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« Forêt et tempête », avec Pauline Peyrade et les étudiant·es des Conservatoire de Douai, Arras et Lille. Tandem, scène nationale d’Arras (France), 2021.

Photographie de Raphaël Mesa.

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Ce texte clôt actuellement la première grande partie du chantier Faust augmenté, intitulée « Forêt et tempête ». Pauline Peyrade participe aux différentes étapes de gestation du projet depuis son lancement en 2017. En cours d’écriture, cet épisode en est à sa version n° 2. Il connaîtra une nouvelle mouture en 2021.

Méphisto
Bip, bip, plonge, bip, cours, bip, la tension chute, le sang ralentit, tu cours, bip, le sang ne monte plus au cerveau, le cerveau sèche, alerte rouge, bip, code bleu, tu cours, tu frappes le coeur, repars, qu’est-ce que tu fais, repars. Reviens, Margot, reviens! Plonge, bip, entre dans la nuit, la nuit rouge, bip, descends, un pas après l’autre, sous la surface, chut, le monde s’éloigne. Tu peux agiter les bras, tu peux battre des pieds et des jambes de toutes tes forces, l’eau te repousse, tu flottes, pauvre esprit, elle coule, elle s’enfonce. Une comète de métal.

Faust
Margot, tu m’entends? Faites quelque chose, bordel, bougez-vous le cul, elle s’enfonce!

Méphisto
Elle s’enfonce, Margot, elle sombre. Bye-bye, mon ange. Bye-bye, mes fleurs. Margot s’en va. Liquide. Immature.

Margot

Elle se lève. Un jardin.

Faust
C’est une femme d’une quarantaine d’années. Elle a grandi en banlieue, son père tient un bureau de presse, sa mère est maîtresse d’école. Non. Son père est boucher et sa mère assistante de direction. Elle a une soeur. Non. Elle s’appelle Margot Weiner, elle a 42 ans, elle est enfant unique, elle souffre d’une leucémie myéloïde chronique. Elle vit dans une petite maison avec jardin, elle fait fleurir des marguerites, des soucis, des armoises et des gingkos biloba.

Méphisto
Les fleurs font l’amour sur son corps, elles suent sur son corps, elles se pénètrent, se butinent et s’empoignent, rosée, abeille, gamètes gonflés.

Faust
Qu’est-ce que tu fais? Ne la touche pas!

Méphisto
Moi?

Faust
Enlève ta main.

Méphisto
C’est toi, qu’est-ce que tu fais à courir dans tous les sens?

Faust 
Il faut reprendre depuis le début. Aide-moi.

Méphisto
« Elle se lève. Un jardin. »

Faust
Quoi?

Margot

Ordure.

 

Méphisto

Margot.

 

Margot

Enlève tes mains, sale merde.

 

Méphisto

Tu vas le laisser comme ça? Le pauvre homme.

 

Margot

Il ne m’aime pas.

 

Méphisto

Il veut te sauver la vie.

 

Margot

Il veut prouver qu’il peut être plus fort que la mort, ce n’est pas pareil.

 

Méphisto

Tu penses trop.

 

Margot

Est-ce qu’il m’entend?

 

Méphisto

D’après toi?

 

Margot

Laisse-moi lui parler.

 

Méphisto

Pourquoi faire?

 

Margot

S’il m’aime, il me laissera partir.

 

Méphisto

Et toi? Tu l’aimes?

 

Margot

Moi?

 

Méphisto

Et tu vas le laisser échouer?

 

Margot

Laisse-moi lui parler.

 

Méphisto

Margot.

 

Margot

Laisse-moi lui expliquer.

 

Méphisto

Tu meurs, Margot. Ton sang te rend folle.

Faust
Elle s’enfonce! Fais quelque chose!

Méphisto
Qu’est-ce que tu veux que je fasse? Ce n’est pas moi le médecin dans l’histoire.

Faust
Quelque chose s’est passé, il s’est forcément passé quelque chose, une erreur quelque part, dis-le, toi qui sais tout. Elle ne dit rien, pourtant elle respire, elle ne bouge pas, son coeur bat régulièrement, on dirait qu’elle fait exprès de se tenir de plus en plus immobile, de plus en plus froide, son sang se régénère, de plus en plus chaud, cellule par cellule, elle devrait ouvrir les yeux. Margot, putain, elle ne devrait pas partir, ce n’est pas normal, elle devrait revenir, je ne suis pas fou. Elle devrait ouvrir les yeux. Margot. Ouvre les yeux, putain. Pourquoi elle n’ouvre pas les yeux?

Margot

Mon corps, je veux le sentir en mille morceaux. Je veux le sentir cendre et gaz dans ma bouche. Je veux sentir mes graisses fondre sur mes muscles, mes cellules se dissoudre. Je veux sentir mon sang déborder de mes veines, les cellules malignes, malades, immatures se répandre et tout prendre, tout squatter, qu’elles se collent partout et qu’elles transpirent et qu’elles fécondent tout ce qui reste de leur poison. Que mon corps devienne du poison. Ma sueur se colle à ta peau et féconde tes cellules saines et te tue. Ma sueur te tue. Ton sang génétiquement modifié, ton sang de bien-portant, je n’en veux pas, il m’écoeure, il me brûle, ma peau s’effrite. C’est quoi, ton amour? On refuse sa vie à une femme, on refuse sa mort à une femme, il est où, ton amour? Arrache tes aiguilles de mon sang, tes aiguilles n’ont rien à faire dans mon sang. Ça suffit. Lève-toi, Margot, viens, tu veux voir la nuit, Margot? Danse, par ici. Sois forte et rouge, Margot, fracasse, brise tes os, pique-toi au rouet de la sorcière, dors cent ans, ça grimpe, température, ça chute, froid. Margot danse avec le diable. Elle s’enfonce sur sa queue à piques. La queue du diable a des épines, tu le savais, Margot? Le diable bande dur comme la mort, ses épines se gonflent de poison pour toi, Margot, lèche, Margot. La vie et la mort sont une seule et même chose. Une seule et même chose. Danse. Viens prendre la mort, ça va être une fête. Danse, viens plonger dans la nuit, Margot se liquéfie, Margot se délite, globules, cellules, elle chasse les chimères de son corps, sa peau pousse, ses muscles fondent. Bats à mes tempes, mon sang, gonfle mon coeur, remplis ma bouche et mes yeux que je leur fasse peur, Margot se transforme, Margot prend l’eau, Margot fuit de toutes parts, Margot crache des épines, ses veines sont énormes, elles gonflent, elles déchirent sa peau, Margot? Lève-toi, Margot, viens.

Margot
Ça suffit.

Faust
Margot? Tu m’entends?

Margot
Arrête.

Faust
Margot. S’il te plaît.

Margot
Tu me fais mal. Arrête.

Méphisto
Personne ne veut mourir. Personne ne veut sentir ses chairs fondre et se faire ronger par les vers. « Je veux me sentir en mille morceaux », tu parles. Et la suite c’est quoi, vous vous retrouvez aux enfers, et elle sur un petit coussin de feu, « merci de m’avoir laissée me foutre en l’air, merci d’avoir laissé ma vie s’interrompre à 42 ans, vraiment, à 42 ans, qu’est-ce que je pouvais bien en attendre encore, de la vie, hein? » Franchement. Tu es prêt à tout sauf à prendre le risque d’échouer. C’est terrible l’échec, hein, ça fait mal dans la poitrine, on ne se sent pas bien, hein, on n’aime plus trop se montrer surtout quand on a donné des grandes leçons à tout le monde, ils sont où, tes grands principes, sur le champ de bataille, tu en fais quoi? Je te pensais d’une autre trempe, homme de science, homme d’amour, plus courageux. Tu n’es pas mieux que la vermine qu’on voit partout, petits bras, pisse-petit, petit rêve, rien dans le ventre, du coeur et des larmes que pour se plaindre, et la grandeur? Est-ce que quelqu’un ici est encore capable de faire quelque chose de ses dix doigts? Tant d’espoir. C’est à se demander si ça vaut vraiment la peine de guérir les gens, s’ils sont si prêts à crever, à baisser les bras et leur froc, pour rien, devant rien, y a rien qui t’empêche d’être grand, tu ne vois pas? Rien à part le tout-petit en toi qui tremble et qui se pisse dessus de trouille.

Margot

Toi.

 

Méphisto

Margot.

 

Margot

Coupe ta langue.

 

Méphisto

Toi aussi, tu résistes.

 

Margot

Bouffe ta langue et crève avec. Toi, ta langue, tes mots, tout ce qui sort de toi, du poison.

 

Méphisto

Tu l’abandonnes.

 

Margot

Tu me fais horreur.

 

Méphisto

Tu es lâche.

 

Margot

Tu lui empoisonnes le bon sens.

 

Méphisto

Pas le courage de rester en vie pour l’amour, toi non plus tu ne vaux rien, pas la peine qu’on se batte.

 

Margot

Crève.

 

Méphisto

C’est toi qui vas crever, c’est toi qui crèves en ce moment.

Faust
Chienne! Triple chienne d’horreur de femme, vipère! J’ai tout fait pour toi, tout pour que tu guérisses, j’ai défié la science et j’ai réussi, pour toi, et rien? Madame préfère se vautrer dans ses fleurs, fermer les yeux et respirer les fleurs des cimetières, tu étais déjà morte de ton vivant, déjà morte partout de ton vivant sale chienne, tu m’as fait croire, tu m’as fait monstre, et maintenant. C’est pas assez bien, tout ça, hein, y a pas assez de grandeur et d’amour pour toi? Je me suis pas assez cassé le cul, j’ai défié toute la hiérarchie, c’est quoi, je me suis pas assez mis dans la merde?

Margot

Je me vide. Mon sang malade et impur et immature, il est chaud, un jardin tropical. Margot s’en va. Margot est un tas de feuilles et de sève et de dents et de racines, sa langue est une fleur vénéneuse, un pétale empoisonné. Elle a des ronces dans les cheveux et sur les dents. Margot pousse dans la main du diable. Le diable a la main verte. Regarde-moi. Elle cueille une fleur de laurier rose. En arrache les pétales, un par un. Il m’aime. Non, il ne m’aime pas. Elle met dans sa bouche les pétales de laurier rose. Il m’aime. Non. Elle mâche. La nuit et l’amour sont une seule et même chose. Une seule et même chose. Des aiguilles et des litres de sang? C’est ça, ton amour?

Faust
Margot.

Margot

Il m’aime. Non.

Faust
Margot, s’il te plaît. Je ne veux pas. Je ne veux pas que tu disparaisses.

Margot

Ses bras poussent. Il m’aime. Des branches et des fleurs roses fleurissent à ses doigts.

Faust
Toujours plus, toujours plus, c’est toi, tu veux tout me prendre, mon propre sang, c’est mon sang que tu veux? Tiens, je te le donne, bois, vide-moi, ce que ça peut me foutre.

Margot

Margot frotte ses mains contre les feuilles du laurier rose. Elle cueille une fleur de laurier rose. Elle lèche.

Faust
Arrête. Tu me fais mal. Arrête.

Margot

Margot mange la fleur de laurier rose. Je croque des morceaux de laurier rose, je les suce puis je les recrache pour que ça ne vienne pas trop vite. Ne t’approche pas du laurier rose, Margot. C’est dangereux. C’est du poison.

Faust
Poison de femme, poison d’amour, crève, puisque tu ne veux pas vivre!

Margot

Elle mâche. Une souris rouge sort de sa bouche. Je m’approche du rebord de la falaise. Je scrute le fond du précipice, je me penche. Bientôt, les vers et les gaz et la vermine. J’attends que le vent fasse le travail. Bientôt, la fin de la belle image. Elle mâche les fleurs du laurier rose, elle avale. Tu m’entends? Pourquoi tu ne me réponds pas? Elle tousse. Son sang déborde. Mon sang impur est vivant. Elle frappe. Forêt et tempête. Jour sombre, campagne. Cendre. Gaz. Vermine. Je veux me sentir fondre comme une rose au soleil. Dans ma bouche. Transpire. Feu sauvage. Imposteur. Indigne esprit. La vie et la mort sont une seule et même chose, une seule et même chose. Mon corps, je veux le sentir en mille morceaux. Chien. Enlève ta main. Si tu combats la mort en moi, tu m’ôtes à la vie. Danse. Lèche. Le diable a la main verte. Je l’ai senti cette nuit. Quelque chose qui se brisait. Muscles. Graisse. Mes os. Cellules. Prends. Squatte. Colle. Féconde. Mon corps empoisonné. Le pétale empoisonné. Je veux sentir mon sang déborder. C’est la fin. Bye-bye, mon ange. Bye-bye, mes fleurs. Margot danse. Margot s’échappe. Bye-bye, mon amour, ne pleure pas, mon amour. Mon amour pleure, il se ronge le sang, tu es fière de toi, Margot? On ne laisse pas son amour comme ça, la vie, l’amour, une seule et même chose. Je t’aime, Margot, mon ange, ma fleur. Tu m’as rendu à moi, à la vie, tu m’as donné envie de plus. Poussière. Bave. Tes yeux tournent, Margot. La Terre tourne sans toi. Bientôt, la fin de la ronde. Le noir. La fin des temps. Le temps passe, Margot. Le temps ne passe plus. Le temps, il n’y a rien qui te retienne. Rien qui t’autorise à partir. Tu es libre, Margot. Le temps ralentit. Le calme gonfle comme la queue du diable. Une feuille d’arbre grasse, épaisse, une main de forêt sous ta nuque, ta tête tourne, Margot. Ta nuque tombe. Tes os. Une main de ciel sur ta poitrine. Calme, respire. Une main de peau sur ton coeur. Les battements de ton coeur font trembler la terre jusqu’aux tréfonds. Feu. Roche. La vie grimpe le long de tes jambes, elle entre dans tes yeux. Crache. Elle se colle à ta langue. Ta langue se retourne. Poisson. Elle plonge. Tout au fond de toi. Dans les eaux noires de toi. Elle nage. Tu peux battre des pieds, des jambes. La surface disparaît. Le noir disparaît. Ton ombre nage. Ton ombre coule dans ton ventre, dans tes veines. Elle se glisse, elle te caresse. C’est doux. C’est bon, Margot. Tu ne résistes pas. Ton ombre te prend par la main. Une main d’ombre autour de ton poignet. Elle s’élève, elle ouvre ses yeux noirs. Tes yeux disparaissent. Ta peau disparaît. Tu la suis.

Méphisto
Heure du décès, [heure qu’il est à ce moment du spectacle].

Faust hurle.