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Introduction

Les bibliothèques scolaires canadiennes offrent, depuis plusieurs années déjà, le prêt de livres numériques à leurs usagers (Doiron, 2011 ; CLA, 2015a). Aux États-Unis, de 2009 à 2015, le School Library Journal a publié les résultats d’un sondage réalisé auprès de plus de 900 écoles. Ces rapports annuels présentaient, il y a plus de dix ans déjà, le portrait du déploiement du prêt numérique et de l’utilisation des livres numériques dans les bibliothèques scolaires américaines (Romano, 2015). Du côté du Québec, la plateforme Pretnumerique.ca, déployée depuis 2012, est maintenant offerte dans la majorité des bibliothèques publiques (Bibliopresto, 2021a). Mais qu’en est-il pour les bibliothèques scolaires québécoises ? Si les besoins pour l’accès aux oeuvres numériques y sont aussi importants que chez leurs homologues canadiennes, américaines et publiques, elles accusaient jusqu’à récemment un retard dans l’intégration du prêt numérique à leur offre de service. En février 2019, une initiative du ministère de l’Éducation du Québec a permis d’amorcer le développement d’une plateforme de prêt numérique spécifiquement dédiée aux bibliothèques des écoles québécoises : Biblius.

On s’intéressera d’abord à la genèse du projet en définissant les besoins et enjeux soulevés par le milieu scolaire avant le déploiement de cette plateforme. On expliquera ensuite le fonctionnement de la plateforme Biblius et les différents volets du projet, ainsi que les solutions novatrices qui ont été proposées face aux problèmes rencontrés. Puis, les conclusions du déploiement restreint, réalisé au cours de l’année scolaire 2020-2021, seront présentées via les résultats de sondages et de consultations réalisés auprès des élèves, des enseignants participants et du personnel documentaire. Enfin, on amorcera une réflexion sur les défis que devront relever les bibliothèques scolaires québécoises, mais également l’ensemble des partenaires impliqués dans le déploiement de ce nouveau volet de la bibliothèque scolaire québécoise.

1. Besoins et enjeux initiaux

Depuis plusieurs années, on assiste à une hausse exponentielle des demandes pour l’accès à des oeuvres littéraires en format numérique dans le milieu scolaire québécois. Pour les élèves handicapés ou en difficulté d’adaptation ou d’apprentissage (EHDAA), il s’agit souvent d’un incontournable pour accéder aux textes grâce aux outils de synthèse vocale. L’accessibilité des oeuvres numériques est fondamentale pour soutenir l’apprentissage et la réussite scolaire de ces élèves. Pour les enseignants, qui sont de plus en plus nombreux à enseigner avec la littérature jeunesse, le livre numérique offre un riche potentiel pédagogique, notamment lorsqu’il est projeté sur le tableau numérique interactif (TNI). On songe ici, par exemple, à l’exploration de la complémentarité entre le texte et l’image d’un album résistant[1] ou encore à la modélisation de la prise de notes en cours de lecture d’un documentaire. Dans les régions éloignées où les librairies sont rares - voire carrément absentes, le livre numérique peut représenter une solution aux problèmes d’approvisionnement et de livraison rencontrés avec le format papier. La récente crise sanitaire a également mis en lumière la pertinence des livres numériques, qui évitent les risques liés à la manipulation de leurs homologues papier.

Ces besoins présentent d’importants défis pour les bibliothèques scolaires québécoises. En l’absence d’outils pour soutenir l’acquisition et la gestion des livres numériques, ces tâches peuvent se révéler très complexes pour le personnel documentaire. Les livres numériques sont des fichiers, mais ils sont aussi soumis à la Loi sur le droit d’auteur : si l’envoi par courriel d’un livre numérique ou le dépôt sur un Drive accessible à plusieurs personnes s’avèrent assez simples sur le plan technologique, cette pratique est aussi illégale que de photocopier intégralement un livre papier. En ce sens, contrairement aux livres traditionnels, les livres numériques pour lesquels on souhaite offrir l’accès à plusieurs usagers sont encadrés par des conditions d’utilisation qui visent à assurer le respect du droit d’auteur. Au moment de l’achat, on doit donc s’assurer que l’utilisation souhaitée du livre numérique est permise et ce, pour chacun des titres requis (pour un élève, pour une classe, pour une école ou encore pour tout un centre de services scolaire[2]). De plus, au même titre qu’un document Word ou un fichier vidéo, les livres numériques nécessitent un endroit pour les entreposer (ordinateur, Drive, clé USB, etc.). Comment garder le suivi des oeuvres numériques achetées par une école ? Comment les organiser afin de s’y retrouver rapidement ? Comment s’assurer qu’elles ne seront pas tout bonnement supprimées à la fin de l’année scolaire, quand le service des technologies de l’information récupèrera l’ordinateur sur lequel elles avaient été enregistrées ? Plusieurs bibliothécaires scolaires ont tenté de répondre à ces questions en mettant en place différents systèmes maison pour gérer les fichiers, par exemple à l’aide de clés USB ou de la gestion d’accès dans un espace infonuagique. Si on doit saluer la créativité de ces solutions, force est d’admettre qu’aucune ne garantit un accès efficace aux oeuvres tout en respectant le droit d’auteur, en plus de s’avérer très chronophages.

1.1. Autres plateformes de gestion du prêt numérique

Il existe bien, sur le marché, différents outils permettant de gérer le prêt de livres numériques. On peut penser, entre autres, à la plateforme Pretnumerique.ca, qui est offerte depuis 2012 dans les bibliothèques publiques du Québec. Cependant, des projets pilotes menés dans différents milieux au cours des dernières années – particulièrement au Centre de services scolaire des Mille-Îles, en 2015-2016 (Rajotte, 2016) – ont démontré clairement que les bibliothèques scolaires québécoises ont des besoins qui diffèrent des bibliothèques publiques en ce qui a trait aux livres numériques. La bibliothèque scolaire doit en effet soutenir l’enseignement et l’apprentissage. En ce sens, sur le plan légal, les licences encadrant le prêt des oeuvres numériques offertes doivent permettre la projection sur TNI, de même que le prêt simultané à plusieurs élèves, ce qui n’est pas le cas dans la grande majorité des licences encadrant le prêt numérique dans les bibliothèques publiques québécoises. Sur le plan technique, en regard de l’âge de la clientèle, on doit aussi prévoir une manière sécuritaire mais plus simple de se connecter à la bibliothèque numérique. Enfin, pour la clientèle scolaire, le visuel de la plateforme, de même que les différentes fonctions qui y sont offertes, doivent être cohérentes avec le profil des usagers de même qu’avec le Programme de formation de l’école Québécoise (PFEQ) (MEQ, 2021c), notamment en ce qui a trait au public cible des oeuvres. Ces besoins ne sont pas exprimés par la clientèle des bibliothèques publiques.

Parallèlement aux outils de prêt numérique offerts dans les bibliothèques publiques, on retrouve aussi sur le marché d’autres plateformes accessibles aux bibliothèques scolaires, tel qu’Overdrive. Toutefois, l’offre littéraire y est majoritairement anglophone et on y retrouve peu de contenu québécois. Il s’avère très difficile, sinon impossible, de négocier avec ces fournisseurs afin d’élaborer des licences propres aux besoins des écoles québécoises. De plus, la multiplicité des différentes licences qui y sont offertes (Celaya, 2015), si elle permet d’un côté une flexibilité intéressante, peut se révéler, de l’autre côté, assez complexe à comprendre, gérer et utiliser, que ce soit par le personnel en milieu documentaire ou les usagers (Dawkins, 2019).

1.2. Milieu scolaire québécois : un bref portrait

Le milieu scolaire québécois[3] compte un peu plus de 1 100 000 élèves du préscolaire, du primaire et du secondaire[4], ainsi que plus de 250 000 élèves de la formation générale des adultes et de la formation professionnelle (MEQ, 2021b). La majorité (90 %) étudient au secteur public. Au total, on retrouve près de 3000 établissements d’enseignement, qui emploient plus de 100 000 enseignants, sans compter tous les autres membres du personnel scolaire (conseillers pédagogiques, orthopédagogues, psychoéducateurs, techniciens en éducation spécialisée, etc.). Du côté du personnel en milieu documentaire, le réseau public compte un peu plus de 300 techniciens[5] en documentation et une centaine de bibliothécaires professionnels. Ces derniers sont, pour la plupart, en poste dans les centres de services scolaires où ils accompagnent plusieurs écoles.

2. Le projet

2.1. Initiative ministérielle

En juin 2018, le ministère de l’Éducation du Québec (MEQ, alors nommé le MEES[6]) lance son Plan d’action numérique (MEQ, 2018). La mesure 17 concerne directement les bibliothèques scolaires : le MEQ s’engage à y déployer le prêt de livres numériques d’ici juin 2021. Cette initiative présente une réponse aux besoins et aux enjeux présentés précédemment, recueillis grâce aux différentes expérimentations réalisées sur le terrain ainsi qu’à un comité de travail ministériel ayant oeuvré dans les années précédentes. Il était formé de plusieurs acteurs des milieux québécois du livre, de la bibliothéconomie et de l’éducation.

En février 2019, le MEQ confie le mandat de développement à Bibliopresto, un organisme à but non lucratif dont la mission est d’offrir des services et outils numériques aux bibliothèques. Bibliopresto déploie notamment, depuis 2012, la plateforme Pretnumerique.ca, maintenant utilisée par plus de 200 bibliothèques publiques et réseaux de bibliothèques. Une chargée de projet possédant une expérience comme bibliothécaire scolaire est embauchée, et le projet voit le jour sous le nom de Biblius. Précisons que l’intention du projet Biblius n’est pas d’opposer le livre numérique au livre traditionnel ou de favoriser l’usage de l’un au détriment de l’autre, mais bien d’ajouter un volet numérique à la bibliothèque scolaire afin d’élargir l’éventail des services offerts, de soutenir l’enseignement et l’apprentissage avec la littérature jeunesse et de mieux desservir l’ensemble de la clientèle scolaire.

2.2. Qu’est-ce qu’une plateforme de prêt de livres numériques ?

Pour faire un parallèle avec la bibliothèque physique, Biblius peut être considéré comme l’équivalent numérique d’un local, avec du mobilier et un SIGB[7]. C’est un outil accessible en ligne ou via le portail scolaire, que les usagers peuvent consulter de partout. Il permet notamment de :

  • gérer, dans le respect du droit d’auteur, le prêt et l’utilisation des oeuvres numériques pour lesquelles une licence a été acquise ;

  • faire des recherches dans la collection et naviguer parmi les rayons virtuels de la bibliothèque numérique ;

  • faciliter l’utilisation pédagogique des oeuvres littéraires numériques grâce à différentes fonctions, par exemple l’assignation de lectures par un enseignant à ses élèves ;

  • ouvrir et lire les oeuvres en quelques clics, sans rien avoir à télécharger ;

  • poursuivre sa lecture hors ligne.

Les bibliothécaires scolaires et autres responsables du développement des collections peuvent faire l’acquisition de licences pour le prêt de livres numériques via une librairie virtuelle. Cette dernière, développée en collaboration avec les Librairies indépendantes du Québec (LIQ)[8], est liée à la plateforme Biblius grâce à un connecteur : une fois le panier d’achat validé, les oeuvres sont disponibles pour le prêt aux élèves et au personnel en moins de deux heures.

2.3. La littérature jeunesse à l’honneur

On ne retrouve pas de cahiers ou de manuels scolaires sur Biblius, qui se consacre plutôt à la littérature, principalement jeunesse : albums, romans, documentaires, bandes dessinées, poésie, etc. Il devrait également être possible d’y emprunter, sous peu, des livres audio. Comme on doit signer une licence avec les éditeurs afin d’encadrer l’utilisation des oeuvres, ce ne sont pas tous les livres numériques disponibles sur le marché qui peuvent être offerts sur la plateforme Biblius. À ce jour, près d’une soixantaine d’éditeurs ont commencé à offrir une partie ou l’entièreté de leurs catalogues numériques pour l’achat de licences permettant le prêt via la plateforme Biblius. La majorité de ces éditeurs sont québécois, mais on retrouve également quelques éditeurs européens et canadiens, ce qui permet une cohérence avec le PFEQ, dans lequel on prescrit l’exploration d’oeuvres littéraires d’ici et d’ailleurs (MELS, 2011, p. 78 ; MEQ, 2021c). Une collaboration a également été développée avec Mme Françoise Armand, professeure titulaire à la Faculté des sciences de l’éducation de l’Université de Montréal, afin de rendre accessibles, via Biblius, onze albums jeunesse québécois traduits dans une vingtaine de langues parmi les plus parlées par les communautés immigrantes du Québec. Les albums plurilingues ÉLODiL (ÉLODiL, 2021) devraient être accessibles à tous les élèves et le personnel du réseau scolaire public à compter de l’automne 2021, via Biblius.

3. Innovations

3.1. Volet technique

Des innovations ont été réalisées à différents niveaux. Sur le plan technique, d’abord, des collaborations avec les fournisseurs des portails scolaires les plus utilisés au Québec ont permis le développement de connecteurs grâce auxquels les élèves et le personnel scolaire peuvent accéder à Biblius en cliquant simplement sur une icône offerte dans l’interface d’accueil de leur portail. Ce type de connexion garantit aussi une gestion des renseignements personnels en accord avec les normes ministérielles. Dans le même sens, la plateforme devait être compatible avec le plus grand nombre d’appareils différents possible (tablettes, ordinateurs portables, Chromebooks, etc.) et permettre facilement l’accès de plusieurs usagers à partir d’un même appareil. Il était important d’assurer une cohérence avec la diversité des outils qu’on retrouve dans l’ensemble des écoles du Québec, ainsi que des flottes de tablettes et d’ordinateurs qui sont souvent partagées par plusieurs classes au sein d’un établissement. Ces éléments, qui peuvent sembler anodins pour quiconque n’a pas travaillé directement avec la clientèle scolaire, offrent une solution à la gestion complexe des mots de passe et au problème d’association des appareils avec les comptes d’usagers, qui s’étaient révélés un frein majeur pour l’accès aux oeuvres numériques dans le cadre de projets pilotes précédant le développement de Biblius (Rajotte, 2016).

De plus, certaines fonctionnalités dans la plateforme ont été développées afin de favoriser l’exploitation pédagogique des oeuvres numériques en classe. Par exemple, un enseignant peut assigner des lectures aux élèves de son groupe et sous peu, les bibliothécaires scolaires pourront mettre de côté des licences demandées par les enseignants pour un projet particulier, en plus des réservations traditionnelles qu’on retrouve dans les autres plateformes de prêt. Le lecteur Web intégré à Biblius comprend aussi une fonction de synthèse vocale, particulièrement importante pour les élèves avec des besoins particuliers.

3.2. Volets légal et économique

Bibliopresto et le MEQ ont travaillé, dès le début du projet, à définir le modèle encadrant l’acquisition et l’utilisation des oeuvres numériques en bibliothèque scolaire en collaboration avec les acteurs de la chaîne du livre québécoise. Il était primordial d’assurer un équilibre entre la rémunération de ces derniers et les besoins du milieu scolaire tels que la simultanéité des prêts ou le droit de projection sur TNI, des éléments qui représentent de nouveaux paradigmes pour le marché québécois du livre numérique. Des licences ont été créées afin de permettre à chaque commission scolaire (CS), centre de services scolaire (CSS) ou établissement d’enseignement privé de développer sa propre collection d’oeuvres numériques, en cohérence avec les besoins locaux (programmes spéciaux, communautés culturelles, approches pédagogiques, etc.). Dans le même sens, on a également tenu compte de de la Loi sur le développement des entreprises québécoises dans le domaine du livre (communément appelée « Loi du Livre ») (MCC, 2019), selon laquelle les acheteurs institutionnels québécois doivent effectuer leurs achats auprès de libraires ayant obtenu l’agrément du ministère de la Culture et des Communications (MCC). Bien que cette loi ne couvre par les oeuvres numériques, on tenait à en respecter l’esprit lors de la mise en place du nouveau modèle économique lié à la bibliothèque scolaire numérique, comme cela avait été fait avec les bibliothèques publiques québécoises lors du déploiement initial de la plateforme Pretnumerique.ca.

Il est également souhaité que le MEQ puisse offrir une collection partagée d’oeuvres numériques pour tous les élèves du secteur public. Accessible via Biblius, elle permettrait de démocratiser l’accès à la bibliothèque scolaire numérique en garantissant l’accès à une collection de base pour tous les élèves et le personnel scolaire. En regard des orientations et ressources locales, chaque milieu pourrait, s’il le souhaite, enrichir cette collection de base avec une collection locale. La mise en place d’une collection partagée présente cependant de nombreux défis, qu’on songe seulement, par exemple, à la définition des critères de sélection des oeuvres ou au volet financier. Un important travail en ce sens est déjà amorcé avec le MEQ et l’ensemble des partenaires impliqués. Dans son ensemble, ce nouveau modèle, développé en collaboration avec les acteurs de la chaîne du livre et le milieu québécois de l’éducation, n’existe pas ailleurs dans le monde.

3.3. Volet bibliothéconomique

Dans les plateformes offertes en bibliothèques publiques, par exemple la plateforme Pretnumerique.ca, les métadonnées des oeuvres numériques sont créées par les éditeurs. Au moment de l’acquisition, les métadonnées sont importées dans la plateforme en même temps que l’accès au fichier, en cohérence avec la licence d’utilisation. Ce sont ces métadonnées que les plateformes exploitent dans les facettes et les fonctions de recherche. Or, pour le milieu scolaire, certaines de ces métadonnées – particulièrement le public cible des oeuvres jeunesse et les sujets abordés - ne sont pas assez cohérentes ou assez précises pour répondre aux besoins de la clientèle. En ce sens, une collaboration a été établie avec le Service québécois de traitement documentaire (SQTD)[9], dans le but de remplacer, dans Biblius, les métadonnées fournies par les éditeurs par des métadonnées bibliothéconomiques. À terme, cette intégration, combinée à des fonctions comme un filtre associant l’âge de l’usager au public cible des oeuvres, permettra de raffiner grandement le service offert. Parallèlement, si les SIGB ne sont pas conçus pour gérer le prêt d’oeuvres numériques, il est possible d’inclure dans les catalogues des bibliothèques scolaires des notices pour les livres numériques et d’y intégrer un lien permettant de basculer du catalogue à la plateforme Biblius. Cela peut être intéressant pour les usagers qui retrouvent ainsi, au même endroit, la description de toutes les oeuvres offertes par leur bibliothèque, qu’elles soient en format papier ou numérique.

4. Déploiement restreint : retours du terrain

Une phase de déploiement restreint a d’abord eu lieu avec 5000 élèves provenant de 35 écoles réparties à travers tout le Québec. Initialement prévue dans la seconde moitié de ’année scolaire 2019-2020, cette expérimentation a dû être reportée à l’année scolaire 2020-2021 en raison de la fermeture des écoles québécoises liée à la crise sanitaire, au printemps 2020. L’intention était d’expérimenter et de documenter l’usage de la plateforme dans différents contextes propres au milieu scolaire afin de prioriser et d’effectuer, au besoin, les ajustements techniques requis avant de procéder au déploiement complet. Des équipes formées de bibliothécaires scolaires, d’enseignants, de conseillers pédagogiques et autres membres du personnel ont mis sur pied différents projets qui ont tous en commun l’utilisation pédagogique de la littérature jeunesse en format numérique. Ils touchaient des groupes d’élèves au cheminement régulier et en adaptation scolaire, du préscolaire jusqu’à la fin du secondaire, ainsi que de la formation professionnelle et générale aux adultes. Plus de 48 000 emprunts ont été réalisés dans ce contexte entre septembre 2020 et juin 2021.

Une collaboration a été établie avec Mme Nathalie Lacelle, titulaire de la Chaire de recherche en littératie médiatique multimodale (UQAM) (Lacelle, 2021 et Chaire LMM, 2021). L’équipe de cette dernière a accompagné trois milieux lors de l’année scolaire 2020-2021 afin de documenter la collaboration interprofessionnelle - incluant des bibliothécaires scolaires - dans la mise en place d’activités pédagogiques autour de la bibliothèque scolaire numérique et d’émettre différentes propositions quant à l’utilisation des oeuvres numériques en classe. Ces conclusions devraient paraître à l’automne 2021 dans un rapport de la Chaire LMM et contribueront assurément d’orienter les développements à venir dans Biblius.

Pour l’ensemble des collaborateurs et partenaires impliqués dans le projet, il est fondamental de développer un outil qui répond aux besoins des bibliothèques scolaires et des écoles québécoises. L’ensemble du projet Biblius se base sur un processus itératif d’amélioration continue, qui se poursuivra même après la phase de déploiement restreint. Ainsi, en plus d’avoir travaillé en collaboration avec un comité de bibliothécaires scolaires lors du développement initial de la plateforme, différentes modalités ont été mises en place afin de récolter les commentaires de la clientèle au cours du déploiement restreint : création d’une communauté de pratique (Wenger, 2011) regroupant les responsables[10] de chacun des milieux ciblés, consultations du réseau des bibliothécaires scolaires du Québec et différents sondages dont nous présentons ici les résultats.

4.1. Sondage : méthodologie et échantillon[11]

Afin de recueillir les commentaires des usagers, deux sondages ont été réalisés en mai et juin 2021 : le premier, destiné aux enseignants, et le second, aux élèves. Ils comportaient respectivement 9 et 10 questions à choix de réponses, ainsi qu’une section permettant aux répondants d’écrire leurs commentaires et suggestions. Du côté des enseignants, nous nous sommes intéressés à l’utilisation des oeuvres numériques et de la plateforme dans le cadre de l’enseignement. Du côté des élèves, nous avons plutôt sondé leur intérêt général par rapport à Biblius et à la lecture numérique. Les élèves et le personnel scolaire qui ont participé au déploiement restreint provenaient de 34 écoles réparties dans 14 centres de services scolaires (CSS) et 2 commissions scolaires (CS), ainsi qu’un établissement d’enseignement privé[12]. Sélectionné par le MEQ, cet échantillon se voulait représentatif de la diversité des milieux scolaires québécois.

Dans chaque milieu, les sondages ont été relayés auprès des équipes-écoles par les responsables du projet – pour la plupart bibliothécaires scolaires. Au regard de tous les défis imposés par la pandémie, la participation aux sondages s’est faite sur une base volontaire. Malgré cela, l’ensemble des répondants constitue un échantillon intéressant et varié, qui représente environ 10 % des participants au déploiement restreint.

4.2. Sondage : le volet des enseignants

La majorité des répondants (68 %) ont emprunté entre 1 et 10 livres numériques sur la plateforme Biblius au cours de l’année scolaire. De l’autre côté du spectre, 12 % en ont emprunté plus de 50. Pour la minorité (10 %) qui n’a réalisé aucun emprunt, ce choix s’explique par une préférence pour les livres papier ou encore par des problèmes techniques. Les emprunts par les enseignants représentent un peu moins de 15 % du total des prêts.

Tableau 1[13]

Profil des répondants aux sondages

Profil des répondants aux sondages

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Utilisation pédagogique

Les enseignants ont été invités à préciser les utilisations pédagogiques qu’ils ont faites des oeuvres numériques et de la plateforme avec leurs élèves (ils pouvaient en nommer plusieurs). Parmi les plus populaires, on retrouve :

  • Lecture par les élèves d’un ou de quelques titres numériques choisis par l’enseignant (75 %) :

    • En classe : cercles de lecture, rallyes de lecture, lecture à deux ou individuelle, projets variés.

    • À la maison : devoirs, suggestions de lecture avec les parents, poursuite d’une lecture amorcée en classe.

  • Lecture libre ou pour le plaisir, à la maison ou en classe (30 %).

  • Projection sur TNI ou via la fonction de partage d’écran dans le cadre de l’enseignement à distance (25 %) : lecture interactive, travail sur les stratégies de lecture des textes courants, lecture collective d’un album, observation des procédés d’auteur, présentation d’un extrait d’une oeuvre pour l’analyse ou comme déclencheur à un travail d’écriture, justification grammaticale, etc.

  • Accès à la synthèse vocale et aux outils d’accessibilité pour les EHDAA (15 %).

Bien que la plupart des utilisations concernent le français, il est intéressant de noter que quelques enseignants ont aussi utilisé la bibliothèque scolaire numérique en éthique et culture religieuse, ainsi qu’en histoire et éducation à la citoyenneté (projets de recherche). Rappelons qu’en plus des oeuvres de fiction (romans, albums, bandes dessinées, poésie, etc.), on retrouve aussi sur Biblius des livres documentaires qui permettent notamment de travailler avec les élèves ce que le PFEQ nomme les textes courants (MEQ, 2021c).

La majorité des répondants ont souligné leur appréciation de Biblius, par exemple : « J’ai adoré me servir de cet outil : wow ! Enseigner la littérature et la variété des styles en français n’a jamais été aussi facile. » (un enseignant du secondaire, adaptation scolaire, CSS de la Pointe-de-l’Île) ou encore « La plateforme Biblius est intéressante, car elle permet la lecture d’oeuvres différentes des corpus (parfois datés) que possèdent les écoles. C’est une plateforme que je souhaite réutiliser dans les années futures ! » (une enseignante du secondaire, CSS des Chênes).

Enseignement à distance

Plusieurs ont souligné la pertinence de la plateforme, particulièrement dans le contexte des défis imposés par la pandémie, par exemple :

La plateforme Biblius est idéale pour l’exploration des livres pour les élèves. Ils peuvent vraiment survoler les romans mis à leur disposition et ceci de façon virtuelle. De plus, lorsqu’une classe bascule à distance, c’est vraiment agréable et facile d’avoir la possibilité de poursuivre ou de commencer un roman avec les élèves. Certains élèves vont même chercher les tomes suivants d’un roman lu en classe. Bref, cette plateforme devrait faire partie des outils mis à la disposition des enseignants et des élèves à grande échelle.

Une enseignante du primaire, CSS de la Pointe-de-l’Île

4.3. Sondage : le volet des élèves

Environ le tiers des élèves des écoles participantes ont emprunté au moins un livre numérique au cours de l’année scolaire. Parmi ces usagers actifs, la moyenne d’emprunt est de 3 entre le mois de septembre et le mois de juin. On remarque également quelques « super utilisateurs » qui ont emprunté jusqu’à 50 titres en un seul mois.

Motivation

De manière générale, on constate que l’enthousiasme par rapport à la plateforme et à la lecture numérique est plus marqué chez les élèves du primaire que chez les élèves du secondaire, bien que les réponses de ces derniers soient également très positives. Ainsi, si la lecture numérique n’a pas changé la motivation à lire pour la majorité (66 %) des élèves du secondaire, elle a eu un impact positif sur la motivation de la majorité des élèves du primaire (52 %). Dans le même sens, la majorité des élèves du primaire aimeraient « beaucoup » réutiliser Biblius dans le cadre de leurs lectures personnelles et lors de projets en classe, tandis que la plupart des élèves du secondaire se sont dit intéressés « si l’occasion se présente ».

Accessibilité

Les fonctions d’accessibilité offertes sur la plateforme (grossissement de la police de caractère, ajustement de la mise en page, etc.) ont été utilisées par 72 % des élèves du primaire et 66 % des élèves du secondaire. Parmi ces utilisateurs, au primaire, la majorité (54 %) a déclaré que cela les avait « beaucoup aidés » dans leurs lectures, alors qu’au secondaire, la majorité (61 %) a plutôt affirmé que cela les avait « un peu aidés ». En ce qui concerne la synthèse vocale intégrée dans Biblius, elle a été utilisée par 52 % des élèves du primaire et 43 % des élèves du secondaire. Autant au primaire qu’au secondaire, la majorité des utilisateurs de cette fonction ont dit qu’elle les avait « un peu aidés » dans leurs lectures.

Précisons que, comme avec les logiciels de synthèse vocale utilisés au quotidien par les EHDAA, la compatibilité des oeuvres numériques avec la fonction de synthèse vocale intégrée dans Biblius dépend du format et de la configuration du fichier. Ces éléments sont du ressort des éditeurs, et non de la plateforme elle-même. Afin de s’adapter aux besoins du milieu scolaire – qui diffèrent de ceux des bibliothèques publiques, une adaptation technologique est requise pour certains. Comme dans tous les domaines, un changement de pratique demande du temps, mais tous les partenaires impliqués dans le projet continueront à travailler en collaboration afin de s’adapter et de servir le mieux possible les élèves et le personnel scolaire québécois.

Appréciation générale

Dans l’ensemble, les élèves ont donné une évaluation positive à la plateforme : 57 % des répondants ont donné une appréciation générale de 4 ou 5 étoiles (sur 5). Cela se traduit dans les commentaires recueillis : « L’expérience de lecture était très agréable. J’ai aimé le design de la plateforme, le style d’écriture des livres ne m’a pas obligé à trop forcer mes yeux. La lecture était plaisante. » (élève du secondaire, CSS de la Pointe-de‑l’Île) ; « Le site Biblius est très intéressant et captivant ! » (élève du secondaire, établissement d’enseignement privé) ; « Super plateforme de lecture et très simple à utiliser. » (élève du primaire, école virtuelle, CSS des Mille-Îles).

4.4. Sondage : suggestions pour l’amélioration continue de la plateforme

Développement technique

Plusieurs suggestions fort pertinentes ont été formulées, comme l’ajout de catégories permettant de chercher par public cible des oeuvres littéraires numériques, ou encore l’optimisation du lecteur Web (intégration d’une fonction d’annotation, suivi par l’enseignant des lectures des élèves, etc.). L’amélioration des options d’accessibilité et de la synthèse vocale intégrée ont également été identifiées à la fois par les élèves et les enseignants. Ces demandes contribuent à orienter la suite des développements techniques et à faire évoluer la bibliothèque scolaire numérique en une ressource qui répond de mieux en mieux aux besoins du milieu.

Plus de livres !

Dans le contexte du déploiement restreint, les milieux participants avaient tous accès à une collection de 1822 oeuvres de littérature jeunesse en format numérique. Les oeuvres provenaient de 42 maisons d’édition différentes[14] : 37 québécoises et 5 canadiennes. La majorité de la collection était en français, mais on y retrouvait quand même 114 oeuvres en anglais. La sélection des titres avait préalablement été réalisée à l’automne 2019 par les équipes des 17 milieux participants, en cohérence avec les projets pédagogiques prévus lors de l’expérimentation.

Du côté des enseignants, les répondants étaient en grande majorité satisfaits par les oeuvres offertes sur la plateforme. Du côté des élèves, cependant, 45 % des demandes formulées concernent les collections de livres offerts : ils en veulent plus ! Si la collection offerte lors du déploiement restreint avait principalement été constituée avec une intention pédagogique, il est très intéressant de souligner que les commentaires des élèves laissent transparaitre une volonté de lire en numérique pour leurs lectures personnelles. Ainsi, les bandes dessinées et les mangas sont les genres les plus demandés par les élèves (52 % des commentaires), alors que le sport et l’épouvante reviennent le plus souvent dans les sujets à compléter dans la collection selon les élèves, avec les séries populaires du moment. Autant du côté du primaire que du secondaire, les élèves souhaitent avoir plus de livres de leur niveau (33 % des demandes).

Quelques élèves ont aussi demandé à retrouver des livres d’ailleurs dans leur bibliothèque scolaire numérique. En effet, pour offrir le prêt d’oeuvres numériques sur Biblius, il est nécessaire de signer des ententes avec les éditeurs et, de ce fait, pour le déploiement restreint, 99 % des titres offerts provenaient d’éditeurs québécois. Par exemples : « Pourriez-vous ajouter des livres qui viennent d’autre pays, que le Canada ? Il y a plein de livres d’autres pays qui sont magnifiques à lire. Comme ça, Biblius serait mon site préféré. » (élève du primaire, CSS des Mille-Îles) ; « Je voudrais tous les livres du monde (sur Biblius) ! » (élève du primaire, CSS des Laurentides).

4.5. Perceptions et commentaires du personnel en milieu documentaire

Les commentaires des bibliothécaires scolaires et techniciens en documentation ayant participé au déploiement restreint ont été recueillis lors des rencontres de collaboration orchestrées par Bibliopresto avec les 17 responsables, dans les journaux de bord qu’ils ont chacun tenus et dans les documents collaboratifs réalisés tout au long de l’expérimentation, ainsi que via trois courts sondages qui leurs ont été envoyés en cours d’année scolaire. Des solutions aux problèmes techniques les plus rencontrés ont ainsi pu être trouvées, des ajustements en lien avec l’interface administrateur ou différentes fonctions de la plateforme ont pu être apportés et une priorisation des développements techniques à venir a pu être réalisée. Les retours d’expérience ont aussi alimenté les réflexions pour la mise en place des licences et du nouveau modèle économique pour le déploiement complet, qui sera amorcé à l’automne 2021. À ce sujet, le MEQ a également interpellé le réseau des bibliothécaires scolaires du Québec à différentes reprises dans le but d’enrichir l’ensemble des données recueillies.

Outre les volets technique et légal, la majorité des 17 participants ont affirmé que le projet Biblius les avait amenés à développer de nouvelles collaborations au sein de leur milieu : avec les techniciens en documentation en poste dans les écoles, les enseignants, les conseillers pédagogiques, les orthopédagogues et autres membres du personnel en adaptation scolaire, les gestionnaires, etc. Des partenariats inhabituels mais novateurs ont vu le jour, comme celui entre une bibliothécaire et une ergothérapeute afin d’accompagner une enseignante du préscolaire dans l’utilisation de Biblius sur la tablette avec les très jeunes élèves. Les formations offertes, les rencontres de planification et autres communications à l’interne ont permis au personnel documentaire de faire mieux connaître – voire découvrir - leur expertise professionnelle (compétences informationnelles, développement de collection, ressources numériques et papier, etc.) dans leur milieu et de mettre en valeur l’ensemble des ressources de la bibliothèque scolaire au-delà du volet numérique. Plusieurs des 17 responsables ont déclaré qu’ils avaient développé de nouvelles compétences professionnelles lors de leur participation au déploiement restreint de Biblius, grâce auxquelles ils peuvent mieux accompagner le personnel et les élèves de leur milieu. Ceux qui étaient déjà familiers avec le dossier du prêt de livres numériques en bibliothèque scolaires ont affirmé avoir cheminé dans leurs réflexions et raffiné leur expertise.

En somme, la création d’une communauté de pratique (Wenger, 2011) regroupant les 17 responsables participant au déploiement restreint a favorisé le co-développement professionnel du personnel documentaire en milieu scolaire, de même que la mise en place de pratiques collaboratives (Beaumont, 2010) avec les autres membres du personnel scolaire. La plupart des participants se sont dit intéressés à poursuivre leur collaboration au-delà du déploiement restreint afin de continuer à réfléchir sur le volet numérique de la bibliothèque scolaire, de même que former et accompagner leurs pairs lors du déploiement à tous de la plateforme Biblius, à compter de l’automne 2021. Ces pratiques collaboratives, appuyées par la recherche (CTREQ, 2013 ; Beaumont, 2010), auront assurément des retombées positives sur le développement de la bibliothèque scolaire québécoise dans son ensemble. Il est encore trop tôt pour pouvoir l’affirmer ou le démontrer, mais on peut également espérer que ce développement global de la bibliothèque scolaire, combiné aux nouvelles collaborations au sein du personnel scolaire, contribueront à soutenir la réussite scolaire des élèves, comme cela a été démontré ailleurs (Lance, 2014).

5. Les défis associés au déploiement de la bibliothèque scolaire numérique

Sans mettre de côté le dynamisme et l’enthousiasme exprimés par le personnel et les élèves ayant participé au déploiement restreint, on doit reconnaître que le projet présente également son lot de défis et d’enjeux. Par exemple, l’impact du format numérique sur le développement des compétences en lecture et la motivation à lire des élèves soulève plusieurs interrogations que nous n’aborderons pas en détail dans le cadre de cet article, mais qui demeurent intrinsèquement reliées à Biblius. En effet, la position du personnel responsable d’accompagner les élèves (enseignants, bibliothécaires, conseillers pédagogiques, orthopédagogues, etc.) par rapport à la question peut représenter, dans certains cas, un frein au déploiement du prêt numérique. De plus, comme nous l’avons constaté parmi les réponses fournies par les élèves au sondage réalisé dans le cadre du déploiement restreint, certains préfèrent encore le format traditionnel papier, bien que plusieurs affirment que le format numérique a une incidence positive sur leur motivation. Pour notre part, nous arguons que le déploiement du prêt numérique en bibliothèque scolaire ne se veut pas une prescription ni un plaidoyer pour favoriser la lecture numérique au détriment de la lecture papier. Nous croyons que l’important est que les élèves lisent, peu importe le format ou le médium : en ce sens, le prêt numérique se présente comme une corde de plus à l’arc des bibliothèques scolaires pour répondre aux différents besoins d’enseignement et d’apprentissage.

5.1. Volet bibliothéconomique

Sur le plan bibliothéconomique, les critères et méthodes de développement de collection devront s’ajuster afin de tenir compte de l’offre littéraire numérique disponible sur le marché, des différents formats offerts et de la complémentarité avec la bibliothèque physique, sans oublier le traitement documentaire et l’arrimage des catalogues avec la plateforme Biblius. On devra mettre en place de nouvelles pratiques pour animer et faire la médiation des collections numériques auprès des élèves et du personnel scolaire. En outre, le développement d’une expertise professionnelle est requis afin de bien comprendre l’ensemble de l’écosystème entourant le prêt numérique.

Or, dans certains milieux, le rôle des bibliothécaires scolaires n’est pas encore tout à fait clairement défini. En effet, la plupart des postes de bibliothécaires scolaires dans le réseau public québécois ont été créés dans le cadre de la seconde phase du Plan d’action sur la lecture du ministère de l’Éducation (MEQ, 2021d), qui a débuté il y a une dizaine d’années seulement, en 2011. Dans ce contexte, l’ajout de tâches et la nécessité de développer de nouvelles compétences professionnelles reliées au déploiement du prêt numérique – notamment au niveau du soutien technique (connexion, formation, etc.) – peuvent se révérer fort complexes. Les pratiques collaboratives mises en place dans le cadre du déploiement restreint nous apparaissent comme une piste de solution pertinente et riche pour réfléchir collectivement à ces enjeux et réorienter les réactions de résistance vers le co-développement professionnel.

5.2. Volet pédagogique

Du côté des usagers, certains éléments propres au format numérique peuvent s’avérer déstabilisants : parmi les plus relevés à la fois par les élèves et les enseignants, soulignons l’absence de pagination dans plusieurs oeuvres littéraires numériques. Cet élément se retrouve sur toutes les plateformes de prêt et n’est pas propre à Biblius. Contrairement au livre papier, qui a une mise en page fixe, plusieurs livres numériques permettent au lecteur d’ajuster la grosseur des caractères et l’espace entre les lignes et les marges afin de faciliter la lecture. Ces fonctions fondamentales pour l’accessibilité sont demandées depuis plusieurs années, notamment pour les EHDAA. Or, à partir du moment où chaque lecteur peut adapter la mise en page en fonction de ses besoins, la pagination traditionnelle perd son sens en numérique. Cet élément demandera une adaptation de la part des enseignants, habitués à utiliser les numéros de page au quotidien dans leur enseignement.

Sur le plan pédagogique, l’exploitation en classe d’oeuvres numériques multimodales nécessite le développement de nouvelles habiletés de la part des élèves, mais également des enseignants (Chaire LMM, 2021). Ces habiletés s’inscrivent dans le cadre plus large de la compétence Mobiliser le numérique, qui se présente comme transversale dans le Référentiel de compétences professionnelles de la profession enseignante[15]. Pour ceux qui sont habitués à travailler avec les nouvelles technologies, la découverte de nouveaux outils comme la bibliothèque scolaire numérique soulève généralement un bel enthousiasme, comme nous l’avons constaté dans le sondage réalisé dans le cadre du déploiement restreint. Toutefois, pour leurs collègues qui sont moins familiers avec les ressources numériques, il est nécessaire de favoriser la collaboration entre le personnel documentaire et les conseillers pédagogique afin de bien les accompagner. Ceci peut présenter bien des défis considérant que le déploiement de Biblius en est encore à ses tout débuts et que l’ensemble du personnel scolaire doit à la fois s’approprier la ressource et réfléchir aux bonnes pratiques entourant son utilisation.

5.3. Volet littéraire

Pour la chaîne québécoise du livre, le déploiement de la bibliothèque scolaire numérique représente un nouveau marché, mais aussi une nouvelle clientèle avec des besoins différents. Par exemple, si l’accessibilité des fichiers pour les EHDAA est fondamentale pour le milieu scolaire, l’expérimentation réalisée lors du déploiement restreint a démontré que plusieurs oeuvres littéraires numériques offertes aujourd’hui sur le marché n’étaient pas compatibles avec les outils de synthèse vocale utilisés par les élèves. Combinés aux éléments légaux et économiques liés à la projection sur TNI et la simultanéité des prêts évoqués plus haut, ces nouveaux besoins techniques nécessiteront pour plusieurs le développement de nouvelles pratiques d’édition et, bien que les demandes soient grandes du côté du milieu scolaire, il est nécessaire de laisser le temps au milieu littéraire de s’y adapter.

Outre les éléments techniques, plusieurs préoccupations sont soulevées par la chaine québécoise du livre sur le plan économique. Certains craignent d’assister à une cannibalisation du marché du livre papier par le nouveau marché du livre numérique, comme cela s’est vu du côté de la musique avec l’arrivée de plateformes d’écoute en ligne. On exprime une préoccupation légitime de fixer un prix juste garantissant que les licences permettant le prêt simultané des oeuvres numériques et leur utilisation pédagogique ne représentent pas une perte de revenue pour les créateurs. Or, dans différents marchés qui ont déployé le prêt numérique depuis quelques années déjà – notamment le marché anglophone canadien – les prix fixés pour les licences de prêt numérique soulèvent parfois l’indignation parmi les bibliothèques scolaires (CLA, 2015b). En ce sens, Bibliopresto et le ministère de l’Éducation (MEQ) travaillent en étroite collaboration avec les différents acteurs de la chaine du livre depuis le début du projet afin d’assurer un équilibre entre les besoins des milieux scolaires et littéraires. La mise en place d’un nouveau marché présente son lot de défis techniques, légaux et financier : l’ensemble des collaborateurs s’entendent pour y aller un pas à la fois et s’ajuster en cours de route, en revoyant annuellement, par exemple, les clauses des licences pour les premières années du déploiement.

Conclusion

Grâce à une initiative ministérielle, le déploiement du prêt numérique dans les bibliothèques scolaires québécoises soulève beaucoup d’enthousiasme et d’intérêt. Que ce soit au niveau technique, légal, économique, pédagogique ou bibliothéconomique, la nouvelle plateforme et les licences encadrant le prêt des oeuvres numériques ont été développées afin de répondre aux besoins exprimés depuis longtemps par le milieu québécois de l’éducation, tout en assurant un équilibre pour les acteurs de la chaîne du livre. Les commentaires recueillis du côté des élèves, des enseignants et des bibliothécaires scolaires, lors du déploiement restreint qui a eu lieu durant l’année scolaire 2020-2021, ont démontré la pertinence du projet tout en permettant au MEQ, à Bibliopresto et aux différents partenaires impliqués d’orienter les développements à venir. Nous n’en sommes qu’au premier chapitre de cette belle histoire, qui continuera à s’écrire au gré des développements techniques, des collaborations avec différents partenaires et des nouvelles pratiques d’édition et d’enseignement. L’arrivée de Biblius dans toutes les écoles du Québec, au cours de l’année scolaire 2021-2022, présente certes son lot de défis qui nécessitent la mise en place de nouvelles pratiques, que ce soit du côté de la chaîne du livre ou du milieu scolaire. Néanmoins, elle contribuera assurément à enrichir l’offre de service de la bibliothèque scolaire pour tous les élèves québécois, incluant les EHDAA, et à lui permettre de mieux réaliser sa mission de soutenir l’enseignement et l’apprentissage dans toutes les disciplines.