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En évoquant les rapports entre poésie et mathématiques, on devrait remonter aux travaux de ceux qui furent à la fois mathématiciens et poètes, comme le savant grec Ératosthène (IIIe siècle av. J.-C.), le poète persan Omar Khayyam (1048-1131), le mathématicien français Claude-Gaspard Bachet de Méziriac (1581-1638). Cependant, plusieurs poètes ont fait allusion aux mathématiques dans leurs écrits, sans être forcément mathématiciens. Pensons notamment à Lautréamont qui adressa une sorte de dévotion aux mathématiques dans la dixième stance du chant II des Chants de Maldoror (1869). Sans oublier les expériences des poètes membres de l’Oulipo. Même le poète libanais d’expression française Salah Stétié (1929-2020) sertit de figures et de termes mathématiques quelques-uns de ses écrits publiés entre 1973 et 2019. Or pourquoi ce poète contemporain recourt-il aux mathématiques, domaine du concept ? Serait-ce une allusion à la lutte contre la pensée conceptuelle ? Ou une garantie de rigueur dans la quête de l’insaisissable ? Nous essayerons d’expliquer dans ce qui suit la valeur des vocables mathématiques dans l’écriture stétienne. Dans un premier temps, nous nous attarderons principalement aux figures géométriques concentrées dans quelques passages du roman poétique Lecture d’une femme (1988). Dans un second temps, nous passerons à l’algèbre parsemant surtout des vers du recueil Le Mendiant aux mains de neige (2018).

La « Quadrature du Cercle »

Le roman poétique de Salah Stétié Lecture d’une femme (1988)[1], comportant un poème qui sera repris dans son recueil L’Autre Côté brûlé du très pur (1992), élucide l’image poétique et protéiforme de la violence exprimée dans les autres publications du poète. Analysant le double sens du titre et le confrontant au contenu du roman, on a très tôt remarqué que, dans Lecture d’une femme, Salah Stétié essayait de lire la femme (dévoiler son mystère) et de faire écouter sa lecture à elle. Le poète y dresse le portrait et les derniers jours d’Héléna vue par son mari décédé qui n’est autre que le narrateur. Or il n’est pas lieu ici de proposer une nouvelle analyse exhaustive de l’ensemble du roman. Nous en citerons quelques extraits mentionnant des figures géométriques pour essayer de comprendre la raison possible de leur convocation.

Cette femme – l’ai-je aimée ? […] Oui, l’ai-je aimée, quand nos deux corps vivants dégorgeaient d’excès de sel cette eau précieuse qu’ils fabriquaient avec mystère, en d’obscures et rayonnantes chimies, privées, à notre savoir, d’alambics ? Sa blessure, ces jambes […] n’existaient plus […] mais seulement ce point qui était le centre des cercles passés et à venir, l’espace annulé par l’aboutissement en lui de toute ligne et, de lui, comme brillance et nocturne réserve, par cela : le fulgurant départ de toute ligne. Sa blessure : ô que moins théorique à la fin que les images et les approximations d’une géométrie fût-elle affective, ô cercles déjà dits, ô triangle, ô bissectrice, mais bien plutôt – parce qu’ici la vie déjà bourgeonne et que déjà luit ce qui sait luire où se lit argileusement la femme – faudrait-il pouvoir parler, où les trouver ? avec des mots de terre qui tachent la page blanche et la jolie misère du linge rendu humide, la sueur absolue, lys oublié, odorant invisiblement la chambre[2].

Au-delà de l’interrogation du narrateur quant à l’authenticité de l’amour qu’il portait à Héléna, il est évident que nous avons affaire, au début de cet extrait, à une union plus alchimique que charnelle aboutissant à « cela : le fulgurant départ de toute ligne », cela mystère féminin de l’existence[3] « parce qu’ici la vie déjà bourgeonne et que déjà luit ce qui sait luire où se lit argileusement la femme ». Avant d’aborder l’interprétation symbolique des figures mathématiques mentionnées, accordons une attention particulière à l’adverbe « argileusement », manière dont s’opère la lecture passive de la femme. C’est que dans son poème « L’après-midi à Ugarit », publié dans le recueil Fluidité de la mort (2007)[4], Stétié insère la traduction française du texte d’une tablette cunéiforme exposée au Louvre dans le département des Antiquités orientales. Or, dans ledit département, on trouve aussi des tablettes à écriture pré-cunéiforme (en l’occurrence celles regroupées sous le numéro AO 8856) sur lesquelles des dessins ou pictogrammes représentent les objets et les êtres. Il s’agit là de la naissance de l’écriture. Chaque dessin peut être en partie schématique ou symbolique : la femme est ainsi représentée par la schématisation du sexe féminin. D’où une explication possible du triangle et de la bissectrice invoqués dans l’extrait. L’aboutissement de la relation entre le narrateur et la femme-page blanche est la naissance du corps verbal. Ce qui est explicité à la fin de l’extrait. D’ailleurs, dans « Petit procès-verbal à mon usage », Salah Stétié emprunte trois mots à un vers de « Brise marine » de Stéphane Mallarmé (1842-1898) et écrit :

Le seul lieu-dit de l’écrivain est […] sa page, celle que « la blancheur défend », et qu’il lui faut cependant habiter pour être, celle qu’il lui faut noircir. C’est signifier de la sorte que l’écriture est un viol et que le lieu où elle accepte de se produire est lieu d’un crime[5].

De fait, la femme prend ensuite la parole dans Lecture d’une femme et affirme :

Je ne suis qu’une femme d’écriture : blonde et brune. Toute en triangles, losanges, rectangles, – sous mes cercles. […] Moi : non saisie. […] Moi, roche et roc, et cette rose en moi, limpide. […] Lui m’aima pour cela : d’être ambiguë. Il – qui, il ? – écrira un jour mon histoire […]. Dira-t-il […] cette géométrie que je fus, équerre brûlante, perdus ses angles dans des cosmogonies impures […][6] ?

On pourrait mentionner Pablo Picasso (1881-1973) que Salah Stétié cite dans quelques essais dont « La Méditerranée entre les deux consciences »[7] et Man Ray (1890-1976) qu’il salue dans ses mémoires[8]. Le cubisme du premier et sa représentation du corps féminin ne sont pas sans se recouper avec le portrait géométrique de la femme dans le roman de Stétié. Quant à Man Ray, il a photographié les objets mathématiques à l’Institut Henri-Poincaré et il a ultérieurement peint, à partir de ces photographies, sa série d’Équations shakespeariennes. Man Ray prenait généralement ses photographies de sorte qu’elles révèlent le contraste des formes et conjuguent le vide avec le plein. Les modèles géométriques ainsi photographiés par lui peuvent même figurer des êtres[9]. Stétié aurait-il pensé aux oeuvres de ces deux artistes, entre autres, en écrivant ces passages de son roman ? Qu’en est-il de la symbolique des figures géométriques sollicitées ?

Dans le premier extrait cité, il est question du lieu-organe essentiel féminin, « ce point qui était le centre des cercles passés et à venir, l’espace annulé par l’aboutissement en lui de toute ligne et, de lui, […] le fulgurant départ de toute ligne ». C’est que symboliquement :

Le cercle est d’abord un point étendu ; il participe de sa perfection. […] Le cercle peut encore symboliser, non plus les perfections cachées du point primordial, mais les effets créés ; autrement dit, le monde en tant qu’il se distingue de son principe. Les cercles concentriques représentent des degrés d’être, les hiérarchies créées. À eux tous, ils constituent la manifestation universelle de l’Être unique et non-manifesté[10].

Le lieu-organe est en effet transfiguré en point-origine d’une sorte de « faisceau lumineux » annulant l’espace matériel et manifestant l’être au monde. Le recours à la figure du cercle participe donc de la quête ontologique cherchant à extraire l’être du paraître, à délivrer le mystère de la matière. Reprenons l’autoportrait de la « femme » :

Je ne suis qu’une femme d’écriture : blonde et brune. Toute en triangles, losanges, rectangles, – sous mes cercles. […] Dira-t-il […] cette géométrie que je fus, équerre brûlante, perdus ses angles dans des cosmogonies impures […] ?

Nous avons souligné que le triangle pourrait symboliser le sexe féminin, et ce, depuis les tablettes à écriture pré-cunéiforme. Le losange est aussi un symbole féminin. Si les triangles, les losanges et les rectangles figurent une ébauche d’un portrait féminin à la Picasso, il n’en demeure pas moins que l’équerre « rectifie et ordonne la matière[11] » d’autant plus qu’elle est ici « brûlante », arrondissant ses angles pour la transformer en circularité pure et parfaite. D’ailleurs, pour les alchimistes, le triangle symbolise aussi bien le feu que le coeur[12]. Déjà, dans le poème « Contre neige » de son premier recueil L’Eau froide gardée (1973), Salah Stétié écrivait :

Le jour sans air de la rive / Sera creusé d’arbres verts dans le matin / Autour du buste mort, ombreux et féminin // Le fils des quatre membres / Lèvera vers le ciel la douceur d’un triangle / Pour saisir en lumière un long labour sans terre // Blessure de la substance / Les lignes de l’esprit rompues de roses fortes […].

Contre neige ! La rose assouvit un losange / Céleste. Un oiseau traverse le bosquet / D’achèvement tracé par le nuage rare // […] // La vérité d’ici : ce sel / Aux mains de l’éternelle assise méditante […][13].

Ce qui n’est pas sans rappeler les phrases déjà citées du narrateur de Lecture d’une femme où il évoque l’union alchimique : « Oui, l’ai-je aimée, quand nos deux corps vivants dégorgeaient d’excès de sel cette eau précieuse qu’ils fabriquaient avec mystère […], l’espace annulé par l’aboutissement en lui de toute ligne et, de lui, […] par cela : le fulgurant départ de toute ligne. » Union de l’écrivain avec la « femme d’écriture » qui se dit (et se lit) : « Moi : non saisie. […] Moi, roche et roc, et cette rose en moi, limpide. » Or il est question dans les vers de « Contre neige », qui pourrait se lire « contre page blanche », du « fils des quatre membres » levant « vers le ciel la douceur d’un triangle / Pour saisir en lumière un long labour sans terre ». Ce fils serait le corps verbal de la parole parfaite jaillissant voire fulgurant de l’union-écriture. Le triangle « doux » qu’il tient semble ainsi être un miroir poli captant et réfléchissant (réfractant ?) sur la page blanche cette parole évanescente. La rose limpide de cette dernière rétablit, via le losange, « les contacts et les échanges entre le ciel et la terre[14] ». De plus, le fils naissant de l’union alchimique se trouve figuré dans la dernière strophe d’un autre poème évoquant la quête de la parole-perle :

Dans la fraternité du long désir / Nous avons eu fièvre (ou feu) pour une perle / Établie sous l’assemblée des océans // Nous l’avons traquée jusqu’à la perte / Du corps, repris par sa respiration / Et reperdu dans les noeuds perdus du nombre // Et ceux qui l’ont trouvée ont confondu / Leurs deux visages et les quatre membres et le sexe / Mâle, enfin unique – et circoncis[15].

Il s’agirait de la figuration de l’« Hermaphrodite », « Sujet » évoluant vers la perfection de la « Pierre Philosophale »[16]. Ainsi, le prénom du troisième personnage de Lecture d’une femme, Basile, pourrait bien évoquer dans ce contexte Basile Valentin qui publia la figure symbolique du Rebis (ou mercure androgyne) dans son Traité de l’Azoth. D’après le Dictionnaire des symboles,

le Rebis évoque l’oeuf philosophique des alchimistes, et aussi l’oeuf cosmique […]. Le germe de cet oeuf est précisément une figure androgynique dont la moitié féminine, surmontée de la Lune, tient en main l’équerre, et dont la moitié masculine, surmontée du Soleil, tient le compas. […] Engendré par le Soleil et la Lune, dit la Table d’Émeraude, le Rebis rassemble les vertus essentiellement unies, mais extérieurement polarisées, du Ciel et de la Terre[17].

Notre allusion aux emblèmes alchimiques, notamment ici ceux présentant des figures et des symboles mathématiques[18], ne relève pas d’une surinterprétation. En effet, on sait qu’en 1978, Salah Stétié a publié Fragments : poème (dont le vingt-cinquième semble préfigurer Héléna[19]) conjointement avec son André Pieyre de Mandiargues[20]. Le 21 juillet 1978, Mandiargues écrit « Flos florum », poème dédié à Stétié, et le publie dans le recueil L’Ivre Oeil (1979). Le poète libanais reproduit le manuscrit de ce poème à la fin de « La poésie comme seul devoir », essai consacré à André Pieyre de Mandiargues et faisant partie de la section inédite Les Parasites de l’Improbable (2009). Celle-ci est placée directement après Lecture d’une femme dans En un lieu de brûlure. Or dans Ruisseau des solitudes (1968), Mandiargues publie le poème « Gipsy queen », sous-titré « Essai d’interprétation et d’appropriation d’une figure d’emblème alchimique »[21]. En note, Claude Leroy précise ce qui suit : « Mandiargues était passionné d’alchimie et d’astrologie […]. Plutôt qu’en adepte convaincu il se présente comme un amateur averti, sensible aux suggestions poétiques de ces grilles de lecture[22]. » Il nous semble qu’il en va de même pour son ami Stétié qui aurait pu avoir pensé à l’emblème XXI d’Atalanta fugiens de Michael Maier (1618) en écrivant les lignes précitées de Lecture d’une femme et quelques vers de « Contre neige ».

De fait, la devise de cet emblème commande : « Fais à partir de l’homme et de la femme un cercle puis un carré, ensuite un triangle. Fais un cercle et ainsi tu obtiendras la Pierre Philosophale[23]. » Ce que Stanislas Klossowski de Rola explique en ces mots :

La Quadrature alchimique du Cercle consiste à prendre une sphère microcosmique à laquelle est ajoutée une croix […], qui est ensuite convertie en carré (les quatre éléments), puis en un triangle (corps, esprit et âme). L’homme et la femme sont le Soufre et le Mercure (des Sages) Principes de l’Oeuvre, et le triangle est finalement converti en une plus grande sphère macrocosmique qui est la Pierre Philosophale[24].

Le recours de Salah Stétié aux figures géométriques dans ses écrits poétiques pourrait ainsi se comprendre à la lumière de la symbolique de quelques emblèmes alchimiques. Citons ce qu’avoue le poète dans « Comment c’est » au sujet d’un autre texte écrit dans les années 1950 : « Celui qui écrivait cela [… était o]bsédé déjà par la poésie, il se dépensait à en retrouver les sources et à remonter le cours du temps pour rejoindre les images originelles. Concernant cette quête des images, il n’a pas changé depuis lors[25] ».

Évidemment, la quête des sources et des images originelles dépasse largement les seuls emblèmes alchimiques et découlerait de la volonté de retrouver une parole d’origine, non pas ancienne, mais pure et capable de formuler l’être au monde : « La vérité d’ici : ce sel / Aux mains de l’éternelle assise méditante. » Cette dernière pourrait être une transfiguration de l’ange d’une gravure montrée au poète vers l’âge de dix-huit ans :

Melencolia, la magnifique et mystérieuse gravure de Dürer […] fut véritablement le premier choc pictural de ma vie, mon image initiale, celle qui depuis m’accompagne et dont l’ange me regardera peut-être, à l’instant de ma mort, de ce regard aigu et distrait qui est le sien pour l’éternité.

[…] Le théâtre étroit que figure la scène inventée […] est un théâtre surchargé de signes et de symboles. Théâtre cosmique. Théâtre intellectuel et moral. Théâtre ontologique. […] La vedette centrale revient à l’Ange qui ne regarde personne, – qui ne regarde rien.

Il a assisté à la Passion […]. Il paraît avec son compas ouvert ne prendre que la mesure mentale de la catastrophe qui est aussi mesure de sa lassitude. Autour de lui la sphère, l’équerre, le polyèdre, la disposition graduelle des objets en perspective formulent la toute-puissance de l’espace ; la cloche et le sablier suspendus au mur funéraire expriment, quant à eux, la dimension tragique du temps ; la table des nombres – dont les alchimistes savent qu’elle est le carré magique de Jupiter, miroir du chiffre 34 liant le fini à l’infini – cette table ne signifierait-t-elle pas aussi les mesures objectives d’un univers pourtant démesuré ainsi peut-être que le compte fuyant, et tout de subjectivité, de nos jours, ce que Bergson appellera plus tard notre durée ? […]

Mon interprétation de cette oeuvre admirablement gravée avec la précision d’une page de musique vaut ce qu’elle vaut : les poètes ont ce droit, celui d’interpréter. « Qui verra vivra », pensent-ils. Ma grande, ma primitive passion pour les images en forme d’énigme date du jour où Dürer me la révéla[26].

Par cette longue citation mentionnant d’une part des objets mathématiques disposés dans le « théâtre ontologique » de la gravure de 1514, d’autre part la table des nombres associée à l’univers « démesuré », nous passons de la géométrie de la parole à son algèbre.

« L’équation Vie égale Poésie »

Le poème de Salah Stétié « En surdité contemplative »[27], publié dans Le Mendiant aux mains de neige (2018), semble établir une synthèse de ce qui a été avancé. Il y est question des « Lisses géométries de l’espace allumé » réfléchies par la lune sur les « gouttes de rosée » couvrant une dormeuse. Or un autre poème de ce recueil porte le titre révélateur « L’équation limpide »[28]. La deuxième strophe de ce poème énonce ce qui suit : « L’esprit n’est pas transparence, il est l’esprit / Dans le miroir invisiblement il se mire / Et se démire, ainsi l’algèbre fond / Avant de s’évanouir dans le zéro ». Ces vers traduiraient la réflexion mentale sur les choses de la vie et la recherche de la clé de son mystère, car : « Les mystères sont de désignation / […] toute lettre est X »[29] et « Toute chose est inconnue. Toute chose / Veut connaître l’inconnu de sa voix[30] ». Rattachés à des vers de « La clé est dans le vent[31] », où on lit que l’esprit en question « cherche l’alphabet parmi les détritus », ils suggéreraient aussi le travail poétique sur les mots. En effet, dans « Art poétique », texte qui ouvre le recueil Fiançailles de la fraîcheur (2003), Salah Stétié dit :

La poésie, notre compagne, cueille un peu d’herbe ici ou là. […] La réalité n’est pas simple et n’est pas simple sa réfraction dans nos miroirs. Elle est prise à ses propres rets, piégée piégeante. […] Il faut continuer à courir, à lire et à interpréter, nos yeux tendus vers cette chose immense dont on ne sait pas ce qu’elle dit, si elle est page ou terre, train de nuages ou sillon d’écriture[32].

C’est que le poète cherche à révéler par sa parole l’essence des choses de l’univers. On lit d’ailleurs dans ce même recueil les vers suivants : « Dans la nuée tu marches / Tu marches seul / Algèbre autour de toi le paysage / […] // Tu regardes inexplicablement venir / À toi la nuit / Non tachée de grammaire[33] ». De fait, dans un essai dédié à Salah Stétié en 1984, Adonis écrit :

Les choses sont chaos, mélange, passage – cendre éparse. En cette cendre, l’abstraction ramasse le signe du feu. Car son projet est la vision, non le voir. C’est un projet de préhension globale de l’univers à travers l’instant d’une fulguration[34].

Pour sa part, Stétié avoue : « Je jure par l’abstraction[35]. » Cette voie prônée de l’abstraction dans la poésie guide également des démonstrations mathématiques si l’on suit ces propos de Cédric Villani :

Un même phénomène abstrait a de nombreuses incarnations concrètes. Ce lien entre des éléments différents est à la base de nombreuses démarches mathématiques ; il est aussi au coeur de la poésie. Le poète mettra en relation une chose et une autre, un objet et un phénomène de la vie courante, par exemple, à travers des images, des allégories, des représentations et toutes sortes d’analogies[36].

Plutôt qu’une réflexion mimétique de la matière dans le miroir de l’esprit, la poésie de Stétié est une réfraction de la substance dans le prisme de la parole. Ce qui précise notre interprétation de quelques vers de « Contre neige » et rejoint la troisième strophe de « L’équation limpide ». On y apprend que le zéro, dans lequel fond et s’évanouit l’algèbre du paysage, « est la ronde des rondes / La circularité de l’impersonnel / Impressionnant les sept couleurs du prisme / Qui font le rien et le tout de la lumière ». Est-ce à dire que « l’équation limpide » se réduit à X (inconnue désignant toute chose) égale zéro ? En d’autres termes, pour le poète, toute chose est-elle néant, un leurre kaléidoscopique ? Il faudrait plutôt considérer que toute chose inconnue (X) est annulée, perd son halo mystérieux, s’évanouit, une fois désignée par un mot : « Le bleu du bleu aux reflets des bleuets / Avant leur annulation par les mots[37] », « Vaines tapisseries, la main de l’Esprit les efface / Réapparaît dans la fenêtre le désert / Avec sa grande Rose[38] ».

En effet, dans « L’ombre évanouie du zéro[39] », nous lisons que « l’ombre du zéro est la respiration / La négativité de la respiration / Le néant de la rose avivée nous parfume ». Si le zéro n’est pour le moment qu’un non-nombre, il faudrait nous arrêter sur la respiration qu’est son ombre pour comprendre l’origine de la parole en suivant cette pensée de Stétié : « L’oeuvre, c’est la réalité non réelle devenue ombre réelle[40]. » L’ombre du zéro est dite ici la respiration. Le poème « Le visage enterré[41] », placé plusieurs pages avant « L’ombre évanouie du zéro » se clôt ainsi : « La respiration revient de son voyage / Avec son beau gibier limpide qui tremble ». Il est significatif que l’adjectif « limpide » caractérise, entre autres, aussi bien le gibier de la respiration que l’équation du titre d’un autre poème et la rose de Lecture d’une femme. Il va sans dire que le gibier en question est l’essence des choses, leur quintessence éphémère. C’est la parole évanescente mentionnée plus haut à propos de « Contre neige » et retrouvée dans un poème de L’Autre Côté brûlé du très pur (1992)[42]. Le retour de la respiration coïncide donc avec l’inversion du silence et le déploiement de l’écriture. Il succède au « Renversement du souffle[43] », titre d’un poème de Salah Stétié, qui n’est pas sans rappeler celui d’un recueil de Paul Celan (1920-1970), en l’occurrence Renverse du souffle (Atemwende, 1967). Jean-Pierre Lefebvre nous éclaire à ce propos :

Plus qu’un simple changement d’orientation du souffle, virage ou tournant, l’expression Atemwende désigne le moment intermédiaire entre les deux temps de la respiration, pendant lequel le flux respiratoire s’inverse et repart dans l’autre sens[44].

Et Lefebvre d’ajouter plus loin que « la notion de pause joue un rôle majeur dans la poétologie de Celan ; à sa façon, la “renverse du souffle” est une pause, un temps silencieux où se déploie la quête du sens[45] ». Cette pause s’identifie ailleurs chez Stétié au sommeil qui avive la rose, régénère la parole. Cette dernière, une fois expirée ou exprimée, représente « l’ombre évanouie du zéro » : « La parole ayant été dite, elle s’est tue / Est rentrée dans sa coquille d’escargot[46] », donc dans le zéro qu’on « représentait [justement] par une coquille ou un escargot. On sait que l’escargot est lui-même un symbole de régénération périodique[47]. » L’équation proposée X = 0 se trouve-t-elle ainsi validée ? Elle le serait probablement si le zéro se comprenait selon l’acception de Pierre Ouellet :

Un non-nombre est à l’origine de tous les nombres […], issu de l’arabe sifr, signifiant « vide » : il a donné le mot chiffre. Ce qu’on appelle aujourd’hui un chiffre est un zéro déguisé, un vide masqué, la négation de tout nombre changée en son affirmation […].

Le poème compte et raconte depuis la nuit des temps ce que tout nombre doit au Zéro, ce que tout nom doit au Non. […] La fin à laquelle le poème s’affronte le ramène à tout moment à ce rien d’où il vient […]. Le poème n’existe qu’à sa limite […]. Il ne croît qu’à contre-courant de son être […][48].

Il va sans dire que formuler l’équation mathématique de la parole poétique de Stétié est impossible. Toujours est-il que le zéro signifie ici le silence du néant, origine et aboutissement de la parole :

Le silence n’est pas un état mort, négatif, le silence est le lieu ontologique où toutes choses de l’univers se réfléchissent au sein de l’unité retrouvée. […]

C’est par un processus doublement négatif, donc positif que la présence est tirée de l’absence, le plein du vide, l’être du néant. […] L’espace méditatif est donc pour Stétié, le lieu où les choses se rencontrent et conjointement le lieu où elles s’annulent[49].

Dans son recueil d’aphorismes Pensées pour soi (2019), Stétié écrit : « Je n’ai hâte que d’être[50] » et quelques pages après : « Destin de l’homme : apprendre à compter jusqu’à zéro[51]. » D’où une confirmation de la concomitance du zéro et de l’être : l’être jaillit du zéro et y replonge. Concomitance qui, loin d’être une identification, veut dire dérivation momentanée de l’être à partir du zéro. C’est que « Le non-nommé n’avait plus d’habit dans le nom // Un mouchoir de soie brûlait brûlant les astres / Et la dissipation se fit immémoriale / Dans les galaxies qui, d’un torchon, disparurent / Le nu, l’un fut le seul. Il ne fut pas, il fut[52] ». Par conséquent, on peut considérer que l’être, la parole ontologique étincelante, est le nu, l’un né du nul, du zéro originel. « L’Un est le lieu symbolique de l’être, source et fin de toutes choses, centre cosmique et ontologique », lit-on dans le Dictionnaire des symboles[53]. Il rappelle l’enfant de l’union alchimique, infans à la « parole désencombrée[54] » exprimant l’ineffable. D’où l’affirmation du poète dans un entretien avec Béatrice Bonhomme publié en 1996 :

Nos mots sont nos enfants et nous sommes les enfants de nos mots : c’est là sans doute l’équation secrète du poème qui n’est […] qu’une remontée d’enfance, une main tendue dans la grande distance et qui, là-bas, rencontre la petite main d’un enfant qui s’en saisit. […] Et c’est lui, l’enfant, mystérieusement retrouvé, qui sait « donner un sens plus pur aux mots de la tribu ». […] C’est l’expérience qui m’importe et c’est dans l’expérience la négation de celle-ci, dans l’aval le retour amont. […]

La nudité, qui est un retour à l’essentiel, fonde l’unité, qui est le lieu d’enracinement de l’essentiel. J’aime que la langue, par l’interversion des deux mêmes lettres, dont le dessin déjà dit l’identité inversée [nu / un], formule à sa façon mystérieusement naïve cette équation de base : plaine, plateau de l’horizontalité verticale. Comprenne qui pourra[55].

L’on peut être tenté de mathématiser la poésie de Stétié en énonçant, quoique « naïvement », ce qui suit : X est l’Inconnu ou le mystère des choses déguisées par les « mots de la tribu », pour reprendre ces termes du vers emprunté par Stétié au « Tombeau d’Edgar Poe » de Mallarmé. Celles-ci sont dispersées dans l’univers démesuré. La fonction poétique est de faire tendre X vers l’Unité pour rassembler les éléments épars. Considérons que le Néant = 0 et que l’Être = 1, l’équation « limpide » s’écrit alors : X – 1 = 0 car tout X dépourvu de l’Être est Néant. Or quand X tend vers 1, la parole (fonction de X) touche à sa limite qui est 0. Autrement dit, Lim F(X) = 0 quand X→1. Ce qui se confirme aussi en dérivation : la dérivée de X est 1, celle de 1 est 0. X demeure ainsi le lieu de la parole primitive. Et si l’on assimile le vide poétique à celui de la théorie des ensembles, on obtient également : X∪∅ = X et X ∩ ∅ = ∅. Union et intersection entre l’Inconnu et le Vide seraient périodiques et cycliques en poésie, représentant le clair-obscur.

Délaissons ces considérations et revenons au poème « L’ombre évanouie du zéro[56] » qui mentionne outre les vers déjà cités : « Le coeur anéanti, le coeur exista-t-il / Et la chimie du coeur / Et la fabrique abandonnée du coeur. » Le mot « coeur » répété quatre fois dans trois vers nous pousse à l’associer à la quête poétique au bout de laquelle il semble justement « anéanti ». On pourrait relier ces occurrences avec le poème « L’équation limpide » qui évoque l’esprit : « Dans le miroir invisiblement il se mire / Et se démire, ainsi l’algèbre fond / Avant de s’évanouir dans le zéro. » D’après Titus Burckhardt, « le coeur représente la présence de l’Esprit sous son double aspect (Connaissance et Être), car il est à la fois l’organe de l’intuition (al-kashf = dévoilement […]) et le point d’identification (wajd) avec l’Être (al-wujûd). Le point le plus intime du coeur est appelé le mystère (as-sirr)[57]. » Dans le poème « L’autre rive », Stétié affirmait déjà :

Je suis amoureux, mais de quel invisible ?

Et pourtant avec le coeur je le vois

[…]

Les colombes de l’amour lient les étoiles

Et les colombes disparues, le vide est plein[58]

Le poète fait le vide en soi-même pour « se libérer du tourbillon des images […], pour ne plus éprouver que la soif de l’absolu. C’est, selon Novalis, le chemin qui va vers l’intérieur, la voie de la vraie vie[59] ». Reprenons ici ce qu’a dit Adonis à propos de Stétié : « [S]on projet est la vision, non le voir. C’est un projet de préhension globale de l’univers à travers l’instant d’une fulguration. » Il convient de signaler en passant que Salah Stétié utilise souvent le mot « figure », remplaçant parfois le terme « image ». Il s’agit de la « Figure » novalisienne à propos de laquelle Stétié dit :

Il me semble évident que cette figure, dont les éléments disparates deviennent représentatifs et même symboliques d’un certain ordre de l’univers, est un autre nom du poème. Car le poème lui aussi se saisit d’éléments en apparence disparates qui, à travers un tissage obscur, en viennent à s’organiser en une figure d’unité. La poésie est en effet ce qui permet à l’unité, toujours poursuivie, jamais atteinte, d’exister à travers quelques mots et peut-être pour quelques instants – ne serait-ce que le temps de la lecture d’un poème[60].

Le tissage est opéré dans le poème « L’autre rive » par les « colombes de l’amour », alliées de la parole, avant leur disparition. Elles réapparaissent dans un autre poème où elles semblent commandées par l’enfant-poète, ce « fils de la parole » :

Qui s’entremêle avec sa nuit de larmes

Qui ne sont larmes mais traversée de son coeur

Suspendu dans le néant de la nuit vive

Cent jardins de convergence en un point nul

Où la couleur est préparée par la neige

Indiquée par son index aux colombes

Chacune ayant dans son bec un peu de flamme

Elles se dispersent, se rassemblent puis meurent

En s’égarant dans les murs du vent d’ombre

Il efface avec sa non-main le tout

Qui n’est jamais le tout jasmin du nombre

S’absorbant dans la ruée du rien qu’Il[61]

Effectivement, chaque poème est une variante, toujours paradoxalement originale et inouïe, reprenant l’itinéraire de la quête poétique. Il consiste en un cadre de page blanche au coeur duquel quelques mots tissent « l’épars, l’indivisible », pour reprendre ce titre d’un poème d’Yves Bonnefoy.

Ceci rejoint encore les mathématiques si l’on suit Cédric Villani qui, outre l’abstraction, apparente

la démarche mathématique à la démarche poétique pour une autre raison : son ambition de recréer un univers – un univers portatif, que l’on emporte avec soi ou que l’on invoque dans son cerveau. Le mathématicien transforme le monde extérieur en quelques équations, qu’il pourra garder en tête avant de travailler sur papier, de la même façon qu’un poème recrée un monde dans l’espace restreint de quelques strophes, permettant aux lecteurs de se l’approprier[62].

Nous voudrions toutefois manifester une certaine réserve quant au choix des verbes « recréer » et « transformer », leur préférant le verbe « saisir » au double sens du terme. Salah Stétié précise d’ailleurs :

En effet l’équation Vie égale Poésie est bien évidemment la mienne, depuis toujours. […] Il s’agit, à travers l’ensemble des offrandes que nous fait la vie, certaines heureuses, d’autres chagrines ou malheureuses, d’aller là où la parole allume une lampe et, autour de cette lampe qui nous retire à la confusion universelle, de voir subordonner pour le peu de temps que nous l’habitons la violente chambre cosmique. Poète est celui qui voit double : il voit les choses et, simultanément, il voit leur ombre limpide dans le plus noir d’un miroir paradoxal[63].

Nous retrouvons ici le symbolisme du miroir interprété brièvement plus haut. Ajoutons que dans ses entretiens avec David Raynal et Franck Smith, le poète déclare : « [M]on rapport au monde est une espèce de réfraction[64]. » Il affirmait déjà, dans son entretien avec Marie Ginet (1994) :

J’entends interroger l’origine, je veux interroger les fins dernières afin de trouver mon sens et, à travers ce sens en moi, tel sens possible, ou probable, du monde et de l’être-au-monde. […] une traversée du miroir pour arriver à ce que la philosophie arabe appelle le « joyau de l’Être », qui anime toute ma recherche, qui aimante toute ma quête[65].

Ce qui exprime et résume la quête ontologique dépassant les reflets des apparences.

À travers tout ce qui précède, nous avons essayé d’explorer l’imaginaire poétique de Salah Stétié à la lumière des signes et des figures mathématiques qui parsèment quelques-uns de ses écrits. Cette interprétation symbolique finit par associer les figures géométriques et les données algébriques que le poète convoque dans son écriture avec d’autres éléments culturels dans sa tentative de dire son expérience et d’exprimer son être au monde. Leur convocation n’est pas à envisager comme lutte contre la pensée conceptuelle, ni comme garantie d’une certaine rigueur de la parole. Le poète les métaphorise, mathématisant ainsi le réel pour mieux le saisir. Enfin, ayant éclairci un tant soit peu une parole jugée mystique et infigurable, nous ne trouvons pas mieux que cette pensée de Stétié pour clore notre propos :

La poésie est un hic et nunc. Venue de nulle part, elle ne va nulle part. Tant qu’elle demeure avec nous, elle nous fait savourer cet inconnu, notre coeur[66].