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Pour Marc Lapprand, la commande est claire : répondre à cette question de Xanthiphas par laquelle s’ouvre Pourquoi l’Oulipo ? Le professeur de l’Université de Victoria, spécialiste de Boris Vian et auteur d’une précédente Poétique de l’Oulipo, propose une sorte d’ontologie du groupe fondé en 1960 par l’écrivain féru de mathématiques Raymond Queneau et François Le Lionnais, mathématicien. Acte de naissance, rencontres secrètes, cooptations et retraits, succès et ratés, concepts fondamentaux sont revus à l’aune des soixante ans d’activités du groupe, une longévité certaine qui permet de mettre en perspective les raisons d’être de l’Oulipo en soulignant leur évolution.

L’usage d’un personnage curieux, néophyte mais néanmoins perspicace comme Xanthiphas sert bien le propos de Lapprand : par ses questions et ses remarques il rend l’ensemble plus dynamique que l’austère et traditionnel essai académique. La forme interrogative, à l’image des dialogues socratiques, assure ainsi une multiplication des points de vue. De plus, sous Xanthiphas se camoufle assez mal Xanthias, esclave de Dionysos, et sous Polymnia, qui apparaît aux deux tiers du livre, la muse Polymnie ; on l’aura compris, les personnages comme les atours paratextuels inscrivent Pourquoi l’Oulipo ? dans une contradictoire mythologie contemporaine. Chacun des dix chapitres reprend une figure de la mythologie grecque pour le développement de son thème : « III. Dédale : ici l’on évoquera la contrainte et son coupe-circuit : le clinamen ; VIII. Narcisse : le paradoxe de l’interdit de l’autosatisfaction ». Saluons ici la cohérence de l’entreprise : l’Oulipo, groupe sans âge si on se fie aux principes qui le fondent (des plagiaires par anticipation aux écrivains du futur qui useront des structures et des contraintes inventées par leurs soins), constitue lui-même sa propre mythologie que Lapprand saisit, définit, décortique et analyse.

Malgré une inventivité qui porte rarement ombrage à la rigueur, le livre appelle des questions et des commentaires qui peuvent servir, enfin je l’espère, d’ouverture à une discussion. J’attirerai d’abord l’attention, comme il se doit dans ce numéro, sur l’une des affirmations qui, sans doute, prête le plus le flan à la critique : le renversement du rôle de la mathématique à l’Oulipo, qui aurait « perdu de sa présence quintessentielle » (p. 26). Autrement dit, à l’origine du groupe la mathématique fut fondamentale, aujourd’hui, elle est ornementale. L’hypothèse a l’effet d’une bombe, puisqu’elle remet en cause le caractère exceptionnel de l’Oulipo en tant que groupe usant des mathématiques pour fabriquer de la littérature et en parler (l’inverse est commun : utiliser la littérature pour parler des mathématiques, au moyen des livres jeunesse par exemple). La savante intuition de Lapprand mérite donc une attention soutenue : quel est l’apport réel des mathématiciens d’aujourd’hui à l’Oulipo ? Quels sont les impacts d’un tel changement de paradigme dans l’organisation du groupe et ses travaux ? La critique suit-elle le même cheminement, délestant peu à peu le contenu mathématique des recherches sur l’Oulipo ?

Ma deuxième remarque a trait à la présence et au rôle des femmes à l’Oulipo ainsi que dans le livre. Sans y consacrer une section à part entière, quoiqu’il s’agisse d’une « importante question », Lapprand fait allusion au boys club que fut le groupe. Dans les années 1960-1970, on considérait que « la place des femmes était d’évidence devant un fourneau ou une machine à écrire » (p. 127) ; cela expliquerait que « l’arrivée des deux premières femmes ne s’est pas faite sans susciter quelques difficultés. » (p. 142) Aujourd’hui, malgré la venue de quelques femmes en plus, l’Oulipo n’est pas un groupe paritaire, ce qui provoque des échanges houleux entre les membres et soulève d’importants enjeux que Christelle Reggiani (« Être oulipienne : contraintes de style, contraintes de genre[1] ? ») et Virginie Tahar (« Les oulipiennes sont-elles des oulipiens comme les autres[2] ? ») ont étudiés. Il aurait été intéressant de savoir où se situe le chercheur face à ces enjeux et surtout, d’en être informé. Pourquoi faire l’impasse sur la sortie d’Anne F. Garréta dans le El País[3], qui critiquait les dernières cooptations toutes masculines, injustifiables cette fois-ci par l’époque ? La crainte de « se perdre dans les dédales » de querelles dites de famille élude la question. D’ailleurs, l’absence de références aux livres de Garréta qui ont infléchi la configuration et les travaux de l’Oulipo, comme le roman Sphinx pour sa contrainte devenue fameuse ou le recueil Pas un jour, récompensé du prix Médicis, est quelque peu regrettable.

Ces remarques, qui n’ont d’autre objectif que d’alimenter la réflexion, montrent bien la richesse de Pourquoi l’Oulipo ?, qu’il faut lire ne serait-ce que pour l’acuité avec laquelle le chercheur de Victoria rend compte du contexte et de l’importance de la Seconde Guerre mondiale dans la venue au monde de l’Oulipo. Cette posture originale permet de comprendre les ancrages socio- historiques d’un groupe que l’on croirait, à tort, sorti de la cuisse de Jupiter.