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Le 21 mars 2020, le cardinal Raymond Leo Burke rendait publique une lettre proposant quelques réflexions sur la pandémie[1]. Contre les normes sanitaires, civiles et gouvernementales, il y soutenait que les églises devaient rester ouvertes et continuer à offrir des actes de culte. Tout comme les mesures de prévention sanitaire respectent les besoins les plus élémentaires — ce qui permet l’accès à certains services —, il faut également respecter les besoins spirituels. « Dans la lutte contre le mal du coronavirus, notre arme la plus efficace est donc notre relation avec le Christ par la prière et la pénitence, les dévotions et le culte sacré[2] ». Insistant sur son argument, le cardinal écrit :

Nous pouvons offrir plus d’occasions pour la Sainte Messe et les dévotions auxquelles un certain nombre de fidèles peuvent participer sans violer les précautions nécessaires contre la propagation de la contagion. Beaucoup de nos églises et chapelles sont très grandes. Elles permettent à un groupe de fidèles de se rassembler pour la prière et le culte sans violer les exigences de la « distance sociale ». Le confessionnal avec l’écran traditionnel est généralement équipé ou, sinon, peut être facilement équipé, d’un voile fin qui peut être traité avec un désinfectant, de sorte que l’accès au sacrement de la confession est possible sans grande difficulté et sans danger de transmission du virus. Si une église ou une chapelle ne dispose pas de personnel suffisamment important pour pouvoir désinfecter régulièrement les bancs et autres surfaces, je ne doute pas que les fidèles, en remerciement pour les dons de la Sainte Eucharistie, de la Confession et de la dévotion publique, aideront volontiers[3].

Selon le cardinal, les mesures de prévention peuvent être facilement appliquées dans le cas de la liturgie. Cette idée montre que le cardinal ne pense pas aux célébrations liturgiques postconciliaires dans leur quête de la participation active de tous les fidèles, dans une dynamique communautaire de réunion et d’interaction. Le cardinal pense plutôt à une liturgie selon un modèle d’assistance individuelle caractérisé par le recueillement (les références au confessionnal le confirment). Selon le cardinal, « la prière, les dévotions et le culte, par-dessus tout, la confession et la sainte messe, sont essentiels pour que nous restions en bonne santé et forts spirituellement[4] ». « La prière, les dévotions et le culte » correspondent ici à une réalité rendue obsolète et anachronique à la suite de la réforme liturgique conciliaire. De plus, la pensée sacramentelle tombe ici dans la confusion entre l’efficacité symbolique et l’efficience médicale.

Un mois après, le 23 avril, paraissait un article de Tomáš Halík dans La Vie[5]. On n’y formule aucune revendication, invitant plutôt à accepter les défis posés par la pandémie, notamment l’exigence de fermer les églises et d’interrompre les actes liturgiques.

Cette époque de vide dans les bâtiments d’église révèle peut-être la vacuité cachée des Églises et leur avenir probable, à moins qu’elles ne fassent un sérieux effort pour montrer au monde un visage totalement différent. Nous avons beaucoup trop cherché à convertir le monde et beaucoup moins à nous convertir nous-mêmes par un changement radical de l’« être chrétien ».

Selon Halík, la pandémie opère comme une sorte de psychanalyse, révélant dans le symptôme des églises (édifices), vides et fermées, la réalité refoulée de l’évidement de sens et de crédibilité des Églises (collectivités). La pandémie devient ainsi une occasion de conversion. La pause liturgique a le potentiel d’alimenter une réflexion sur la situation réelle de l’Église dans l’actualité.

Je ne vois pas en quoi une solution succincte sous forme de substituts virtuels serait une solution suffisante à l’heure où le culte public est interdit. De même, pensions-nous vraiment répondre au manque de prêtres en Europe en important des « pièces de rechange » pour la machinerie ecclésiale à partir d’entrepôts apparemment sans fond en Pologne, en Asie et en Afrique ? Nous devrions accepter l’actuel sevrage des services religieux et du fonctionnement de l’Église comme un kairos, une opportunité pour nous arrêter et nous engager dans une réflexion approfondie devant Dieu et avec Dieu. Cet « état d’urgence » est un révélateur du nouveau visage de l’Église.

Dans cette étude, je relèverai le défi lancé par Halík afin de critiquer la tendance dont le cardinal se fait le porte-parole.

La pandémie de la COVID-19 n’a pas seulement interrompu l’existence quotidienne et le déroulement régulier des activités de l’Église catholique. Bien au-delà de cette interruption, mais appuyée sur elle, la pandémie a fini par mettre en lumière des faiblesses endémiques quant à l’actualisation et à l’approfondissement de la dimension rituelle de la foi. Cette étude développera cette ligne de pensée en essayant de lui donner un contenu concret comme contribution au débat sur la valeur et la non-valeur des rites religieux pour l’existence humaine ainsi que des rites profanes pour la vie de foi. L’étude s’organisera en deux parties. Dans la première partie — la pandémie rituelle —, je commence par les termes du problème rituel en général, tout en me concentrant sur les aspects de la pandémie qui peuvent être interprétés à partir de catégories rituelles. Ainsi, l’apparent paradoxe d’une prise de distance physique comme condition de possibilité de la relation éthique se résorbe s’il est compris comme le bouleversement du rapport rituel entre le pur et l’impur. À son tour, l’état d’exception dans lequel la pandémie nous a plongés est comme une sorte de liminalité forcée et sans issue. Finalement, il faut creuser le sens rituel (ou plutôt « anti-rituel ») de la pandémie comme une mise en pause de la pause rituelle, c’est-à-dire comme une mobilisation paradoxale du rite et comme une confirmation presque par l’absurde de sa nécessité sur les plans personnel, social et religieux. Dans la deuxième partie de cette étude — la kénose de la liturgie —, j’explore un chemin de fondation négative de la liturgie chrétienne. La tentation de faire marche arrière par rapport à la réforme liturgique, dans ce contexte, suggère déjà une dérive de la théologie affirmative qui aboutit aux idées de la « présence du Christ », de « l’actualisation de l’histoire du salut », de la « manifestation pleine de l’Église », etc., dans la liturgie. Cependant, l’excès de positivité théologique qui caractérise encore la liturgie manifeste ses limites quand l’Église, perdant de vue les motifs fondamentaux de la célébration, ne discerne pas la justification pour arrêter quand la dynamique rituelle et communautaire risque de devenir occasion de contagion et cause de souffrance et de mort.

I. La pandémie rituelle

Les analyses sociales et les réflexions philosophiques au sujet de la pandémie mettent en valeur le fait que le virus n’est pas exactement l’origine de la crise, mais une sorte de « pédagogue » qui nous apprend la véritable nature et extension des crises déjà installées, notamment sur le plan socio-économique[6]. J’accepte ce type d’analyse comme indication méthodologique, mais je considère les choses dans la perspective de la ritualité. La pandémie se manifeste comme « pandémie rituelle » dans la mesure où elle travaille de l’intérieur des aspects et dimensions caractéristiques de l’action rituelle. Ici, je me concentre sur trois de ces aspects : la relation entre le pur et l’impur, la liminalité, et la temporalité cyclique. Le premier aspect apparaît en lien avec le paradoxe éthique présent dans la prise de distance comme expression de l’attention à l’autre, le second en lien avec l’état d’exception, et le dernier en lien avec les effets du confinement sur la perception et l’expérience du temps comme une sorte d’annulation des cycles rituels, paradoxalement par la même stratégie d’interruption qui caractérise ces derniers.

1. Le paradoxe éthique et l’impureté rituelle

La relation avec l’autre passe par le toucher. Une phénoménologie rapide des salutations l’annonce et celle de la gestualité du soin le confirme. Je vois un ami et je le salue : je l’appelle et je lève le bras. Si je croise une personne connue sur mon chemin, on se serre les mains, tout en ajoutant des compliments plus ou moins standardisés. S’il s’agit d’un ami intime après une période d’absence, on s’embrasse. Saluer quelqu’un, dans le sens de reconnaître et d’accueillir sa présence, c’est vouloir le toucher, le prendre, l’embrasser. De même pour le soigner : le toucher y intervient à côté d’autres procédures de diagnostic et thérapeutique. Du massage aux coupures, le soin passe par le toucher. Dans ce cas, cependant, le toucher est ambivalent et peut acquérir des similarités avec des gestes d’agression, surtout quand le toucher devient coupure, perforation, effraction, invasion. Le toucher soignant est devenu ambivalent également du point de vue de la protection des médecins et infirmiers, lesquels doivent protéger la peau du contact direct. Les mesures d’hygiène sont donc des médiations corporelles et symboliques : elles permettent le contact tout en préservant de la contagion.

La relation avec l’autre passe par le toucher et l’éthique passe par la relation. En tant que rites d’interaction[7], les salutations établissent un cadre symbolique pour des relations fonctionnelles. On n’est pas tenu d’aimer notre employeur, mais on doit le respecter. Le but premier des salutations est de créer un espace de relation sur lequel les différents rôles et fonctions peuvent s’inscrire et se mettre en oeuvre en sécurité, c’est-à-dire en créant des médiations qui préservent des excès de l’immédiateté. Dans ce sens, les salutations fonctionnent comme des mécanismes comparables aux uniformes des médecins et des infirmiers dans un hôpital.

Il y a une sorte d’analogie centrée sur le corps qui est ensuite projetée sur la réalité sociale, laquelle en vient ainsi à être considérée comme un tout organique. Parfois, on arrive à projeter cette représentation du rapport entre la particularité d’un membre et la globalité du corps sur des réalités d’ordre spirituel comme l’Église, laquelle peut alors être considérée comme le « Corps du Christ ». Cette analogie corporelle présuppose, entre autres, le toucher comme métaphore de la relation et la relation comme substance du toucher. Cette dynamique éclaire également les rapports entre le pur et l’impur, le sale et le propre, le profane et le sacré. Cet aspect est au coeur de l’approche de Mary Douglas, qui a non seulement identifié une analogie de proportion entre le corps individuel et le corps social qui se manifeste dans les souillures et tabous sociaux[8], mais aussi le fait que les rites religieux constituent la façon d’intégrer et d’entrer en relation avec l’impur, c’est-à-dire avec des réalités qui n’ont pas de place dans la vie personnelle ou sociale.

« La sainteté et l’impiété après tout n’ont pas besoin d’être toujours des opposés absolus. Elles peuvent être des catégories relatives. Ce qui est propre par rapport à une chose peut être impur par rapport à une autre, et vice versa[9] ». L’affirmation est faite dans le but de souligner le besoin d’envisager les tabous du point de vue de l’unité de l’expérience humaine et sociale. Cependant, ce rappel peut trouver une application aussi à la situation créée par la pandémie, confirmant sa capacité de mobiliser (bien que de façon paradoxale) des aspects qui caractérisent l’expérience rituelle. Avec la pandémie, le « pur » est devenu insaisissable et « l’impur » risque de tout dominer. La pandémie contamine la relation du « pur » et de « l’impur ». La « pureté » est cherchée à tout prix (mesures de précaution et d’hygiène, distanciation physique, isolement, etc.) parce qu’elle ne peut plus se présenter de façon structurée et maîtrisée par rapport à la « saleté » du virus. Chacun de nous est devenu un potentiel porteur du virus et, avec lui, de l’ambiguïté et du mélange qui rendent impossible toute séparation claire de « l’impureté » et de la « pureté », ce qui est de l’ordre de la contradiction pratique et conceptuelle. Or, selon Mary Douglas, le rite a la capacité de reconnaître le pouvoir du désordre et de la saleté, capacité qui se manifeste avant tout dans les choses hors de leur place[10]. Le rite modifie la perception des choses parce qu’il change les principes de sélection[11]. Le rite peut donc se situer au début de l’expérience, la modifier et permettre ainsi la connaissance de ce qui autrement ne serait pas connu[12]. Le rite modifie ainsi les conditions de l’expérience qui déterminent le pur et l’impur dans leur relation. De ce point de vue, le sacré n’est que l’impur rendu accessible comme source de vie[13]. Plus précisément, dans le rite, l’impureté devient « la double ambivalence du danger du contact avec la divinité[14] ». Les rites religieux montrent ainsi leur importance sociale. « Ce qui est rejeté est récupéré pour le renouvellement de la vie[15] ».

Antoine Vergote a bien saisi l’importance de la recherche de Mary Douglas pour la compréhension des rites religieux[16]. Les rites religieux ont une double face. Ils confirment la condition humaine de ceux qui entrent en relation avec le divin par la manifestation de leur « impureté », mais ils permettent aussi d’entrer en relation avec le divin. Vergote attire l’attention sur le fait « qu’à l’impur ne s’oppose pas le pur, mais le sacré (le Saint)[17] ». Les rites de purification expriment cette réalité. « À ce moment, en vertu d’un transfert métaphorique, l’impur physique devient donc le symbole qui figure l’impur religieux[18] ». Cette remarque est faite en fonction d’une explication d’ordre psychologique. La spiritualisation de l’impur rituel (lequel opère métaphoriquement sur des réalités physiques exprimant la purification, comme l’eau ou le feu) fait place à la catégorie religieuse de péché.

La catégorie de l’impur perd dès lors son sens différentiel et relationnel. Alors que, dans le rite, l’impur physique est pris comme symbole, en opposition avec l’élément symbolique purificateur, dans l’usage métaphorique de l’impur pour désigner le péché, l’impur devient comme une substance qui adhère à l’homme. On est sur la voie d’une matérialisation qui désymbolise la catégorie de l’impur[19].

Pour expliquer cette désymbolisation pathologique, Vergote formule l’hypothèse de l’impur régressif, laquelle consisterait « dans une prise en charge de l’impur culturel, moral ou religieux, par le physique[20] ». À partir de ce moment, l’impur phobique et la vision religieuse s’attirent mutuellement. Autrement dit, l’impur pathologique passe à contaminer l’impur religieux par la condensation du mal, transformé en substance quasi physique. La façon ambiguë dont la pandémie renvoie en même temps à la santé (comme le « pur » ou le « sacré » sécularisé) et à la maladie par l’idée de la contagion évoque autant le danger rituel de la saleté de Mary Douglas que la régression de l’impur d’Antoine Vergote.

Il y a, donc, une inversion, une transformation qui modifie la qualité des rapports avec l’impur devenu médiation du sacré. Mary Douglas soutient que les rites religieux sont nécessaires à la vie sociale dans la mesure où ils bouleversent le système de classifications qu’ils génèrent et dont ils dépendent. Toutefois, ce que Mary Douglas ne pouvait pas prévoir, c’était une situation de bouleversement général de l’ordre séculier, une sorte d’irruption diffuse de l’expérience du danger devant le sacré dans l’ensemble de la vie sociale. Dans la pratique, ce que l’on perd, c’est le caractère univoque et simple des règles rituelles de pollution par rapport aux règles morales et éthiques. Les rites, avec leurs systèmes de classification, simplifieraient les nuances et pondérations éthiques[21]. La pandémie nous rappelle l’importance de cette stratégie rituelle, créant en même temps une situation où il n’est plus possible de la mettre en oeuvre.

Le premier signe de ce bouleversement est le paradoxe éthique qu’il implique et que renverse le rapport entre l’attention à l’autre et la relation avec lui par le toucher. La pandémie dit, au contraire, que la conservation de la distance est désormais la condition éthique de toute relation. La proximité du toucher n’est plus signe d’amour, mais possibilité de maladie et de mort. Chaque individu est donc l’objet d’une double sacralisation. D’une part, il agit comme une sorte de prêtre ou de médecin qui doit tout faire pour préserver sa santé. D’autre part, il gagne en même temps le statut de victime sacrificielle ou de potentiel malade. Autrement dit, chaque individu incarne autant le pur que l’impur en lui-même et dans ses relations avec les autres. La société séculière est ainsi devenue sacrée, voire « plus que sacrée », mais elle ne maîtrise plus les rites religieux qui permettaient la réintégration de la saleté comme source de vie. Cette sacralisation du séculier n’est pas sans liens avec l’état d’exception sur le plan politique.

2. La liminalité de l’état d’exception

La thèse de Giorgio Agamben est bien connue : l’exception est devenue la norme. La concentration des pouvoirs en réponse à une situation d’urgence est devenue le trait caractéristique du pouvoir moderne et contemporain[22]. Ainsi, la pandémie de la COVID-19 n’est qu’un moment d’intensification et de manifestation plus claire de conditions politiques déjà à l’oeuvre au sein des sociétés occidentales. La pandémie assume ainsi un caractère révélateur et visionnaire, comme un rituel d’extase eschatologique. Il ne s’agit pas seulement d’une analogie, plus ou moins vague, entre la situation créée par la pandémie et l’expérience rituelle. L’intensification dont il est question dans ce processus est intimement reliée à la liminalité « forcée » qui a pénétré le quotidien, transformant celui-ci à l’image des moments de mise à l’écart symbolique ou de liminalité rituelle. Autrement dit, la pandémie démasque le caractère exceptionnel et instable de la scène politique actuelle par une sorte d’extension indéterminée de la liminalité rituelle.

Les perspectives turnériennes sur la liminalité (liminality) doivent être saisies dans leur lien avec la vision plus élargie du « drame social[23] ». Celui-ci correspond à un processus social de maîtrise de l’immaîtrisable, c’est-à-dire d’intégration du conflit. Tout commence par les premiers signes de « rupture » (breach), lesquels sont souvent de l’ordre de la confusion entre états de liminalité et de non-liminalité : la « structure sociale » qui, selon Turner, se caractérise par une différence nette par rapport aux expériences liminales ou « anti-structurelles », commence à perdre la capacité de rendre compte de l’équilibre de la vie sociale. Alors, la « crise » (crisis) s’installe ou, peut-être mieux, se manifeste, bouleversant la vie sociale normale et réclamant de nouvelles réponses. On entre ainsi dans la troisième phase du « drame social », celle de l’action réparatrice (redressive action), laquelle tend à se situer sur le plan juridique. Cependant, parfois les mesures de réparation ne sont pas efficaces, et il y a une régression à la situation de crise. C’est alors que l’on a recours à des stratégies basées sur la liminalité rituelle. Les rites sont mis en oeuvre comme des moments de pause ou d’interruption de la vie sociale entrée en dynamique de rupture. Turner décrit cela comme un processus rituel en trois moments : séparation, mise à l’écart et réintégration. Ce dernier moment du processus rituel, s’il est efficace, coïncide avec la quatrième et dernière étape du « drame social », lequel trouve ainsi une solution. Autrement, il y a irruption de la violence et instauration de la rupture ou schisme (schism).

Il ne faut pas oublier que Turner essaye de rendre compte d’une dynamique sociale prémoderne. Selon lui, avec la modernité, la valeur du rite comme ressource d’équilibre social est directement amoindrie et la puissance symbolique du rite — la liminalité — commence à se fractionner en mille phénomènes similaires aux rites et caractérisés par une sorte de quasi-liminalité — d’où le terme façonné par Turner pour se référer à ce genre de phénomène : les « liminoïdes ». Ceux-ci dérivent ou se dégagent de la matrice rituelle : le théâtre, la musique, les sports, l’art… Ceci implique que les rites strictement religieux sont une invention de la modernité. Auparavant, les rites englobaient l’inutilité ludique des jeux et le sérieux politique du droit sous l’égide « théologique » de la référence à un horizon de sens religieux qui était revisité et réactualisé à l’occasion des moments liminaux des rites.

La situation créée par la pandémie correspond à la possibilité d’une dilution généralisée de la liminalité, jusqu’à la confusion totale entre la structure et l’anti-structure. D’une part, la théorisation turnérienne des « liminoïdes » inclut déjà cette possibilité. Dans la modernité, la liminalité se disperse parmi plusieurs faits sociaux. D’autre part, la valence symbolique du confinement comme pause bouleversante de la vie sociale confirme la pertinence des perspectives de Turner sur l’alternance de la structure sociale et de l’anti-structure rituelle.

Si l’on retourne à la thèse d’Agamben, ces considérations reçoivent une nouvelle confirmation. Dans les chapitres finals de son ouvrage, Agamben revisite l’iustitium romain qu’il considère l’antécédent politique de l’état d’exception moderne. L’enjeu est celui de la transformation de l’état d’exception ancien en deuil pour le décès du souverain[24]. Agamben critique la lecture psychologique de Versnel[25]. La concentration des pouvoirs donne lieu à une situation d’« anomie » lors de la mort du souverain. Avec la disparition de celui qui exerçait le pouvoir, le caractère exceptionnel de cet exercice vient à la lumière dans les tumultes auxquels il ouvre la porte. La loi et l’anomie coïncident dans la figure du souverain. Pour cette raison, l’anarchie doit être ritualisée[26]. Or, ce qui est intéressant ici est que la correction politique de la lecture psychologique de Versnel est aussi une correction rituelle.

Quand on lit avec attention la citation de Versnel, on se rend compte qu’elle inclut une référence à la liminalité de Victor Turner. Pour Agamben, cependant, l’aspect critique est la tendance psychologisante de Versnel qui doit être remplacée par une perspective strictement politique. Agamben soutient alors que « dans le champ de tension de notre culture, deux forces opposées agissent, une qui institue et fait, et une qui désactive et dépose. L’état d’exception est à la fois le point de leur tension maximale et — comme il coïncide avec la règle — ce qui menace aujourd’hui de les rendre indiscernables[27] ». La description de la tension entre une force qui « institue et fait » et une force qui « désactive et dépose » rappelle les perspectives de Victor Turner. Du point de vue des exigences et conditions de la vie sociale, la « structure » est une puissance constructive qui crée des hiérarchies, organise des fonctions et établit des classifications. Les rites désactivent ce régime social, créant des situations d’indistinction, d’improductivité et d’anomie. La liminalité rituelle correspond donc à la force de désactivation et de déposition à l’oeuvre dans notre culture. Cependant, pour ceux qui plongent dans la liminalité, le jeu d’oppositions est inversé. Le rite devient un moment important de récupération de l’équilibre et la réintégration dans la structure est vécue comme la résolution du « drame social ». Dans les sociétés prémodernes, le rite est la véritable force constructive, alors que la vie sociale dans sa dimension structurelle est plutôt destructive. Dans les sociétés modernes, la liminalité est plus faible et ne connaît que des manifestations limitées. Cependant, elle est plus diffuse, car elle accompagne la spécialisation et l’autonomie des différentes activités esthétiques, religieuses, sportives ou politiques qui en quelque sorte dérivent des rites prémodernes. Les affirmations d’Agamben sur l’état d’exception trouvent ici une confirmation. L’état d’exception coïnciderait avec la liminalité dans la mesure où il se situe au coeur de la tension entre les forces constructives et les forces destructives. Les antécédents rituels de l’état d’exception revivraient dans l’identité de l’anomie et de la loi qui caractérise l’état d’exception.

La pandémie n’est pas la cause de l’état d’exception, mais l’occasion de sa manifestation comme effet d’une situation de confusion entre les deux forces — constructive et destructive — à l’oeuvre dans nos sociétés. C’est ici que l’on doit récupérer et expliciter la contribution de Victor Turner avec les notions de « drame social » et de « processus rituel ». L’analyse de Giorgio Agamben met en lumière une situation similaire à celle de la liminalité rituelle. On pourrait dire que, concentrant tous les pouvoirs en sa personne, le souverain devient une figure liminale, comme les néophytes dans l’entre-deux anti-structurel indéfini par lequel ils doivent passer avant d’être réintégrés dans la structure sociale ou encore comme le moment de pause rituelle qui permet au groupe de refaire l’expérience de ses repères symboliques fondamentaux. La différence est que le souverain ne quitte jamais le seuil de la liminalité jusqu’au moment de sa mort. Il doit rester dans l’entre-deux pour gouverner la tension entre les forces constructives et les forces destructives en tant que « loi vivante ». Avec sa mort, cette tension est libérée et donne lieu à des tumultes populaires. Cela confirme qu’à la concentration personnelle de la loi correspond l’anomie, c’est-à-dire l’absence de la norme et de l’ordre sur le plan social. Ainsi, la liminalité du souverain n’est que le signe d’une diffusion liminale par l’ensemble du corps social. On concentre la liminalité sur une figure liminale pour essayer d’échapper à son influence. De même, lors du décès du souverain, l’anarchie doit devenir deuil, c’est-à-dire rite et expérience de liminalité. L’analyse d’Agamben confirme la pertinence du « processus rituel » pour la résolution du « drame social », tel qu’il est conçu par Victor Turner, illustrant en même temps les enjeux auxquels une société sans rites s’expose. La pandémie de la COVID-19 s’insère dans ce cadre comme une expérience sui generis de liminalité contaminatrice qui risque d’engendrer non une société sans rites, mais une société en train de devenir entièrement rituelle de façon indéfinie et indéterminée après avoir renoncé aux distinctions créées par les rites. Comme le souverain qui neutralise la tension entre forces constructives et puissances négatives par l’anomie, la pandémie met chaque individu et toute la société dans une situation de liminalité sans séparation préparatoire et sans réintégration prévisible. Dans ces circonstances, la liminalité pandémique apparaît comme une sorte d’initiation à l’absence de fondement et, donc, d’« anti-initiation ».

3. L’interruption de l’interruption et la fin du temps

La pandémie a causé une crise sans précédent. Les regards les plus avisés, cependant, suggèrent une lecture plus fine : la pandémie ne serait qu’une intensification des crises déjà installées au sein de nos sociétés et auxquelles on commençait à s’habituer. Cette étude s’inscrit dans la logique de cette lecture d’un point de vue rituel. Ainsi, le paradoxe éthique de l’attention à l’autre par la prise de distance n’est que la révélation de la crise suscitée par l’évacuation des rites religieux dans leur capacité d’instauration d’un rapport positif avec l’impur devenu sacré, c’est-à-dire source de vie. De même, le paradoxe politique d’une anomie devenue règle n’est que la manifestation de l’indéfinition et de la dispersion de la « liminalité ». Tout bien considéré, on fait face au même problème envisagé de deux points de vue distincts, mais complémentaires. La pandémie a mobilisé ces deux aspects en mettant les individus et les sociétés dans une situation de liminalité forcée et sans contours. Cette situation évoque autant la confusion de l’anomie que l’annulation de la différence rituelle entre le profane et le sacré, le pur et l’impur. Tout un chacun se voit investi de la même impuissance symbolique face à l’ambivalence de l’autre, à l’indistinction du pur et de l’impur et à la confusion entre rite et non-rite. De ce point de vue, la pandémie est l’accomplissement paradoxal de la modernité et de la sécularisation. Avec la pandémie, l’individu est finalement renvoyé à lui-même comme seul souverain absolu devant s’approprier les forces constructives et les forces négatives de la vie et se poser ainsi comme loi vivante « autonome ». Avec le confinement, l’indistinction qualitative des activités humaines s’impose finalement avec la dissolution finale de la liminalité rituelle. Pourtant, comme dans le cas de l’anarchie qui doit être ritualisée, la dissolution de la liminalité rituelle se donne par la complète « liminalisation » de l’expérience individuelle et communautaire. Confinés, les individus sont forcés de faire une expérience liminale déroutante et indéfinie, de même que les sociétés sont renvoyées au paradoxe d’un mouvement transformé en pause… in(dé)finie. Il y a donc un troisième aspect à considérer dans cette « pandémie rituelle », celui du paradoxe de la neutralisation du temps rituel par l’interruption de l’interruption rituelle.

En 1991, R. Bradley a publié une étude sur la relation entre le rite et l’histoire, soutenant la thèse suivante : « […] en observant l’interaction du temps rituel et du temps du monde, nous pouvons pratiquer une forme d’archéologie contextuelle, mais qui fait un bon usage de la séquence[28] ». Comme le rite a tendance à être conservateur, il peut constituer un paramètre de reconnaissance et d’appréciation de la dynamique sociale et historique. Une année après, Rappaport publie son étude sur la relation entre le rite et l’idée d’éternité[29]. Dans une approche « cybernétique », Rappaport montre que le rite crée autant le temps que l’éternité. Celle-ci désigne le moment de pause ou de distinction introduit par le rite et qui donne forme et rythme à l’expérience humaine du temps. Autrement dit, le rite permet autant d’observer le passage du temps que d’expérimenter son arrêt, conservant la différence entre la simple absence de distinction et la possibilité d’une accélération frénétique d’un temps sans interruption.

Les deux aspects déjà présentés de l’ambivalence de l’impureté rituelle et de la liminalité de l’état d’exception supposent l’arrêt symbolique du temps et sa reprise. Le temps cyclique ne s’oppose pas au temps linéaire. L’un constitue l’autre. Le temps cyclique est cyclique par rapport au temps linéaire ; celui-ci est linéaire seulement parce qu’il se laisse interrompre par le premier. Ceci signifie également que le temps exceptionnel et le temps régulier se constituent l’un par rapport à l’autre. Pour commencer à saisir quelque chose de l’importance des rites pour l’expérience temporelle humaine, il faut tenir ensemble le caractère ponctuel d’un événement marquant qui définit un temps exceptionnel et la dimension cyclique qui dépend de la répétition. Du point de vue temporel, un rite est un temps cyclique exceptionnel. Il ne suffit pas d’être cyclique dans la mesure où l’existence humaine se construit à partir de reprises qui donnent origine à plusieurs cycles. Les rites construisent et marquent l’expérience humaine à partir de son caractère exceptionnel qui est aussi la condition de possibilité de l’acte rituel. Cet aspect est d’une telle importance que certains rites peuvent ne pas posséder un caractère cyclique précisément en proportion directe avec leur exceptionnalité. Cependant, le caractère exceptionnel des expériences ponctuelles tend à se réconcilier avec la répétition à travers les commémorations et les célébrations d’anniversaires. L’expérience humaine du temps n’est jamais l’expérience plate, uniforme, d’un continuum indifférencié. Au contraire, le temps humain est toujours une expérience de différenciation, de délimitation, de marquage et de passage entre temps qualitativement divers. Avec Bradley et Rappaport, s’impose l’idée que les rites existent pour donner poids, forme et profondeur au temps et ainsi rendre la finitude supportable.

La pandémie est comparable à un rite dans la mesure où elle impose un arrêt du temps, mais elle constitue plutôt un anti-rite dans la mesure où elle uniformise le temps et transforme la perception temporelle dans l’expérience d’un continuum sans forme et sans grâce.

Participer au rite est entrer dans le « monde du rite ». Cette entrée est momentanée et surveillée. Il faut une préparation et, ensuite, un retour. La dimension temporelle est d’une importance extrême ici, car de ce point de vue, le processus rituel n’est qu’une construction symbolique de l’instant comme éternité, du présent comme pré-vision de l’avenir. Le caractère cyclique créé par la répétition confirme deux choses en même temps : le caractère historique du temps et la dimension eschatologique du non-temps. Sans l’expérience de l’arrêt du temps, celui-ci ne pourrait être vécu comme histoire, c’est-à-dire comme parcours de sens, comme un récit permettant à l’être humain de se situer et de marcher dans le temps. Sans l’expérience du devenir temporel organisé, aucune expectative, aucun projet ne seraient possibles. L’être humain vivrait dans le flux constant et indéfini, sans la possibilité de se rappeler le passé et sans désir du lendemain. L’expérience rituelle est donc fondamentale pour l’expérience humaine du temps comme histoire et comme promesse de l’éternité. L’abandon du rituel pour s’engager totalement dans le temps linéaire du progrès et l’évasion de l’histoire pour embrasser l’éternité sont deux dynamiques possibles, mais ces deux postures ont besoin du rite comme mécanisme homéostatique mettant le temps linéaire en relation avec le temps statique et permettant de passer d’un type d’expérience à l’autre. De ce point de vue, une société sécularisée est une société qui perd la capacité d’arrêter. Dans ce contexte, les rêves nostalgiques de retour à la condition prémoderne ne font que proposer une fuite en arrière comme façon de récupérer l’expérience statique du temps. Cette quête anime également les sauts eschatologiques en avant des cultes charismatiques, évangéliques et pentecôtistes. Dans tous ces cas, l’enjeu est celui d’un rapport imparfait entre le temps rituel, le temps historique et social et le non-temps, l’éternité : il y a toujours incompréhension du temps rituel — considéré inutile du point de vue du progrès, survalorisé du point de vue de la tradition et refoulé par l’extase de la vision prophétique et de l’anticipation eschatologique.

Comme pour le rite, la pandémie a obligé les individus et les sociétés à faire une pause. Cependant, cette pause est moins une pause anti-structurelle qu’une pause hyperstructurelle, augmentant et rendant plus intenses les déséquilibres par rapport au temps rituel. Les religions ont souffert l’impact de ce coup sans saisir entièrement sa portée et son importance. La pandémie a confiné les rites : elle a mis entre parenthèses les foyers religieux d’une expérience temporelle du non-temps sans renvoyer à l’expérience du temps linéaire de l’histoire et du progrès. La pandémie s’est ainsi manifestée comme la pause qui vide de sens toute pause et tout mouvement temporel. Par l’interruption des cycles rituels, la pandémie a consommé la nostalgie de la tradition et a épuisé l’espérance ; mais, du même coup, elle a aussi vidé le progrès de son sens. La pandémie renvoie à la vérité nue de la dissolution du temps, annulant en même temps le temps rituel, le temps historique et le non-temps eschatologique.

II. La kénose de la liturgie

La pandémie ne perturbe pas le monde des rites que de l’extérieur. L’interruption des cycles rituels implique déjà la ritualité de façon paradoxale dans la mesure où il s’agit d’une interruption de l’interruption, d’une sorte de contamination structurelle de la liminalité rituelle. Du point de vue religieux, la pandémie s’est ainsi révélée facteur de radicalisation des processus de sécularisation. La pandémie a ressuscité le projet de la sécularisation externe, mettant en crise la sécularisation interne aux religions, laquelle ressemble à un « confinement » dans le culte et la spiritualité[30]. La pandémie met en lumière les malheurs et les contradictions de cette voie, manifestant l’impatience et la difficulté des croyants à accepter cette sorte de liminalité « forcée ». Le désir de continuer à bénéficier des services religieux s’est manifesté comme mauvaise conscience par rapport à un monde post-religieux. De cette façon, au moins dans le cas concret du christianisme, l’anachronisme social de la religion a été démontré, ainsi que son inadéquation par rapport à la notion théologique de « foi ». Cependant, rien de cela n’a été provoqué par la pandémie. Tous ces phénomènes existaient et agissaient déjà bien avant. Les allers-retours au sujet de la question rituelle ou liturgique dans l’Église catholique depuis au moins le début du xxe siècle en constituent un bon exemple.

La pandémie ferait la preuve que la réforme de la liturgie n’a été ni comprise, ni entièrement appliquée. Le confinement aurait manifesté de « l’ignorance spirituelle » sous la forme de la tendance à identifier l’Église à la célébration. On aurait assisté à un retour du cléricalisme et les « liturgies virtuelles » seraient le concentré de tout ce malheur liturgique et spirituel. Cependant, tous ces phénomènes sont apparus bien avant la pandémie. Il ne faut pas se laisser tromper par l’apparence de causalité, mais prendre la pandémie comme une occasion de réflexion. Dans ce sens, la pandémie peut devenir le contexte pour une reformulation plus engageante et profonde de la question rituelle.

Si on n’a pas compris l’impératif de la renonciation au rite pendant les temps de pandémie, c’est qu’on n’a pas saisi les raisons du rite. Dans sa capacité d’interrompre l’interruption rituelle anti-structurelle, la pandémie oblige à interroger le rite. L’Église catholique vit cette situation de façon malheureuse, sans profiter de cette pause réflexive. Non par manque de ressources, mais par impatience et désespoir. Il suffit de lire la lettre du cardinal Burke pour entrevoir une Église qui sombre dans le ressentiment. Cependant, cette lettre n’est rien devant le potentiel théologique du Mouvement liturgique. À cet égard, ma thèse est que la pandémie constitue une invitation à relire la question rituelle/liturgique du point de vue des raisons théologiques enjoignant de renoncer au rite. Il s’agit donc d’une renonciation dans la foi, d’une kénose. Je postule une situation complexe où la foi s’implique et se joue dans le rite jusqu’au point de renoncer au rite. Cela exige plus qu’une théologie de la présence et de l’action de Dieu. Cela réclame une théologie où la présence et l’action se conjuguent avec la passivité et l’absence de Dieu. Bien sûr, la compréhension juste des affirmations théologiques sur la présence du Christ, l’actualisation de l’histoire du salut et la manifestation de l’Église dans et comme performance rituelle interdit déjà le rite communautaire dans une situation de pandémie où la rencontre peut devenir occasion de maladie, souffrance et mort. Pour cette raison, on a vu des « éclosions » de liturgies virtuelles un peu partout. Cependant, cela ne représente pas seulement une marche arrière par rapport à la participation active comme situation intersubjective et symbolique qui dépasse toute posture de simple spectateur. Les liturgies virtuelles sont virtuellement idolâtriques dans la mesure où elles se posent comme des images de l’image sacramentelle, c’est-à-dire comme des simulacres renvoyant à d’autres simulacres et non plus à la médiation sacramentelle de la « res ». Encore une fois, on fait face à l’enjeu de la méconnaissance des raisons de célébrer.

Le fondement liturgique à chercher n’est pas de l’ordre des affirmations théologiques. Il est plutôt de l’ordre de la négativité, du silence, de l’étonnement qui rend muet, de la souffrance qui nous fait nous taire. Du point de vue rituel, il est question du fondement de l’action, du geste, du signifiant comme forme vivante. Il est donc question du fondement recherché et élaboré par le Mouvement liturgique, dans une perspective que l’on peut caractériser comme « plus que religieuse » et « plus que rituelle ». L’illustration provient de la confluence secrète de la théologie des mystères d’Odo Casel (1886-1948) avec le christianisme « non religieux » de Dietrich Bonhoeffer (1906-1945).

Le christianisme n’est pas une « religion ». Cette affirmation se trouve chez Casel[31] et, selon Bonhoeffer, « nous allons au-devant d’une époque totalement sans religion[32] ». Cela suggère l’existence d’un lien secret et paradoxal unissant la possibilité d’une concentration symbolique de la vie chrétienne dans la liturgie à celle de son identification avec la vie dans un monde devenu adulte, c’est-à-dire avec la « sécularité ». La réception liturgique de la théologie des mystères a refoulé la recherche initiale de Casel sur le silence mystique. Les théologies de la sécularisation et de la libération ont radicalisé les intuitions de Bonhoeffer dans un sens « a-rituel » et parfois même « anti-rituel ». Il est temps de surmonter les deux impasses.

1. Le mystère ou la présence de l’absence

Pour me déplacer vers l’horizon apophatique de la théologie des mystères, je me laisse orienter par l’étude d’Alessandro de Ritter[33], la seule que j’aie pu recenser faisant appel au silence mystique comme clé de lecture de la théorie des mystères. Selon cet auteur, Casel a tenté une interprétation du christianisme comme religio mystica, cherchant des corrélations avec la religion grecque. Dans la ligne de la Religionsgeschichtliche Schule, Casel a voulu établir cette parenté entre des « corrélatifs pas historiques, mais conceptuels[34] », dans le but de mettre en valeur la singularité des actes cultuels chrétiens. Les thèses de Casel reposent sur une reconstruction philologique du terme mystère. Selon Alessandro de Ritter, c’est à partir de cette reconstruction que Casel fait du mystère une catégorie théologique applicable à la liturgie chrétienne. Plus concrètement, Casel s’est engagé dans une relecture théologique de la liturgie faisant appel à la conception du mystère qui aurait été à la base d’une figure religieuse particulière : celle des mystères d’Éleusis. « Le terme [mystère], à la lumière des études systématiques de Casel, avait une portée cultuelle avant même que doctrinale[35] ». Casel a ainsi dépassé les limites de l’exégèse la plus courante du mystère chrétien, dérivée notamment d’une interprétation de saint Paul qui se limitait à identifier le mystère avec le contenu sémantique de la révélation en tant qu’objet de foi. Pour Casel, le mystère doit être compris dans un sens plus large, de façon à transcender la simple perspective cognitive pour en venir à se référer à l’actualisation de l’événement salvifique[36].

Les postulats de la théologie de Casel comportent une dimension historique dont la base et le point de départ se trouvent dans la recherche philologique qu’il a entreprise dans son premier ouvrage sur le silence mystique. Ainsi, contre une monopolisation théologique du débat, on ne peut pas négliger le travail de ressourcement philologique derrière l’oeuvre de Casel. Il est vrai que, dans les milieux ecclésiastiques, Casel en viendra à être considéré surtout comme un théologien de la liturgie, mais dans les milieux universitaires séculiers, il ne sera connu que par son De philosophorum Graecorum silentio mystico. Toutefois, ce travail sera rapidement oublié en raison de la direction liturgique suivie par Casel. En même temps, à cause de sa fidélité à la Religionsgeschichtliche Schule, Casel n’a pas réussi à entrer véritablement dans un débat théologique plus large. Il est rapidement devenu anachronique, bien qu’il ait capté un thème de grande importance. L’accueil initial de son livre De philosophorum Graecorum silentio mystico dans le domaine de la philologie a conduit Casel à insister sur l’aspect philologique comme base de compréhension de la dimension liturgique du mystère et cette approche l’a empêché de s’épanouir en tant que théologien[37].

L’intérêt de Casel pour le silence mystique aurait surgi postérieurement à la formulation de son hypothèse sur la relation entre la liturgie chrétienne et les cultes des mystères. On peut même considérer qu’il constitue un moment de cette recherche[38]. Bien sûr, Casel n’affirme jamais que son objectif est de comparer les mystères grecs et le mystère chrétien, c’est-à-dire la liturgie. L’étude du silence mystique dans le contexte de la tradition chrétienne est une possibilité que Casel ne semble entrevoir qu’à la fin de sa recherche. Pourtant, selon Alessandro de Ritter, l’intention comparative est bien présente dès le début. Soutenant l’originalité de la dimension liturgique du mystère, Casel ne cherche pas une confirmation textuelle de sa thèse dans les sources, mais procède à une élaboration de la portée du terme, lequel, en tant que trace terminologique de la référence du rite à l’oeuvre du salut, inclurait nécessairement la référence au culte. Alors, pourquoi Casel a-t-il voulu commencer précisément par le silence mystique pour pénétrer les mystères ? Et pourquoi le thème du silence mystique a-t-il été abordé précisément dans le domaine philosophique[39] ?

Casel en viendrait à admettre que ses recherches philologiques visaient les mystères grecs en tant qu’outil herméneutique pour saisir la signification de la liturgie chrétienne. Derrière la recherche du De philosophorum Graecorum silentio mystico est donc présente la même intention comparative qui animera la recherche ultérieure de Casel. Dans ce contexte, il est important de souligner que le seul fait établi concernant les mystères d’un point de vue spécifiquement cultuel est précisément celui du silence, non seulement dans le sens de la protection du culte de la profanation, mais aussi en tant que la seule pratique connue des mystères grecs, lesquels finissent ainsi par s’identifier avec le silence mystique[40]. Le silence mystique est donc une institution qui, fondée sur le respect du sacré, a conservé le secret des rites des mystères. Par conséquent, la seule manière d’entamer une discussion sur les mystères dans le but de capter son sens liturgique était de commencer précisément par le silence mystique. Le silence étudié par Casel est, donc, le silence des mystères, un silence correspondant à une prescription rituelle précise, en lien avec la « peur sacrée », la « pudeur respectueuse » requise par les mystères grecs, un silence entourant tout ce qui concerne le culte. Personne ne pouvait connaître les δρώμενα, les rites de l’action mystérique. Le silence est caractérisé comme un mystère, non parce qu’il serait pratiqué lors de l’action cultuelle, mais parce qu’il protège cette dernière et la réserve à des acteurs spécifiques (les « initiés »). Le silence est ainsi défini comme « mystique » en raison de sa connexion profonde avec les mystères. Ce qui apparaît comme un intérêt fortuit (à cause de l’absence de données plus particulièrement rituelles) se révèle comme l’une des structures fondamentales des mystères, invitant à postuler la même corrélation étymologique entre le silence et le mystère. Le silence mystique redevient ainsi une voie d’accès obligatoire aux mystères. Voilà la raison pour laquelle l’étude du silence mystique était fondamentale à l’élaboration de la Mysterienlehre. « [C]e qui constituait essentiellement les mystères, ce qui était sacré en eux, c’étaient les rites (et non les contenus ésotériques) : en fait, ce sont ceux-ci qui se taisent et non l’inverse[41] ». Cependant, d’un point de vue historique, le silence mystique, qui a sa place naturelle dans le culte, s’en détache progressivement pour y retourner à l’époque impériale. Alessandro de Ritter considère que ce mouvement n’est pas sans liens avec le programme théologique de Casel d’un retour au mystère, à la « mystique » identifiée avec le rite, la liturgie. Tout comme le silence mystique a historiquement fait un retour au culte, de même le peuple chrétien, qui s’est détaché de la dimension liturgique de la foi, redécouvre l’essence liturgique du christianisme telle qu’elle a été comprise dans l’Antiquité. Le silence mystique contiendrait donc la même invitation fondamentale de la Mysterienlehre : le retour à la liturgie[42].

Casel a étudié les sources philosophiques du silence mystique, convaincu qu’il y trouverait des traces des rites mystériques. De cette façon, selon Alessandro de Ritter, tout en profitant des possibilités de la méthode historico-critique, Casel voulait mettre en valeur l’idée selon laquelle l’expérience religieuse serait en elle-même quelque chose d’irréductible à la seule raison. Alessandro de Ritter s’arrête ici. Cependant, c’est à partir de cette irréductibilité rationnelle que l’on peut reprendre la question du culte comme mystère dans le sens apophatique indiqué par le silence mystique.

Le mérite de l’étude d’Alessandro de Ritter ne consiste pas seulement dans la mise en valeur du lien unissant le silence mystique à l’action mystérique. Si cette dernière devait être comprise d’abord dans sa dimension apophatique, à partir du silence mystique, la réception et l’application de la perspective mystérique à la liturgie chrétienne auraient laissé tomber quelque chose d’essentiel, dans la mesure où cette perspective se développait de manière unilatérale comme affirmation théologique de la présence[43]. Cela en réaction aux critiques et controverses qui mettaient en question la possibilité de la présence actuelle d’un événement passé dans sa consistance historique. Casel a dû revenir à plusieurs reprises sur cette question, alors que l’aspect à élaborer était plutôt celui du caractère symbolique de la médiation rituelle. De même, l’interprétation commune a ensuite transformé le mystère dans le signifié ou le contenu du rite communiqué à la compréhension des sujets participants. On a voulu dépasser les difficultés posées par la dimension historique de l’événement du salut sans percevoir qu’elles sont restées sans solution et que les enjeux de la nouvelle formulation de la liturgie comme célébration du mystère du Christ — toujours présent et agissant dans l’Église par la liturgie — ont même grandi. Le mystère du culte, qui, pour Casel, était une médiation active, a été brisé de l’intérieur et transformé en signifiant véhiculant le « mystère pascal » comme son signifié. Il en résulte la perte du caractère historique de l’événement pascal comme de la dimension symbolique de l’action rituelle. En tant que signifié communiqué par la liturgie, le mystère pascal n’est que l’image mentale de l’événement historique, par opposition à la proposition initiale de Casel selon laquelle le mystère du culte et le mystère du Christ s’appartenaient mutuellement. Ainsi, participer au mystère cultuel était participer symboliquement à la réalité historique et salvifique de l’événement de la mort et de la résurrection de Jésus. Dans ce sens, on comprend bien que le silence d’étonnement soit la première des composantes de la participation mystérique et que celle-ci n’ait rien à voir avec l’apaisement rationnel de la pensée en train d’appréhender une signification. L’oubli de la négativité apophatique du silence a donc déformé la relation à la médiation liturgique, comprise unilatéralement en fonction de l’affirmation théologique de la présence du Christ, alors qu’une telle relation exigerait de reconnaître également son absence et son silence comme les véritables fondements du culte chrétien, reproposés à l’expérience chrétienne comme participation symbolique à la kénose du Christ.

2. Le culte dans un christianisme « non religieux »

Aucun théologien n’a perçu l’importance de l’arrivée du monde à son « âge adulte » comme Dietrich Bonhoeffer. Les intuitions de ce théologien luthérien à l’égard d’un monde qui n’a plus besoin de Dieu comme hypothèse d’explication conservent toute leur pertinence et actualité. Grâce à elles, la théologie contemporaine prend progressivement de la distance par rapport à la vision « religieuse » du monde qui a soutenu les discours théologiques jusqu’à la modernité. Selon Bonhoeffer, il s’agit d’une vision du monde qui doit être abandonnée et remplacée par l’expérience de la « sécularité », donnant ainsi lieu à un christianisme « non religieux ».

Il est important de se concentrer sur la notion de religion de Bonhoeffer, si on veut saisir non seulement la portée d’un christianisme « non religieux », mais aussi la place du culte dans son sein, qui est l’aspect qui m’intéresse dans cette étude.

La « religion », selon Bonhoeffer, se caractérise par deux traits principaux : la pensée métaphysique et la piété individualiste. À cela, il faut ajouter le caractère idéaliste et atemporel du salut et de Dieu, situés toujours au-delà de cette terre et de notre histoire. Il n’est plus possible de penser métaphysiquement les phénomènes humains. De même, une relation individuelle à Dieu visant un salut éternel ne s’accorde plus avec la vision du monde moderne, ni avec le sens le plus profond et radical du christianisme. Ce dernier est donc invité à se refaçonner, abandonnant les vêtements religieux pour embrasser l’expérience humaine du monde. Un christianisme « non religieux » implique à première vue l’abandon non seulement d’un type de langage sur la relation entre la réalité humaine et la Révélation de Dieu, mais également toute forme de relation avec Dieu qui pourrait être perçue comme « religieuse », dont notamment le culte. Il faut toutefois souligner comment, pour Bonhoeffer, la fin de la religion et l’autonomie du monde ne sont pas en contradiction avec le christianisme dans le sens d’une sorte de purification de la conception de Dieu. L’horizon séculier devait permettre, selon Bonhoeffer, de penser Dieu comme Dieu. L’expérience humaine en elle-même n’a plus besoin de Dieu comme explication. Elle ouvre la possibilité de repenser Dieu sans le réduire à un « bouche-trou ». L’identification du culte et de la religion est la conséquence d’une perception rapide et naïve de la question. Le christianisme « non religieux » de Bonhoeffer n’est pas un christianisme « a-rituel » et, encore moins, « anti-rituel ». L’enjeu n’est pas celui de l’existence de rites dans le christianisme, mais de leur congruence expérientielle avec la situation humaine dans un monde « etsi Deus non daretur » — comme si Dieu n’existait pas. Ce n’est pas le fait du culte qui pose problème, mais la qualité de l’expérience qu’il offre. Cette thèse trouve sa démonstration dans la reconstruction de la question du culte dans les lettres et les notes de la captivité de Bonhoeffer. La nostalgie de la communauté et du culte ressentie par Bonhoeffer en est un premier aspect.

Dans sa première lettre à son ami et interlocuteur théologique Eberhard Bethge, du 18 novembre 1943, Bonhoeffer écrit : « Et aujourd’hui, après de si longs mois sans culte, sans confession et sainte cène et sans consolatio fratrum, sois mon pasteur, une fois de plus, comme tu l’as été si souvent, et écoute-moi ! […][44] ». Il parle de son isolement et ajoute : « Paul Gerhardt s’est avéré d’un secours insoupçonné, ainsi que les Psaumes et l’Apocalypse[45] ». Le « Paul Gerhardt » est un recueil de chants utilisés dans le culte. Bonhoeffer parle encore des prières qu’il est en train de composer pour les prisonniers. Le 20 novembre 1943, Bonhoeffer écrit : « J’aimerais jouer avec toi la Sonate en sol mineur, chanter du Schültz, et t’entendre interpréter les Psaumes 70 et 47. C’était ton meilleur morceau[46] ! » Le 21 novembre, Bonhoeffer nous fait savoir qu’il a

ressenti tout naturellement comme une aide de faire le signe de la croix lors de la prière du matin et du soir, selon le précepte de Luther. Il y a dans ce signe quelque chose d’objectif dont on a ici un désir particulier. Ne t’effraie pas ! Je ne sortirai certainement pas d’ici en homo religiosus ; ma méfiance et ma peur de la « religiosité » sont devenues ici plus grandes que jamais[47].

Le commentaire sur ce « quelque chose d’objectif » du signe de la croix est d’une grande importance parce qu’il témoigne non seulement d’un Bonhoeffer en train de s’approprier un geste rituel, mais aussi d’un Bonhoeffer qui fait écho aux débats liturgiques de l’époque. Le besoin de clarifier que la pratique du signe de croix ne fera pas de lui un homo religiosus montre qu’entre le « religieux » et le « non-religieux », le seuil n’est pas évident. Si un christianisme « non religieux » n’implique pas nécessairement l’abandon de la liturgie, celle-ci devra assumer une forme et un sens très particuliers. Ce que Bonhoeffer écrit le 28 novembre confirme ma perception d’un Bonhoeffer « religieux » ou, au moins, « rituel » :

C’est le premier dimanche de l’Avent. Il a commencé par une nuit tranquille. Hier soir, au lit, j’ai ouvert pour la première fois le Chant nouveau (« Chant nouveau ») aux pages où se trouvent — « nos » — chants de l’Avent ; je peux à peine en chantonner un sans me rappeler Finkenwalde, Schlönwitz, Sigurdshof. Ce matin, j’ai fait ma méditation du dimanche, suspendu à un clou ma couronne de l’Avent et j’ai attaché la Nativité de Lippi[48].

La lettre du quatrième dimanche de l’Avent (le 19 décembre 1943) nous transmet des réflexions intimement unies au culte. Bonhoeffer témoigne encore de sa nostalgie du culte. Il se réfère à la doctrine de la récapitulation (la lettre de la veille parlait de la récupération du passé) qu’il trouve confirmée dans une hymne de Paul Gerhardt[49]. Et Bonhoeffer de continuer à parler des hymnes : il redécouvre le chant « Devant ta crèche prosterné » et il pense à un fragment du O bone Jesu de Schütz où il perçoit aussi « la “restauration” de toute aspiration terrestre[50] ». Cette réflexion conduit Bonhoeffer à penser à ses propres funérailles et à indiquer trois cantiques de Schütz qu’il souhaite que l’on chante à cette occasion. On pourrait continuer la cueillette des références à des aspects « religieux » (ou au moins « rituels ») témoignés dans les écrits de Bonhoeffer en prison, seulement pour trouver un Bonhoeffer qui s’ennuie du culte, de la communauté, qui prie le matin et le soir, qui chantonne les Psaumes et d’autres chants liturgiques. On y trouve, donc, un Bonhoeffer « religieux » qui se met à réfléchir à l’enjeu d’un christianisme dans un monde adulte, sans Dieu et sans religion. Dans la lettre du 30 avril 1944 à Eberhard Bethge, on trouve les premières réflexions explicites à cet égard :

La question de savoir ce qu’est le christianisme et qui est vraiment le Christ pour nous aujourd’hui, me préoccupe constamment. Le temps est passé où l’on pouvait tout dire aux hommes par des mots — que ce soit des paroles théologiques ou pieuses —, comme le temps de l’intériorité et de la conscience, c’est-à-dire le temps de la religion en général. Nous allons au-devant d’une époque totalement sans religion […][51].

Bonhoeffer se demande alors : que signifie cette situation pour le christianisme ? Qu’est-ce qu’un christianisme « non religieux » ?

Les questions auxquelles il faut répondre seraient celles-ci : que signifient une Église, une communauté, une prédication, une liturgie, une vie chrétienne, dans un monde sans religion ? Comment parler de Dieu — sans [faire appel à la] religion, c’est-à-dire sans le donné préalable et contingent de la métaphysique, de l’intériorité, etc. ? Comment parler (ou peut-être ne peut-on plus en « parler » comme jusqu’ici ?) de Dieu « de façon séculière » ? Comment être des chrétiens « sans religion — séculiers » ? […][52].

Et lui d’insister, pensant à la prière et au culte : « Que signifient la prière et le culte dans un monde sans religion[53] ? » La lettre de Bethge du 3 juin 1944 est d’une grande importance pour cet enjeu. Il écrit :

En dehors du besoin de vérité et de miséricorde, l’autre besoin, au moins aussi fort, des êtres humains, surtout des gens éduqués, pour un espace, que le monde actuel n’offre pas, pour la prise de distance, la réflexion, le refuge dans le silence et dans l’action cultuelle […] partout vers le catholicisme qui, en plus de ce culte offert de manière insurpassable, s’est révélé toujours plus comme refuge du premier besoin. Ici, dans le catholicisme, il semble que l’on n’ait pas abandonné tout espace[54].

Bethge parle du besoin d’une « prise de distance », de la recherche d’un refuge « dans le silence et dans l’action cultuelle ». Il mentionne le catholicisme dans ce contexte. De quoi s’agit-il exactement ? D’une référence au Mouvement liturgique ? Ce n’est pas impossible. Cependant, une chose est certaine. Dans cette lettre, la question du culte est formulée de façon très claire : « Quel est le rôle du cultuel[55] ? » Bonhoeffer avait fait référence à la liturgie dans ses interrogations de la lettre du 30 avril 1944. Bethge est revenu sur le même questionnement le 3 juin. Le culte figure aussi parmi les sujets à traiter dans l’étude que Bonhoeffer voulait faire sur le problème de la sécularité[56]. L’imagination d’un christianisme « non religieux » n’évacue pas le culte. Au contraire, elle l’inclut et passe nécessairement par la question du culte. Par conséquent, le christianisme « non religieux », pour Bonhoeffer, n’est ni « a-rituel » ni « anti-rituel ».

Revenons à la lettre du 30 avril 1944, où Bonhoeffer pose la question du culte. « Que signifient la prière et le culte dans un monde sans religion ? La discipline de l’arcane ou la distinction entre les réalités dernières et les réalités avant-dernières (distinction que tu connais déjà chez moi), prend-elle ici une importance nouvelle[57] ? » Bonhoeffer est convaincu de la nécessité de la « discipline de l’arcane ». Dans sa lettre du 5 décembre 1943, il avait écrit, prévoyant le thème : « […] depuis la chute, il doit y avoir des choses voilées et du mystère[58] ». Il ajoute encore : « Ce qui est caché ne doit être dévoilé que dans la confession, c’est-à-dire devant Dieu[59] ». Dans la lettre du 5 mai 1944 à Eberhard Bethge, la discipline de l’arcane est proposée comme une sorte d’antidote au positivisme théologique de Karl Barth : « […] il faut reconstituer une discipline de l’arcane, par laquelle les mystères de la foi chrétienne doivent être protégés de la profanation[60] ». Cependant, si on se laisse inspirer par les remarques de Bonhoeffer au sujet de l’identité de la mythologie du Nouveau Testament avec l’Évangile, le défi est plutôt celui de l’interprétation des rites « d’une manière qui ne suppose pas la religion comme condition de foi[61] ». La clé de cette interprétation se trouve dans la croix de Jésus.

Dans sa lettre du 16 juillet 1944 à Eberhard Bethge, revenant sur la nécessité de laisser tomber « l’hypothèse de travail Dieu[62] », Bonhoeffer écrit :

Dieu nous fait savoir qu’il nous faut vivre comme des êtres qui parviennent à vivre sans Dieu. Le Dieu qui est avec nous est celui qui nous abandonne (Mc 15,43) ! Le Dieu qui nous fait vivre dans le monde, sans l’hypothèse de travail Dieu, est celui devant qui nous nous tenons constamment. Devant Dieu et avec Dieu, nous vivons sans Dieu. Dieu, sur la croix, se laisse chasser hors du monde. Dieu est impuissant et faible dans le monde, et ainsi seulement il est avec nous et nous aide. Mt 8,17 indique clairement que le Christ ne nous aide pas par sa toute-puissance, mais par sa faiblesse et sa souffrance ! Voilà la différence décisive d’avec toutes les religions. La religiosité de l’être humain le renvoie dans sa misère à la puissance de Dieu dans le monde, Dieu est le deus ex machina. La Bible le renvoie à la faiblesse et à la souffrance de Dieu ; seul le Dieu souffrant peut aider[63].

La fameuse formule « devant Dieu, avec Dieu, sans Dieu » est une description de la sécularité à la lumière de la croix. C’est à cette réalité que la Bible (et, donc le mythe évangélique !) renvoie. Par conséquent, les actions rituelles qui accompagnent le récit mythique de l’Évangile y doivent conduire également. La différence entre l’orientation de la religiosité à la puissance de Dieu et celle de la foi à la faiblesse de Dieu présuppose la croix comme le lieu où « le Dieu qui est avec nous » est aussi « le Dieu qui nous abandonne ». Cela permet d’imaginer une liturgie kénotique « devant Dieu, avec Dieu, sans Dieu », une liturgie qui ne suppose pas la religion comme condition de la foi et qui pourra devenir un axe de l’interprétation de la mythologie dans laquelle consiste « la réalité » de l’Évangile. Dans un monde « etsi Deus non daretur », la liturgie doit non seulement faire sienne la « discipline de l’arcane », mais renoncer aussi à toute « positivité » théologique pour se rattacher à la « négativité » de la croix et rester là où la vie du monde participe à la souffrance de Dieu. Je suis convaincu que le « quelque chose d’objectif » du geste rituel du signe de la croix, perçu par Bonhoeffer dans la prison, correspond au silence et à l’absence de Dieu qu’a ressentis Jésus au moment de sa mort : « Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné ? » (Mc 15,34). La liturgie d’un christianisme « non religieux » naît de ce cri de Jésus, dans lequel la souffrance de l’humanité résonne sur le fond du silence de Dieu, et se laisse modeler par lui.

Il n’est pas impossible que Bonhoeffer ait pris connaissance des travaux de Casel. Plus important que cette possibilité est la confluence qui ressort de la confrontation de la relecture de la théologie des mystères à partir de l’étude de Casel sur le silence mystique avec la reconstruction de la place du culte dans un christianisme « non religieux » dans les écrits de Bonhoeffer en prison. Ce rapprochement confirme la possibilité d’une liturgie kénotique capable d’assumer l’expérience humaine comme horizon de la relation avec Dieu dans un monde sans Dieu. Cette perspective s’accorde avec la recherche émergente d’une morphologie kénotique du rite religieux[64].

Le rite se destine à remplir les vides structurels de la subjectivité, de l’intersubjectivité et de l’objectivité du rite. Autrement dit, le rite religieux fonctionne comme solutionneur universel de problèmes. Il constitue l’expression de l’imaginaire d’une psyché socialisée dans le symbolique, imposant à l’existence la suspension, la négation, le refus des limites du monde, à partir de la solution qu’il offre. Plus concrètement, la subjectivation apophatique — quand le moi affirme sa non-existence — pose le vide de Dieu, du « Tout Autre », sur le vide de la subjectivité. « L’essence de l’offre rituelle étant par nature ontologique, elle oblige à la phénoménalisation de Dieu, l’absence de sa présence nécessitant la présence de son absence afin qu’il soit communicable[65] ». De cette façon, le rite se protège lui-même, confirmant les questions dont il ne possède pas la réponse et les actes dont il n’appréhende pas les effets. Le rite propose alors au sujet un rapport au symbolique et au langage prenant pour base le secret et le silence comme fond sur lequel la réalité ultime repose. Casel et Bonhoeffer ont saisi cette possibilité, le premier mettant l’accent sur la « présence de l’absence », dans la mesure où le mystère pascal inclut le sacrifice et la mort du Christ ; le second mettant en valeur « l’absence de la présence », dans la mesure où les représentations de Dieu se purifient pour l’atteindre de façon peut-être plus authentique.

Casel intègre la mort de Jésus sur la croix au sein de l’événement pascal, lequel est réactualisé par la participation rituelle au mystère du culte (= le culte comme mysterion). Participer au rite est, donc, une façon de mourir avec le Christ. À son tour, Bonhoeffer lit la sécularité, c’est-à-dire l’expérience humaine sur la terre, à la lumière de l’abandon de Jésus par Dieu au moment de sa mort. Bonhoeffer insère, par conséquent, la croix au coeur du « mystère » du monde. Casel explore la dimension initiatique de la liturgie, c’est-à-dire le fait qu’en participant aux rites, on prendrait part à l’événement salvifique qu’ils rendent présent (re-présentent) de façon « mystérique » et apophatique. Bonhoeffer se demande s’il ne faut pas rétablir la discipline de l’arcane pour protéger la confession (de la foi) de la profanation. C’est comme si les deux auteurs regardaient la même réalité de points de vue différents, mais convergents. Points de vue différents par rapport à la Révélation — Casel et ses reprises liturgiques conduiront à l’affirmation de la présence divine, alors que Bonhoeffer restera une référence dans le sens des théologies aux prises avec un christianisme « non religieux » dans un contexte qui n’a plus besoin de Dieu comme « hypothèse de travail ». Néanmoins, points de vue convergents dans la mesure précisément où ils ouvrent un horizon apophatique.

Le rite comme voie d’accès au vide s’autodétruirait, à moins que Dieu ne soit conçu comme le vide par excellence. Selon Oliviéro, le rite se montre en tant que pli rempli d’un Dieu qui ne peut plus faire un pli, car il est solution accessible à une herméneutique. Ainsi, préconiser la recherche de Dieu en tant que fondement et vérité ultime du rite, c’est accepter de la mener à l’intérieur du rite, c’est-à-dire selon ses propres règles et conditions. Le rêve herméneutique du rite est de susciter la recherche du fondement du rite. La signification de cette herméneutique s’épuisera dans le silence de la mort ou dans le secret de l’indicible. Par conséquent, si tout symbole est à jamais vide, son interprétation restera toujours ouverte. « L’essence ultime du rite religieux repose sur la part ininterrogeable de la réponse qu’il opère[66] ».

Conclusion

La réponse rituelle à l’interruption provoquée par la pandémie a consisté surtout dans la mise en oeuvre de célébrations virtuelles, mais aussi dans le renforcement des groupes affinitaires. Les deux tendances existaient déjà. Les liturgies virtuelles s’inscrivent dans la logique de la prestation de services et présupposent une théologie des sacrements comme moyens de transmission de la grâce par l’action sacerdotale. Cette dernière devient l’aspect fondamental du mécanisme : de là l’importance d’avoir accès — d’une façon ou de l’autre — au ministre sacré lors de la dispensation de la grâce divine. Le monde virtuel permet cela. La tendance communautaire s’inscrit dans la logique de la réception du concile Vatican II, voyant dans la liturgie la manifestation de l’Église et le signe de la présence du Christ. Cependant, dans le contexte de la pandémie, la tendance communautaire ouverte et pluraliste a perdu du terrain par rapport aux communautés affinitaires et sur mesure, notamment la famille. Dans ce sens, la pandémie a créé la possibilité de réinvestir la famille chrétienne comme « Église domestique ». Cependant, la provocation la plus profonde de l’interruption rituelle est celle de la dimension apophatique de la liturgie. La tendance communautaire dépasse les limites de la tendance cléricale, mais les deux prennent appui sur un discours théologique affirmatif. On peut même soutenir que la théologie et la praxis liturgique postconciliaire se caractérisent par l’excès de positivité théologique, oubliant que le mystère de la médiation liturgique est aussi un mystère d’absence et de dé-coïncidence.

De façon plus radicale et plus profonde que la simple description externe de l’interruption rituelle comme circonstance sociale advenue en raison des confinements préventifs, la pandémie a bouleversé trois dimensions fondamentales de l’expérience rituelle : l’aspect de la différenciation rituelle entre le pur et l’impur, repris de façon extensive et inversée, l’alternance entre la structure sociale et l’anti-structure rituelle avec l’indéfinition de la liminalité, et, sur le plan temporel, l’entrée dans une extase sans issue de secours. Ce qu’il faut retenir ici, c’est le besoin d’une réconciliation avec le rite autant sur le plan social que sur le plan religieux. Cependant, se réconcilier avec le rite en tant que pratique sociale n’implique pas nécessairement de se réconcilier avec la religion. En même temps, cette réconciliation rituelle ne peut consister en une simple substitution. Quand « n’importe quoi » remplace facilement le rite religieux, on ne fait que confirmer l’importance et la nécessité des rites religieux sans savoir exactement d’où provient la difficulté de continuer à prendre part à ces mêmes rites. Il faut donc apprendre à s’en abstenir et à revisiter les expériences humaines travaillées par ces rites, renonçant non seulement au grand signifié divin, mais aussi aux petites significations de consolation immédiate. La pandémie offre ce kairos à la ritualité humaine, avant même de toucher les rites religieux. Le deuil sur lequel ces derniers doivent passer est, cependant, plus douloureux. C’est un double deuil qui pâtit non seulement de la dissolution de toute « théologie », mais aussi de la fin de toute « religion ». Ici aussi, les petites solutions façonnées dans les ateliers privés d’un culte et d’une spiritualité de consommation interne ne font que reproduire la logique des pièces de substitution appliquée dans la vie sociale. Naturellement, le jeûne sur le plan sémantique n’est pas facile, surtout quand on a fait des images mentales notre nourriture rapide plutôt que de chercher le véritable pain qui descend du ciel, c’est-à-dire plutôt que d’accepter les manques de la subjectivité, la dureté des signifiants rituels et la fatigue de l’intersubjectivité ; bref, de rechercher un rite qui non seulement échappe à toute mainmise idéologique et à toute hégémonie, mais qui les critique. Voici le kairos que la pandémie offre aux rites religieux. La pandémie n’est pas la cause du malheur rituel par lequel on passe, mais la redécouverte du rite peut se révéler le grand profit et la grande leçon à tirer de cette épreuve.