Corps de l’article

Introduction

Cet article prend appui sur des recherches[1] auxquelles j’ai participé dans un cadre professionnel et pour ma thèse (Bayet, 2020) dont l’objet d’étude portait sur le parcours de formation vers l’insertion professionnelle de jeunes en situation de handicap en m’appuyant sur leurs récits. Je propose de revisiter mon vécu sur un plan méthodologique concernant l’espace de rencontre entre la chercheuse ou le chercheur et la participante ou le participant lors d’entretiens à caractère biographique, entretiens où il s’agit de susciter la production d’une parole qui dévoile des fragments de vie, des pans de l’expérience, des périodes d’un parcours, que la personne raconte « tout ou partie de son expérience vécue » (l’italique est de l’auteur, Bertaux, 2016, p. 11).

Des auteures et auteurs ont souligné l’importance de recueillir la parole de personnes en situation de handicap, celles-ci étant « des expert[e]s de l’intérieur, c’est-à-dire ce[lles] qui éprouvent, qui connaissent par expérience les multiples résonances d’un dysfonctionnement de leur corps ou de leur esprit » (l’italique est de l’auteur, Gardou, 2016, p. 214). Dans le même sens, Janner-Raimondi écrit que « l’activité de recherche se doit de recueillir la parole des personnes handicapées afin qu’elles participent au processus de production de savoir sur le handicap » (2015, p. 27). Ces personnes sont appréhendées comme des experts et expertes ou des personnes-ressources pour accéder à leur univers de sens, à leur vécu, même si elles disposent de peu de mots pour se dire dans le cas de certains handicaps comme la déficience intellectuelle : « En recherche, il est essentiel de prendre en considération le point de vue des personnes qui vivent avec une déficience intellectuelle afin de connaître leurs perceptions et les questions qui les préoccupent » (Julien-Gauthier et al., 2009, p. 178). Une méthodologie d’entretien est fréquemment exposée dans une prise en compte des caractéristiques de la déficience intellectuelle dans ses divers aspects concernant la construction du discours, la cognition et les relations interpersonnelles, tout en respectant les qualités scientifiques attendues lors d’un entretien de recherche (Guillemette & Boisvert, 2003). Toutes et tous soulignent cependant la nécessité de considérer chaque personne dans sa singularité, car derrière l’étiquette d’une dénomination concernant le trouble ou la maladie se dévoilent diverses personnalités, vécus et expériences :

On établit trop souvent la relation avec [ces personnes] à partir de leur handicap, comme si leurs manques suffisaient à les définir, comme si une déficience sensorielle, physique ou mentale tenait lieu d’identité globale […] Appréhendant difficilement le vivant dans sa richesse infinie, dans sa nature toujours mouvante, nous réduisons [leur] diversité et [leur] complexité en le[s] catégorisant : « les IMC », « les déficients moteurs », « les sourds », « les aveugles », « les autistes »… « les handicapés »

Gardou, 2005, pp. 16-17

Après une réflexion sur la posture de la chercheuse ou du chercheur lors d’un entretien à caractère biographique, la relation à l’autre est interrogée, cette narratrice ou ce narrataire qui est en situation de handicap se présentant dans son étrangeté. Des vécus d’entretiens avec une adulte et des jeunes en situation de handicap sont exposés afin d’étayer la nature des dynamiques interactionnelles mobilisées et toujours imprévisibles dans cet espace d’intersubjectivité.

Posture de la chercheuse ou du chercheur lors d’un entretien à caractère biographique : quelques jalons incontournables?

Revisiter le vécu de la rencontre avec certains de ces jeunes appréhendés dans leur singularité inhérente à toute personne humaine, mais aussi dans la prise en compte de leurs besoins et de leur spécificité, s’inscrit dans une responsabilité éthique professionnelle comprise comme « processus rationnel de type réflexif sur ce qu’il convient de faire au regard de l’expérience de la vulnérabilité – celle d’autrui, comme la sienne propre – vécue lors de l’exercice même de la profession » (Janner-Raimondi, 2015, p. 43), particulièrement lors du recueil de récits de vie où le sujet s’expose : « se maintenir, au cours de l’activité narrative, dans une prise de parole en première personne constitue en soi une épreuve » (Breton, 2018, p. 34). Une démarche de réflexibilité sur le soi professionnel de la chercheuse ou du chercheur s’impose pour interroger sa posture afin « de recueillir le point de vue d’autrui en première personne, le faisant ainsi advenir comme sujet libre » (Janner-Raimondi, 2015, p. 44). Ainsi, comme le note Demazière, la littérature sur une situation d’entretien se focalise pour une grande part sur les conduites de la chercheuse ou du chercheur, notamment sur la posture compréhensive « dans une filiation plus ou moins explicite aux principes théorisés par la clinique de Carl Rogers » (Demazière, 2008, p. 17), mais se restreignant fréquemment à l’empathie, alors qu’un positionnement centré sur la personne dans le cadre d’une psychothérapie et théorisé par Carl Rogers comprend également le regard positif inconditionnel (ou considération positive inconditionnelle selon la traduction), la congruence et la compréhension empathique, trois conditions posées formant un tout[2].

Même si « l’entretien de recherche diffère de l’entretien clinique en tant que tel, précisément parce que les enjeux ne sont pas les mêmes, pas plus que n’est identique la prise d’initiative » (Janner-Raimondi, 2015, p. 41), certains aspects de la posture peuvent-ils se transférer et se formaliser pendant le recueil de récits de vie? Certes « une écoute attentive, un accouchement, une communication non violente, un exercice spirituel, une curiosité pour autrui, une empathie respectueuse, un oubli de soi, etc. » (Demazière, 2008, p. 17) constituent des balises, mais sont-elles toujours présentes dans les interactions concrètes se déroulant dans le cadre d’entretiens narratifs?

Par ailleurs, la chercheuse ou le chercheur, au cours de ces entretiens, est invité à une suspension de jugements préconçus dans une perspective phénoménologique dans la filiation de l’approche de Husserl (1994) (épochè), « une mise entre parenthèses préalable des connaissances, biais personnels, préjugés, etc. » (Meyor, 2007, p. 114) pour permettre l’ouverture à l’altérité, à l’écoute sensible, pour se laisser surprendre, ainsi que le rappelle Kaufmann :

Pour parvenir à s’introduire ainsi dans l’intimité affective et conceptuelle de son interlocuteur, l’enquêteur doit totalement oublier ses propres opinions et catégories de pensée. Ne penser qu’à une chose : il a un monde à découvrir, plein de richesses inconnues

2011, p. 51

En contrepoint, Paillé et Mucchielli évoquent « l’équation intellectuelle du chercheur » (2016, p. 121), comprenant des éléments relevant d’un univers interprétatif, mais également une mobilisation de « l’être total du chercheur-en-situation : son corps, ses émotions, ses intuitions, ses expériences, ses enquêtes passées, ses projets » (Paillé & Mucchielli, 2016, pp. 123), interrogeant cette suspension totale des repères, normes, jugements, représentations et projections pour être présent à l’autre. L’écoute de la chercheuse ou du chercheur ne peut pas être complètement neutre comme le souligne également Delory-Momberger (2004), car celle-ci est empreinte de biothèque reliée aux expériences personnelles et professionnelles, aux savoirs biographiques et aux intentions de recherche de chacune et chacun (Baeza, 2017). Ainsi, la capacité à analyser sa subjectivité par une introspection liée au développement d’une intelligence intrapersonnelle en référence à la typologie des différentes formes d’intelligence, proposée par Gardner, s’avère indispensable, car « [t]out chercheur est un acteur social “ordinaire” et un citoyen “ordinaire” constructionniste de sa vision du monde et de ses valeurs » (De Lavergne, 2007, p. 34).

Cette mise en veilleuse de nos référents théoriques, de nos représentations « en vue d’être attentif à ce qui passe tel que cela se passe » (Paillé, 2018, p. 8) ne pose-t-elle pas une autre question, celle de la familiarité plus ou moins importante de la chercheuse ou du chercheur avec le terrain, dans le cas présent le domaine du handicap, en tant que facilitatrice des échanges ou au contraire comme obstacle? Michèle Guigue évoque que dans la littérature scientifique existent de multiples considérations sur les obstacles engendrés par la familiarité, mais qu’ils sont fréquemment mentionnés sous forme anecdotique et que leurs impacts sur la démarche de connaissance ne sont pas développés sous un angle épistémologique. « Pourtant l’absence de familiarité crée des incompréhensions et des erreurs qui se manifestent dans des manières de dire ou de faire décalées, inappropriées, qui expriment immédiatement l’altérité » (Guigue, 2005, pp. 99).

Entretiens narratifs impliquant des personnes en situation de handicap : quels enjeux?

Tous ces aspects non exhaustifs d’une posture d’une chercheuse ou d’un chercheur lors d’un entretien à caractère biographique sont appréhendés dans une généralité sans tenir compte des caractéristiques des enquêtées et enquêtés, de leur appréhension du contexte de l’entretien ainsi que de l’attribution d’une identité ou d’un rôle à l’intervieweuse ou l’interviewer. Demazière expose comment celles-ci peuvent produire une diversité de situations dans la variabilité du déroulement des entretiens. La demande d’entretien constitue toujours une intrusion dans la vie des personnes, mais aussi dans leur intimité, leur monde personnel, demande qui peut être investie de significations très contrastées par les personnes sollicitées (Demazière, 2008).

Les dynamiques relationnelles qui s’instaurent lors d’un entretien à caractère biographique s’inscrivent dans une relation à l’autre (Haas & Masson, 2006), pensée non seulement du côté du chercheur ou de la chercheuse par sa posture, mais également du côté du narrateur ou de la narratrice selon sa compréhension de la situation et du sens accordé à celle-ci, ainsi qu’en ce qui a trait aux représentations et perceptions réciproques de chacun et chacune en présence. Ainsi, comme le soulignent Haas et Masson, l’existence de variations interindividuelles dans la relation interviewé/interviewer engendrée par des dimensions liées aux caractéristiques individuelles de chacun ou chacune (âge, sexe, apparence, appartenances et origines sociales et culturelles, personnalité) introduit une distance plus ou moins importante contribuant « à générer la perception d’un autre proche, voire semblable à soi, ou au contraire, d’un autre différent » (2006, p. 80).

Cette distance est fréquemment évoquée concernant notamment des positions sociales et culturelles différenciées entre la chercheuse ou le chercheur et la narratrice ou le narrateur, mais qu’en est-il quand il s’agit de jeunes en situation de handicap? Qu’éveille la rencontre avec le handicap? Korff-Sausse pointe des représentations inconscientes génératrices d’une inquiétante étrangeté face à une personne en situation de handicap, « figure terrifiante que, sous couvert du respect affiché, il vaut mieux ignorer ou éviter », nous renvoyant « comme un miroir brisé, aux confins de ce qui est considéré comme humain, évoquant les limites de ce qui serait digne ou non d’être vécu » (Korff-Sausse, 2004, p. 121). Ces représentations inconscientes que mobilise le handicap sont autres que celles concernant les individus caractérisés comme des exclus ou en grande vulnérabilité sociale qui transgressent l’ordre social, car la personne en situation de handicap transgresse l’ordre biologique (Korff-Sausse, 2005).

Cette façon d’être au monde peut se présenter comme une énigme entraînant une déstabilisation de la chercheuse ou du chercheur confronté « à ces corps, à des fonctionnements moteurs, cognitifs, sensoriels si peu ressemblants à l’idée que l’on se fait de l’humain », ce qui nécessite « une acceptation que l’autre est doué d’une pensée à la fois dépendante et indépendante de lui » (Scelles & Korff-Sausse, 2011, p. 32). Il s’agit alors de se donner les moyens de le comprendre, de poser comme postulat que la personne en situation de handicap a des éléments à nous apprendre sur sa manière d’être au monde qui nous est étrangère, bousculant nos repères établis qui peuvent se dresser parfois comme une barrière à l’interaction dans l’oubli d’une posture empathique.

Présentation d’expériences d’entretiens à caractère biographique avec des personnes en situation de handicap

Je propose d’exposer trois situations d’entretien avec des personnes en situation de handicap, illustration de possibles perturbations des projections quant à la nature des dynamiques relationnelles lors d’un entretien à caractère biographique. La première concerne une rencontre avec un jeune adulte atteint du syndrome d’Asperger (Frédéric), la deuxième avec un jeune ayant une maladie neuromusculaire génétique évolutive (Julian) et la troisième avec un jeune présentant une déficience intellectuelle (Nicolas)[3].

Deux autres exemples de jeunes compléteront les aspects développés sur cette relation à l’autre, en particulier sur la question de l’engagement lié à l’attribution d’une identité à la chercheuse ou au chercheur.

Le récit de Frédéric : entre résistance et désespérance dans un enrôlement de la chercheuse

Avant d’aborder l’entretien avec Frédéric, je ne possédais que des connaissances issues de la littérature spécialisée sur les troubles du spectre autistique (TSA), dont le syndrome d’Asperger, constituant quelques repères. Ainsi il est souligné des déficits persistants dans la communication et l’interaction sociales dans plusieurs contextes, entre autres un déficit de la réciprocité sociale et émotionnelle (Tardif & Gepner, 2019), ce qui pouvait générer une influence sur les échanges.

Après avoir présenté le sujet de ma recherche, Frédéric aborde en premier lieu les représentations de la société et de son entourage quant à ce que peut susciter le syndrome d’Asperger. Ses parents se positionnent dans la négation de ce trouble assimilé au personnage du film Rain Man et souhaitent que leur fils soit normal : « C’est difficile à accepter pour ceux qui sont autour, même si vous, en tant qu’autiste Asperger, vous vous sentez différent. » Ses parents n’ont commencé à l’envisager que très récemment, à la suite de ses vingt-deux tentatives de suicide :

Car là les gens commencent à se poser la question, mais avant non, il y a une négation de la différence, et puis Asperger cela ne se voit pas, donc les gens qui sont autour considèrent que comme ça ne se voit pas, ça n’existe pas.

Frédéric a poursuivi son récit sur sa différence, sur ses impacts sur son fonctionnement dans la vie de tous les jours, puis a abordé son projet d’être enseignant depuis qu’il avait cinq ans, le déroulement de sa scolarité, de sa formation à l’université, où il s’est retrouvé en permanence isolé, en décalage avec les autres, puis de sa vie professionnelle avec un statut de contrôleur de finances publiques. Il est en arrêt maladie depuis deux ans, n’étant plus capable de gérer les relations avec ses collègues, de faire des concessions, ce qui est pour lui synonyme de toujours devoir s’adapter aux autres, invoquant que l’on fait semblant et que l’on se conforme aux rites sociaux pendant des années jusqu’au jour où ça craque. Il revient ensuite sur ses tentatives de suicide : « […] vingt-deux, ça peut sembler énorme, mais ça montre surtout quelque chose, c’est que je suis particulièrement maladroit ». Il dit prendre énormément de recul par rapport à ça et n’attend qu’une chose, qu’un homme politique soit élu et fasse passer une loi sur la fin de vie : « Je pense que je serai le premier à demander d’être euthanasié. »

En tant que chercheuse, comment ne pas être affectée, au sens où l’entend Favret‑Saada (2009), par ces propos introduits par Frédéric dans le fil de sa narration, s’assimilant à un discours neutre et non teinté de ressenti d’émotion particulière, sans que transparaisse un mal-être chez lui à l’évocation de ses tentatives de suicide et de la mort? Accueillir cette irruption soudaine et inattendue d’expériences douloureuses, mais exprimées sans débordements émotifs ni effondrement psychique, contre toute attente et dans une imprévisibilité, suscitant une charge émotionnelle chez la chercheuse engageant sa sensibilité, voire même la confrontation avec sa propre vulnérabilité, suppose ce regard introspectif sur soi-même, voire un contrôle des éprouvés pour poursuivre l’entretien dans une relation qui offre la possibilité d’une libération et d’une élaboration de la parole dans la continuité du récit. Ainsi, après ce propos de Frédéric, un espace de silence s’est instauré, puis j’ai relancé l’entretien en adoptant un autre angle d’approche sur l’évolution d’une meilleure reconnaissance des personnes ayant un syndrome d’Asperger et les impacts éventuels sur son parcours. Mais, à de nombreuses reprises, Frédéric a introduit des propos sur son souhait de l’arrêt de sa vie : «  […] la seule chose dont j’ai envie, c’est que ça se termine »;

J’ai trop souffert, maintenant je ne voudrais qu’une seule chose c’est que cela s’arrête, cela fait trop longtemps que je souffre, je n’ai plus envie de souffrir de quoi que ce soit, pourtant j’aime la vie, mais au bout de tant d’années, ce n’est plus possible.

L’entretien entrecoupé de ces propos à tonalité suicidaire s’est poursuivi sur son parcours, mais alimenté par des revendications concernant l’acceptation de la différence, d’un renversement de la logique sociétale actuelle pour que s’institue un mouvement d’adaptation d’un groupe majoritaire (les dominants, les neurotypiques[4]) à un groupe minoritaire (les Asperger), dans une tension entre un récit de résistance pour la reconnaissance et un récit de désespérance disant l’inéluctable d’une disparition souhaitée de ce monde qui ne l’accepte pas.

La délivrance de ces aspects bruts, sans nuances ni affect, est en lien avec une des particularités des personnes ayant un trouble du spectre de l’autisme de type Asperger qui éprouvent des difficultés à percevoir les sentiments d’autrui et à adapter leur comportement émotionnel dans une situation de communication. Noël-Winderling souligne que le sujet atteint du syndrome d’Asperger « […] ne dispose pas, pour assurer la régulation émotionnelle de ce qu’il ressent, de la médiation rassurante d’un discours codé, socialement déterminé. Il en parle parfois sous forme de couleurs, d’impressions, d’émotion brute » (2014, p. 53). Une certaine rigidité cognitive (Coutelle & Berna, 2018; Haegelé, 2018) et la résistance aux changements (Viezzoli et al., 2013), autres caractéristiques identifiées dans le syndrome d’Asperger, ont également affecté les dynamiques interactionnelles.

Mêlant et entremêlant son histoire personnelle aux histoires de la société, « un monde qui exclut et qui oppresse […] au nom de supériorités supposées […] » (Delory-Momberger, 2014, p. 7), Frédéric s’est engagé dans une défense militante des personnes différentes tout en m’assimilant à une figure du validisme et m’associant malgré moi à des échanges empreints de controverses qui devenaient hors cadre de l’entretien de type biographique. Cette situation qui échappe à l’intervieweuse avec des tentatives d’enrôlement ou de captation, nécessite de reconquérir une position de chercheuse (Demazière, 2008), en tentant de se réapproprier une attitude de « distance impliquée ou de proximité travaillée » (l’italique est de l’auteure, Delory-Momberger, 2014, p. 11), pour ne pas être engluée, dans non seulement l’histoire de l’autre, mais aussi dans des interactions où l’objet de la recherche disparaît avec un effritement du statut de la chercheuse en tant qu’auteure au sens qu’Ardoino (2000) lui attribue, c’est-à-dire créatrice du scénario, ici l’entretien qui s’inscrit dans le processus de recherche régi par un cadre scientifique et épistémologique. Cet espace d’intersubjectivité, intersubjectivité qui doit être conscientisée par la chercheuse, nécessite une posture spécifique dans une implication-distanciation, être en relation, mais dans l’écart d’une contagion émotionnelle.

Afin de créer ou de recréer une relance tout en maintenant un espace entre soi et l’autre qui est celui du récit de vie, et susciter une continuité narrative du participant, s’agit-il d’introduire des points de vue personnels comme Kaufmann le recommande?

L’enquêteur qui reste sur sa réserve empêche […] l’informateur de se livrer, ce n’est que dans la mesure où lui-même s’engage que l’autre pourra s’engager. […] pour s’engager il doit lui-même exprimer idées et émotions […]. S’il ne dit rien, l’autre n’aura pas de repères et ne pourra pas avancer

Kaufmann, 2011, p. 52

Mais sortir de la soi-disant neutralité supposée de la chercheuse ou du chercheur face à un sujet sociétal sensible en exprimant des avis, des sentiments, en exposant des exemples, engendre l’enjeu du franchissement de la frontière entre la recherche et un débat d’idées. Celui-ci s’avère d’autant plus sensible lorsqu’il s’agit d’une confrontation à une personne avec un syndrome d’Asperger se présentant dans une altérité radicale, sur le plan des aptitudes sociales et des codes sociaux, dans son appréhension d’un monde tellement opposé à nos perceptions, ébranlant notre vision de l’être humain, mais dans l’invisibilité d’une atteinte corporelle ou mentale. Les retentissements de cette différence dans son étrangeté altèrent les dynamiques interactionnelles et rendent également très difficile, voire impossible, d’amener la participante ou le participant « à réévaluer sa manière de définir la situation » et d’effectuer un recadrage des échanges « pour les situer dans la forme de l’entretien de recherche » (Demazière, 2008, p. 27).

Cet entretien biographique avec Frédéric a néanmoins permis de recueillir des éléments sur son parcours, son vécu en tant que personne différente[5], à travers des propos combinant des revendications et des attributions exogènes, dans une situation où en tant que narrateur, il a instauré un rapport de force relationnel en se positionnant comme un militant, mais aussi comme un expert – expert du syndrome d’Asperger – à partir de sa propre expérience alimentée par l’exposition de certaines recherches dans les neurosciences.

Une relation dissymétrique ou asymétrique selon les auteurs et auteures, entre la chercheuse ou le chercheur et la personne qui accepte d’être la narratrice ou le narrateur de sa vie, est soulignée dans de multiples écrits avec un pouvoir ou une domination symbolique attribués à la chercheuse ou au chercheur. Ainsi, Le Grand précise que c’est le narrataire, celui qui demande qui est « le premier protagoniste en termes de pouvoir, c’est-à-dire celui qui déclare “pouvez-vous me faire part d’éléments de votre vie qui...?” » (2000, p. 11); de même Demazière rappelle que « la relation d’enquête s’appuie sur une asymétrie des rôles, ne serait-ce que parce qu’elle suppose que l’interviewer se donne le droit d’interroger l’autre » (2008, p. 17). Quant à De Gaulejac, il souligne :

S’il (l’informateur) « participe » à ce travail, c’est dans un rapport de production dont les conditions et le cadre sont fixés par le sociologue. C’est dire qu’il s’agit là d’un rapport de pouvoir dont le bénéficiaire est principalement le chercheur

1984, p. 38

Or le positionnement de Frédéric a inversé par moments le statut de chacun des interlocuteurs en présence (chercheuse et narrateur) dans une prise de pouvoir de l’espace dialogique. Cette inversion des rôles dans une configuration particulière du rapport de relation dans l’entretien biographique a attribué une tonalité spécifique aux dynamiques interactionnelles et interroge la posture de la chercheuse ou du chercheur développée précédemment de façon théorique et standardisée.

Ce vécu d’entretien biographique avec une personne présentant un syndrome d’Asperger amène à réfléchir sur un possible envahissement de l’affect aux dépens de la cognition chez la chercheuse ou le chercheur et sur le maintien des trois conditions d’une approche centrée sur la personne développée par Rogers (1985), influençant le déroulement de l’entretien et des interactions.

Préserver une distance impliquée dans l’accueil de vécus empreints de souffrance

Certes, solliciter un récit de vie auprès de personnes en situation de handicap met en scène des dimensions personnelles, intimes, potentiellement souffrantes à l’évocation de certains évènements, épisodes de la vie qui peuvent affecter émotionnellement la chercheuse ou le chercheur, mais qui n’engendrent pas automatiquement une perturbation dans les dynamiques interactionnelles : la parole se libère dans un accompagnement adapté de la narratrice ou du narrateur dans le récit, avec une écoute bienveillante et sensible, entrecoupée de questions, de formulations, de relances, d’adaptations, dans un échange ouvert et compréhensif afin de l’engager à toujours poursuivre plus loin cette introspection sur soi-même et qu’elle ou il puisse dans le fil de sa réflexion « se livrer à une mise en scène de soi, de son vécu, de son appréhension du monde, de sa relation aux autres et aux choses… » (Haas & Masson, 2006, p. 82).

Ainsi, Julian, lors de son récit de formation vers l’insertion professionnelle, expose ses éprouvés lorsque le diagnostic de sa maladie neuromusculaire génétique évolutive a été posé alors qu’il redoublait sa 6e :

Entre l’instant où on a trouvé la maladie et l’instant où on réalise, il se passe du temps et il y a une inertie parce qu’on a encore un esprit de gosse. On passe d’un esprit de gosse à un esprit d’adulte, il n’y a pas de transition enfant-ado-adulte […] À 12 ans, qu’est-ce qu’on peut en penser? Honnêtement rien, on ne réalise pas.

Il évoque de « grands moments de solitude profonde où on se sent incompris […] l’esprit veut, mais le corps ne veut pas et c’est là que c’est dur ».

Dans le récit de Julian, depuis que le diagnostic a été posé, il n’existe aucun épisode de sa vie qui ne soit associé à sa maladie neuromusculaire, avec ses impacts psychologiques, ses retentissements sur les différents mondes de sa vie (familial, scolaire, professionnel) et des incertitudes concernant son avenir, ne sachant pas s’il va perdre totalement la marche : « […] c’est vrai que c’est une épée de Damoclès un peu dure à porter par moments, mais on arrive à vivre avec »[6].

Dans la réception de ce récit, l’écoute et les relances ne se sont pas inscrites dans un registre compassionnel face à la souffrance exprimée par Julian, car le maintien nécessaire d’un espace entre soi et l’autre a été possible, un espace « qui est l’espace dans lequel un travail peut se faire, qui est l’espace de travail du récit de vie » (l’italique est de l’auteur, Delory-Momberger, 2014, p. 11). Cet entretien s’est aussi effectué sur une identification respective de chacun et chacune :

Ce travail, pour être efficient, doit être conçu sur la base de relations interpersonnelles clairement socialisées […] il ne s’agit pas du face à face de deux personnes en dehors de tout contexte, d’une relation en quelque sorte immanente, absolue de personne à personne, mais que ces personnes sont situées, inscrites socialement, y compris dans la situation de production/réception du récit, qu’elles ont chacune une tâche à accomplir dans une visée qui leur est commune mais qui engage de la part de chacune d’elles une position différente

Delory-Momberger, 2014, p. 10

Être impliqué, s’impliquer et pouvoir exprimer son vécu

La personne qui est sollicitée pour un récit de vie par la chercheuse ou le chercheur est dans un premier temps impliquée, implication qui « exclut toute référence à une volonté consciente ou même à une intentionnalité plus vague, à un choix, du sujet concerné par l’implication » (Ardoino, 2000, p. 210). Un passage de l’implication sous cette forme passive vers une implication « liée à l’autorisation, en tant que capacité de s’autoriser, de se faire, soi-même au moins co-auteur de ce qui sera produit socialement » (Ardoino, 2000, p. 208) est nécessaire pour qu’il y ait un véritable engagement de la personne à participer, qu’elle soit « saisi par le désir de se raconter » (Bertaux, 1980, p. 209), à mettre en scène le sens de son parcours, à attribuer des significations aux évènements qui le ponctuent, à argumenter ses choix dans une visée réflexive. Cet engagement est lié au sens de la situation, il ne se crée pas automatiquement lors de l’explicitation de la démarche et des objectifs de la recherche. Une approbation ou un consentement peuvent par ailleurs être interrogés au regard de la compréhension des informations fournies. Le sens peut émerger au cours des interactions induisant une mobilisation de la participante ou du participant si la chercheuse ou le chercheur aménage un espace d’accompagnement facilitateur à l’élaboration du dire qui ne se limitera pas à des éléments de description, mais se transformera aussi en une interprétation subjective dans un mode d’auto-exploration (Poupart, 2012). Si le sens attribué à cette situation de communication spécifique est primordial, il ne peut suffire face à des jeunes en situation de handicap éprouvant des entraves dans la communication, car induisant des embarras relationnels[7], lorsque s’introduisent un défaut d’énonciation, une élocution chaotique, des propos mal formés où seuls certains mots sont saisis. Quand l’absence de sens concernant la situation se conjugue avec des difficultés d’expression, de mémorisation, de traduction du réel en mots, de parler de soi, les dynamiques interactionnelles peuvent se réduire à des interventions très importantes de la chercheuse ou du chercheur se transformant parfois en un questionnaire oral se formalisant par une question et une réponse très brève, entrecoupées par des silences.

Nicolas : une expression perturbée et un sens attribué à la situation interrogeant la conception d’une approche narrative

La préparation de l’entretien avec Nicolas, qui présente une déficience intellectuelle légère à modérée avec une gêne sur le plan de la motricité fine et de l’articulation, avait été effectuée par l’intermédiaire de sa mère qui lui avait expliqué qui j’étais et l’avait informé que je souhaitais qu’il me parle d’épisodes de son parcours de formation, ce que je lui ai rappelé au début de l’entretien.

Généralement, je demandais en premier aux jeunes présentant une déficience intellectuelle ou des troubles cognitifs de se présenter, puis de me parler de leur vécu actuel, de leurs activités, avant de les accompagner dans une remémoration progressive de situations, de remonter dans le temps et d’exprimer des évènements marquants pour eux quand cela s’avérait possible. Par cette démarche, je suivais les indications fournies par les autorités internationales impliquées dans la définition de la déficience intellectuelle[8] (Inserm, 2016) qui incluent comme critères communs : des limitations significatives du fonctionnement intellectuel et du comportement adaptatif apparaissant pendant la période développementale, et concernant ce qui peut impacter plus particulièrement un entretien à caractère biographique, des difficultés de communication verbale et de mémoire, notamment une récupération d’informations en mémoire à long terme. Aussi, des auteurs comme Guillemette et Boisvert présentent des stratégies d’adaptation lors d’un entretien de recherche en lien avec les répercussions d’une déficience intellectuelle. Pour ces personnes qui peuvent avoir des difficultés à se situer dans le temps avec cohérence et à évoquer des situations faisant appel à la mémoire, ils recommandent de poser des questions « qui ciblent le vécu actuel ou le vécu le plus proche possible du moment présent » (Guillemette & Boisvert, 2003, p. 22). D’autres aspects sont pointés, comme une faible capacité d’introspection qui entraîne une certaine difficulté à visiter par elles-mêmes leur univers intérieur, un raisonnement en fonction de réalités concrètes, une fatigabilité, une faible capacité d’attention et de concentration, une tendance à l’acquiescement et à la désirabilité sociale (Guillemette & Boisvert, 2003).

À la suite de ma demande auprès de Nicolas de se présenter, sa réponse se formula ainsi : « Je m’appelle Nicolas [silence], Nicolas [silence] son nom de famille, j’ai 21 ans », puis il ajoutera : « Je vais commencer par… Le plus ancien, par le plus ancien? », me demandant mon acquiescement. Encouragé par celui-ci, Nicolas a mentionné effectivement son plus ancien souvenir d’immersion dans un lieu social : « Tout au début, j’ai commencé par le jardin d’enfants, c’était dans Paris, c’était une classe primaire, y’avait des enseignants. » Le souhait de Nicolas de parler tout d’abord de ses premières expériences très éloignées du moment actuel a modifié l’ordre chronologique que j’avais projeté en lien avec ses difficultés supposées, entre autres la récupération d’informations stockées à long terme, mais qui se sont manifestées rapidement. L’entretien s’est poursuivi sur son parcours scolaire en énonçant et nommant par leur nom tous les lieux où il a effectué sa scolarisation et sa formation, parfois dans une certaine confusion temporelle et spatiale et sans pouvoir toujours indiquer ce qu’il y a fait comme activités. Des souvenirs précis sur certains éléments ou personnes qui ont été significatifs dans son parcours ont émergé, parfois associés à des ressentis, des traces dans une interaction qu’il s’agit de saisir :

• Nicolas : Ouais un CP uniquement fermé, ouais, CP uniquement fermé, fermé, ça veut dire qu’on était enfermés.
• Chercheuse : Tu te sentais enfermé?
• Nicolas : Un peu ouais.

D’autres expressions dans ses réponses indiquent ses éprouvés en évoquant certaines situations où il a effectué des stages :

Une entreprise adaptée, c’est entre les deux, c’est ça? Le milieu protégé et le milieu ordinaire, c’est ça? Là-bas, trop de bruit, trop bruyant. J’aime pas le bruit, le bruit, le bruit […] je suis décalé […] je suis un peu perdu […] du mal à me concentrer, à être comme les autres […] différent ouais.

Ces quelques indices livrés au milieu d’une énumération et d’éléments descriptifs offre la possibilité de saisir des aspects du soi de cet autre empêché par des difficultés communicationnelles et cognitives et « ouvrent l’accès, par-delà les processus conscients, intentionnels, aux soubassements des manières de voir, de parler, de penser » (Guigue, 2012, p. 64), qui vont permettre de relancer l’entretien de façon plus adaptée et sensible au monde interne de l’autre. Un résumé des énonciations du jeune ou une reformulation par la chercheuse a été fréquemment nécessaire pour soutenir la pensée et permettre de poursuivre sur les autres périodes et recueillir des détails sur son parcours.

La mère de Nicolas lui avait expliqué que notre rencontre s’inscrivait dans une étude concernant des jeunes comme eux et que sa parole était importante, et même si Nicolas a semblé se prêter au jeu de l’entretien malgré ses difficultés d’expression, il a souvent introduit dans l’espace dialogique des questions liées à des préoccupations s’inscrivant dans un vécu de l’après entretien, à savoir sa participation l’après-midi à un atelier des métiers pour trouver un stage, ce qui interroge le sens attribué à la situation présente et un engagement dans l’entretien :

• Nicolas : Quand on voit une personne qu’on ne connaît pas, comment on présente?
• La chercheuse : Comment on se présente?
• Nicolas : Il faut que je sache comment on fait quoi, comment on présente les gens à l’entreprise, comment on va faire, comment on va se présenter? Je vais dire mon prénom, mon parcours, ça va aider?

Comment Nicolas a-t-il appréhendé cette situation d’entretien? Comment l’a-t-il comprise? Quelle perception a-t-il eue de cette interlocutrice étrangère à son environnement? Quel rôle lui a-t-il attribué? Nicolas a été confronté à de multiples expériences où il a fallu qu’il se présente et expose son parcours pour trouver des stages, présentation qui a fait l’objet d’un apprentissage, par conséquent, on peut émettre l’hypothèse qu’il s’est situé lors de cet entretien dans une forme de répétition d’un scénario de présentation déjà expérimenté en essayant de répondre aux questions posées. Il a néanmoins introduit des éléments le concernant et argumenté sur son choix de travailler plutôt dans le secteur protégé :

• Chercheuse : Tu as pu voir le travail en milieu ordinaire, tu as pu voir le travail en ESAT[9], qu’est-ce que tu préfères?
• Nicolas : Alors ça c’est, moi c’est le milieu protégé.
• Chercheuse : Tu as des raisons?
• Nicolas : Parce que je fais plus de progrès quoi! Plus de progrès, beaucoup plus de progrès.

Cet entretien avec ce jeune présentant une déficience intellectuelle bouleverse la conception attribuée à un récit de vie développée dans la littérature spécialisée (absence de narration de l’expérience vécue, de sélection de fragments de son parcours pour l’intégrer dans une histoire qui a un sens, de significations assignées à son vécu et les dynamiques relationnelles se restreignant à un questionnaire dans un accompagnement dirigiste de la chercheuse). Pour autant, il semble important de recueillir les propos de ces jeunes comme l’affirment de nombreux auteures et auteurs et accepter qu’ils renvoient à une autre configuration d’un entretien de recherche en lien avec leurs besoins, leurs caractéristiques et les voies d’expression orale qui leur sont possibles.

Délivrer des éléments sur soi : sous quelles conditions?

La confrontation à une situation semblable de répétition d’un scénario de présentation ayant fait l’objet d’apprentissage et d’expériences répétées auprès de divers interlocuteurs, est survenue lors d’entretiens auprès de jeunes dénommés par l’Éducation nationale comme ayant des troubles des fonctions cognitives et mentales et bénéficiant d’un dispositif d’inclusion scolaire[10] en lycée professionnel. Néanmoins, certains se sont autorisés à livrer une parole sur eux-mêmes et des points de vue sur le monde où ils évoluent et tentent de se construire une place, une fois qu’ils n’ont plus assimilé la chercheuse aux figures des acteurs professionnels (enseignants, conseillère d’orientation professionnelle) qui indiquent ce qu’il s’agit de dire ou ne pas dire lors d’un entretien pour un stage, et quand un lien de confiance s’est établi dans l’interaction.

Un jeune explique qu’à partir de la 6e il a eu des troubles du comportement, qu’il se battait, ne voulait pas écouter, se mettait des écouteurs, ce qui l’a conduit à quitter le circuit ordinaire de scolarisation pour un établissement spécialisé. S’étant stabilisé dans son comportement, une orientation en lycée professionnel a été décidée, il exprime ses ressentis à son arrivée dans l’établissement :

Quand je suis arrivé ici, ça m’a fait bizarre, j’étais arrivé dans un lycée alors que cela faisait au moins trois ans que je n’avais pas fréquenté une école normale, voire deux ans j’avais pas fréquenté un établissement normal, ça m’a fait bizarre […] Est-ce que je vais pas redéborder comme avant, mais après j’ai fait un stage, ça se passait bien.

Son avenir professionnel à l’issue de sa formation s’inscrit encore dans le flou, mais il refuse une certaine orientation.

• Jeune : Qu’on me propose pas l’ESAT.
• Chercheuse : C’est quoi l’ESAT pour toi?
• Jeune : l’ESAT c’est un milieu protégé, c’est à peu près le même exemple que l’IME[11], je connais, et ça ne m’intéresserait pas. Et ce que je trouve c’est quand même profiter des jeunes dans les ESAT parce que je connais des personnes qui sont dans des ESAT, ils touchent quelques 500 euros par mois. C’est quand même profiter.

Alors qu’un autre jeune est interrogé sur comment cela se passe en ce qui a trait aux différentes matières scolaires, il répond :

Les maths, j’y arrive pas, je bloque vraiment en maths, par exemple où je bloque le plus c’est la monnaie, parce que mon père est dans la culture et des fois il me laisse payer, je bloque quand je suis devant la personne, quand je cherche les sous, je bloque, je panique, je stress, je m’affole pour rendre la monnaie […] Tout le monde y arrive et moi j’y arrive pas.

Une certaine souffrance se perçoit à travers les propos de ce jeune, car il désespère son père devant cette impossibilité qui ne disparaît pas malgré un apprentissage et qu’il ne peut contrôler.

D’autres exemples similaires pourraient être exposés où, à travers un dire parfois impacté par des difficultés de mise en mots des expériences vécues avec une capacité plus ou moins limitée d’abstraction et de réflexivité, émerge une exposition des répercussions de leurs troubles dont la compréhension leur échappe, et cela par des voies d’expression qui leur sont propres, sans qu’il y ait une incursion de la chercheuse par des questions sur des dimensions personnelles touchant l’intimité qui pourraient s’avérer dissuasives. Cela a été rendu possible une fois que l’identité de la chercheuse a été différenciée d’une figure d’actrice sociale évoluant dans leur environnement, le fait d’être étrangère tout en étant proche des préoccupations des jeunes s’est révélé comme un facilitateur à la délivrance d’éprouvés et de points de vue personnels.

Conclusion

Le retour réflexif sur des extraits de situations d’entretien dépeintes de façon synthétique invite à penser que, malgré une littérature importante sur les approches méthodologiques cadrant un entretien de recherche approfondi à caractère biographique, la rencontre s’inscrit toujours dans une imprévisibilité, puisqu’elle est une situation de communication particulière, voire artificielle, dans un processus relationnel toujours spécifique et mouvant entre la participante ou le participant et la chercheuse ou le chercheur.

Les pratiques des situations d’entretien ne peuvent être, comme le note Demazière (2008), entièrement codifiées, pilotées par des règles de conduite, car des artefacts (Haas & Masson, 2006) surviennent et bousculent le déroulement de l’entretien et les dynamiques interactionnelles. Cette situation constitue un espace de rencontre intersubjective et asymétrique où la posture de la chercheuse ou du chercheur est en jeu et un enjeu en résonnance avec les jalons méthodologiques posés et interrogés tout au long de l’article, ainsi que la compréhension, le sens attribué à celle-ci par la narratrice ou le narrataire. Quand il s’agit de personnes en situation de handicap où « [q]uelle que soit sa situation personnelle, tout chercheur se trouve ainsi affecté, déstabilisé, perturbé par son face-à-face avec le handicap » (Gardou, 2016, p. 212). Une réflexion sur la familiarité avec le type de troubles et/ou maladies dont sont atteintes les personnes concernées s’impose. Ma première expérience d’approche narrative avec un jeune adulte présentant un syndrome d’Asperger vécue avec Frédéric et le fait que, dans mon cadre professionnel, je n’avais pas été amenée à rencontrer des jeunes ou des adultes présentant ce syndrome ont sans doute constitué un obstacle à une compréhension de sa propre logique de fonctionnement et de raisonnement, entravant une possible adaptation et des ajustements dans l’interaction. En revanche, j’avais eu l’occasion de côtoyer professionnellement des jeunes ayant une maladie neuromusculaire évolutive ou des jeunes présentant une déficience intellectuelle ou des troubles des fonctions cognitives ou mentales, et j’avais sollicité certains d’entre eux et elles pour qu’ils et elles livrent leur récit sur leur parcours de formation vers l’insertion professionnelle. Cette familiarité a pu faciliter la nature de l’accompagnement lors des entretiens et l’engagement des jeunes, tout en sachant que chacun et chacune se manifeste dans sa singularité et selon ses possibilités. L’élaboration d’une production narrative demeure parfois fragile ou parasitée par une communication entravée entraînant des dynamiques interactionnelles diverses, ce qui empêche une anticipation du déroulement d’un entretien à caractère biographique.

Les quelques situations évoquées au cours de cette contribution interrogent les apports et les limites de l’approche narrative auprès de personnes en situation de handicap, figures de l’étranger du dedans appartenant à notre ensemble social, à une même forme de la vie humaine, mais « marqués du sceau d’une différence qu’elle soit d’ordre physique ou corporel […] » (Jodelet, 2005, p. 26) et se présentant dans « le désordre des apparences », un corps du manque, « manque d’un sens, d’une fonction physique, de capacités mentales » (Blanc, 2006, p. 137). Cette altérité que l’on peut qualifier de radicale du fait « qu’autrui est absolument autre et qu’il déborde toute idée que l’on peut avoir de lui » (Jonckheere & Bercher, 2003, p. 5) influence les interactions mettant parfois à mal le positionnement de la chercheuse ou du chercheur, surtout quand la personne se révèle à « un stade extrême de perturbation du rapport à soi et du lien social » (Delory-Momberger, 2014, p. 9), comme cela peut être le cas d’une personne souffrant d’un trouble comme le syndrome d’Asperger. La possibilité de tenir un discours sur soi, d’accéder à des moyens d’expression, et la maîtrise de compétences langagières et narratives ne sont pas accessibles pour toutes et tous, notamment dans le cas de participantes ou participants en situation de handicap qui pourraient être qualifiés de « dyscommunicants » (Blanchet, 2015). Une posture réflexive d’investigation, une interrogation et une auto-analyse sur les expériences vécues, une argumentation sur les significations d’un parcours peuvent être absentes, interpellant les caractéristiques d’un entretien à caractère biographique. Cependant, des traces, des indices prélevés dans leurs propos, parfois difficilement compréhensibles dus à des problèmes articulatoires ou se réduisant à des bribes de phrase, révèlent certains traits du monde social dans lequel ils sont immergés et leurs stratégies pour trouver une place dans celui-ci. Malgré ces distorsions dans l’approche narrative, ces personnes demeurent les premiers informateurs et informatrices quant à leurs éprouvés et leur perception d’elles-mêmes, et elle constitue une pratique de recherche qui peut se justifier pour appréhender leur réalité, mais s’ancrant dans une amorce de réflexion concernant l’adaptation du dispositif d’entretien pensé dans la singularité de chacune et chacun et de ses besoins propres. Leur donner la parole suppose d’aborder la situation de façon ouverte, sans préjugés qui pourraient se réduire à leurs manques, mais en concevant l’expérience du handicap comme une forme particulière et éventuellement créatrice de vivre le monde. L’acceptation d’un autre regard et d’un autre savoir que les siens nécessite de la vigilance et s’effectue dans un équilibre délicat entre un « prendre soin » dans la logique de l’approche du care, l’instauration d’un cadre bienveillant et adapté, mais sans être dans la condescendance, et l’atteinte des objectifs de la recherche.