Corps de l’article

« Malpelosi chiamava così perché aveva i capelli rossi ; ed aveva i capelli rossi perché era un ragazzo malizioso e cattivo […] », « il se nommait Malpelo, parce qu’il avait les cheveux rouges ; et il avait les cheveux rouges, parce que c’était un garçon malicieux et méchant […] »[1]. La circularité du raisonnement est désarmante, l’apparent syllogisme confine au palindrome. Le déterminisme des naturalistes français semble avoir convaincu les véristes italiens qui, on le sait, ne cachent pas leur dette envers Zola et ses disciples. Quoi qu’il en soit, le célèbre incipit de Rosso Malpelo, nouvelle emblématique de l’oeuvre de Giovanni Verga, traduit de façon exemplaire la « tragédie du roux » qui se perpétue, sans frontières, depuis la plus haute Antiquité dans la civilisation judéo-chrétienne. Stigmate accusateur ou signe d’élection, la rousseur condamne inéluctablement ceux qui l’arborent à une difficile marginalité.

Pourfendeur des superstitions et des outrages faits à la raison, le XVIIIe siècle allait-il imposer un frein à la circulation d’une idée reçue aussi stupide qu’inconvenante ? Tout encouragerait à le croire, si le retour aux textes ne bémolisait l’optimisme spontané du chercheur et ne l’encourageait à l’exercice de la prudence. Comment peut-on être rousseau au siècle des Lumières ? Telle est la question à laquelle cette étude s’efforcera de répondre.

Du dieu Seth des Égyptiens au traître Judas, du Diable lui-même à ses suppôts terrestres, sorcières et autres créatures malfaisantes, la rousseur, même supposée, hante un imaginaire collectif ambivalent qui l’associe le plus souvent à l’impureté malsaine, la sensualité lascive, la liaison intime avec les puissances maléfiques. S’il fait peur, le roux, cet autre, fascine et intrigue, il alimente un réservoir inépuisable de fantasmes hélas encore très vivaces : les roux sentent mauvais, les enfants roux ont été conçus pendant les règles de leur mère, ils ont regardé le soleil à travers une passoire, les rousses sont lascives et nymphomanes, elles sont en état de menstruations permanentes, les roux sont faux et bagarreurs, ils ont une propension à l’hypocrisie et à la traîtrise… La liste est loin d’être exhaustive et se passe de commentaires[2].

« Les préjugés sont la raison des sots », sentenciait Voltaire[3]. Que ne s’en souvenait-il lorsqu’il frappait les malheureux rousseaux de méchants anathèmes[4] ! Tel sera l’objet de cet article : la relative indifférence avec laquelle les hommes et les femmes du XVIIIe siècle semblent avoir accueilli les idées reçues qui entourent les personnes rousses est loin d’être anodine. Désintérêt n’est pas neutralité, le siècle des Lumières a participé, sans s’en rendre compte, à la banalisation et à la pérennisation d’une perception discriminante de la rousseur.

S’il semble être apparu en même temps que les premiers « rouquins », le préjugé s’est construit et fortifié au fil des siècles sans qu’on puisse le dater avec précision[5]. Il est néanmoins possible de mettre en évidence quelques moments importants de son histoire, autant de jalons indiscutables dans l’élaboration de la « mythologie du roux », définitivement accomplie à l’aube des Temps modernes[6].

On reparlera des Égyptiens et de leurs prétendus sacrifices d’hommes roux, mis à mort par analogie avec Seth, le meurtrier d’Osiris. Les philosophes – Montesquieu et Voltaire, pour ne pas les nommer – ont une lourde responsabilité dans cette vision tronquée de l’Histoire qu’ils ont contribué à entériner et à vulgariser… Mais arrêtons-nous d’abord sur les vrais coupables, ceux qui, parmi les premiers, ont désigné les roux à la vindicte populaire. « Les roux au nez pointu, aux yeux petits, sont méchants. Mais ceux qui ont le nez camus et qui sont grands, sont bons », affirmait déjà Hippocrate dans les Épidémies[7], avant d’être rejoint quelque temps plus tard par Aristote : « La couleur rousse est une espèce d’infirmité du poil, et tout ce qui est faible vieillit plus vite »[8]. Voilà l’ambivalence de la rousseur et son identification avec un handicap consignées par des savants peu suspects de sacrifier à la bagatelle. S’étonnera-t-on, dès lors, de voir leurs successeurs leur emboîter le pas ? Des Physiognomonica, attribués à Aristote, aux traités de Polemon (IIe s. PCN), Adamantius (IVe s. PCN) ou d’un anonyme latin, parfois appelé pseudo-Apulée, tous s’entendent à mettre en garde contre le caractère ambigu de ces êtres pleins de « finesse et de tromperie »[9]. La physiognomonie, puisque c’est d’elle qu’il s’agit ici, entend étudier le « rapport qui lie l’extérieur à l’intérieur, la surface visible à ce qu’elle couvre d’invisible »[10] – en d’autres termes, analyser le physique des individus pour mieux pénétrer et dévoiler leur caractère –, et établir une correspondance entre les comportements des animaux et ceux des humains qui leur ressemblent.

Toute farfelue qu’elle puisse paraître, la pseudo-science avait devant elle un long chemin de prospérité ; elle trouve, aujourd’hui encore, de farouches défenseurs[11]. Après un détour par le monde arabe, elle retrouve le Moyen Âge chrétien, assortie d’observations liées à la croyance très vive dans les pratiques astrologiques et divinatoires. Le physiognomoniste n’est plus alors un simple praticien initié au décryptage des signes, il est devenu une sorte de devin que l’on consulte et dont les avis ressemblent à des oracles. En émigrant, la pseudo-science s’était offert une dimension magique qui, du Moyen Âge à la Renaissance, est perceptible dans la plupart des ouvrages. À la fin du XVIe siècle, certains auront à coeur de lui rendre son visage originel et tenteront de rationaliser un discours devenu par trop obscurantiste. Le plus célèbre d’entre eux, Giambattista Della Porta, tentera de l’infléchir vers un discours plus « cartésien » – osons l’anachronisme –, qui ne l’empêchera pas de reproduire les clichés véhiculés par ses aînés. Sans grande surprise, il manifeste peu de sympathie envers les personnes rousses à qui il fait les honneurs de plusieurs sections. Il a tout lu, semble-t-il, et le catalogue qu’il dresse reprend point par point ce qu’on peut trouver chez les Anciens, y compris la remarque d’Aristote sur le blanchissement prématuré des cheveux. On retiendra qu’à l’image du renard, elles sont impudentes, fausses, enclines à la traîtrise, irascibles et violentes[12].

Abandonnons un temps l’étude des caractères et revenons en arrière. Le christianisme allait, à son tour, fournir son lot de preuves à charge à l’encontre des rousseaux. Issus du judaïsme, les « sectateurs de Jésus », comme les appelle souvent Voltaire[13], regardent les Juifs avec méfiance. L’ancienne Église romaine représente les juifs du Temple sous la forme d’une truie allaitant ses petits. Le lexique a gardé un souvenir de cette identification injurieuse : le substantif marrane désigne un juif d’Espagne ou du Portugal, converti sous la contrainte mais resté fidèle à sa foi. Le fait est troublant si on se rappelle que le mot dérive directement de l’espagnol marrano, terme dépréciatif désignant le cochon, ce même cochon que les physiognomonistes, encore eux, associaient, comme le renard, aux porteurs de cheveux roux ! Il n’en fallait pas plus pour que l’inconscient collectif associe le préjugé anti-roux et le sentiment antijuif, appelé à se convertir en antisémitisme à la fin du XIXe siècle[14]. Judas Iscariote, l’apôtre félon, le traître avide, responsable de la mort du Christ, le juif par excellence pouvait-il avoir la barbe et les cheveux d’une autre couleur ? C’est en tout cas l’idée reçue qui allait durablement s’imposer depuis le Moyen Âge[15], même si le retour aux textes – évangiles canoniques et apocryphes – infirme définitivement la croyance, ancrée dans la langue et les proverbes des langues européennes[16]. Judas est roux parce qu’il est mauvais, les roux ne sauraient être bons puisqu’ils portent au visage la même couleur que Judas. Toujours la poule et l’oeuf… Le même mécanisme conduira à roussifier Marie-Madeleine, la pécheresse repentie, et à doter les femmes rousses d’une aura sexuée dont se souviendra le XIXe siècle[17].

Retenons enfin un dernier élément, dont il faudra se souvenir. Le christianisme a entretenu chez le fidèle une peur du diable qui, dès le XIIe siècle, se transforme en véritable hantise[18]. Les démons, jadis immatériels, se présentent désormais sous la forme d’êtres vivants, Satan s’insinue dans les corps et prend possession des âmes. La frontière entre l’homme et la bête s’estompe, les loups-garous repeuplent les forêts. Lorsqu’il revisite le Roman de Renart, vers 1289, Jacquemart Giélée abandonne définitivement l’image de l’aimable coquin des premières branches pour doter le personnage d’une signification allégorique radicalement négative. Renart le nouvel est l’incarnation du Mal omnipotent. Or, Renart est roux, roux comme Judas, et la rousseur, déjà tenue pour une marque de fausseté, devient un attribut diabolique dont il faut se méfier, à tout prix.

Voilà donc résumée en quelques lignes l’archéologie d’un préjugé dont tous les éléments se trouvent rassemblés à la Renaissance et dont nous avons hérité, mutatis mutandis. Seul le caractère olfactif, si souvent convoqué, échappe à une explication (à moins qu’on ne le mette en relation avec l’odeur de soufre que devrait répandre le Diable) et à une généalogie convaincantes. Pourtant, comme les autres marques distinctives, il a traversé les siècles sans prendre la moindre ride. L’âge classique n’apportera rien de neuf, l’idée reçue tourne désormais en roue libre. Comment le XVIIIe siècle a-t-il réagi face à cette imagerie du roux ? La question est complexe, la réponse ne le sera pas moins.

Depuis quelques dizaines d’années, les recherches sur la couleur se sont multipliées et ont mis en évidence la nécessité de recourir à une approche transdisciplinaire. Tout récemment, la revue Dix-huitièmesiècle consacrait son numéro thématique à « La couleur des Lumières », démontrant de façon convaincante l’omniprésence de la question chromatique dans la vie intellectuelle, culturelle et artistique du temps[19]. « À l’âge des Lumières, en lien avec de nouvelles pratiques et de nouveaux usages s’instaure progressivement une véritable culture de la couleur », rappellent Aurélia Gaillard et Catherine Lanoë[20], « le 18e siècle apparaît alors comme le siècle de la couleur »[21], une « oasis » colorée aux multiples facettes. Les nuanciers s’enrichissent, les teintes se déclinent selon une palette de plus en plus raffinée. Le rouge s’impose comme « la plus belle des couleurs », symbole de l’harmonie parfaite[22]. Aussi, à l’heure où le bon usage de la raison invite les humains à remettre en question croyances aveugles et superstitions d’un autre âge, s’attendrait-on à rencontrer des discours contrastés sur la signification de la rousseur, perçue comme la fusion du mauvais jaune et du mauvais rouge[23].

La superstition est une « espèce d’enchantement ou de pouvoir magique, que la crainte exerce sur notre âme », se lamente Jaucourt, une « fille malheureuse de l’imagination [qui] emploie pour la frapper, les spectres, les songes et les visions. […] Ses préjugés sont supérieurs à tous les autres préjugés »[24]. Il y revient vivement dans l’article « Préjugé » :

Il y a des préjugés universels, et pour ainsi dire héréditaires à l’humanité, telle est cette prévention pour les raisons affirmatives. Un homme voit un fait de la nature, il l’attribue à telle cause, parce qu’il aime mieux se tromper que douter. […] C’est cette maladie de l’entendement qui favorise la superstition et mille erreurs populaires[25] .

Quelle définition conviendrait mieux pour rendre compte du délit de rousseur ? Pourtant, on chercherait en vain une quelconque remise en cause du préjugé dans les volumes de l’Encyclopédie :

ROUX, couleur d’un rouge pâle, semblable à celle d’une brique à moitié cuite, comme un daim, &c.

ROUSSEUR, s. f. ou tache de rousseur, lentigo, est une maladie ou difformité de la peau. Cette rousseur se dissipe avec le lait virginal, avec l’huile d’amandes douces mêlée avec le cerat [sic] ordinaire. Le docteur Quincy emploie aussi ce terme pour signifier une sorte d’éruption qui vient à la peau, surtout aux femmes grosses[26].

Peut-être la critique se cache-t-elle ailleurs, comme les collaborateurs de Diderot et d’Alembert nous y ont habitués lorsqu’ils veulent tromper les censeurs ? Que nenni ! Nulle part il n’est fait mention des idées reçues concernant la rousseur, pourtant bien présentes à l’époque. Pour nous en convaincre, reprenons les éditions successives du Dictionnaire de l’Académie française. La même définition se trouve reproduite, inchangée, en 1718, 1740, 1762 et 1798 :

ROUX, OUSSE. Adjectif. Qui est de couleur entre le jaune et le rouge. Roux comme une vache. Poil roux. Cheveux roux. Barbe rousse. Perruque rousse. […] On dit prov. Barbe rousse & noirs cheveux ne t’y fie si tu ne veux, pour dire, qu’Il faut se défier de ceux qui ont les cheveux noirs & la barbe rousse. […]

ROUX. Subst. masc. La couleur rousse. Il est d’un roux ardent, d’un vilain roux, d’un roux désagréable.

L’édition de 1798 ajoute cette acception en botanique : « Les Jardiniers appellent Vents-roux, Des vents d’Avril froids et secs, qui font tort aux arbres fruitiers. Voilà sans doute pourquoi on appelle la Lune d’Avril, La Lune rousse. »[27]

Le Dictionnaire de Trévoux est plus éloquent ; décalque littéral du dictionnaire de Furetière, il mentionne explicitement le lien avec Judas et l’odeur désagréable des personnes rousses :

Roux, Rousse, adj et subst. Couleur jaune un peu ardente, qu’on appelle autrement poil de Judas. Rufus, rufus color. Les roux et les rousses sont sujets à sentir le gousset, le pied de Messager[28].

Et de rappeler, à l’article « Rousseur » que les taches du même nom sont familièrement appelées bran de Judas[29].

C’est le moment de revenir au dieu Seth et aux sacrifices de substitution perpétrés pour le mettre symboliquement à mort et anéantir sa puissance dévastatrice. Dans ce célèbre extrait « De l’esclavage des nègres », au livre XV de L’Esprit des lois, Montesquieu écrivait, sans autre commentaire :

Il est si naturel de penser que c’est la couleur qui constitue l’essence de l’humanité, que les peuples d’Asie, qui font les eunuques, privent toujours les noirs du rapport qu’ils ont avec nous d’une façon plus marquée. On peut juger de la couleur de la peau par celle des cheveux, qui, chez les Égyptiens, les meilleurs philosophes du monde, étaient d’une si grande conséquence, qu’ils faisaient mourir tous les hommes roux qui leur tombaient entre les mains[30].

Inutile de souligner l’antiphrase rhétorique dont use le baron de La Brède pour dénoncer le caractère inhumain de la pratique, l’intérêt est ailleurs. L’auteur ne laisse subsister aucun doute quant à la véracité des faits qu’il rapporte. À l’en croire, dans l’ancienne Égypte, la prévention contre les individus convaincus de délit de rousseur confinerait au génocide ! Or notre philosophe n’est pas homme à traiter l’érudition avec désinvolture. Consignée au titre d’exemplum a contrario, la cruauté absurde des « meilleurs philosophes du monde » semble être tenue pour argent comptant, et l’extermination systématique des personnes rousses pour pratique avérée.

Voltaire y fait lui aussi une allusion dans L’Essai sur les moeurs lorsque sa plume acide stigmatise la barbarie des sacrifices humains, accomplis en liesse pour apaiser les appétits cannibales des dieux que l’on vénère :

Les hommes auraient été trop heureux, s’ils n’avaient été que trompés ; mais le temps, qui tantôt corrompt les usages et tantôt les rectifie, ayant fait couler le sang des animaux sur les autels, des prêtres, bouchers accoutumés au sang, passèrent des animaux aux hommes […], sous prétexte qu’il fallait donner à Dieu ce qu’on avait de plus cher. […] C’était un temps où les grands États étaient déjà établis, où la Syrie, la Chaldée, l’Égypte, étaient très florissantes ; et déjà en Égypte, suivant Diodore, on immolait à Osiris les hommes roux ; Plutarque prétend qu’on les brûlait vifs[31].

Cette fois, l’auteur nous révèle ses sources – les mêmes, d’ailleurs, que celles de Montesquieu qui, comme lui, a puisé chez Plutarque et Diodore de Sicile. Avec tout de même une nuance : l’historien, prudent, se garde d’endosser la responsabilité et la renvoie explicitement à ses illustres devanciers. Les sarcasmes méprisants du patriarche à l’encontre des cultes égyptiens sont bien connus[32] et sans doute ajoutait-il foi sans grande peine aux dires de ses aînés, mais le réflexe du savant l’emporte sur l’engagement du croisé. Voltaire le rappelle, on prétend… Il fait bien. Le retour aux textes est éloquent. Plutarque comme Diodore parlent de sacrifices animaliers, en aucun cas de sacrifices humains[33] ! L’extrapolation est lourde de sens et elle est parvenue jusqu’à nous.

Soucieux de mettre leurs lecteurs en garde contre la barbarie des pratiques religieuses, Montesquieu et Voltaire stigmatisent certes le recours à la mise à mort d’innocents immolés sur l’autel de la bêtise, mais ils ne semblent nullement s’indigner du choix singulier des victimes. Serait-ce parce qu’à leurs yeux, il était « naturel », ou plutôt évident, que la rousseur fût considérée comme une tare ? C’est en tout cas ce que semble penser Voltaire. Relisons ces quelques vers, extraits d’une méchante Crépinade lancée en 1736 contre le pauvre Jean-Baptiste Rousseau, l’une de ses têtes de Turc favorites :

Le diable un jour, se trouvant de loisir,
Dit : « Je voudrais former à mon plaisir
Quelque animal dont l’âme et la figure
Fût à tel point au rebours de nature,
Qu’en le voyant l’esprit le plus bouché
Y reconnût mon portrait tout craché. »
Il dit, et prend une argile ensoufrée,
Des eaux du Styx imbue et pénétrée ;
Il en modèle un chef-d’oeuvre naissant,
Pétrit son homme, et rit en pétrissant.
D’abord il met sur une tête immonde
Certain poil roux que l’on sent à la ronde ;
Ce crin de juif orne un cuir bourgeonné,
Un front d’airain, vrai casque de damné ;
Un sourcil blanc cache un oeil sombre et louche ;
Sous un nez large il tord sa laide bouche.
Satan lui donne un ris sardonien
Qui fait frémir les pauvres gens de bien,
Cou de travers, omoplate en arcade,
Un dos cintré propre à la bastonnade ;
Puis il lui souffle un esprit imposteur,
Traître et rampant, satirique et flatteur.
Rien n’épargnait : il vous remplit la bête
De fiel au coeur, et de vent dans la tête[34].

Aucun détail ne manque au tableau, tous les éléments du préjugé se voient rimés par Voltaire qui, l’ironie est plaisante, rejoint la cohorte des physiognomonistes et des chrétiens accusateurs. Pouvait-on imaginer pire caricature ? On croirait relire cette fameuse épigramme de Martial, qui nous retiendra plus loin : « Crine ruber, niger ore, brevis pede, lumine laesus, rem magnam praestas, Zoile, si bonus es[35] ». Créature diabolique, notre homme est contrefait, il affiche une laideur qui trahit la noirceur de son âme, il sent mauvais et la couleur de ses cheveux lui donne des allures de traître juif. Judas n’est jamais bien loin. François Moureau l’a démontré dans son édition critique, c’est bien à lui que pense Voltaire lorsqu’il s’en prend à ce Rousseau-rufus, si souvent maltraité dans sa correspondance[36]. Le philosophe y revient ailleurs, nous engageant à penser qu’à ses yeux, les individus couleur carotte sont définitivement de bien mauvais sujets. Prenons le chant XVIII de la célèbre Pucelle d’Orléans, épopée satirique où le philosophe traite Jeanne la bonne Lorraine avec assez peu de déférence. Lorsque la chevalière et le roi Charles rencontrent une bande de chevaliers félons, Voltaire répète les mêmes insultes, tournées dans de nouveaux décasyllabes :

Nul malandrin n’eut l’air plus malhonnête ;
Sa barbe torse ombrage un long menton ;
Ses yeux tournés, plus menteurs que sa bouche,
Portent en bas un regard double et louche ;
Ses sourcils roux, mélangés et retors,
Semblent loger la fraude et l’imposture ;
Sur son front large est l’audace et l’injure,
L’oubli des lois, le mépris des remords ;
Sa bouche écume, et sa dent toujours grince.
Le sycophante, à l’aspect de son prince,
Affecte un air humble, dévot, contrit,
Baisse les yeux, compose et radoucit
Les traits hagards de son affreux visage.
Tel est un dogue au regard impudent,
Au gosier rauque, affamé de carnage,
Il voit son maître, il rampe doucement,
Lèche ses mains, le flatte en son langage,
Et pour du pain devient un vrai mouton
Ou tel encore on nous peint le démon,
Qui, s’échappant des gouffres du Tartare,
Cache sa queue et sa griffe barbare […][37].

Flagorneur, hypocrite, tartufe, diable en un mot, le méchant Frélon, puisque c’est là le nom du triste sire, a tout pour plaire. Et Voltaire d’écornifler son ennemi de toujours, le journaliste Élie Fréron, à peine déguisé derrière cette désignation transparente[38], et accablé des mêmes qualificatifs que Jean-Baptiste Rousseau. Arouet serait donc atteint de roussophobie, comme beaucoup d’autres avant et après lui ! Est-il en cela représentatif du siècle qui porte aujourd’hui son nom ? Pour tenter de répondre plus précisément à cette interrogation, nous nous sommes livrée à un examen minutieux de la production imprimée du XVIIIe siècle, envisagée jusqu’ici dans une perspective beaucoup plus large.

Outre les références issues de nos précédentes recherches, nous avons opéré un dépouillement systématique des oeuvres numérisées sur Gallica et Google books, croisées avec les occurrences issues de la base de données Frantext, à chaque fois resituées dans leur contexte. Les termes et expressions recherchés, tous hyponymes du rouge, sont : roux, rousse, rousseur, rousseau, fauve, vermillon, cheveux rouges, écarlate, couleur de feu[39]. Si nous pensons avec Élodie Ripoll que les résultats obtenus ne sauraient passer pour définitifs et doivent être maniés avec prudence – « l’approche statistique reste […] délicate à manier en littérature, et “fournit [seulement] des données, nullement une interprétation”[40] » –, ils confirment néanmoins nos premières impressions de lecture. Omniprésente dans la littérature du XIXe siècle – médicale, scientifique, littéraire ou artistique –, la rousseur est assez peu convoquée dans les sources imprimées du siècle des Lumières[41]. On retrouve néanmoins l’ensemble des caractéristiques relevées dans ce qui précède, répondant au discours doxique véhiculé depuis l’Antiquité. Nous nous arrêterons sur quelques aspects qui nous semblent mériter un commentaire.

Laissons de côté les récits de voyage, où les auteurs recensent avec le plus grand étonnement le goût de certains peuples pour une rousseur obtenue à force de teintures et d’artifices cosmétiques, et tournons-nous vers le discours (pseudo- et para-) médical. On ne compte plus les recettes miraculeuses, consignées pour faire disparaître les disgracieuses éphélides, qui font le malheur des belles dames, et dissimuler une pilosité par trop rougeoyante.

Quant à la rousseur, explique sérieusement le Médecin des dames dans un chapitre listant « les précautions à prendre contre les difformités », c’est un inconvénient auquel on pourrait remédier en […] rasant [les cheveux] jusqu’à ce qu’on aperçoive un changement de couleur. On conseille encore de frotter la tête avec du jus d’oignon blanc, ou de faire usage d’un peigne de plomb, etc[42]

Le ridicule consommé des remèdes proposés a de quoi surprendre sous la plume d’authentiques hommes de science. Aussi les trouve-t-on parfois moqués par les satiristes qui ne résistent pas au plaisir de la pasquinade. Claude-François-Xavier Mercier, le secrétaire du chevalier de Jaucourt, mieux connu sous le nom de Mercier de Compiègne, ne s’en prive guère dans son scatologique Éloge du pet, paru en 1798. C’est au « cit. Quinq… » – probablement Antoine Quinquet, l’inventeur de la lampe à huile – qu’il attribue cette formidable découverte, l’« esprit de pet [serait miraculeux] pour enlever les taches de rousseur » :

Il s’imagina que quelques gouttes de ce résultat pourraient enlever les taches de rousseur de la peau. Il en essaya le lendemain sur le visage de plusieurs jolies harengères du marché aux poirées, qui toutes perdirent sur le champ ces vilaines taches, et virent avec tout le plaisir qu’on peut s’imaginer, leur teint blanchir à vue d’oeil[43]

La galéjade est plaisante mais ne doit pas occulter les doctes affirmations des traités d’obstétrique. On le sait, le XVIIIe siècle constitue un moment essentiel dans l’histoire de la médecine gynécologique et de la science des accouchements[44]. Longtemps confiés aux bons soins des matrones de village, les accouchements font progressivement l’objet d’études scientifiques dignes de ce nom et tendent à être enfin pratiqués par des sages-femmes formées à la science obstétrique. Parmi elles, Angélique le Boursier du Coudray fait figure de pionnière. Son nom reste attaché à l’apprentissage pédagogique de l’art de l’enfantement[45]. Dans son célèbre Abrégé de l’art des accouchements, elle admoneste : « On préfère les nourrices qui ont les cheveux noirs ou châtains, à celles qui les ont blonds ou roux. Ces dernières ayant pour l’ordinaire une odeur désagréable[46]. » Elle rejoint ici Guillaume Mauquest de la Motte, médecin accoucheur réputé sous le règne de Louis XIV, dont le traité des accouchements faisait autorité. S’efforçant de conseiller les futurs parents dans le choix des nourrices, il prescrit :

Pour la couleur des cheveux, le brun, le châtain, le blond cendré, sont des couleurs à souhaiter ; on ne peut pas en dire autant de la couleur rousse, et de celles qui sont très blondes, ni de celles qui sont d’un noir de jais, elles sont non seulement sujettes à rendre une mauvaise odeur, mais aussi à des incommodités qui ne peuvent être connues que des personnes qui couchent avec elles, et ces incommodités ne peuvent manquer d’altérer la constitution de l’enfant, et de porter un grand préjudice à sa santé[47].

Au rang des incommodités « avouables » qui frappent les femmes rousses, celle de faire tourner le vin quand elles s’en approchent en période de menstruations… André Levret, obstétricien de Marie-Josèphe de Saxe, la mère du futur Louis XVI, ira encore plus loin lorsqu’il prononcera l’ostracisation radicale des nourrices rousses – « il n’y a qu’une voix sur ce fait » – qui ont le lait « comme plombé et communément puant »[48] ! Il n’y avait pas un long chemin à franchir pour affirmer la dangerosité de ces malheureuses qui « nuisent encore aux enfants par leur haleine, et souvent par l’odeur des aisselles[49] ». Qu’elles se rassurent, les hommes sont logés à la même enseigne : « Si la transpiration des personnes rousses est chargée d’un principe odorant très pénétrant, c’est surtout dans la transpiration des aisselles que ce principe se développe davantage. Les Anciens comparaient son odeur à celle du bouc[50]. »

D’autres praticiens étendent leurs considérations sur les rousseaux à l’ensemble de l’espèce, sans distinction de genre ni de profession. Nicolas Andry de Boisregard, le « Docteur vermineux »[51], s’intéresse à eux de très loin dans son traité de L’Orthopédie, composé à l’âge de quatre-vingts ans. Créateur de ce néologisme appelé à désigner la spécialité médicale que nous connaissons aujourd’hui, Andry s’en prend aux travaux de Claude Quillet – La Callipédie ou l’art d’avoir de beaux enfants, publié en 1665 –, composés en néo-latin et encore inédits en français à l’heure où notre auteur les consulte et les cite[52]. Pour le savant poète, qui sera souvent lu et commenté au XVIIIe siècle, les astres ont une influence déterminante sur le caractère des enfants à venir :

L’aspect du lion rend les cheveux roux, les yeux féroces, les membres démesurément longs. M. Quillet avertit ici qu’il a eu le malheur de naître sous cet astre, et qu’il a bien de la peine à se défendre des malignes influences d’une telle constellation ; ce qu’il y a de certain c’était qu’il était l’homme le plus laid de son temps.

S’il prend ses distances avec les élucubrations de son confrère, Andry semble partager le jugement esthétique de ses contemporains sur le physique prétendument ingrat des rouquins[53]. Tout le monde cependant n’est pas aussi sceptique. L’auteur anonyme du traité De la propagation du genre humain prononce les mêmes oracles avec une candeur désarmante. On apprend que les enfants nés sous le signe du taureau auront les « narines longues et trop ouvertes », « de grands yeux noirs louches, un front désagréable, les cheveux roux, les sourcils noirs », etc. Quant à « l’affreux scorpion », il sera lui aussi « défiguré par ses membres » et affublé de cheveux roux. Les enfants nés sous ce signe seront « curieux, calomniateurs, méchants, bâtards, espions, traîtres, empoisonneurs »[54]. Plus intéressant que cet horoscope désopilant, l’avis liminaire qui figure en tête de l’ouvrage mérite qu’on s’y attarde :

Nous nous attendons, néanmoins, à beaucoup de critiques, surtout pour ce qui concerne l’astrologie judiciaire ou l’influence des astres sur nos corps et sur nos facultés intellectuelles. On nous accusera de faire rétrograder les lumières de trois ou quatre cents ans, en renouvelant des rêveries auxquelles on ne croit plus depuis bien des siècles. Comme la réponse à ces graves objections se trouve dans notre ouvrage même, nous y renvoyons les aristarques qui se flatteront le plus de nous embarrasser ; et nous leurs [sic] dirons seulement ici, de vouloir bien se rappeler qu’il est de l’essence des temps éclairés de laisse à chacun la liberté de ses opinions[55].

Faut-il rappeler que lorsque ce texte paraît, en plein Directoire, les adversaires des Lumières ont gagné du terrain ? Les idéologues ont fort à faire pour contrer les courants illuministes dont l’influence est particulièrement sensible en cette période charnière. La physiognomonie, quelque peu passée de mode depuis la période classique, n’avait pas dit son dernier mot. Certes, elle n’avait plus la cote, comme aux temps de Della Porta, mais elle avait continué à prodiguer ses conseils à travers la réédition des Anciens et de leurs continuateurs, comme Jean Belot, curé de Milmonts, adepte de pratiques divinatoires, de sciences occultes et de physionomie. Bien sûr, depuis Della Porta, on essayait de débarrasser la pseudo-science de son héritage oriental, tourné vers la magie, pour la ramener à plus de sérieux. De Buffon à Jaucourt, on condamne sans appel ces raisonnements « destitué[s] de tout fondement[56] ». Il n’empêche, la tentation est grande, et même les auteurs les plus érudits cèdent aux sirènes de la science des caractères. Quelles que soient leurs prétentions à l’objectivité, les oeuvres de Dom Pernety, l’illuminé de Berlin, puis d’Avignon, renouent avec des antiennes bien connues :

Il y a encore une nuance de jaune, qui participe du rouge. C’est une couleur proprement rousse, ou d’un jaune ardent. On s’est défié dans tous les temps de ceux qui ont les cheveux et la peau teints de cette couleur. Serait-ce par ce que leur bile s’échauffe aisément, et que quand la bile est ardente et échauffée on est capable de se livrer aux plus grands excès ? Ou parce que tous les Anciens ont dit que les rousseaux étaient presque toujours des fourbes et des méchants ? On dit aujourd’hui, et le proverbe n’est pas nouveau, que ceux qui ont les cheveux roux sont tout méchants ou tout bons […].

Et de reprendre ailleurs :

Les personnes rousses sont ordinairement de ce tempérament mais poussé à son plus haut degré. On ne doit donc pas s’étonner de les voir malignes, méchantes, fourbes, rusées, intrigantes, parlant et se mêlant de tout. Martial […] dit qu’un certain Zoïle avait les cheveux roux, la barbe noire, qu’il était borgne et boiteux ; que ce serait donc un grand hasard s’il avait le coeur bon[57].

Cinq ans plus tard, les Français découvriraient en version française l’Essai sur la physiognomonie de Lavater, qui allait laisser son empreinte sur tout le XIXe siècle. Sans surprise, les roux y sont présentés comme « souverainement bons, ou souverainement méchants[58] ».

Terminons notre enquête en revenant à la littérature. Si les personnages roux sont légion dans la production du XIXe siècle[59], force est de constater qu’ils sont relativement peu présents au siècle des Lumières. Lorsqu’ils font une rapide apparition sous la plume des auteurs, ils répondent en tout point au stéréotype et frôlent la caricature.

De tradition orale et populaire, les contes, repris au XVIIIe siècle, parfois réécrits et rassemblés dans le monumental Cabinet des fées, les convoquent volontiers lorsqu’il s’agit de dépeindre un personnage négatif ou, au contraire, un joli prince défiguré par un mauvais sort. Catherine de Lintot décrit ainsi le prince Sincer, héros du conte éponyme republié dans le Nouveau cabinet des fées. Le malheureux jeune homme, victime d’une fée jalouse et malfaisante, est condamné à ne pouvoir « être égalé en laideur par qui que ce fût au monde », jusqu’à ce qu’une princesse ne tombe amoureuse de lui malgré son physique repoussant :

Ce petit homme avait trois pieds de haut ; sa tête plate et fort large était ornée de grands cheveux roux ; ses yeux étaient enfoncés et si peu ouverts, qu’on ne les aurait jamais distingués sans le rouge éclatant dont ils étaient bordés ; son nez était long et pointu, ses joues pendaient jusque sur sa poitrine, et sa bouche et son menton étaient garnis d’une barbe rousse, longue et touffue. Son corps tout contrefait n’était soutenu que d’une jambe sur laquelle il était posé comme sur un pivot […][60].

Heureusement pour lui, l’enchantement n’aura qu’un temps et l’amour de la princesse Aimée lui rendra tous ses attraits. Il n’en va pas de même pour ceux et celles qui, à l’image de la duchesse Grognon, sont affublés d’une rousseur congénitale, en parfait accord avec leur caractère :

Il y avait dans cette même cour une vieille fille fort riche, appelée la duchesse Grognon, qui était affreuse de tout point : ses cheveux étaient d’un roux couleur de feu ; elle avait le visage épouvantablement gros et couvert de boutons ; de deux yeux qu’elle avait eus autrefois, il ne lui en restait qu’un chassieux ; sa bouche était si grande, qu’on eût dit qu’elle voulait manger tout le monde ; mais, comme elle n’avait point de dents, on ne la craignait pas ; elle était bossue devant et derrière, et boiteuse des deux côtés. Ces sortes de monstres portent envie à toutes les belles personnes : elle haïssait mortellement Gracieuse, et se retira de la cour pour n’en entendre plus dire du bien[61].

Le fils de la fée Noirjabarbe n’est pas plus gracieux, dans Le Prince des Aigues Marines, conte de Louise Levesque, publié en 1744 :

Il était encore mille fois plus méchant que sa mère. C’était un monstre. Il était nain ; une bosse par devant, une autre par derrière le rendaient encore plus difforme. Ses yeux étaient petits, enfoncés et bordés de rouge. Son nez camus laissait voir jusqu’au fond de son cerveau, ses cheveux roux et plats couvraient son front ridé et plein de bosses et de cicatrices. Sa bouche large n’avait plus qu’un reste de dents pourries ; ses lèvres pâles couvraient la moitié de son menton. Ses jambes étaient torses et son coeur était encore mille fois plus horrible que sa figure[62].

Martial l’avait bien dit, impossible d’être un homme bon lorsqu’on est frappé de tant de tares physiques qui reflètent le vrai visage de notre âme… Roux, le diable boiteux d’Alain-René Lesage[63], roux, les méchants Yahoos des Voyages de Gulliver[64], roux le bouillant Biscayen de Gil Blas de Santillane[65], roux encore l’infâme Talbot qui torture la pauvre Pauliska chez Révéroni Saint-Cyr[66], rousse enfin, la jeune donzelle convoquée au château de Silling pour réveiller les ardeurs fatiguées des libertins sadiens :

Peu après, continua Duclos, nous vîmes arriver au sérail une fille d’environ trente ans, assez jolie, mais rousse comme Judas. […] À peine furent-ils dans la même chambre que la fille se mit toute nue et nous montra un corps fort blanc et très potelé. « Allons, saute, saute ! lui dit le financier, échauffe-toi, tu sais très bien que je veux qu’on sue ». Et voilà la rousse à cabrioler, à courir par la chambre, à sauter comme une jeune chèvre, et notre homme à l’examiner en se branlant, et tout cela sans que je puisse deviner encore le but de l’aventure. Quand la créature fut en nage, elle s’approcha du libertin, leva un bras et lui fit sentir son aisselle dont la sueur dégouttait de tous les poils. « Ah ! c’est cela, c’est cela ! dit notre homme en flairant avec ardeur ce bras tout gluant sous son nez, quelle odeur, comme elle me ravit ! » Puis s’agenouillant devant elle, il la sentit et la respira de même dans l’intérieur du vagin et au trou du cul ; mais il revenait toujours aux aisselles, soit que cette partie le flattât davantage, soit qu’il y trouvât plus de fumet ; c’était toujours là que sa bouche et son nez se reportaient avec le plus d’empressement. […] Et il fallait, dit l’évêque, que cette créature fût absolument rousse ? – Absolument, dit Duclos. Ces femmes-là, vous ne l’ignorez point, monseigneur, ont dans cette partie un fumet infiniment plus violent, et le sens de l’odorat était sans doute celui qui, une fois picoté par des choses fortes, réveillait le mieux dans lui les organes du plaisir[67].

Les exemples parlent d’eux-mêmes, on chercherait en vain une image flattée ou valorisante des individus aux cheveux rouges. Les femmes surtout semblent déplaire lorsqu’elles présentent une toison flamboyante. La chose a de quoi surprendre lorsqu’on sait l’extraordinaire pouvoir de séduction qu’elles exerceront sur les mâles du siècle suivant. Certes, on leur reprochera alors, comme Zola, d’être des femmes fatales, l’incarnation de la « chair centrale » destinée à corrompre les sages époux comme les jeunes béjaunes, à liquéfier tout ce qu’elles approchent avec leur « odeur mure de femme faite »[68], elles n’en demeureront pas moins des objets de désir dont la beauté est rarement remise en question[69]. Autres temps, autres moeurs, les rousses déplaisent ici, quels que soient leur rang, leur origine sociale et leur fortune. Et cela déjà au XVIIe siècle. À en croire la comtesse de Boigne, Marie de Rohan, duchesse de Chevreuse, que l’Histoire a célébrée pour son rôle capital dans les intrigues de la Cour du Grand Siècle, aurait très mal vécu d’avoir hérité de ces allèles récessifs sur le chromosome 16 :

Madame de Chevreuse répugnait à montrer son effroyable changement à une personne qui ne l’avait pas revue depuis les temps de sa brillante prospérité. En outre de l’exil, Madame de Chevreuse avait un chagrin qui avait empoisonné sa vie. Elle était horriblement rousse ; elle était persuadée que personne ne s’en doutait, et c’était une constante préoccupation, tellement que, deux heures avant sa mort, ses cheveux ayant un peu crû pendant sa dernière maladie, elle se fit raser et ordonna qu’on jetât les cheveux au feu devant elle pour qu’il n’en restât aucune trace. Ses enfants ayant l’indiscrétion d’avoir des cheveux d’un rouge ardent, elle les avait pris en horreur et ne pouvait les envisager[70].

C’est dire combien il devait être difficile d’assumer ce particularisme aujourd’hui tellement recherché par les femmes, du moins de façon artificielle.

Malgré son patronyme, Rousseau partage les antipathies de son siècle et porte sur les rousses un regard sans concession. Découvrant les charmes des jeunes savoyardes, il retrace le portrait de ses jeunes écolières. Toutes lui plaisent… Toutes, sauf une :

Sa soeur, madame de Charly, la plus belle femme de Chambéry, n’apprenait plus la musique, mais elle la faisait apprendre à sa fille, toute jeune encore, mais dont la beauté naissante eût promis d’égaler celle de sa mère, si malheureusement elle n’eût été un peu rousse.

De retour de voyage, « Petit » comprend rapidement que « Maman » n’a pas tardé à le remplacer. Dans le lit de madame de Warens, c’est le Vaudois Witzenried qui a désormais sa place. On comprend la déconvenue de Jean-Jacques, supplanté par un garçon perruquier, « grand fade blondin » aux goûts pour le moins discutables :

À la possession d’une femme pleine de charmes, il ajouta le ragoût d’une femme de chambre vieille, rousse, édentée, dont maman avait la patience d’endurer le dégoûtant service, quoiqu’elle lui fît mal au coeur[71].

Les choses commencent-elles à changer au tournant des Lumières ? Le témoignage de Louis-Sébastien Mercier est trop isolé pour nous permettre de souscrire aussi rapidement à une telle hypothèse. Ne résistons pas, cependant, au plaisir de citer ce rapide extrait qui semble aller dans ce sens :

C’est à table, c’est à la clarté des bougies que les femmes aiment à se montrer. Toutes ont aujourd’hui les cheveux de la même couleur. On fut indécis longtemps sur le choix des brunes et des blondes : on mit d’accord ces rivales en préférant les rousses. Les femmes affectent cette ardente couleur en usant d’une poudre qui leur en donne le teint et les cheveux[72].

On remarquera toutefois que la couleur prisée par les dames dont nous parle Mercier relève de l’artifice et n’a pas grand-chose à voir avec la rousseur naturelle. Cyrano de Bergerac avait essayé, pourtant, de leur rendre hommage, plusieurs dizaines d’années plus tôt :

Madame, Je sais bien que nous vivons dans un pays où les sentiments du vulgaire sont si déraisonnables que la couleur rousse, dont les plus belles chevelures sont honorées, ne reçoit que beaucoup de mépris ; mais je sais bien aussi que ces stupides, qui ne sont animés que de l’écume des âmes raisonnables, ne sauraient juger comme il faut des choses excellentes, à cause de la distance qui se trouve entre la bassesse de leur esprit et la sublimité des ouvrages dont ils portent jugement sans les connaître […][73].

Les sentiments du vulgaire sont hélas souvent plus tenaces que les enseignements du sens commun. Impitoyable pourfendeur des superstitions en tout genre, Laurent Bordelon comptait le préjugé contre les roux au nombre des « imaginations extravagantes de monsieur Oufle[74] ». Il est pour ainsi dire le seul écrivain que nous ayons rencontré à avoir explicitement dénoncé l’absurdité de telles idées reçues aux fondements prétendument scientifiques. Ses Coudées franches font dissonance dans le chorus d’imprécations accusatrices et de jugements déplacés :

Avoir les cheveux roux, la barbe noire, faute d’un oeil et être boiteux, mauvais présage ! C’est Martial qui le dit. […] Je m’étonne comment les rousseaux, les borgnes et les boiteux ne font pas leurs efforts pour détruire tous les Martials du monde. […] Quoi ! Il ne sera pas possible d’être honnête homme, à cause qu’on aura faute d’un oeil, une jambe plus courte que l’autre, une barbe noire et es cheveux roux ! cela s’appelle faire un conte borgne, clocher devant les boiteux, faire barbe de foire à Dieu, et discourir comme un chianpot la perruque, (voilà du bas ; il convient au ridicule du sujet, ce sujet ne mérite pas de plus beaux termes ; employons-en pourtant de plus supportables en faveur de ceux qui liront) le soleil est roux, l’or est roux, la fameuse Toison était rousse, Adam était rousseau, le roux est une marque de tempérament de feu, un symbole d’ardeur ; […] Voilà assurément de bons physiciens ! J’ai remarqué souvent que certains dictons injurieux font la plus grande pitié du monde, quand on les approfondit ; cependant ils se répandent et passent pour autant de maximes, que qui que ce soit ne s’avise de rejeter. Un rousseau a été un scélérat, un traître : donc tous les rousseaux sont des traîtres et des scélérats. Belle conséquente ! Voilà pourtant comme on raisonne d’ordinaire. Allez, prophètes de malheur, prédiseurs à outrance ; quand il s’agit de bons raisonnements, vous n’avez qu’à vous en torcher les barbes, vous n’y connaissez rien. […] Qui aurait jamais cru qu’une certaine couleur de poil, un oeil sein (sic), une jambe bien faite eussent été absolument nécessaires pour être humble, chaste, doux, fidèle, juste, patient, sobre, charitable, pour arriver à la perfection[75].

C’était en 1712 ! Pratiquement plus personne après lui, hélas, ne relèvera l’incongruité des discours proférés contre les personnes rousses. Le rationalisme des Lumières n’a pas atteint le berceau des rousseaux, les sentences proverbiales ont remplacé le jugement des intellectuels dont le silence assourdissant a, en quelque sorte, légitimé les enseignements catégoriques de la tradition. La discrimination devait probablement paraître dérisoire et, d’une certaine manière, tellement méritée… Le XIXe siècle allait hériter d’une « mythologie du roux » accomplie et jamais démentie dont nos sociétés judéo-chrétiennes gardent encore les traces indélébiles. Aux blogs anti-roux qui fleurissent sur les réseaux sociaux s’opposent désormais les annuels redheads days[76]. La rousseur est devenue tendance mais demeure un symbole d’altérité ambivalente dont les plus jeunes font encore les frais. Être roux, au XVIIIe siècle, comme de tous temps dans les sociétés occidentales, c’était porter sur le visage la marque souvent si douloureuse de la marginalité.