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Aurianne ABÉCASSIS, Baptiste AMANN, Julie AMINTHE, Marion AUBERT, Marine BACHELOT NGUYEN, Alexandra BADEA, Pauline BUREAU, Marcos CARAMÉS-BLANCO, Cédric BONFILS, Guillaume CAYET, Adrien CORNAGGIA, Emmanuel DARLEY, Solenn DENIS, Rémi DE VOS, Simon DIARD, Marie DILASSER, Nasser DJEMAÏ, Nicolas DOUTEY, Mohamed EL KHATIB, Jérémie FABRE, Aiat FAYEZ, Thibault FAYNER, Nathalie FILLION, Claudine GALEA, Samuel GALLET, Perrine GÉRARD, Simon GRANGEAT, Julien GUYOMARD, Lancelot HAMELIN, Kevin KEISS, Alexandre KOUTCHEVSKY, Aurore JACOB, Carine LACROIX, Nicolas LAMBERT, LAZARE, David LÉON, David LESCOT, Sylvain LEVEY, Ahmed MADANI, Philippe MALONE, Stéphanie MARCHAIS, Marilyn MATTEI, Fabrice MELQUIOT, Magali MOUGEL, Lola MOLINA, Mariette NAVARRO, Romain NICOLAS, Nathalie PAPIN, Pauline PEYRADE, Samuel PIVO, Guillaume POIX, Joël POMMERAT, Pascal RAMBERT, Sabine REVILLET, Pauline RIBAT, Sandrine ROCHE, Julie ROSSELLO-ROCHET, Pauline SALES, Karin SERRES, Michel SIMONOT, Frédéric SONNTAG, Gwendoline SOUBLIN, Violaine SCHWARTZ, Laura TIRANDAZ, Carole THIBAUT, Lucie VÉROT, Yann VERBURGH, Guillaume VINCENT, Frédéric VOSSIER, Clémence WEILL, Dorothée ZUMSTEIN, c’est par cette liste de noms, une liste évidemment non exhaustive et évolutive, que j’amorçais en août 2017 une conférence qui m’avait été commandée par le festival de La Mousson d’été et qui visait à présenter un panorama des écritures théâtrales françaises contemporaines. Cette conférence devait combler un vide : il n’existe pas aujourd’hui d’anthologie des écritures théâtrales françaises contemporaines, ni de numéro de revue qui leur a été consacré.

Si au Québec, par exemple, la voix des jeunes auteur·trices est omniprésente dans les salles – on pense bien sûr au Centre du Théâtre d’Aujourd’hui dont le mandat est la création des écritures québécoises contemporaines et qui a justement fait émerger les voix du théâtre québécois d’aujourd’hui (Étienne Lepage, Sarah Berthiaume, Guillaume Corbeil, entre autres) en accompagnant la production de leurs textes à la sortie de l’École nationale de théâtre du Canada (ÉNT) –, en France, les auteur·trices (ceux et celles qui écrivent, plus ou moins près du plateau, des textes publiés ou non, mais qui se définissent encore comme dramaturges) se plaignent depuis plusieurs années du manque de reconnaissance des institutions :

[L]es jeunes auteurs (aidés en cela par les moins jeunes) se trouvent bien des motifs de récrimination. Ils sont peu joués, disent-ils. Ce qui est vrai, c’est qu’une fois créés et joués, sur une courte durée le plus souvent, plus personne ne reprend leurs textes. Il est tout aussi vrai que les grandes structures théâtrales ne les programment pas très souvent : prise de risque trop importante… Les jeunes auteurs se plaignent aussi, et ils n’ont pas tout à fait tort, de ne pas être vraiment lus par les directeurs de théâtre et les metteurs en scène qui préfèrent s’en remettre à leurs comités de lecture… Enfin, ils trouvent peu d’écho dans la presse (qui ne parle jamais d’eux) et les médias. Quant aux systèmes d’aide, ils demeurent, à leurs yeux, insuffisants. Ce qui est vrai c’est qu’ici comme ailleurs, ils ne peuvent guère vivre de leur plume

(Han, 2015).

On sent, cependant, un frémissement : certain·es auteur·trices ont pris la direction de scènes nationales, comme Thibaut au Centre dramatique national de Montluçon ou Sales au Centre dramatique national de Normandie à Vire (son mandat est terminé); d’autres metteur·es en scène à la direction de théâtres invitent des auteur·trices à les accompagner, comme Nordey avec Galea ou Rambert au Théâtre National de Strasbourg. On note d’ailleurs que c’est aussi ce théâtre qui abrite la revue Parages, la seule revue consacrée aux écritures théâtrales contemporaines, qui met notamment à l’honneur les écritures françaises en publiant des extraits de textes en cours d’écriture et des entretiens avec des auteur·trices. Par ailleurs, les premiers États Généraux des Écrivaines et Écrivains de Théâtre (EGEET) ont eu lieu du 11 au 13 juillet 2019 et ont permis la publication de cinquante-cinq préconisations pour la défense de leur profession.

Il semblait urgent de mettre au jour la diversité des dramaturgies françaises contemporaines (2000-2020) pour faire connaître des auteur·trices qui sont pluriel·les et évidemment singulier·ères dans leurs démarches. L’idée première du dossier était donc bien celle d’offrir un panorama. Mais quelles lignes tracer, quels choix opérer? Il faut dire tout d’abord que l’idée de parler de « dramaturgies » plutôt que d’« écritures dramatiques » ou d’« auteur·trices » est volontaire. Il s’agit en effet d’ouvrir un panorama qui puisse embrasser des démarches d’écritures qui n’ont pas toutes le même rapport au plateau. On verra donc dans ce dossier des auteur·trices qui écrivent encore en solitaire, et sont donc publié·es dans un premier temps et joué·es dans un second, mais aussi des « auteur[·trice]s en scène » (Cousin, 2012) qui écrivent en allers-retours féconds avec le plateau tout en souhaitant là encore une publication, comme des auteur·trices scéniques ou autres dramaturges de plateau, qui produisent des matériaux pour des spectacles, et cela dans des contextes de création qui sont loin d’être linéaires (du texte à la scène), mais qui invitent à une souplesse dans la pensée de ce qu’est une écriture.

Le numéro prend donc acte de la diversité des écritures théâtrales françaises en faisant le pari de se placer du côté de « l’activité dramaturgique », tant dans le dossier que dans la section « Documents », pour rendre compte de pratiques variées qui n’ont plus pour seul dénominateur la question (désormais dépassée ou détournée, nous semble-t-il) du texte :

Définie à partir du modèle théâtral comme « la pensée du passage à la scène » (Bernard Dort), réflexion sur les structures du texte et de ses représentations possibles, ou encore mise en relation de l’action, du théâtre et de la pensée (Joseph Danan), l’activité dramaturgique est aussi désormais inscrite et revendiquée au coeur des pratiques d’autres arts scéniques, comme la danse ou le cirque par exemple, qui ne font pas nécessairement du texte leur centre de gravité

(Boudier et al., 2014 : 9-10).

On aurait pu présenter ces dramaturgies sous la forme de collectifs, car certain·es dramaturges français·es se fédèrent, écrivent en groupes, sont proches des scènes. On aurait alors commencé par Enzo Cormann, Marion Aubert, Pauline Sales, Fabrice Melquiot, Nathalie Fillion, Pauline Peyrade et toutes les promotions successives de l’École Nationale Supérieure des Arts et Techniques du Théâtre (L’ENSATT, qui a ouvert en 2003 une section « Écriture dramatique » sur le modèle de l’ÉNT) qui font danser les foules dans des bals littéraires. On pense aussi à Jérémie Fabre, Clémence Weill, Solenn Denis et Aurianne Abécassis qui ont lutté contre une précarisation de l’auteur·trice en s’y mettant à plusieurs avec le groupe Appuyés Contre un Mur qui s’Écroule (ACMÉ). D’autres, comme Aurore Jacob, Adrien Cornaggia, Kevin Keiss, Pauline Ribat et Yann Verburgh se sont rencontré·es à La Chartreuse à Villeneuve lez Avignon (lieu de résidence d’écriture majeure dans le paysage institutionnel français) et ont décidé de se réunir dans le Collectif Traverse. D’autres encore, comme Alexis Fichet, Alexandre Koutchevsky et Marine Bachelot Nguyen, ont pour leur part fondé le collectif breton Lumière d’août où écriture et mise en scène se pensent de concert.

Mais quel théâtre écrit-on en France depuis 2000? Quels styles, thèmes, langues, mouvements, matériaux ont éclos? On est bien sûr tenté de chercher des filiations possibles avec des auteur·trices considéré·es aujourd’hui comme des « classiques contemporains ».

En imaginant que les langues de Valère Novarina et de Philippe Minyana, par exemple, ont bourgeonné à l’unisson en transmettant une langue qui s’auto-engendre et une stylisation du parler des « petites gens », on peut penser d’abord à la langue débridée et profondément territorialisée d’une Marie Dilasser, qui fait de jolis pieds de nez aux catégorisations possibles en proposant un théâtre cosmogonique nourri dans une langue terreuse qui met en scène une véritable poésie de la campagne, une véritable verticalité de l’humus aux étoiles comme on peut l’entendre dans une de ses dernières pièces, Montag(n)es :

Narration : Nous avons vu naître les collines de Guerdélan depuis nos arrières arrières arrières grands-parents / Qui ont cru voir naître les collines de Déguanler’ depuis leurs arrières arrières arrières grands-parents / Qui n’ont rien vu venir de Léguander’.
Le sol se mit à faire des vagues constituées d’un tas de matières différentes.
Guerlédan, Guerdanlé, Dégrelan, Edranglé, danléguer, Erdéglan, lerdéguan, Glendalèr, Elendrag, Reglédan, Déguerlan, gradélen, danléreg’, Grandéler

(Dilasser, 2015).

On peut aussi faire appel à Romain Nicolas avec sa langue délirante et euphorique à la Jarry comme il l’explore dans une de ses dernières pièces autour de la question du nucléaire :

GROLOGUE
Matin. Poste de sécurité de la centrale nucléaire. Alarme à fusion qui clignote.
MARCEL. – Le réactueur de la centrale!
VICTOR. – Quoi le réactueur?
MARCEL. – Qu’il est t’entré t’en fusion!
VICTOR. – AH!
MARCEL. – C’est quel bouton pour l’refroidir?!
VICTOR. – Demande au manuel!
MARCEL au manuelSalut Manuel, c’est quel bouton?!

(Nicolas, 2017.)

On peut aussi se dire que Michel Vinaver et son goût de l’actualité ont essaimé jusque dans des démarches documentaires d’une autrice comme Carole Thibaut, ou dans le travail de Pauline Bureau, qui a mis en scène l’affaire du Mediator dans Mon coeur (2018), et même dans l’envie de représenter le monde globalisé qu’on trouve dans toute l’oeuvre d’Alexandra Badea.

Si Marguerite Duras, Bernard-Marie Koltès et Jean-Luc Lagarce ont laissé des traces chez les auteur·trices qu’on aime à dire « émergent·es », ce sont à la fois celles de l’épure du dialogue, de la recherche de l’os de la situation dramatique, d’une forme de stylisation des relations humaines, de la mise en scène d’une intimité resserrée, condensée, fine, qui affleure à la surface de dialogues ciselés. On retrouve ces éléments dans l’écriture du huis clos familial de la pièce de Guillaume Poix Et le ciel est par terre (2017) et dans le travail de partition qu’opère Pauline Peyrade dans Poings :

120 battements par minute.
MOI. – (p) Trois. Trois. Deux, trois, quatre. Trois. Trois. Deux, trois, quatre. Le perds pas. Deux, trois. Deux, trois. Deux, trois, quatre. C’est ça. Trois. Trois. Deux, trois, quatre. Trois. Trois. Et. (m) J’arrive sur la pelouse. Je sens déjà monter l’excitation. Trois. Trois. Deux, trois, quatre. Mes pieds s’enfoncent dans la terre. Le bruit. La foule. Je souris. Deux, trois, quatre. La nuit sera courte. (chante) You can’t hurt me cause I know you love me. Et. Je me fraie un chemin jusqu’au milieu de la piste. Trois. Trois. Deux, trois, quatre. L’endroit que je préfère. Là où les ondes convergent. Deux, trois. Deux, trois. Deux, trois, quatre. D’autres préfèrent avoir la tête collée aux enceintes, pas moi. Deux, trois, quatre. J’aime voir les gens danser. Sentir les corps se frotter contre moi. Deux, trois, quatre. Dans la foule, je me sens vivante.
LUI. – (m) Elle arrive sur la pelouse. Je sens déjà monter l’excitation. / TOI et MOI. (p) Trois. Trois. Deux, trois quatre

(Peyrade, 2017 : 7).

Mais au fond, les filiations et les étiquettes ont toujours leurs limites, et définir une nouvelle génération d’auteur·trices en la référant sans cesse à ses prédécesseur·es, c’est la priver de son aptitude à créer, à innover, à être singulière, en résonance avec son temps.

Si un mouvement peut embrasser les démarches de plusieurs auteur·trices des années 2000, c’est le rapport qu’il·elles entretiennent au réel et le positionnement qu’on leur demande face à ce réel, comme le dit Catherine Dan, qui a longtemps dirigé La Chartreuse :

Car le théâtre – dont les formes et les écritures sont constamment remises en chantier par les artistes et par les auteurs dramatiques – doit faire face aujourd’hui à un nouveau défi devant l’injonction de plus en plus forte qui lui est faite par certains financeurs d’un « devoir de réel », révélant plus une tentative d’instrumentalisation bon marché des artistes, que répondant à leur désir profond et sincère de pouvoir s’ancrer dans leur temps, dans un lieu, dans la durée, en toute responsabilité d’artiste et de citoyen

(Dan, 2020 : 10).

La porosité de la frontière entre réel et fiction est au centre de beaucoup d’écritures qui, nourries par l’utilisation d’Internet comme ressource inépuisable de faits divers, de photographies, d’articles, de biographies et d’autres documents, proposent de nombreux matériaux-sources pour l’élaboration de fictions théâtrales.

Il y a les écritures d’enquête, des écritures d’auteur·trices qui cherchent à donner la parole à ceux et celles qui ne l’ont pas dans le cadre d’une dramaturgie interrogeant les dynamiques politico-sociales. Ces auteur·trices vont sur place, récoltent des témoignages, font des entrevues, voyagent à la rencontre de ces autres dont il·elles vont ensuite reconstituer la parole :

Il y a, en tout cas, la volonté farouche de parler de son temps, de saisir à bras-le-corps la réalité présente qui est celle d’un monde en pleine crise. On pourra toujours rétorquer que c’est à peu près ce qu’ont fait tous les grands dramaturges de notre histoire. Sans doute, mais il y a chez les auteurs de la nouvelle génération une sorte de plus grande âpreté à vraiment parler du monde et comme un état d’urgence à le faire. Parler du monde, en rendre compte, ne veut pas forcément dire s’orienter vers un théâtre du réel, comme ce fut le cas et la mode en France dans les années 1990. En revanche, nombre d’auteurs s’informent sur place, collectent des paroles de personnes issues du monde du travail

(Han, 2015).

Beaucoup de commandes d’écriture aux auteur·trices en France reposent sur la volonté de les ancrer dans un réel circonscrit et concret dont il·elles sont prié·es de rendre compte, comme le dit l’autrice Sandrine Roche : « L’art est sommé de justifier sa présence en sur-affirmant le lien qu’il entretient au réel » (Roche, 2020 : 21).

Face à cela, il y a donc aussi tout le théâtre documenté qui refuse d’être théâtre documentaire. Il s’agit là d’écritures qui sont fondées sur des faits réels ou des faits divers pour lesquels les auteur·trices ont cherché des documents sur Internet, mais qui se concentrent ensuite sur un travail de l’énonciation et de la langue et défendent l’idée d’une non-hiérarchisation entre le réel et la fiction. C’est le cas de Poix, qui l’affirme récemment dans un entretien que j’ai pu mener avec lui pour Parages :

J’ai une passion pour les documentaires et j’admire la manière dont ils parviennent à nous informer sur le réel. En revanche, je ne suis pas du tout dupe du fait que la mise en documentaire est un travail de fiction. Le travail de montage, de cadrage, d’élaboration d’une oeuvre documentaire est similaire à celui d’une oeuvre de fiction. La question est alors de savoir si on considère que le matériau de départ est supérieur du point de vue éthique parce qu’il se présente comme vrai entendu au sens d’ayant eu lieu en direct possiblement. Et là il y a une ambiguïté à laquelle il faut réfléchir : tout ce que je perçois dans la vie quotidienne ne me paraît pas nécessairement vrai sous prétexte que ça a lieu sous mes yeux. Je le reçois, j’en suis témoin, parfois je le vis, mais ça ne me procure pas forcément un accès plus grand au réel. Ni même une sensation plus puissante. J’observe ou j’éprouve la réalité mais cela ne me renseigne pas davantage sur le réel que la fiction. Ce sont juste deux manières d’approcher le réel qui est une chose qu’on ne saisit jamais que partiellement

(Poix, dans Bouchet, 2021).

Le dossier présentera donc les dramaturgies françaises en ce qu’elles proposent des détours à un réel envahissant pour échapper à la dictature du « miroir parfait », telle que la conçoit l’auteur Philippe Malone :

Le réel, Gorgone donc, semble prendre le pas sur la fiction. Modelé par les sciences humaines, par les médias et par l’image, il s’exhibe sans fin et instantanément sous nos yeux ébahis. Dans cette course effrénée contre le temps, il s’agit de ne pas être en reste. Le mythe du « miroir parfait », celui qui transmettrait sans déformation le réel, s’insinue partout et met en accusation la fiction pour faux et usage de faux. Le problème advient lorsque le théâtre se met à courir derrière l’actualité et surtout derrière d’autres médias, bien plus efficaces et plus rapides à présenter le monde en temps réel. Cela se traduit par cette « urgence » au théâtre, urgence non plus à représenter mais à rester dans la course. C’est oublier que le théâtre a moins à voir avec la présentation de faits bruts qu’avec leur représentation, c’est-à-dire avec la lente macération artistique

Malone, 2020 : 29-30

Ainsi, autour des notions fortes de détour, de montage ou encore de storytelling, nous interrogerons comment les dramaturgies françaises contemporaines engagent à nouveaux frais cette idée de représentation du réel à travers des pratiques de montage(s) et de démontage(s).

L’ouvrage s’ouvre sur trois plongées thématiques dans des corpus d’écritures variés pour nourrir l’ambition du dossier autour d’un panorama des dramaturgies françaises. On est alors pleinement dans la découverte au plus près des écritures (l’analyse dramaturgique prime dans ces contributions) et l’idée est d’interroger ce que les auteur·trices font du réel dans lequel il·elles vivent et comment, surtout, ce réel informe les dramaturgies. Ces corpus et entrées dramaturgiques invitent à penser ce que Cormann formule comme exigence de l’écriture dramatique : « L’expérience dramatique n’est émancipatrice que dans l’exacte mesure où elle architecture et construit un système d’apparition et d’appréhension du réel dégagé des grilles de lecture dominantes, conventionnelles ou disciplinaires » (Cormann, 2020 : 18). Sylvain Diaz montre ainsi comment le terrorisme en France est venu percuter les écritures théâtrales. Mais au-delà du thème, ce sont bien les répercussions formelles d’une telle thématique qu’il examine. Il explique la manière dont des auteur·trices – dans le sillage de Vinaver et de sa pièce 11 septembre 2001 (2002) – ont dû « déjouer le théâtre » pour « rejouer l’attentat ». Il s’agit alors de renouveler des modèles dramaturgiques pour pouvoir représenter l’irreprésentable. Sylvain Diaz construit notamment sa contribution autour de deux visages de cette écriture du terrorisme que sont Wajdi Mouawad dans sa pièce Ciels (2009) et Philippe Malone dans sa pièce Septembres (2009). Alors que le premier choisit l’efficacité de l’écriture proche de celle d’une série et nous étourdit dans cette mécanique bien huilée, le second construit un « environnement terroriste » qui met en scène l’événement de côté, dans un détour poétique. Diaz analyse en tout cas à quel point ces écritures du terrorisme interrogent à nouveaux frais l’idée de mimesis inhérente à une définition originelle de l’écriture théâtrale.

De son côté, Sandrine Le Pors propose une perspective écopoétique et poïétique de plusieurs pièces autour du motif de l’eau. Derrière cette idée, ce n’est pas tant le thème de l’eau qui l’intéresse, mais bien le motif comme ce qui met en mouvement l’écriture. De la même façon que pour Diaz, il ne s’agit pas de traiter des pièces qui parlent du terrorisme, et donc d’adopter une approche thématique. Le Pors montre, à travers l’analyse de détails, que l’eau devient un élément dramaturgique en ce qu’il bouleverse les formes d’écriture et propose des mises en voix et en corps originales. Elle rattache notamment le motif de l’eau aux notions de « pièce-paysage » (une notion qu’a forgée Vinaver en 1993 dans son ouvrage Écritures dramatiques : essais d’analyse de textes de théâtre et qu’il oppose à la « pièce-machine », dont l’exemple ultime reste Oedipe roi de Sophocle) et de « théâtre des voix », qu’elle a elle-même mise au jour dans son ouvrage Le théâtre des voix : à l’écoute du personnage et des écritures contemporaines (Le Pors, 2011).

Pour Julie Valero, il s’agit d’analyser les écritures théâtrales françaises (qu’elles soient publiées ou non) au regard de l’environnement dans lequel elles prennent naissance : un environnement technologique, médiatique et numérique. Elle interroge donc le caractère « digital native[1] » de ces dramaturgies à travers trois gestes d’écriture, « le montage, le détournement et la déhiérarchisation », en s’appuyant notamment sur la notion féconde de « postproduction » développée par Nicolas Bourriaud (2006) et en revenant sur la pratique du storytelling. Elle fait se côtoyer des écritures très variées : le théâtre documentaire d’Émilie Rousset, des dramaturgies qui interrogent l’espace de la page comme celles de Gwendoline Soublin et l’écriture scénique qui problématise Youtube du duo Barbara Matijević et Giuseppe Chico.

La contribution de Pénélope Dechaufour nous invite à un décentrement géographique et à une pensée postcoloniale du terme « françaises » dans « dramaturgies françaises ». En effet, son article porte sur des « dramaturgies d’Afrique et des diasporas » et analyse comment, pendant longtemps, elles ont été mises à la marge des institutions françaises, reléguées dans les lieux réservés à la « francophonie » dont les Français·es étaient eux et elles-mêmes absent·es (festival des Francophonies en Limousin, scène francophone du Tarmac – où se trouvaient aussi beaucoup d’auteur·trices québécois·es). En opérant un déplacement (une étude détaillée de l’inscription culturelle et institutionnelle des dramaturgies d’Afrique et d’outre-mer en France), l’autrice nous montre comment ces écritures viennent bouleverser le paysage théâtral français.

Enfin, Marion Guyez offre une ouverture à l’hybridité dans son article qui clôt le dossier et qui aborde la dramaturgie circassienne contemporaine. En effet, elle se concentre sur le travail de l’autrice et circassienne Pascaline Herveet qui compose des « fictions acrobatiques » au sein du Cirque du Docteur Paradi. Il s’agit là de montrer comment l’écriture peut se penser « pour le cirque » et comment l’hybridité générique et l’intermédialité viennent, elles aussi, informer de nouvelles dramaturgies qui ont la capacité de dire le monde.

Dans la partie « Documents », nous avons d’abord voulu donner la parole à deux passeurs entre le Québec et la France. Ainsi, le metteur en scène Florent Siaud, que les Québécois·es connaissent bien, nous livre le processus de création de son projet pharaonique Faust Augmenté qui fait appel à une douzaine d’auteur·trices francophones (France, Québec, Suisse, Belgique, Haïti). Pour cela, nous proposons un entretien avec lui au cours duquel il nous ouvre les portes du processus grâce à des témoignages de la journaliste Mélanie Carpentier, qui a assisté à des répétitions. Il nous confie aussi un inédit : le texte de Pauline Peyrade en train de s’écrire dans le cadre du projet. Il nous semblait important de faire de la place à cette démarche qui rejoint notre problématique. À travers un matériau littéraire mondial, le Faust de Goethe, Siaud propose une dramaturgie du montage (treize auteur·trices engagé·esdans un processus de réécriture et construisant une ligne dramaturgique commune) qui vise à représenter notre réalité diffractée (questions écologiques, politiques, scientifiques), comme a pu le faire en son temps la dramaturgie éclatée et débordante de Goethe.

De son côté, l’auteur Marc-Antoine Cyr témoigne de son amour des dramaturgies françaises en écrivant une carte postale depuis la France à son pays d’origine (le Québec) pour expliquer comment il a importé (main dans la main avec Marcelle Dubois) le Festival du Jamais Lu à Paris dans l’idée de faire se rencontrer des metteur·es en scène québécois·es et des écritures françaises émergentes.

Enfin, nous avons convié une autrice dont l’écriture est présente dans plusieurs contributions de ce dossier et dont un inédit nous a été confié par le metteur en scène Florent Siaud, Pauline Peyrade (qui codirige actuellement la section « Écriture dramatique » de l’ENSATT), à nous faire part d’une expérience de création. Elle nous livre ainsi le processus de son spectacle Carrosse sous la forme d’un carnet de création qui comprend un dossier dramaturgique, des photographies et des vidéos. Ce spectacle, pensé par une autrice et une circassienne, montre bien l’effervescence d’une dramaturgie pour le cirque dont parle Marion Guyez dans son article. Ce dossier permettra donc d’embrasser la diversité des dramaturgies françaises d’aujourd’hui tout en creusant la question toujours nécessaire posée au théâtre, celle de la représentation du réel.