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Christelle Reggiani : Les territoires de la littérature et des sciences n’ont pas toujours été disjoints : les poètes de la Renaissance tenaient volontiers des discours scientifiques – bien étudiés par l’oulipien Albert-Marie Schmidt[1] –, et le genre de la poésie scientifique est encore florissant au XIXe siècle[2]. Si la séparation sociale des cultures littéraire et scientifique conduit ensuite à sa quasi-disparition au XXe siècle – à quelques notables exceptions près : Raymond Queneau publie sa Petite cosmogonie portative en 1950, son « Chant du styrène » en 1959, et Jacques Réda donne entre 2009 et 2018 une Physique amusante en cinq tomes[3] –, la création de l’Oulipo, en 1960, prend radicalement le contrepied de ce mouvement puisque ses deux fondateurs, François Le Lionnais et Raymond Queneau, n’ambitionnent rien de moins qu’un renouvellement de l’invention littéraire par l’« injection » de structures mathématiques[4].

Michèle Audin : Il serait intéressant de comprendre pourquoi science et littérature semblent si disjointes aujourd’hui. Mais, soyons optimistes, ce n’est pas si strict que ça !

Au XXe siècle, on pourrait citer bien d’autres exemples, je pense par exemple aux Euclidiennes de Guillevic[5]. Que m’a offert une étudiante de mathématiques qui faisait un mémoire avec moi. Vous voyez que ce n’est pas désespéré !

Christelle Reggiani : Vous êtes vous-même mathématicienne et oulipienne : comment situez-vous vos livres à ce croisement ? Dans quelle mesure est-ce d’ailleurs un croisement ?

Michèle Audin : Plutôt une convergence qu’un croisement ? La littérature potentielle est un des lieux de cette convergence. Et donc l’Oulipo. La littérature a toujours utilisé des contraintes mathématiques. Pour prendre un exemple que tout le monde connaît, la définition d’un sonnet est strictement mathématique. Et potentielle. Dire : « On pourrait écrire un poème de quatorze alexandrins avec une structure de rimes abba, etc. », c’est faire de la littérature potentielle. Écrire « Le Dormeur du val », c’est faire de la littérature. La raison d’être de l’Oulipo, c’est la production de nouvelles structures potentielles, et bien entendu les mathématiques sont un cadre idéal pour fabriquer des contraintes et des structures. Ce n’est évidemment pas le seul – il serait possible mais fort exagéré de qualifier le lipogramme de contrainte « mathématique ».

Christelle Reggiani : Outre les nombres et les structures, les mathématiques offrent aussi à l’écrivain un trésor de textes – et notamment de textes français, aussi longtemps que le français est resté une langue d’écriture des mathématiques. Ces modèles de prose jouent-ils un rôle dans votre rapport à l’écriture ? Je pense par exemple à la sobriété, la clarté de Bourbaki, qui pourrait représenter un idéal « classique » de la langue littéraire.

Michèle Audin : Les mathématiques n’existent pas sans l’écriture. Votre nouveau théorème n’existe pas tant que vous n’en avez pas écrit une démonstration que les autres puissent lire, qui soit assez clairement écrite pour convaincre ses lecteurs.

Les deux qualités principales du « style » de Bourbaki étaient la rigueur et la concision. La rigueur n’était pas la norme à l’époque (années 1930). Grâce à Bourbaki, c’est désormais acquis, définitivement j’espère. Mais, plus que « sobre », ce style est un peu sec, parfois au détriment de la clarté. Mon idéal est un tantinet plus explicatif, voire plus digressif, en tout cas plus descriptif : un texte mathématique sans exemple, c’est un peu comme un tajine sans coriandre ni cannelle.

Christelle Reggiani : Vos livres publiés chez Gallimard ne reprennent pas, dans la section « Du même auteur », vos ouvrages mathématiques : est-ce délibéré de votre part ?

Michèle Audin : Je ne fais pas de distinction entre mon travail comme mathématicienne et comme écrivaine : j’utilise les mêmes qualités (ou défauts) de mon cerveau (sinon les mêmes compétences techniques), je dirais principalement la rigueur et l’imagination. Mes livres de mathématiques sont des ouvrages de recherche, ils s’adressent à un lectorat, numériquement très limité, de spécialistes de mes sujets de recherche. Il n’y a pas de raison de les reprendre dans un livre destiné à davantage de lecteurs, à part étaler mes connaissances. Donc, oui, c’est délibéré !

Christelle Reggiani : On peut avoir le sentiment que la pratique par les oulipiens des lectures publiques, des ateliers d’écriture depuis la fin du XXe siècle a eu tendance à minorer la part des mathématiques dans les créations oulipiennes – peut-être parce que ces contraintes-là seraient plus aisément du côté de l’écrit que de l’oral. Votre cooptation, en 2009, répond-elle à un désir de renouer avec l’inspiration mathématique qui fut au fondement de la création du groupe ? Plus précisément, quelles contraintes lui avez-vous apportées ?

Michèle Audin : Les lectures et ateliers ne sont qu’une partie des activités de l’Oulipo – et d’ailleurs les oulipiens n’y participent pas tous, ou pas tous au même rythme. Je crois que la plupart des contraintes passent très bien à l’oral. Les poèmes de Paris-Math[6], par exemple, qui sont souvent construits sur des contraintes mathématiques.

Lorsque j’ai été cooptée à l’Oulipo, on m’a dit : « Maintenant, il faut nous proposer des contraintes mathématiques. » Ce que j’ai fait. J’ai apporté ce qui était de ma compétence, l’idée de la géométrie, d’utiliser telle ou telle figure de géométrie comme structure d’un texte. Je crois être la seule dans le groupe à avoir utilisé ce type de contrainte. Par exemple, le théorème « de Pascal » dans Mai quai Conti[7] et celui « de Desargues » dans un poème… sur la rue Desargues, dans Paris-Math, justement.

Mais je ne me suis pas bornée à la géométrie. Avec Ian Monk, nous avons proposé de « réhabiliter » certains nombres, dits non-de-Queneau, pour faire de leur faiblesse une force en écrivant des « nonines », une (rare) collaboration entre mathématicienne et poète dont j’ai été témoin (et partie prenante) à l’Oulipo[8].

Christelle Reggiani : De votre côté, cette cooptation a-t-elle signifié l’entrée dans le monde de la littérature, ou le déploiement de votre oeuvre littéraire à partir de ce moment-là relève-t-il de la coïncidence ?

Michèle Audin : Mon entrée à l’Oulipo m’a-t-elle permis d’accéder à l’état d’écrivaine ? Je réponds : Non, et Peut-être, et Oui. Voici comment.

Non : Les premiers vrais textes littéraires que j’ai publiés (sinon les premiers que j’ai écrits) sont les pastiches que j’ai inclus dans Souvenirs sur Sofia Kovalevskaya[9]. C’était en 2008, avant que je sois cooptée par l’Oulipo.

Peut-être : Mais ce livre a joué son rôle dans ma cooptation, puisque c’est à son propos que j’ai été invitée par l’Ouvroir.

Oui : Il est incontestable que je me suis senti plus de légitimité à écrire autre chose que des mathématiques après ma cooptation par l’Oulipo.

Christelle Reggiani : Dans votre propre pratique de l’écriture, est-ce au nombre que vous vous attachez, ou plutôt aux structures ?

Michèle Audin : Plutôt aux structures, même quand elles sont fondées sur les nombres. D’ailleurs les nombres n’ont jamais été mon principal intérêt en mathématiques. Pourtant, mon roman Cent vingt et un jours est aussi un discours sur les nombres, sur le thème : ils ne sont pas plus « objectifs » que les mots, puisqu’ils peuvent être exactement aussi meurtriers. Mais les nombres ne sont que des personnages de ce livre. Le seul nombre qui intervient dans la structure de ce roman est le nombre 11 (dont 121 est le carré).

Christelle Reggiani : Une forme poétique comme la sextine – qui semble extrêmement importante dans votre oeuvre – est-elle pensable comme une structure mathématique ?

Michèle Audin : Puisque j’ai mentionné les nombres de Queneau… La sextine est une forme poétique qui nous a été révélée par le troubadour Arnaut Daniel. Une sextine est un poème de six strophes de six vers (plus une coda), très contraint métriquement, avec une structure de rime assez intéressante, d’abord parce que le poème n’est pas rimé, justement, et plus sérieusement parce qu’il est muni de « mots-rimes », les mots terminant les vers, qui sont les mêmes dans chacune des six strophes et dont l’apparition est réglée par une permutation (dite spirale) : si les mots-rimes arrivent dans l’ordre 123456 dans la première strophe, ils deviennent 615243 dans la deuxième et ainsi de suite. Tenter une septième strophe ramènerait le même ordre que dans la première, c’est pourquoi on s’arrête à six.

J’ai utilisé cette forme, de façon, disons, sémantique, pour écrire Une vie brève. J’essayais de raconter la vie (brève) de mon père[10], dont il restait assez peu de traces. J’ai organisé les données en rubriques (lieux, famille, mathématiques, etc. – comptez jusqu’à six), chacun des six chapitres contient des éléments de ces six rubriques, et elles y sont permutées selon la permutation spirale. Ceci m’a aidée dans ma tentative de ne rien rater, d’être exhaustive.

Dans Cent vingt et un jours, c’est la même structure en remplaçant six par onze, une onzine, donc, que j’ai utilisée, un peu différemment. L’apparition obligée, dans chacun des onze chapitres, des onze même éléments (un chien, un Allemand, un étudiant, une infirmière, des nombres, etc. – comptez jusqu’à onze), devait permettre d’introduire un peu d’unité, alors que chacun des chapitres est centré sur une personne différente (et la regarde d’une façon différente aussi).

Christelle Reggiani : Le Lionnais et Queneau furent de grands amoureux des nombres : Le Lionnais en compose un herbier qu’il intitule Les Nombres remarquables[11], et Queneau termine son article « Technique du roman » (1937) sur un véritable élan pythagoricien : « Il n’y a plus de règles depuis qu’elles ont survécu à la valeur. Mais les formes subsistent éternellement. Il y a des formes du roman qu’imposent à la matière proposée toutes les vertus du Nombre et, naissant de l’expression même et des divers aspects du récit, connaturelle à l’idée directrice, fille et mère de tous les éléments qu’elle polarise, se développe une structure qui transmet aux oeuvres les derniers reflets de la Lumière Universelle et les derniers échos de l’Harmonie des Mondes[12]. » 

Le recours à ce type de contrainte est-il pour vous une manière de rapprocher la prose de la poésie ?

Michèle Audin : La sextine, la onzine, dont je viens de parler, sont en effet des structures venues de la poésie. L’utilisation – visible – d’une forme poétique dans un texte en prose peut aussi servir à contenir (au sens de contention) l’émotion, à limiter le pathos, à produire de la distance. Je pense au chapitre consacré aux massacres, à la fin de la Commune de 1871, ce qu’on a appelé la Semaine sanglante, dans Comme une rivière bleue. « La Semaine de sang, comment puis-je en parler », s’est demandé le narrateur (l’alexandrin est d’Eugène Pottier), au pied du mur. C’est une vraie question. Ne pas chercher les mots les plus beaux pour décrire… déportation, massacres… ni même, tout simplement, la misère. Les massacres, dans ce cas. Le chapitre décrit la semaine jour après jour, avec le démarreur « La dernière fois que » au début de chacune des journées. Le jeudi 25 mai, une des personnages du roman marche dans Paris à la recherche de son amant, elle passe dans des lieux où déjà ont eu lieu beaucoup de massacres – la Semaine sanglante a commencé un dimanche soir – et ce n’est pas terminé. Comment puis-je en parler ? J’ai utilisé la forme pantoum : elle se souvient, elle voit, elle imagine, elle entend / elle voit, elle sent, elle entend, elle revoit / elle sent, elle pense, elle revoit, etc. Ainsi, dans ce qu’elle voit, sent, entend, il n’y a plus qu’à inclure des listes, la confrontation de l’« objectivité » de la liste et du fait que c’est la jeune femme qui voit, pense, sent… produit l’émotion du texte. J’ai utilisé plusieurs autres formes poétiques pour écrire la prose de ce roman.

Christelle Reggiani : Queneau qualifiait les réglages numériques qu’il introduisait dans certains de ses romans d’« échafaudages[13] », signifiant par là que cette fabrique de l’oeuvre était destinée à s’effacer pour le lecteur, et constituait en fait un terrain privé – ou un jardin secret – de l’écrivain. Vous-même ne semblez pas avoir de réticence à révéler ces contraintes : les considérez-vous comme des « échafaudages » ?

Michèle Audin : Non, pas de jardin secret. Même si je ne dis pas tout.

Plutôt que la métaphore de l’échafaudage – peut-être à cause de cet échafaudage, peut-être responsable de l’incendie, qui désespérément survit à Notre-Dame – je choisis l’image du patron de couturière. Après tout, les messieurs qui ont fondé l’Oulipo ont choisi le mot « ouvroir », qui évoque des activités réputées féminines, broderie, couture… Le patron est la structure, c’est du papier (plus facile à recycler que le matériau d’un échafaudage capable de survivre à une telle tourmente), des morceaux de papier qui sont les formes des morceaux de tissu (de texte) que l’on découpe à leur image et que l’on assemble, bâtit, pour former le vêtement. Et voici le texte écrit suivant la contrainte. Avant de porter le vêtement, il faut l’essayer. Dans la métaphore que je (fau)file, nous en sommes au rôle du premier lecteur, l’éditeur. Malgré la qualité du patron, de la coupe, il se peut que ça n’aille pas très bien. Comme le dit Eugène Varlin dans un des textes que je viens de publier, les patrons n’ont pas toujours le goût exquis (excusez ce commentaire, mais il était irrésistible, et je vous en ai évité d’autres sur le genre du mot patron). Il reste un gros travail de retouches, parfois si importantes qu’elles font disparaître certains attributs du patron ; tout compte fait, cette robe droite fait sac sur vous, il faut y ajouter une ceinture.

Cette réponse est un peu longue.

En bref : la contrainte permet d’écrire, elle peut être aménagée ensuite. Ou bien : je peux vous donner le patron, mais peut-être pas ce qui a fait que la robe, finalement, n’est pas exactement celle que vous attendiez.

Christelle Reggiani : Dans Mademoiselle Haas, Céline Haas, le 29 septembre 1938, « tente d’épuiser » le square Louvois, rue de Richelieu, en face de la Bibliothèque nationale – comme Perec s’y essaiera avec la place Saint-Sulpice dans Tentative d’épuisement d’un lieu parisien (1975). Votre livre lui rend d’ailleurs hommage, presque directement : « Il n’y a pas autant de choses à voir là que, par exemple, sur la place Saint-Sulpice, ne serait-ce que parce qu’il n’y a ni mairie, ni église, ni commissariat de police, ni cinéma[14]. » L’oeuvre de Perec – fasciné par certains nombres mais pas du tout mathématicien – est-elle importante pour vous ?

Michèle Audin : Un mot sur Perec « pas du tout mathématicien ». On peut ne rien connaître aux mathématiques, même avoir été qualifié de « nul en math » par soi-même, par ses profs ou par ses amis, et penser en mathématicien. Il me semble que c’est le cas de Perec. La fascination que certaines structures ont exercée sur lui, certes, mais surtout la rigueur avec laquelle il les a utilisées, dans La Vie mode d’emploi, bien sûr, mais pensez par exemple aussi à L’Augmentation, en sont la preuve.

Quant à moi, si vous me permettez une remarque autobiographique, je suis devenue (intellectuellement) oulipienne le jour où, entrée dans une librairie à la recherche d’un gros livre (je suis une lectrice boulimique), j’ai vu sur une table La Vie mode d’emploi qui me faisait de l’oeil. J’avais vingt-quatre ans. Laissez-moi vous dire que ce fut un des beaux âges de ma vie, celui où j’ai lu (toujours boulimique), à la suite de ce gros livre-là, tous les livres de toutes les tailles « du même auteur ». Bien sûr, j’ai été sensible aux résonances biographiques (je veux dire sur ma propre biographie) de W ou le souvenir d’enfance et de La Disparition : oui, on pouvait parler de « la » disparition… on pouvait aussi assumer la disparition et écrire, et même l’assumer en écrivant.

Oui, Céline Haas tente d’épuiser le square Louvois le jour des accords de Munich. Et je peux vous dire que c’est bien plus difficile pour elle que pour Perec. Lui, il n’avait qu’à s’asseoir et à noter ce qu’il voyait. Tandis que, pour Céline, comme je n’y étais pas ce jour-là, j’ai dû tout recréer.

J’ajoute qu’il y a de nombreuses références à l’oeuvre de Perec dans Mademoiselle Haas, celle-ci bien sûr, mais pas seulement, et, si vous regardez attentivement, vous y verrez même Georges Perec en personne…

Christelle Reggiani : Peut-on considérer que les nombres, les structures mathématiques, soutiennent la « tentative d’épuisement » du réel qui peut constituer la fin de la littérature, en lui donnant forme – et force aussi : celle d’un art de la mémoire (comme le disaient les orateurs de l’Antiquité), d’une mnémotechnique contre l’oubli ?

Michèle Audin : La mémoire est un de mes centres d’intérêt et ce que vous dites rejoint la préoccupation « ne rien rater », dont j’ai parlé à propos de la sextine d’Une vie brève.

Christelle Reggiani : Vous publiez en 2018 Oublier Clémence[15], mais ce titre ne porte-t-il pas, en fait, une injonction à ne pas oublier ?

Michèle Audin : Oui, bien sûr, mais « Ne pas oublier Clémence » ferait un peu liste de courses. D’une part. Et d’autre part, l’expérience de l’écriture (pour moi) ou de la lecture (pour les lecteurs) de ce texte semble bien être que, à force d’essayer d’en savoir plus sur elle, on ne parvient qu’à l’oublier, elle. Publier / Oublier Clémence…

Christelle Reggiani : Pas plus la « vie brève » de l’ouvrière Clémence Janet que celle d’Eugène Varlin, ouvrier-relieur élu de la Commune de Paris en 1871 et assassiné à la fin de la Semaine sanglante – dont vous avez réuni les écrits[16] – jusqu’aux guerres du XXe siècle (Première et Seconde Guerres mondiales, guerre d’Algérie).

Michèle Audin : Je vous interromps pour préciser que je n’ai pas vraiment écrit, et je pense que je n’écrirai pas, sur la guerre d’Algérie. Ce n’est pas le sujet du récit Une vie brève, même si la vie de mon père, que j’essaie d’y reconstituer, s’est terminée pendant et du fait de cette guerre.

Christelle Reggiani : Au moins autant que par son rapport aux mathématiques, votre oeuvre semble en tout cas se définir comme un art de la mémoire – un dispositif mémoriel comme en inventait l’ancienne rhétorique, invitant vos lecteurs à ne pas oublier la condition ouvrière (dans Mademoiselle Haas et Oublier Clémence), la Commune de Paris (dans Comme une rivière bleue[17] et Eugène Varlin ouvrier-relieur), la Première Guerre mondiale, la guerre d’Algérie (dans Cent vingt et un jours[18] et Une vie brève[19])…

Michèle Audin : La mémoire de ceux que l’histoire omet.

Mon père, dont on ne parle jamais que de la mort, dans Une vie brève, Mireille qui attend que son amour revienne d’Auschwitz, dans Cent vingt et un jours.

Pas exactement la condition ouvrière, mais les ouvrières.

Clémence, ouvrière en soie morte à vingt et un ans, qui n’a littéralement pas eu d’histoire, ne pas l’oublier, elle !

Presque tous les personnages de Comme une rivière bleue. Pour ce livre, il y a d’ailleurs eu un premier exemple de patron qui n’a pas du tout fonctionné, un échafaudage qui s’est écroulé : mon idée originelle était d’écrire un roman dans lequel il n’y ait que des personnages secondaires. Je n’ai pas réussi. J’ai changé de patron ! Mais quand même, c’était un peu ça, l’idée, et c’est pourquoi l’histoire de la Commune de Paris m’intéresse : c’est le seul moment, dans toute l’histoire de France, où ces gens qui n’existent que pour être omis, qui sont oubliés avant même d’avoir vécu, ont pu prendre leur histoire en main – pendant soixante-douze jours.

C’est d’avoir écrit ces textes de fiction qui m’a rendue capable de composer le livre des écrits d’Eugène Varlin. Respect à lui : ce sont ses textes. Lui laisser toute la place, mais en écrivant, dans les interstices, ce qui est finalement aussi une biographie. Ici je remarque que la vie est plus facile pour les écrivains que pour les historiens patentés, puisque rien ne nous interdit, au sein d’un travail extrêmement rigoureux, de faire passer l’émotion de notre respect-amour pour les personnages de nos livres. Je citerai comme exemple l’histoire de la Commune par ordre alphabétique qu’a écrite le poète Bernard Noël[20]. Quel historien commencerait une histoire de la Commune par l’évocation du briquetier Pierre Eugène Aab ? Le travail, véritablement littéraire, que j’ai réalisé dans les textes de présentation des écrits d’Eugène Varlin va dans ce sens : une attention aux détails et aux figurants, que les historiens continuent souvent à omettre.

Christelle Reggiani : Quelle place votre démarche d’éditrice – des Souvenirs d’enfance de Sophie Kovalewsky[21], des écrits d’Eugène Varlin – occupe-t-elle au sein de cette écriture de la mémoire (qui semble entrer en résonance avec l’approche de la « micro-histoire » italienne et française) ?

Michèle Audin : C’est un peu plus qu’un travail d’édition, dans les deux cas.

Le livre « d’Eugène Varlin » est aussi une biographie. Je précise qu’elle contient même des éléments nouveaux – j’ai dû les chercher, ces textes et, même si je n’ai pas toujours trouvé ce que je cherchais, j’ai aussi trouvé des informations que je ne cherchais pas, répondu à des questions que peut-être on ne s’était pas posées.

Dans le cas de Sofia Kovalevskaya, j’avais aussi trouvé pas mal de choses nouvelles, simplement parce que ses biographes, américaine et soviétique, ne sont pas allées voir les archives de la préfecture de police de Paris. Ainsi les notes de ce livre sont parfois fort longues, notamment celle dans laquelle un malheureux policier parisien rapporte ses difficultés, aux prises avec une famille russe dont les noms sont vraiment trop compliqués pour lui…

J’assume la référence à la micro-histoire, pour ces deux livres, mais aussi pour tous les autres !

Christelle Reggiani : Cet intérêt pour la condition ouvrière et la Commune signifie-t-il un engagement politique de votre écriture ?

Michèle Audin : Mon premier livre publié dans la collection L’Arbalète, Une vie brève, était quand même consacré à la vie d’un militant communiste assassiné comme tel. Qui de plus était mon père. Rien d’étonnant, donc, à ce que mon écriture ait des relations à la politique.

Cependant, mon angle d’approche est plus du côté de l’histoire que de celui des prises de position politiques. Ainsi, Mademoiselle Haas, constitué d’histoires de femmes qui se heurtent (les histoires) à la grande histoire, de l’émeute fasciste du 6 février 1934 à la première grande rafle de juifs (juifs, ouvriers et communistes) à Paris en 1941, est une contribution à la lutte contre une autre montée des fascismes, celle que nous vivons aujourd’hui.

Christelle Reggiani : Peut-on comprendre aussi les femmes au travail qui sont au centre de plusieurs de vos livres comme des figures possibles de l’écrivaine – ainsi représentée en ouvrière des mots alors même que l’écriture oulipienne apparaît toujours comme un « métier d’homme[22] » (l’Oulipo étant très majoritairement composé d’hommes) ?

Michèle Audin : Je n’esquiverai pas la question des femmes à l’Oulipo. Oui, l’Oulipo est majoritairement composé d’hommes. Mais il comporte quelques femmes très variées et très actives, je pense à Valérie Beaudouin et Clémentine Mélois. Et je dois beaucoup à Michelle Grangaud et à Anne Garréta. Il y a des femmes à l’Oulipo et elles travaillent ! Ensuite, n’oublions pas l’ironie contenue dans l’expression « c’est un métier d’homme ». J’ajoute que les deux personnages dont j’ai fait l’autoportrait dans le livre C’est un métier d’homme sont féminines, la racine de 2, une toupie… Au-delà de cette boutade, je serais plus réservée sur la composition majoritairement masculine du groupe. Après avoir vécu dans un milieu professionnel majoritairement masculin et dans lequel je me suis rarement adressée à quelqu’un sans qu’il (oui, il) ne pense évidemment « elle dit ça parce que c’est une femme », comme si j’étais juste un utérus (évitons la vulgarité) sur pieds, j’appartiens enfin à un monde et à un groupe où beaucoup de mes interlocuteurs et interlocutrices écoutent ce que j’ai à dire.

Les femmes au travail sont au moins aussi diverses et variées que les hommes. Par exemple, dans Mademoiselle Haas, il y a plusieurs ouvrières, il y a une coiffeuse, une pianiste, une institutrice, une sage-femme, une biologiste, une bibliothécaire, dont je ne pense pas qu’elles sont des figures de l’écrivaine, puisqu’il y a aussi… une écrivaine.

Le problème « de genre » de la littérature n’est pas seulement que l’écriture soit un métier d’homme, c’est aussi et peut-être surtout le fait que l’écriture ne parle pas des femmes, ou alors, parce qu’elles servent aux hommes, parce qu’un homme est amoureux d’elles, mais pas pour elles-mêmes. Elles sont des personnages subalternes. Regardez les ouvrières dans la littérature du XIXe siècle, disons, avant L’Assommoir, qui pose d’autres questions. Elles ne sont ouvrières que pour pouvoir devenir femmes entretenues ou prostituées. La muse et la putain, Mme Arnoux et Rosanette… Les autres sont oubliées.

Dans mes livres, je choisis de donner une visibilité aux femmes et à leur travail, le lieu où elles trouvent de l’autonomie et de la liberté…