassadeur britannique près du Saint-Siège (III, p. 607-618). Mario Casella évoque le P. Tacchi Venturi qui fut, à plusieurs reprises, l’intermédiaire officieux entre le Saint-Siège et l’État fasciste (III, p. 91-116). Il publie notamment le texte de la Relazione que le jésuite a rédigée après les négociations discrètes de l’été 1931 pour résoudre la crise relative à l’Action catholique.

D’autres contributions encore ont trait au xxe siècle : la question ukrainienne (V. Perna, III, p. 437-454) ; le modernisme dans les rapports des évêques anglais, écossais et irlandais (G. Vian, III, p. 619-634) et en Hongrie (P. Tusor, III, p. 569-590) ; les relations diplomatiques entre le Saint-Siège et le Royaume-Uni (M. De Leonardis, III, p. 167-182) ; l’Ostpolitik de Jean-Paul II en Slovaquie (E. Hrabovec, III, p. 267-290).

Mais les siècles passés donnent l’occasion de contributions enrichissantes. Angelo Michele Piemontese traite de la correspondance entre les papes et les rois de Perse à partir de 1263 (III, p. 455-474). Annibale Zambarbieri évoque l’ambassade du japonais Hasekura à Rome d’octobre 1615 à janvier 1616 (III, p. 689-704). Alexander Koller présente les douze représentants pontificaux qui se sont succédé en Allemagne à partir de 1517 et jusqu’en 1530, le plus célèbre étant Cajetan (III, p. 325-340). Bernard Barbiche montre comment à l’orée du xviie siècle, le protestant Sully et le cardinal légat Aldobrandini ont su faire preuve de « souplesse et réalisme » (III, p. 35-46).

Cette recension n’épuise pas la richesse des volumes et n’a évoqué qu’un petit nombre des contributions. Le IVe et dernier volume, composé tout entier d’un index très complet des noms de personnes, de lieux et d’institutions, rendra les plus grands services.

Yves Chiron

Patrimoine religieux

9. Philippe Lenain, Histoire littéraire des Bénédictins de Saint-Maur. T. V. Abbayes - Index Nominum. Turnhout, Brepols Publishers n.v. (coll. « Bibliothèque de la Revue d’histoire ecclésiastique », 103), 2018, 48 ill., 210 p.

Après plus de vingt années de travaux érudits consacrés aux Mauristes, Philippe Lenain achève sa grande Histoire littéraire des Bénédictins de Saint-Maur. Une telle histoire avait été entreprise par Dom René-Prosper Tassin au xviiie siècle, puis poursuivie par Ulysse Robert au xixe siècle, Dom Ursmer Berlière et Dom Yves Chaussy au xxe siècle. Philippe Lenain est venu à leur suite, reprenant leurs travaux, les corrigeant, les complétant et les systématisant.

Dans les quatre volumes précédemment publiés, entre 2006 et 2014, Philippe Lenain a établi la bio-bibliographie de plus d’un millier de mauristes qui ont laissé des écrits (historiques, théologiques ou hagiographiques). Ce 5e et dernier volume est récapitulatif et contient plusieurs catalogues et répertoires des plus précieux : notamment un catalogue alphabétique des monastères de la Congrégation de Saint-Maur (soit 196 établissements religieux), des cartes des abbayes et prieurés par province (il y avait six provinces mauristes), une riche iconographie mauriste (grandes figures, abbayes, etc.), un index alphabétique et un index chronologique des écrivains de la congrégation (avec pour chacun renvoi au tome qui contient leur notice).

Yves Chiron