Corps de l’article

Carrosse, avec Justine Berthillot. La Comédie de Saint-Étienne, Saint-Étienne (France), 2019.

Photographie de Mat Santa Cruz.

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Teaser de Carrosse.

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Chapitre 1 : où l’aventure recommence

Il était une fois, dans un pays lointain, une voltigeuse qui s’appelait Justine. Elle était petite, drôle et tout le monde l’aimait. Elle vivait dans une caravane minuscule et drôlement décorée, et arpentait la France et les pistes de cirque avec un numéro de portées acrobatiques, Noos, « un corps-à-corps brut, presque rude, à la fois puissant et fragile, qui prend en compte toute la réalité charnelle[1] », « une relation instable et impressionnante[2] ». Plus qu’un succès, Noos était le début d’une longue tournée, le ticket d’or pour une vie de voyages et de fêtes que ses ami·es lui enviaient, le rêve de tous et toutes les circassien·nes. Pourtant, le soir, dans sa petite caravane drôlement décorée, Justine soupirait.

JUSTINE. – Il me manque quelque chose.

« Qu’est-ce que tu racontes? Tu as les voyages, les applaudissements, qu’est-ce qu’il te faut de plus? », lui répondait son ami le clown.

JUSTINE. – C’est facile pour toi, rétorquait-elle. Toi, tu parles, tu as des mots, tu peux dire des choses, t’exprimer. Moi, je suis réduite à me taire et à être jetée en l’air.

Comme beaucoup d’artistes de cirque, Justine n’avait pas de voix. « Circassienne fakir au corps de guerrière[3] », elle rêvait de raconter des histoires dans ses spectacles, de faire naître des personnages, d’aller à la rencontre d’autres agrès, d’autres arts. Avant d’apprendre le métier de voltigeuse à l’École nationale des arts du cirque de Rosny (ENACR) puis au Centre national des arts du cirque (CNAC), elle avait étudié la philosophie en classe préparatoire (Besançon). Bien que travailler avec des artistes comme Christophe Huysman (Tétrakaï) ou faire le tour du globe avec des projets comme Antipodes (Plus Petit Cirque du Monde) et L’hypothèse de la chute (Compagnie Le Grand Jeté) la passionnaient, elle rêvait du jour où elle incarnerait une autre qu’elle et porterait ses paroles.

JUSTINE. – S’il vous plaît, donnez des mots à ma bouche, des images à ma tête. Je vole, j’ai des ailes. Je suis un oiseau, je voudrais descendre sur terre, me mêler aux créatures. Je voudrais une voix pour leur parler, des phrases pour les rencontrer. Si vous trouvez ce qu’il me manque, je promets de travailler dur pour que mon rêve se réalise.

Non loin de là, dans une contrée voisine, vivait Pauline. Grande, grave, « corps frêle mais voix décidée[4] », elle gravissait tous les jours une haute colline pour rejoindre les locaux blancs de l’École Nationale Supérieure des Arts et Techniques du théâtre (ENSATT), la petite salle des Écrivain·es Dramaturges où elle s’enfermait toute la journée, les yeux rivés sur l’écran de son ordinateur, à traquer les voix dans sa tête. Pauline écrivait des histoires. Elle inventait des personnages, des situations. Comme Justine, elle était passée par les bancs de la classe préparatoire (lycée Henri-IV, Paris) et y avait étudié les lettres modernes. Elle avait aussi voyagé, de l’autre côté de la Manche pour se former à la mise en scène (Royal Academy of Dramatic Art, Londres), puis de l’autre côté du Rhin (Berlin) pour chercher son chemin, avant de comprendre que sa place était derrière le clavier, devant la page blanche. Elle avait ainsi écrit 0615 (France Culture), Ctrl-X (Cyril Teste) et Bois Impériaux[5] (Das Plateau), et proposé « des pistes sans imposer une voie unique, ce qui laisse beaucoup d’espaces au lecteur, au spectateur, où il fait bon vagabonder[6] ». Comme Justine, elle explorait les motifs de l’état limite, de la codépendance, de la violence. Comme Justine, elle aimait le frontal d’Angélica Liddell, l’espace mental esthétisé de David Lynch, le mauvais goût de Rihanna, la sauvagerie de Clarissa Pinkola Estés, les éloges d’Anne Dufourmantelle, le mauvais genre, l’humour « bling-bling ». Comme Justine, elle vivait poings serrés, poings féministes, anti-dogmes, anti-parcours-tout-tracés-d’avance, et se languissait d’une frontière à transgresser.

PAULINE. – S’il vous plaît, donnez un corps à mes mots, un corps qui n’ait peur de rien, qui les recracherait plus vibrants encore, qui placerait le risque et la rigueur encore plus haut. Si vous le trouvez, je travaillerai plus dur que jamais, je lui écrirai des partitions haute voltige.

Un essaim de fées[7] qui passaient par là entendirent leurs murmures dans la nuit et se dirent :

 – Pourquoi ne pas les faire se rencontrer, ces deux-là?

 – Vous croyez?

 – Je pense que c’est une bonne idée.

 – Le cirque et le texte.

 – Ça peut faire des étincelles.

 – Le texte et le cirque.

 – Elles ont plus ou moins le même âge, non?

 – Ça semble parfait.

 – Idyllique.

 – Ça semble s’imposer.

 – Sujets à Vif?

 – Festival d’Avignon?

 – Et si elles ne s’entendent pas?

 – Impossible.

 – Et si ça ne marche pas, un corps peut-il incarner deux récits à la fois?

 – Le récit du corps et le récit des mots?

 – À elles de nous le dire.

 – Ça vaut le coup d’essayer.

 – Oui?

 – Oui?

 – Sujets à Vif, Festival d’Avignon!

 – J’ai hâte de voir ça!

 – Moi aussi!

 – Moi aussi!

 – Les filles?

JUSTINE. – Oui?

PAULINE. – Oui?

 – Festival d’Avignon, Sujets à Vif, ça vous dit?

PAULINE. – Moi?

JUSTINE. – Pourquoi?

PAULINE. – Avec qui?

 – Haha!

 – Chut!

 – Surprise!

 – Justine, tu veux une voix pour raconter des histoires?

JUSTINE. – Oui.

 – Pauline?

PAULINE. – Je ne connais pas le cirque.

 – Tu vas le découvrir!

 – Un autre terrain de jeu, tu es d’accord?

PAULINE. – Pourquoi pas.

JUSTINE. – Rencontrons-nous et décidons.

PAULINE. – Rencontrons-nous.

JUSTINE. – Si le courant passe.

PAULINE. – Si on s’entend bien, si on a des choses à dire ensemble.

JUSTINE. – Rencontrons-nous.

Et l’aventure commença. Pauline alla voir Noos, Justine lut Ctrl-X, elles en parlèrent, elles partagèrent leurs questionnements, leurs inquiétudes, leurs révoltes. Pauline se mit à écrire, c’est l’histoire d’une fille en patins à roulettes, d’une fille en fuite d’un bourreau, d’une prison, qui subit de la violence conjugale. Justine lisait, bribe par bribe, réécriture par réécriture, elle commentait peu, réfléchissait. Un matin, elle se dit : « J’ai trouvé! » Elle prend une planche, un marteau, elle se met au travail. Une planche de fakir, des clous de près de dix centimètres de haut. Comme réponse dramaturgique, Pauline n’avait rien connu d’aussi percutant. L’écriture se relança de plus belle, plus haut le risque, plus haut le vertige, la perte d’équilibre, plus haut la rigueur! Est[8] prit forme,

une clôture de l’amour dont on refuse la clôture précisément, avec le langage obsessionnel de la passion, qui répète les mêmes mots, les mêmes codes, comme des formules magiques, pris par l’angoisse d’amour, […] et la mise en danger parfois spectaculaire de cette poursuite de l’amour perdu, la mise en souffrance du corps délaissé, prêt à être transpercer [sic] sur la planche à clous[9].

Le premier geste, le premier brouillon de la recherche à venir. Poings[10], « une pièce écrite par Pauline et dédiée à Justine[11] » et qui allait voir le jour au Festival SPRING en 2018, mûrissait déjà dans leur tête.

Justine et Pauline continuèrent donc leur chemin. Elles fondèrent la compagnie Morgane (qui s’appela d’abord #CiE, à Lyon), rencontrèrent d’autres essaims de fées[12] qui les accompagnèrent pour la création de Poings. Elles se lièrent d’amitié avec un lutin malicieux, James[13], ancien camarade de Sarah Kane et scénographe-plasticien amoureux des écritures, ainsi qu’avec une magicienne des chiffres, Marie[14], qui les aidèrent dans leurs tâches. Pauline passa un an à écrire, Justine à réfléchir, puis les répétitions commencèrent.

Un jour, alors qu’elles travaillaient, deux fées, appelées Scènes du Jura et Comédie de Saint-Étienne, vinrent les voir avec une proposition surprenante.

LES FÉES. – Nous voudrions vous inviter à créer une forme en itinérance.

PAULINE. – En itinérance?

JUSTINE. – En quoi ça consiste exactement?

LES FÉES. – Une forme légère qui puisse tourner en territoire, dans des salles non équipées.

JUSTINE. – Mais Poings n’est pas encore finie.

MARIE. – C’est une superbe invitation.

PAULINE. – L’occasion d’essayer autre chose.

JUSTINE. – C’est-à-dire?

PAULINE. – Dans Poings, le texte venait en premier, et le cirque lui répondait. Cette fois, on pourrait inverser l’approche.

JUSTINE. – Le cirque d’abord?

PAULINE. – D’abord l’agrès, le corps, le mouvement. Une histoire circassienne, et le texte comme appui.

JUSTINE. – Dans Poings, le texte est un agrès.

PAULINE. – Dans Carrosse, le cirque sera la trame, la structure dans laquelle le texte viendra se glisser.

MARIE. – Carrosse?

JUSTINE. – Ce sera le titre, l’agrès. Un carrosse. Un support de cirque et de fiction.

PAULINE. – Et une partition textuelle qui s’imbrique à la fiction des corps.

JUSTINE. – Pendant les répétitions?

PAULINE. – Avec le corps, avec ta recherche. Un geste d’écriture qui accompagne ta recherche. Qui se construit à partir de ta recherche au plateau, en écho avec elle.

JUSTINE. – On prend les choses à l’envers.

PAULINE. – C’est ça.

JUSTINE. – On inverse le processus. Le cirque d’abord.

PAULINE. – C’est ça.

JUSTINE. – Une approche radicalement différente, pour creuser encore la recherche de la compagnie, la rencontre du cirque et du texte. Pour qu’on ne puisse plus les séparer.

PAULINE. – Le carrosse. Une métaphore. Un char.

JUSTINE. – On pourra aussi le jouer en extérieur?

PAULINE. – En pleine nature ou aux pieds des monuments. Ce serait super.

MARIE. – Concrètement, ça se passe comment?

LES FÉES. – Nous pouvons créer une Société En Participation afin d’être solidaires dans la production et dans la recherche des partenaires.

MARIE. – Je comprends.

LES FÉES. – Alors?

MORGANE. – On marche!

Et l’aventure recommença. La compagnie Morgane se réunit, on voit un carrosse. James, un carrosse, ça te parle? Un carrosse, qu’est-ce que ça nous raconte, qu’est-ce qu’on peut mettre dedans? Un trapèze, c’est comme une cage à oiseau. Un trampoline, comme un lit suspendu. Laure[15]? C’est un environnement. C’est une prison dorée. On le croise dans les contes. Il mène les femmes et les filles à l’apothéose ou à la catastrophe. C’est un passage, c’est le danger de ne pas en sortir. Relire Femmes qui courent avec les loups. Relire L’éloge du risque. Que dit Duras sur la maison? Je vais chercher ça. Relire Le deuxième sexe et y chercher des passages qui font tilt. Lire Les deux gouvernements. Je vois du bleu piscine, des écailles. J’entends Lully. Nihil[16], pourquoi Lully? Je vous ferai une playlist, tu la télécharges et tu la lances en aléatoire, et te voilà dans le nuage Carrosse. De la musique pour rêver, pour bouger. Et la lumière, Aby[17]? Il faut que le carrosse soit autonome. Et le costume? Les tissus, c’est aussi un agrès de cirque, il y a peut-être quelque chose à faire avec ça? Une seconde peau. Relire Peau de phoque. Chercher Peau d’Âne. Je vois une citrouille, un carrosse qui ne va nulle part, des roues échouées, des branches, des kilos de tissus, du sequin qui change de couleurs quand on le balaie. Que raconte la matière? Quels mouvements permet-elle? Que raconte le mouvement? De quels supports a-t-il besoin pour atteindre l’apesanteur, l’immobilisme, la verticalité? Que font les corps de la matière, avec la matière, et qui sont-ils? Quelles figures apparaissent dans ce carrosse qui prend forme, autour de ce mouvement qui prend corps? À quoi rêve-t-on, ensemble, et comment le partager? C’est Justine, c’est une femme. Je la vois en haut de son perchoir. Je la vois créature, sirène. Je la vois ensevelie sous des kilos de sequins, enfoncée dans une piscine de perles. Je la vois sous-marine, sauvage. Je vois un homme à côté d’elle. Un homme? Oui. Un homme, ça change. On peut encore changer. Un homme, un acteur? Un circassien? Les deux. Ça existe? On trouvera.

Mise en scène de Carrosse, avec Justine Berthillot et Pauline Peyrade. Théâtre d’Arles et La Fabrique (Les Scènes du Jura), Arles (France), 2019.

Photographies de Pauline Peyrade et de Mosi Espinoza.

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Chapitre 2 : où Morgane rêve

– Il était une fois, un carrosse.

– Moitié-couronne, moitié-citrouille, arrêté en plein élan.

– Il était une fois, une sirène enfermée dans un carrosse.

– Qu’est-ce que ça te raconte?

– L’enfermement, l’aliénation.

– « En symbolisme archétypal, le carrosse est une image littérale, un moyen de transport pour aller d’un lieu à un autre. […] En psychologie classique, on considère que ce moyen de transport représente l’humeur centrale de la psyché qui nous conduit d’un lieu psychique à un autre, d’une idée à l’autre, d’une pensée à l’autre.[18] »

– C’est quoi?

– Clarissa Pinkola Estés, Femmes qui courent avec les loups[19].

– Continue.

– « À quelque chose près, on peut assimiler le fait de monter dans le carrosse doré à l’entrée dans une cage dorée. Les deux sont censés offrir une vie plus confortable, moins stressée, alors qu’il s’agit d’une prison. L’or éblouit; c’est pourquoi on ne s’aperçoit pas tout de suite du piège.[20] »

– « Piège numéro un : le carrosse doré, la vie dévaluée[21] ». C’est le titre du chapitre.

– C’est donc bien un piège.

– La vie dévaluée, je note.

– Pourquoi?

– Je ne sais pas.

– « Nous rencontrons fréquemment, parfois même quotidiennement, ce genre de tentation. Nous sommes en train de faire de notre mieux pour avancer dans la vie, et voilà que débouche un carrosse doré. La portière s’ouvre, le marchepied est déplié et nous montons. Nous avons été séduites…[22] »

– C’est par rapport à quel conte qu’elle parle de ça?

Les souliers rouges.

– Dans Cendrillon, il a une autre valeur, non?

– Dans Cendrillon, je crois, c’est moins le carrosse que la citrouille qui compte.

– C’est-à-dire?

– La citrouille est un symbole de vie et de fécondité. Le carrosse est un symbole positif, de passage. Pas un piège.

– « On pourrait bien sûr voir là la quête d’un confort matériel, mais il s’agit le plus souvent de l’expression du désir psychologique de ne plus avoir à lutter autant pour arriver à créer. Le piège n’est pas dans ce désir, car il est naturel au moi. Il est dans le prix à payer.[23] »

– « Ne plus avoir à lutter ». La question de la lutte m’intéresse.

– « Ne plus avoir à lutter autant pour arriver à créer ». À créer quoi?

– L’abandon de la lutte et le prix à payer de cet abandon. À quoi renonce-t-on pour son petit confort? Vers quoi se rue-t-on, tête baissée, naturellement?

– La consommation.

– Développe.

– La consommation comme réponse à notre besoin de consolation. Tu as lu Stig Dagerman?

– Non.

– Ça n’a aucun rapport, mais je te le passerai.

– La normopathie.

– La quoi?

– Il faut que je cherche, je ne sais plus d’où ça vient, qui a écrit là-dessus. La pulsion à rentrer dans la norme, à se fondre dans les moules préconçus pour ne plus avoir à se construire, en marge, singulier. L’abandon de la lutte.

– Qu’est-ce qu’une sirène peut abandonner?

– Dans Peau de phoque, la femme-phoque se fait voler sa peau et elle dépérit.

– Tu me rappelles le conte?

– C’est l’histoire d’un homme seul qui un soir surprend une réunion de femmes-phoques alors qu’il pêche près de la banquise. Il vole une des peaux et dit à sa propriétaire qu’il la lui rendra dans sept ans si elle accepte de le suivre et de vivre avec lui. La femme-phoque obéit, elle n’a pas le choix, ils font un enfant. Au bout de sept ans, elle n’est plus qu’une loque, elle dépérit, elle demande à l’homme de lui rendre sa peau, l’homme refuse. Alors l’enfant retrouve la peau et la rend à sa mère, qui reprend vie et retourne vivre dans la mer avec les autres phoques.

– La normopathie, l’abandon de la lutte et le dépérissement, c’est la femme sans sa peau.

– Quel rapport avec la sirène?

– Je vois une sirène, je ne sais pas encore, mais il y a quelque chose.

– Je suis d’accord.

– Ça dit quoi sur les sirènes, elles symbolisent quoi?

– La petite sirène renonce à sa peau sauvage pour aller chez les humains et finit par mourir. C’est la même histoire avec une autre fin.

– Pas faux.

– Je n’ai trouvé qu’un seul livre sur le sujet, je vais le commander.

– C’est quoi le titre?

Le mythe des sirènes, de Luigi Spina et Maurizio Bettini.

– « Une avenante créature ressemblant à “une femme en haut de la ceinture, car ce monstre avait de gros mamelons sur la poitrine, comme une femme, de longs bras et une longue chevelure, et son cou et sa tête étaient en tout formés comme un être humain”. Ce monstre paraissait grand, avec un visage terrible, un front pointu, des yeux larges, une grande bouche et des joues ridées.[24] »

– T’es sur quoi?

– Wikipédia.

– Les joues ridées, ça fait penser à une sorcière.

– J’ai aussi Les sirènes ou le savoir périlleux. Mais on ne parle pas des mêmes, je crois.

– C’est les sirènes d’Ulysse?

– Hum.

– À voir.

– La sirène, c’est aussi une femme sans jambes.

– Qui ne va nulle part, comme le carrosse.

– C’est aussi une femme sans sexe.

– Une vierge.

– Bouger sans les jambes, l’aquatique aussi. Je vois un mouvement souple, lent, rond. Encore l’immobilisme mais la verticalité, comme si elle volait.

– L’aquarium.

– La piscine de perles.

– Le sequin double face, c’est comme un changement d’état, un changement de peau.

– « La normopathie désigne la tendance à se conformer excessivement à des normes sociales de comportement sans parvenir à exprimer sa propre subjectivité.[25] »

– C’est qui, alors?

– Joyce McDougall. Christopher Bollas. Christophe Dejours.

– OK.

– La sirène aurait quitté les eaux du grand large pour entrer dans un bocal, un carrosse doré, un piège, donc.

– Dans le conte, c’est une mère.

– La maternité et la normopathie, l’abandon de la lutte. Je ne sais pas vous, mais ça me parle.

– Grave.

– La femme-phoque qui dépérit, c’est une mère dépressive.

– …

– …

– …

– …

– La mère dépressive.

Yes.

– J’adore. Comme un archétype contemporain.

– La femme en robe de chambre qui ne quitte pas son lit, qui pleure, qui crie, qui prend des médicaments.

– On l’a tous et toutes en tête. Elle est dans les films, dans les séries. C’est comme la femme-canapé, c’est un nouveau monstre.

– Un monstrueux féminin contemporain.

– C’est ça.

– Notre sirène, c’est une femme dépressive.

– Une mère.

– Donc, à côté, l’homme?

– Son fils?

– Son compagnon? Le père?

– L’homme seul, c’est le père.

– Le fils, je ne sais pas, il y a un truc qui m’intéresse plus.

– Si la maternité est un carrosse doré, alors le fils, ça grince plus, je trouve. Il n’est pas responsable et en même temps, c’est lui le verrou.

– Le fils, il a quel âge?

– 12, 13 ans? Un ado?

– Adolescence et dépression, ça parle aussi.

– Ça peut permettre de créer deux chambres. La chambre de la mère et la chambre de l’enfant, ce sont des espaces d’imaginaires forts. Là où se construisent et déconstruisent les fictions. L’espace du jeu, du secret.

– Il faut vraiment que je retrouve ce texte de Duras sur la maison.

– L’adolescence comme passage, mouvement, métamorphose. La dépression, c’est l’incapacité au changement, au mouvement, à la métamorphose.

– Comment le carrosse cassé va se remettre en mouvement?

– Le carrosse cassé, c’est joli. On dirait un jouet.

– C’est un conte.

– Ça commence à ressembler à quelque chose.

– Un carrosse à l’arrêt, à la fois chambre et aquarium, une femme créature, un enfant qui joue. Qui parle?

– L’enfant, c’est la comédienne.

– Chacha[26].

– La mère mutique. Le silence et l’adolescence, ça se percute aussi.

– Qui est l’enfant dans l’histoire?

– Un portrait en creux d’une mère en dépression. Une recherche de contact.

– Mettre le contact, démarrer le moteur.

– Hoho!

– Pas mal!

– OK, on tient un truc.

– Je vais creuser sur la mère dépressive. Je crois que Dufourmantelle a aussi écrit un livre là-dessus.

– OK. Moi, je prends les sirènes, et on échange?

– Il faudrait rencontrer l’amie de Cathy[27] qui travaille à l’hôpital de Lyon en trauma post-naissance.

– C’est-à-dire?

– Elle s’occupe des mères en dépression, qui ne savent pas gérer leur enfant.

– Tu as le numéro?

– Oui.

– Top.

– Ce que j’aime dans l’idée du fils, c’est qu’on vient parler aux ados de leurs parents, aussi. Si je pense à l’adolescence, au début de l’adolescence, le rapport au mal-être des parents change. C’est le début de l’inquiétude.

– Je vois ce que tu veux dire.

– C’est une impression, il faudrait creuser.

– J’ai trouvé un docu Arte qui a l’air pas mal : « Les traumatismes sont-ils héréditaires? »

– Haha.

– Pourquoi pas?

– Il faudrait que quelqu’un fasse la bibliographie.

– Je peux.

– OK.

– On se redit?

– Yep.

– Content·es!

Et il·elles se dispersèrent.

Carrosse, avec Justine Berthillot et Pauline Chabrol. La Comédie de Saint-Étienne, Saint-Étienne (France), 2019.

Photographies de Mat Santa Cruz.

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Chapitre 3 : où Morgane cherche

#1. WhatsApp

– [vidéo Fantasia les poissons-femmes] pour la sirène.

– // sequin, queue, tissus… et qualités de mouvement.

– Balai vaisselle enfants dans sa version idéalisée.

– Et brushing.

– À quoi ça ressemble une épilation de sirène?

– Poils paillettes?

– Écailles [coeur bleu] [coeur vert] [coeur rose].

– Top.

#2. Note

Inventer un dialogue physique. Apprivoiser l’autre. Écouter avec le corps tout entier. Toucher. Être touché. Contacter. Oser la rencontre. Se parler. Ouvrir ses bras. Enlacer. Montrer son dos. Prendre sa main. Coup de poing. Qu’est-ce qu’il·elles se disent avec leur corps?

#3. Note

Le corps de l’enfant. Animé. Non apprivoisé. Débridé. En soif de sensations. Seul. Joue, saute, court, tourne en rond, attend, s’impatiente, questionne, secoue, frappe à la porte, chante, danse, supplie. Regarde-le. Exister. Être vu.

#4. Bibliographie : ouvrages

BACHMANN, Ingeborg (2005), Toute personne qui tombe a des ailes (Poèmes 1942-1967), trad. Françoise Rétif, Paris, Gallimard, « Poésie ».

BEAUVOIR, Simone de (1986 [1949]), Le deuxième sexe, Paris, Gallimard, « Folio essais », tome 1 (« Les faits et les mythes »).

BEAUVOIR, Simone de (1986 [1949]), Le deuxième sexe, Paris, Gallimard, « Folio essais », tome 2 (« L’expérience vécue »).

BETTELHEIM, Bruno (1976), Psychanalyse des contes de fées, trad. Théo Carlier, Paris, Robert Laffont.

BUTLER, Judith (2006), Trouble dans le genre : le féminisme et la subversion de l’identité, trad. Cynthia Kraus, Paris, La Découverte, « Poche ».

CHOLLET, Mona (2018), Sorcières : la puissance invaincue des femmes, Paris, Zones.

CHOLLET, Mona (2015), Beauté fatale : les nouveaux visages d’une aliénation féminine, Paris, La Découverte.

CHRISTENSEN, Inger, HOLAPPA, Pentti, TRANSTRÖMER, Tomas, VOLD, Jan Erik et Sigurdur PÁLSSON (2012), Il pleut des étoiles dans notre lit : cinq poètes du Grand Nord, trad. Régis Boyer, Jacques Outin, Janine Poulsen, Karl E. Poulsen et Gabriel Rebourcet, Paris, Gallimard, « Poésie ».

DUFOURMANTELLE, Anne (2016), La sauvagerie maternelle, Paris, Payot & Rivages, « Poche ».

DUFOURMANTELLE, Anne (2014 [2011]), Éloge du risque, Paris, Payot & Rivages, « Poche ».

DURAS, Marguerite (1993), Écrire, Paris, Gallimard, « Blanche ».

FITZGERALD, Francis Scott (2012 [1963]), La fêlure, trad. Dominique Aury et Suzanne V. Mayoux, Paris, Gallimard, « Folio ».

FRAISSE, Geneviève (2018), Le privilège de Simone de Beauvoir, Paris, Gallimard, « Folio essais ».

FRAISSE, Geneviève (2000), Les deux gouvernements : la famille et la Cité, Paris, Gallimard, « Folio essais ».

FRANZ, Marie-Louise von (1992), La femme dans les contes de fées, trad. Francine Saint René Taillandier, Paris, Albin Michel.

GROTOWSKI, Jerzy (2002 [1968]), Vers un théâtre pauvre, trad. Claude B. Levenson, Lausanne, L’Âge d’Homme.

LASCH, Christopher (2018), Les femmes et la vie ordinaire, trad. Christophe Rosson, Paris, Flammarion, « Champs essais ».

PERROT, Michelle (2009), Histoire de chambres, Paris, Seuil, « La Librairie du XXIe siècle ».

PINKOLA ESTÉS, Clarissa (1996), Femmes qui courent avec les loups, Paris, Grasset.

RIOT-SARCEY, Michèle (2015), Histoire du féminisme, Paris, La Découverte, « Repères ».

SPINA, Luigi et Bettini MAURIZIO (2010), Le mythe des sirènes, Paris, Belin, « Le mythe de ».

WOOLF, Virginia (1992 [1977]), Une chambre à soi, trad. Clara Malraux, Paris, Denoël, « Empreinte ».

#5. Note

Absence du père. Face à face mère / fils. Isolement. Dépendance. Le fils est à la fois le père et l’enfant, l’homme seul et l’enfant. La mère est à la fois la femme et la fille, la dépression brouille les cartes, nécessairement. Qui prend soin de qui? Qui aliène qui? Ces deux personnages sont-ils capables de se séparer?

#6. Note

Le carrosse. S’extraire du lit, de cette cage dorée. Se remettre en marche. Un corps en lutte. Chercher la sortie. Pousser les murs, les casser. Sortir. Tape. Tire. Arrache. Des prises, des propositions à se hisser du lit, comme des mains tendues qui guident la remise en mouvement. Se mouvoir. Ramper. Escalader. Sortir. Chercher les appuis.

#7. Radio Kârosse

Alessandro Cortini, « Strada ». Lecture en cours.

#8. WhatsApp

– J’ai retrouvé le texte de Duras.

– Ah?

– Ce n’était pas un texte. C’était une vidéo.

#9. Bibliographie : articles et thèses

AUSINA, Anne-Julie (2014), « Performer la femme sauvage, entre chienne et louve : itinéraire d’une lectrice entre Virginie Despentes et Clarissa Pinkola Estés », thèse de doctorat, Université Montaigne Bordeaux 3.

CARDY, Coline (2007), « La “mauvaise mère” : figure féminine du danger », Mouvements, vol. 1, no 49, p. 27-37.

CUMMINGS, Marks E. et Chrystyna D. KOUROS (2009), « La dépression de la mère et sa relation avec le développement et l’adaptation des enfants », Encyclopédie sur le développement des jeunes enfants, p. 1-6, www.enfant-encyclopedie.com/sites/default/files/textes-experts/fr/59/la-depression-de-la-mere-et-sa-relation-avec-le-developpement-et-ladaptation-des-enfants.pdf

GOLDMAN, Caroline (2007), « Camus, Sartre, Gary et les enfants surdoués : absence paternelle, dépression maternelle et symbolisation », Le carnet PSY, vol. 1, no 114, p. 27-32.

#10. Pinterest : carrosse

#11. WhatsApp

– [photo de carrosse] #goldandblack #tuvoistoutescesvitres???

– Oui très beau #noyadedanslekitch

– #onadore

– #tumasprisepoursissiouquoi???

– [emoji Reine]

– Blague carambar comment s’appelle Sissi en Allemagne? Haha.

#12. Note

Inspirations scéno : Jean-Michel Othoniel, Iris van Herpen, Julien Macdonald, Atsuko Kudo.

#13. Bibliographie : émissions de France Culture

KERVRAN, Perrine (2020), « Sorcières », La série documentaire (LSD), France Culture, 4 épisodes, www.franceculture.fr/emissions/lsd-la-serie-documentaire/sorcieres

MOSNA-SAVOYE, Géraldine (2017), « [Entretiens avec] Geneviève Fraisse », À voix nue, France Culture, 4 épisodes, www.franceculture.fr/emissions/voix-nue/genevieve-fraisse

#14. Extrait

« Virons-nous réac? » s’interroge l’hebdomadaire Elle. Le prisme omniprésent du « choc des civilisations » n’est en effet pas la seule caractéristique de l’époque qui pousse à un retour frileux aux identités sexuées traditionnelles. L’absence de perspectives de tous ordres, la dureté des relations sociales provoquent un repli des femmes sur les domaines qui leur ont toujours été réservés et qui, jugés étouffants il n’y a pas si longtemps, leur apparaissent désormais comme des abris préservés, intimes, rassurants, parés de tous les attraits. L’espace et les valeurs domestiques (vocation maternelle, cuisine, pâtisserie, couture, tricot) font l’objet d’un réinvestissement massif, de même que les compétences esthétiques : mode, beauté, maquillage, décoration… Non, ce n’est pas ringard – du moins pas si vous en faites un blog. Ainsi se remet en place cet ordre tracé au cordeau que la contestation des années 1970 avait ébranlé : aux hommes l’abstraction, la pensée, le regard, les affaires publiques, le monde extérieur; aux femmes le corps, la parure, l’incarnation, le rôle d’objets de regards et de fantasmes, l’espace privé, l’intimité

(Chollet, 2015 : 28-29).

#15. Note

Chuter. Se laisser tomber dans son lit. Y rester. Caresser les draps. Se mettre en boule. Mais ici un lit-trampoline qui nous donne l’énergie d’en sortir aussi. Trouver cette impulsion du bond hors du lit. Sauter. S’évader. Rechuter. Aller et venir entre deux forces. Élans vitaux et humeurs suicidaires. Un corps qui se débat. Immobilité et impulsion. Tension et relâché. Des acrobaties organiques, mouvements, pensées intimes qui jaillissent de ce lit-trampoline. 

#16. Note

Les femmes pensent les femmes. Va savoir pourquoi, ça fait plaisir.

#17. Radio Kârosse

Biosphere, « Alla Dileta Mia ». Lecture en cours.

#18. Bibliographie : documentaires et films

DENJEAN, Cécile (2014), Princesses, pop-stars et girl power, documentaire Arte.

PORTE, Michelle (1976), Les lieux de Marguerite Duras (I et II), archive INA.

WIESKERSTRAUCH, Liz (2017), Les traumatismes sont-ils héréditaires?, documentaire Arte.

#19. WhatsApp

– [photo de carrosse sur un camion de location] #signedudestin

#20. Extrait

C’est à force d’y être, peut-être, que la maison m’est apparue comme un contenant. C’est une vision que je traduis là, ce n’est pas une idée. On peut voir une maison comme un lieu où on se réfugie, on vient chercher un rassurement. Moi, je crois que c’est un périmètre clos sur autre chose que ça, aussi. Oui, il se passe autre chose que tout ceci qui est courant, la sécurité, la famille, la douceur du foyer, etc. Dans une maison, il y a aussi l’horreur de la famille qui est inscrite. Le besoin de fuite. Toutes les humeurs suicidaires. C’est un tout. Les gens reviennent chez eux pour mourir, d’habitude. Ils préfèrent mourir chez eux. Dès qu’on est dans un certain marasme, on veut rentrer chez soi. C’est un lieu mystérieux, la maison, et je ne sais si dans les villes aujourd’hui on sait ce que c’est. […] C’est la première fois que j’ai une maison à moi. C’est un petit peu comme si j’y étais née. Je l’ai tellement faite à moi que j’ai l’impression qu’elle m’appartient depuis avant moi, depuis avant ma naissance. […] Quand [Isabelle Granger] déambule là, dans la maison, c’est comme si elle passait autour d’elle-même. Comme si elle contournait son propre corps. […] Comme si la maison elle-même avait forme de femme. […] Je ne traverse jamais cette maison sans la regarder. Ce regard-là, c’est un regard féminin. Un homme, il y rentre le soir, il y mange, il y dort, il s’y chauffe. Une femme, c’est autre chose. […] La maison est faite par les femmes. C’est exactement comme le prolo, le prolétaire. Le travail du prolétaire lui appartient, les instruments de travail du prolétaire sont le prolétaire. De la même façon, la maison appartient à la femme. La femme est un prolétariat, comme vous le savez, millénaire

(Duras, dans Porte, 1976).

#21. Note

Se méfier du sexisme de Marguerite Duras. Cf. La « chambre à soi » de Virginia Woolf.

#22. Radio Kârosse

Kronos Quartet, « Track 5 ». Lecture en cours.

#23. WhatsApp

– Rêverie sur le carrosse : son intégré, fluos, machine à fumée (aquarium), piscine, castelet, Polly Pocket (il s’ouvre et maison de poupée à l’intérieur), boîte de magie, sans attelage, comment le mettre en mouvement?

– #exciting

Yes F... yes.

#24. Extrait

« Au commencement d’un choc physique, de terreur, de danger mortel ou de joie incommensurable, un homme ne se conduit pas “quotidiennement”. Emporté par l’enthousiasme (dans le vieux sens de ce mot), l’homme utilise des signes rythmiques, il commence à danser, chanter »

(Grotowski, 2002 : 15-16).

#25. Note

Un corps-vie qui renvoie au plus intime, au plus secret, l’avant des mots.

#26. Note

Défi. Terrain de jeu. Le carrosse, un agrès de cirque. S’amuser dans cet entre-soi, dans ce chez-soi où l’on peut faire ce que l’on veut. Tel quel. Jouer. Jouer seule. Sans regards sur soi, sans limites. Laisser surgir la curiosité de la petite fille, la sauvagerie animale, s’amuser à grimper comme une ado, chercher des sensations, vitesse, vertige. Se défier.

#27. Pinterest : maison, manège, agrès, chambre à coucher, terrain de jeux

#28. Note

Suspension. Le perchoir. Le trapèze. La balançoire. Une femme-créature suspendue, comme un Pierrot lunaire, entre air et terre. Comme abandonnée là, rejetée par la mer, amorphe, sans muscles, elle se balance. Lenteur. Immobilisme. Impulsions minimes. Chorégraphie aérienne d’un autre monde. Jeu sur la temporalité. Où? Quand?

#29. Note

(In)formes. Jouer avec le costume. Rajouter des épaisseurs. Des peaux. Se rhabiller. Comment ça bouge avec trois kilos sur les épaules? Comment on marche avec une robe? Longue, très longue? Ça donne quoi de tourner avec des écailles? Laisser le costume parler. Se faire embarquer dans le jeu par lui.

#30. Extrait

Au-delà de l’objet même, la peau, la fourrure représente un état affectif et une façon d’être au monde cohérents, qui appartiennent à l’âme et à la nature sauvage féminine. La femme qui se trouve dans cet état se sent parfaitement elle-même, elle est bien dans ses baskets et n’est pas en train de se demander si elle fait ce qu’il faut, si elle agit correctement, si elle pense juste. […] Toute femme qui reste trop longtemps loin de la maison de l’âme finit par se lasser, et il doit en être ainsi. Alors, elle cherche à reprendre sa peau, afin de revivifier son sens du soi et de l’âme, de restaurer sa connaissance profonde, océanique

(Pinkola Estés, 1996 : 241).

#31. Extrait

Mon idée est qu’une femme moderne est plus que jamais plusieurs êtres à la fois, mère, fille, épouse, soeur, veuve, ouvrière, ménagère, amante, célibataire, fille majeure, travailleuse, bourgeoise, etc. La femme moderne est toujours à la fois dans un seul état, un seul rôle en un instant donné, et pourtant susceptible d’une multiplicité de définitions. Tout le débat sur la citoyenneté se déploiera en étoile à partir des statuts et des rôles de la femme contemporaine. […] Évidemment, le morcellement joue contre elles. Opposant les catégories entre elles, les adversaires de l’égalité des sexes sont habiles à brouiller les cartes entre le civil et le politique, l’économique et l’ontologique, l’érotique et le juridique

(Fraisse, 2000 : 13-14).

#32. Radio Kârosse

Nihil Bordures, « Chaos ». Lecture en cours.

#33. Pinterest : sirène

#34. WhatsApp

– Salut la team. Le Jura demande un dossier pour le carrosse afin de chercher des coproductions. Justine, il faut qu’on en parle quand tu es à Lyon, qu’on prenne des notes que je pourrai remettre en forme. James, je peux déjà écrire ce qu’on s’est dit, l’objet auquel on rêve, et si tu veux je te laisse compléter, à moins que tu aies d’autres idées? Il faut aussi qu’on se fasse un petit point calendrier. Voilà tout! Ça vous inspire?

– Carrément! On se voit vendredi pour avancer sur tout ça preciosa!!

– OK, je t’appelle en début de semaine pro. Biz!

#35. Radio Kârosse

Nihil Bordures, « La forêt de SKOLD ». Lecture en cours.

#36. WhatsApp

– Jaaaaaames, on veut un carrosse miroir!!

– Wowwww oui, on veut un carrosse miroir!!!

– Tu peux regarder le dossier et nous dire si tu penses à une couleur?

– Je trouvais cette idée de paysage roulant pas mal aussi.

– Merci, le trampoline c’était bien aussi.

– On garde l’idée du paysage roulant.

– L’aquarium bien sûr.

– Paysage sur papier peint roulant?

– Tu as regardé le musée du carrosse?

– Paysage défilant?

– Ça doit avoir un nom ces trucs? Train d’images?

– [photo de la marraine dans le dessin animé Cendrillon de Walt Disney] James, c’est toi notre marraine la bonne fée!!

– Comme dans Peau d’Âne?

– Oui!

– !!

– [photo de Delphine Seyrig et Catherine Deneuve dans Peau d’Âne de Jacques Demy]

– !!!! J’adore!!!

#37. Maquettes

-> Voir la liste des figures

#38. Note

Scénographie en cercles concentriques (public, appartement, chambre / carrosse). Environnement quotidien qui se métamorphose, entre l’hyperréaliste et l’onirique. Il faut une porte et une fenêtre au carrosse, que ça ne soit pas une prison. Sous la fourrure de la chambre, un bain de perles, la baignoire de la sirène. À l’arrière, un junk yard, jardin laissé à l’abandon où pourrissent les voitures. Le carrosse allait quelque part, il s’est arrêté, il faut le réparer pour qu’il reprenne son chemin. Comment le réparer? Pour aller où? Ce qui fait le carrosse, ce sont les roues. Siège de cocher. Mettre un cric, par exemple.

#39. WhatsApp

– Pfffff, j’ai hâte hâte hâte au carrosse, ça va être trop beau!!!

Fucking wouah!

– [explosion]

Chapitre 4 : où Morgane écrit

Il était une fois, un petit village sous la neige. Ses habitant·es y mènent une vie calme, rythmée par les passages des pèlerins de Stevenson qui refont chaque année le trajet du poète avec son âne et, de temps en temps, par la venue d’une équipe artistique qui, envoyée là par le Centre dramatique national de Saint-Étienne, reçoit toujours un accueil excellent. On appelle ça le « travail en territoire ». Dans les cafés et au gîte, on attend de pied ferme les élu·es de la saison, une compagnie au nom de tweet qu’on se demande s’ils étaient tout à fait maîtres d’eux-mêmes quand ils l’ont choisi, eux c’est-à-dire elles, ses cofondatrices, mais ça, les habitant·es du village ne le savent pas encore. C’est le début du mois de février. La compagnie Morgane a été prévenue, chacun·e a pris bottes, doudounes et bonnet de laine, mais le froid ne leur fait pas peur. Dans quelques heures, le carrosse va sortir des ateliers de construction de la Comédie de Saint-Étienne. Dans quelques heures, il·elles vont se retrouver pour leur première résidence de création. Il·elles vont pouvoir tester leurs intuitions, explorer cet agrès qu’il·elles ont inventé ensemble, continuer à rêver à partir de lui et à écrire l’histoire de cette femme-créature et de son fils, prisonnier·ères d’un décor de conte de fées. La joie, l’enthousiasme leur tiennent chaud, autant que les exercices de training quotidien, car, en cirque, on ne rigole pas avec les échauffements, gainage, pompes, abdos, et ça vaut pour tout le monde.

– Comment on procède? On commence par quoi?

– Voyons l’agrès déjà. Ce que vous pouvez faire, dessus, dedans, autour. Ensemble et séparément. Quel espace vous créez.

– J’ai pensé à plusieurs pistes, on peut les essayer?

– Chacha, t’arriverais à te hisser jusqu’au trampoline? J’aimerais bien voir ce que vous pouvez faire à deux.

– J’ai pensé à des phrases de mouvement qu’on pourrait faire ensemble, oui. Faut qu’on essaie.

– OK.

– Tu fais quoi, toi? Tu regardes?

– Pour le moment, oui. Ça ne sert à rien que je commence à écrire, on ne sait pas à quel point on aura besoin du texte encore.

– Hum.

– Essayons de sentir les endroits où on en a besoin, où les mouvements ne suffisent plus, où on a envie de les entendre. Ça vous va pour commencer?

– Yep.

– Carrément.

– Aby, on leur montre peut-être comment fonctionnent les capteurs sons et lumières?

– Carrément, Nihil. James, tu veux peut-être raconter un peu où on en est?

– Non, ça va. Juste se dire que des retouches sont encore possibles, si besoin. J’ai vu avec Franck[28] par contre, c’est sécuritaire, vous pouvez y aller.

– OK, top.

– Du coup, les retouches, c’est pourquoi?

– Bien pour les matières, éventuellement, l’agencement. S’il y a des choses qui ne sont pas pratiques pour toi, Justine. Ou bien si on voit des choses à faire pour les personnages, j’ai besoin de les voir occuper l’espace aussi pour finir la scéno.

– Hum.

– Je comprends.

– Ça va se faire avec le texte, aussi, Pauline, je pense. Ce qu’il·elles se disent, ce qui se passe. Tu vois?

– Oui, tout avance ensemble.

Et hop! Justine et Chacha montent sur l’agrès-carrosse. Suspension, Pierrot lunaire, queue de sirène qui se balance dans le vide, chacun·e dans son espace, chacun·e dans sa chambre, la mère en haut, le fils devant la console vidéo. Il était une fois, une mère et son fils qui vivaient seul·es dans une petite maison. Défi, terrain de jeu, est-ce que c’est la mère qui descend ou le fils qui monte? Quel trajet prend-il pour rejoindre la chambre? Peut-il entrer dans la chambre? Je ne crois pas. Porte entrouverte, un tas de couvertures, un peignoir jeté dans un coin. Il était une fois, un petit garçon qui vivait seul avec sa mère, elle était très malade et il devait s’occuper d’elle. Tous les jours, il montait à sa chambre et disait Bonjour maman, le jour s’est levé, mais la mère ne répondait pas. Il était une fois, une femme qui vivait seule avec son fils dans une petite maison perdue au coeur de la forêt. C’était une femme douce et travailleuse. Un hiver, alors que les réserves de nourriture vinrent à s’épuiser et que le bois vint à manquer, elle se rendit chez une sorcière dans l’espoir qu’elle lui vienne en aide. Je t’aiderai, dit la sorcière, mais en échange, je veux ta voix. Ma voix!, s’étonna la femme, on retrouve la petite sirène, big up, ma voix? Mais comment parlerai-je à mon fils? Je dois au moins rentrer pour lui expliquer? Tu ne parleras plus à ton fils, répondit la sorcière, mais tu as ma parole que vous ne manquerez plus jamais de rien. Et la femme accepta.

– Pauline, tu regardes?

– Oui!

– T’en penses quoi?

– Continuez, on en parle après, c’est mieux non?

– OK.

La sirène sur son perchoir, elle descend dans le lit-trampoline, on remplace le trampoline par un filet de pêche. Elle va perdre sa queue de poisson et s’emmêler dans le filet. Perdre sa queue de poisson, c’est perdre prise sur elle-même. Qui agit sur l’espace? La sirène. C’est elle qui a la main sur l’environnement. Comme la Belle au bois dormant, quand elle dort, tout le royaume dort. La dépression immobilise toute la maison, comme un mauvais sort. L’espace se transforme selon une logique ouverture / fermeture, libération / enfermement. Pour l’enfant, avoir prise sur l’espace, c’est agir, se faire entendre. Quel trajet va-t-il devoir faire pour trouver cette prise? Pour réparer le carrosse cassé? Vont-ils devoir le faire ensemble? Ou bien le geste final appartient-il à la mère? Vont-ils trouver le moyen de se remettre sur les rails, en mouvement? Des personnages qui tournent en rond, comme des poissons dans un bocal, un train électrique dans une chambre. Comment s’adresse-t-il à sa mère?

– Je me pose la question de l’âge du fils. Les jeux vidéo, ça peut aussi faire trentenaire éternel adolescent.

– Le fils peut-il passer d’un âge à l’autre? Il faut rester dans le présent, il ne revisite pas ses souvenirs. Devient-il le père de sa mère?

– Il y a quelque chose de nécessairement trouble dans leur relation. Elle est à la fois femme, fille et mère, il est à la fois fils, homme et père. Que ça vacille, qu’on voit au-delà du rapport mère-fils, ne me dérange pas. Au contraire.

– Je ne sais pas si ça tient.

– Moi non plus.

– Il faudra essayer.

– Oui.

Réparer le carrosse cassé. Quelles sont les implications du garçon et de la sirène dans les changements? Qui initie le mouvement? Est-ce que le fils essaie de sortir la mère de la chambre?

– Je crois qu’il faudrait explorer la sexualité de cette femme. C’est une intuition.

– Le jeu vidéo me raconte la quête. C’est un motif qui doit être présent, j’ai l’impression.

Ce carrosse allait quelque part avant d’être cassé. Il allait où? Que s’est-il passé? Un accident? Pourquoi est-il immobilisé?

– Elle est finie, la queue de la sirène?

– Tu peux l’essayer, si tu veux. C’est un prototype, mais ça donne une bonne idée des sensations.

– Oui, pour travailler, je préfère. Merci.

Il neige encore sur le petit village de Haute-Loire. Le froid enserre la salle des fêtes, mais à l’intérieur, ça fume d’idées, d’envies et d’impatience. Le carrosse est là. La sirène va bientôt apparaître. Bientôt une histoire et des personnages, traversés de mots, prendront vie et corps. Improvisations, discussions, livres, playlists, maquettes, patrons, la joyeuse bande se lance en création comme dans une expédition en forêt, bien préparée, certes, et bien équipée, mais sans être sûre de ce que l’aventure lui réserve, ce qui n’est pas pour lui déplaire.

– Côté prod, on est comment?

– Ça avance. On a rencontré le Centre dramatique national de Rouen en décembre et on attend que Cathy Bouvard ait pris ses fonctions aux Ateliers Médicis pour en savoir plus. Et puis on a déposé un dossier à Artcena pour la dramaturgie plurielle. On croise les doigts!

– On saura quand?

– En juin.

– Ça serait top.

– Ça serait génial.

La nuit tombe. Les lumières de la salle des fêtes éclairent la route gelée. Qu’est-ce qu’il·elles font là-dedans? Il·elles travaillent encore? Quelques curieux·euses tentent de jeter un oeil par la fenêtre. Ça a l’air beau, c’est quoi? Un carrosse? Et dedans, on dirait une sirène. Une sirène dans un carrosse, qu’est-ce que ça veut dire, ça raconte quoi?

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