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Introduction

La lecture est, pour la grande majorité des parents, des enseignants, des professionnels du livre, des sociologues et des psychologues, un élément important et central dans l’éducation des enfants. Cette place est d’autant plus importante dans le cursus scolaire, tant au primaire qu’au secondaire, que dès le plus jeune âge, la lecture enrichit le vocabulaire, améliore l’écriture et les connaissances. En clair, elle accroît la culture générale et développe l’apprentissage de la langue écrite chez les enfants (Talpin, 2005). Dans un rapport publié en 2004 par le gouvernement du Québec, le retard scolaire marqué par le redoublement est largement tributaire des difficultés à maîtriser la langue d’enseignement, laquelle passe nécessairement par le développement d’une pratique assidue de la lecture. Le livre et la lecture offriraient donc une vraie opportunité pour la réussite scolaire et par ricochet faciliteraient, à terme, une meilleure insertion sociale et professionnelle. La lecture contribuerait à la découverte et à la construction de soi en développant chez l’enfant, et ce au fur et à mesure qu’il grandit, des capacités d’analyse et l’esprit critique. Qu’elle soit scolaire ou extrascolaire, la lecture est donc indispensable pour les élèves qui y trouvent une forme d’épanouissement, un espace d’appropriation personnel (Chartier, 2003).

Des études récentes affirment que depuis ces dernières années, marquées par les avancées technologiques et le développement du Web, la pratique de la lecture chez les adolescents, et plus spécifiquement chez les élèves, s’est trouvée considérablement réduite (Leroy, 2017). En effet, il est devenu récurent d’entendre dire que les élèves lisent de moins en moins et que plus ils avancent dans leur scolarité, plus ils perdent le plaisir de lire. Leur niveau d’orthographe et leur capacité d’analyse critique baissent également. Ce constat général est interpellant a fortiori dans notre contexte, car la société africaine est considérée comme baignant dans l’oralité. C’est ce qui avait fait dire à l’écrivain Amadou Hampathé Ba qu’en « Afrique quand un vieillard meurt, c’est toute une bibliothèque qui brûle ». On a également pour habitude de dire que, quand on veut dissimuler une information importante à un Africain, il vaut mieux l’inscrire dans un livre, car ce dernier ne le lira certainement pas. Nous avons voulu aller au-delà de ces clichés, sans aucun fondement empirique, et du constat quelque peu alarmiste qu’ils peuvent induire, en réalisant une enquête auprès des adolescents des écoles sénégalaises afin de connaître leurs perceptions, leurs pratiques ainsi que leurs habitudes de lecture.

Très peu d’études se sont consacrées au sujet de l’édition et de la lecture au Sénégal. La pionnière est celle d’Henri Sene avec son mémoire de maîtrise sur le livre et la lecture au Sénégal soutenu en 1977. Ont suivi d’autres publications notamment de Dominique Zidouemba (1996, 2001) sur l’édition au Sénégal dans les décennies 1980 et 2000. Durant ces décennies, il y a également quelques mémoires qui ont été soutenus à l’EBAD[1], au CESTI[2] et à l’ISM[3] sur la problématique de l’édition, de la diffusion et de sa finalité, la lecture. Parmi ces mémoires, nous pouvons citer ceux de Ly (1985) sur « l’édition et la distribution commerciale du livre au Sénégal » ; de Nancasse (1985) sur « les librairies par terre : approche d’une nouvelle source de lecture à Dakar et leurs incidences dans le circuit de la distribution traditionnelle du livre » ; de Fall (1987) sur « les problèmes du livre au Sénégal » et d’Osségué (2002) sur « l’analyse du marché de l’édition du livre au Sénégal ». Marietou Diongue s’est aussi intéressée au sujet à travers sa communication sur la politique nationale du livre au Sénégal délivrée en 2002 au congrès de l’IFLA. Ramatoulaye Fofana dans son mémoire de conservateur de l’ENSSIB soutenu en 2003 a également abordé la question de l’édition au Sénégal sous un angle prospectif. Plus récemment, Mbengue et Samba (2020) se sont penchés sur les enjeux et les pratiques de l’édition numérique au Sénégal. Vous aurez noté que l’ensemble de ces études ne s’intéressent pas véritablement à la problématique de la lecture, notamment pour un public d’adolescents scolarisés. Les quelques-unes qui s’y sont intéressées comme celles d’Henri Sene et de Fofana datent et ont besoin d’une actualisation. Les autres sont plutôt orientées vers l’édition et la diffusion des livres. Nous n’ignorons pas que ces étapes sont situées en amont de la lecture et font partie intégrante de la problématique. Sans production ni accès aux documents, il n’y a évidemment pas de lecture, qui en est l’objectif ultime : on publie pour être lu. Toutefois, nous avons souhaité consacrer ce papier à l’activité de lecture afin de contribuer à mettre au jour les comportements et les pratiques de lecture chez les adolescents sénégalais, et cela dans une approche comparative entre les milieux rural et urbain. C’est là l’originalité de la présente étude qui vise à répondre aux questions : les élèves lisent-ils encore ? Que lisent-ils ? Lisent-ils par plaisir ou uniquement parce qu’ils y sont obligés ? Où se procurent-ils leurs livres et à quelle fréquence se rendent-ils en bibliothèque ? En librairie ? Comment choisissent-ils les livres qu’ils lisent ? Quelles sont leurs sources de prescription ? Le contexte socio-culturel influence-t-il leurs pratiques de lecture ?

1. La méthodologie de l’étude

La présente étude se veut empirique de type quantitatif. Ce choix est lié aux questions de la recherche qui ambitionnent de présenter les pratiques de lecture des adolescents et de décrire leurs perceptions de la lecture comme activité culturelle. Dans les lignes qui suivent, nous présenterons l’outil qui nous a servi pour la collecte des données. Ensuite, nous évoquerons la méthode d’échantillonnage adopté pour recruter les répondants ainsi que le mode de collecte des données. Enfin, nous évoquerons succinctement les méthodes statistiques d’analyse des données.

1.1. Outil de collecte des données : le questionnaire

La collecte des données a été faite à l’aide d’un questionnaire intitulé « pratiques de lecture chez les adolescents scolarisés », construit à partir des questionnaires utilisés par Lebrun et al. (2004) et le Centre National du Livre en France (2021 ; 2018). Il a été validé à l’issue d’une pré-expérimentation qui a eu lieu de mars à mai 2021. Cette démarche a vu la participation de 20 élèves choisis de façon aléatoire par une bibliothécaire scolaire et de cinq bibliothécaires travaillant dans des bibliothèques scolaires et universitaires. Le questionnaire validé comporte trente-sept questions explorant six grands domaines. Premièrement, nous interrogeons les adolescents sur quelques variables socio-culturelles telles que l’âge, le genre, le niveau d’études et le contexte familial. Ensuite, ils sont invités, à travers quatre questions, à parler de leur fréquentation des bibliothèques publiques, scolaires ou de la librairie. Suivent huit questions à choix multiples interrogeant leurs pratiques des médias et d’Internet, en faisant un petit focus sur l’usage des terminaux électroniques de lecture. Une quinzaine de questions également demandent des précisions sur leurs activités de lecture d’une part en lien avec l’école et d’autre part en lien avec les loisirs. À la fin, cinq questions portent sur leurs perceptions de la lecture comme activité culturelle.

1.2. Échantillonnage et mode de collecte des données

Le questionnaire a été passé à 216 élèves de moins de 20 ans de deux lycées du Sénégal : le lycée bilingue d’excellence en sciences (BILLES) de Keur Massar, une ville de la région de Dakar, et le lycée moderne de Ndiaganiao, un village de la région de Thiès. Le premier est situé en milieu urbain et le second en milieu rural. Le choix de ces deux lycées s’est fait sur proposition de deux de nos anciens étudiants devenus bibliothécaires étant, pour l’une, en activité dans un des lycées et, pour l’autre, originaire du village de Ndiaganiao. Aussi, l’option de mener l’étude dans deux milieux socio-culturels différents répond à une approche comparative de deux populations n’ayant pas toujours accès aux mêmes infrastructures de lecture publique et d’animation socio-culturelle. Par ailleurs, le recrutement des répondants s’est fait suivant un échantillonnage non aléatoire par consentement. L’échantillon a été constitué avec comme précision souhaitée un taux de 12 % de la population totale et une marge d’erreur acceptée à 5 %. Le recueil des données s’est quant à lui fait en auto-administration par groupe, soit au sein de la bibliothèque scolaire, soit dans une salle mise à disposition.

1.3. Méthodes d’analyse

Les données ont été encodées et analysées à l’aide du logiciel statistique IBM SPSS version 26. L’analyse des données a mobilisé des statistiques descriptives univariées, notamment pour calculer les fréquences absolues et relatives, ainsi que les modes. Ces statistiques ont permis de décrire les caractéristiques sociodémographiques et culturelles de notre échantillon, sa fréquentation des lieux culturels ainsi que ses pratiques de lecture. Des tableaux de contingence ont également été réalisés afin de comprendre les facteurs qui expliqueraient les pratiques de lecture spécifiques à chacune des deux catégories socio-culturelles de notre échantillon.

2. Les résultats de l’enquête

Cette section consacrée à la présentation des résultats de l’enquête se structure en huit points : les caractéristiques socio-démographiques des répondants et leur environnement socio-culturel ; leurs activités extra-scolaires hebdomadaires et leur fréquentation de la bibliothèque ; leurs opinions sur la lecture, et sur eux comme lecteurs ainsi que leur perception de la lecture scolaire. Leurs pratiques de la lecture loisir et leurs sources de prescription.

2.1. Caractéristiques socio-démographiques des répondants

216 élèves répartis dans le tableau 1 ont participé à notre enquête. Ils sont issus à 42 % d’un milieu social favorisé et à 58 % de milieu social défavorisé. Ces chiffres ne sont pas un fait délibéré, ils sont liés aux effectifs des deux lycées à l’étude. Les filles représentent 62 % d’entre eux et les garçons, seulement 38 %. Ce chiffre, bien qu’étant le reflet des effectifs de notre population d’étude, dépasse de 10 points le taux national de scolarisation des jeunes filles qui était de 53 % en 2018. Par ailleurs, les répondants sont essentiellement âgés de 15 à 20 ans (73 %). Les 12 à 14 ans ne représentent que 27 % des répondants. Cela est en cohérence avec le niveau d’études observé. En effet, avec 196/216, la grande majorité (59 %) des répondants est lycéenne (Seconde à la Terminale) et donc avec un âge compris entre 15 et 20 ans. Très peu d’élèves en classes de 6e et de 3e ont participé à l’enquête avec respectivement 8 % et 5 % des répondants. Cette situation peut s’expliquer, pour les uns (les 6e), par un moindre intérêt porté à l’enquête, car trouvant le questionnaire trop long et trop complexe à remplir, et pour les autres (les 3e), par une moindre disponibilité parce qu’occupés à préparer leurs examens blancs.

Tableau 1

Distribution des répondants suivant les caractéristiques socio-démographiques

Distribution des répondants suivant les caractéristiques socio-démographiques

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2.2. Environnement socio-culturel des répondants

Nous constatons que majoritairement les élèves enquêtés vivent dans un environnement où les parents n’ont pas un haut niveau d’études, notamment chez les mères (67 % ont un niveau scolaire élémentaire). Toutefois, cela est à relativiser en fonction du milieu de vie. En effet, pour les répondants résidant en milieu urbain, les parents sont très nettement des diplômés post-secondaire (73 %) avec un taux de niveau d’études limité à l’élémentaire très faible, principalement chez les pères (7 %). Ces résultats sont à l’opposé de ceux des élèves issus du milieu rural, où la proportion des parents ayant une formation secondaire ou post-secondaire est très faible notamment chez les mères (10 %). Il s’agit essentiellement des instituteurs et des enseignants du secondaire ou d’autres fonctionnaires affectés dans ces zones.

Tableau 2

Niveau d’études des parents

Niveau d’études des parents

40 % de plus chez les pères des élèves en milieu social favorisé ont un niveau d’études post-secondaire.

24 % de plus chez les mères des élèves en milieu défavorisé dispose d’une formation de niveau élémentaire.

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Les livres, en dehors de ceux destinés à l’école, sont relativement présents dans les maisons. 48 % des élèves estiment à moins de 50 le nombre de livres disponibles chez eux ; 37 % évaluent à entre 50 et 150 les livres présents dans leurs foyers ; 13 % comptent entre 150 et 250 livres à domicile et seulement 2 % affirment estimer à plus de 250 les livres disponibles dans leurs maisons. Ces livres sont pour l’essentiel des dictionnaires et encyclopédies (90 %), des romans (85 %), des magazines (80 %), ainsi des ouvrages documentaires (65 %).

Par ailleurs, quand nous avons demandé aux élèves à quelle fréquence ils voyaient leurs parents lire, les réponses (tableau 3) ont clairement montré que la pratique de lecture n’est pas très présente dans les foyers : en combinant les modalités, souvent, environ un quart des parents (père et mère) lisent. Notons que les mères lisent un peu plus que les pères (environ 10 % de plus). Toutefois, ces chiffres, mis en perspective avec la catégorie sociale des enquêtés, révèlent des disparités. Ainsi, il est à souligner que les parents de catégorie sociale favorisée constituent de loin la proportion la plus importante des lecteurs réguliers : près de 75 % chez les pères et près de 98 % chez les mères. En revanche, au niveau des lecteurs irréguliers, les parents de catégorie sociale défavorisée représentent la plus grande proportion : plus de 71 % des pères et environ 81 % des mères.

Tableau 3

Fréquence de lecture des parents

Fréquence de lecture des parents

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Tableau 4

Distribution de la fréquence de lecture des parents suivant la catégorie sociale

Distribution de la fréquence de lecture des parents suivant la catégorie sociale

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Les élèves ont par ailleurs affirmé que les pratiques de lecture de leurs mères étaient beaucoup plus portées vers les magazines (85 %) et les romans (72 %), mais rarement (25 %) vers les documentaires. Les pères, eux, étaient plutôt intéressés par les journaux (72 %) et les documentaires (54 %) et dans une moindre mesure par les magazines (32 %).

2.3. Activités extra-scolaires hebdomadaires

À la question de savoir quelle était l’activité, en dehors des travaux scolaires, qu’ils pratiquent le plus souvent en semaine, les élèves ont répondu majoritairement (60 %) que c’était la navigation sur les réseaux sociaux et sur les applications de messagerie en ligne (tableau 5). Suivent l’écoute de la musique avec 58 % et le visionnage de vidéos en ligne. En outre, on s’aperçoit que la lecture trouve très peu d’intérêt (5 %) auprès des élèves parmi les activités prioritaires de la semaine.

Tableau 5

Activités hebdomadaire la plus souvent menée

Activités hebdomadaire la plus souvent menée

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Le chiffre très faible de la navigation sur Internet via un ordinateur (7 %) pourrait s’expliquer par l’évolution dans l’utilisation des terminaux d’accès à Internet. Si la plupart des ménages ne disposent pas d’ordinateur à la maison, en revanche, dans la grande majorité des cas, chaque membre de la famille – en l’occurrence les adolescents, même des milieux défavorisés – possède un smartphone. Cela permet donc aux élèves de se connecter aisément et discrètement à Internet. Toutefois, les chiffres de l’utilisation de messagerie en ligne et de connexion aux réseaux sociaux (60 %) nous semblent relativement inférieurs à ce que l’on constate habituellement chez cette catégorie de population. Deux raisons pourraient l’expliquer.

Premièrement, les restrictions à l’accès au smartphone et à certaines applications comme WhatsApp, Facebook, imposées par les parents durant la semaine. Cela est d’autant plus plausible que, lorsqu’on les interroge sur leur utilisation de ces plateformes le week-end, nous observons un bond important de 34 % de plus portant à 94 % le nombre d’utilisateurs. Parmi eux, 38 % ont une utilisation très intense de plus de 6 heures par jour. Le week-end constitue donc pour les élèves un moment privilégié dans l’utilisation de leurs smartphones pour naviguer sur les applications de messagerie et réseaux sociaux numériques afin d’échanger à distance avec leurs amis et se tenir au courant de leurs actualités.

Deuxièmement, la proportion relativement importante (27 %) de répondants qui affirment ne jamais utiliser les smartphones le week-end laisse supposer qu’ils n’en disposent pas. En effet, 92 % d’entre eux sont issus du milieu rural et donc les parents ne disposent pas de moyens financiers suffisants pour leur en acheter. Cela fait penser à une fracture numérique intérieure. Si la fracture numérique intercontinentale est quasi résorbée, elle demeure cependant présente à l’échelle du pays (Kouakou, 2015). Les conditions socio-économiques combinées au manque de volonté politique accroissent ces disparités et font que le citadin et le rural n’ont pas accès aux mêmes infrastructures technologiques et de télécommunications.

Tableau 6

Temps passé sur le smartphone durant le week-end

Temps passé sur le smartphone durant le week-end

25 % de plus chez les élèves vivant en milieu défavorisé.

30 % de plus chez les élèves en milieu social favorisé.

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En outre, nous avons voulu connaître leurs activités journalières sur un smartphone durant la semaine et le week-end. Les résultats (tableau 7) sont édifiants. S’ils affirment effectuer de la recherche documentaire en complément de leurs cours, et ce essentiellement sur l’ordinateur de maison pendant la semaine, il est à noter que pendant le week-end, les activités sur Internet sont essentiellement d’ordre ludique avec en tête la navigation sur les RSN et les messageries en ligne, les jeux en ligne.

Tableau 7

Activités journalières menées devant un écran de smartphone

Activités journalières menées devant un écran de smartphone

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2.4. Fréquentation de la bibliothèque ?

À la question de savoir s’ils avaient fréquenté une bibliothèque y compris celle de leur établissement scolaire, pendant les trois derniers mois, les élèves étaient 24 % à répondre par la négative (tableau 8).

Tableau 8

Fréquence de fréquentation de la bibliothèque

Fréquence de fréquentation de la bibliothèque

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Cette proportion relativement importante nous est apparue surprenante d’autant que les deux lycées concernés par l’enquête disposaient d’une bibliothèque. Toutefois, il est instructif de regarder de près ce pourcentage selon le genre, le niveau d’études et le milieu de vie. En effet, les garçons avec un peu plus de 15 % que les filles sont les moins intéressés par la bibliothèque. Aussi, les élèves des niveaux d’études du second cycle secondaire (seconde, première et terminale) sont, proportionnellement à leurs effectifs, les plus représentés dans cette catégorie. Il semblerait donc, paradoxalement, que plus les élèves progressent académiquement, moins ils s’intéressent à la bibliothèque. En outre, nous notons que les élèves de milieu social défavorisé constituent près de 75 % des adolescents n’ayant pas fréquenté une bibliothèque ces trois derniers mois. Cette sur-représentation pourrait s’expliquer par le fait qu’à la question de savoir s’il était prévu, dans leur emploi du temps, des activités à la bibliothèque qui seraient en rapport avec leurs cours, seuls les élèves du lycée BILLES, de catégorie sociale favorisée, ont répondu par l’affirmative. Ils précisent que ces activités sont réalisées dans le cadre de cours de lettres et de recherche documentaire. Nous pouvons supposer en toute logique que ces activités incitent à une fréquentation régulière de la bibliothèque, notamment scolaire. Ce n’est pas le cas à Ndiaganiao, en milieu social défavorisé, où en plus de l’inexistence d’activités pédagogique au sein de la bibliothèque scolaire, il n’y a aucune bibliothèque municipale ni autre infrastructure culturelle.

Par ailleurs, parmi les 76 % d’élèves qui affirment avoir fréquenté une bibliothèque durant les trois derniers mois, seulement 18 % la fréquentent assidûment (au moins une fois par semaine).

33 % ont déclaré s’y être rendus une seule fois durant les trois derniers mois, quand un quart d’entre eux indiquent avoir franchi les portes de la bibliothèque au moins une fois par mois. Quand il leur a été demandé s’ils y avaient emprunté au moins un document pendant cette période, ils ont été très peu, moins de 10 %, à répondre par l’affirmative. Nous pouvons en déduire qu’ils viennent à la bibliothèque essentiellement pour suivre les enseignements, réviser leurs cours et réaliser leurs travaux de groupe.

2.5. Opinions sur la lecture, et sur soi comme lecteur

Trois questions ont été posées aux élèves pour comprendre l’opinion qu’ils ont d’eux en tant que lecteurs. La première concernait leur amour pour la lecture. Ils ont une perception très disparate à ce sujet (tableau 9) : 18 % aiment beaucoup lire et 7 % détestent la lecture, entre les deux, l’on a près de la moitié qui disent aimer moyennement la lecture et un peu plus du quart qui n’apprécie pas vraiment de s’adonner à cette pratique.

Tableau 9

Opinion sur la lecture

Opinion sur la lecture

Si l’on regroupe les modalités « aimer beaucoup lire » et « aimer moyennement lire », la part de filles est de 76 %. Si l’on regroupe les modalités « n’aime pas vraiment lire » et « déteste lire », la proportion de garçons est de 66 %.

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La seconde s’intéressait à l’opinion qu’ils se faisaient d’eux en tant que lecteur : un peu moins du quart se considèrent comme d’excellents lecteurs quand seulement 5 % pensent être des lecteurs très peu intéressés. La moitié d’entre eux pensent être des lecteurs moyens (tableau 10).

Tableau 10

Perception de soi comme lecteur

Perception de soi comme lecteur

18 % de plus de filles.

15 % de plus de garçons ; 10 % de plus chez les élèves vivant en milieu social défavorisé.

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Ces chiffres cachent quelques disparités suivant le sexe et la catégorie sociale des parents. En effet, les garçons ont tendance à se considérer plutôt comme des lecteurs peu intéressés et aimant moyennement la lecture, ce quel qu’en soit le milieu de vie. En revanche, si l’on s’en tient uniquement à la variable catégorie sociale, il apparaît clairement que les élèves en milieu social défavorisé ont une forte propension à se percevoir comme des lecteurs moyens (10 % de plus).

La troisième question visait à savoir quelles étaient, selon eux, les conditions à remplir pour être un bon lecteur. Ils avaient la possibilité de cocher plusieurs réponses. Comme le montre le tableau 11, les élèves dans leur très large majorité estiment qu’un bon lecteur est celui qui, en plus d’aimer lire (85 %), est doté d’une curiosité intellectuelle (65 %) qui le pousserait à chercher à connaître de nouvelles choses, qui serait capable de se concentrer (63 %) et qui comprendrait facilement ce qu’il lit (62 %). Il semble que disposer de livres intéressants, avoir beaucoup de temps pour lire et avoir un ordinateur ou une tablette à sa disposition ne soient pas des facteurs de première importance chez nos répondants pour être considéré comme un bon lecteur. En outre, il apparaît presque sans aucune importance le fait d’avoir un bon vocabulaire, avoir un bon enseignant de français, avoir du temps en classe pour lire, avoir des amis qui lisent et être bon à l’école.

Tableau 11

Conditions pour être un bon lecteur

Conditions pour être un bon lecteur

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2.6. Perception de la lecture scolaire

Questionnés sur leur perception de la lecture à l’école, 83 % des élèves disent vraiment l’aimer, 14 % ne pas l’aimer vraiment et 3 % la détester. Ces élèves qui déclarent détester la lecture scolaire évoquent comme raison principale la difficulté à lire les oeuvres, qu’ils jugent complexes à appréhender (58 %). On trouve ce justificatif majoritairement chez les élèves avancés. En clair, on observe que cette proportion augmente au fur et à mesure que les élèves évoluent dans leurs cursus.

La lecture scolaire est dominée par les manuels scolaires et les oeuvres aux programmes pour les cours de français. Le choix de ces ouvrages se fait à l’échelle nationale. Ni les élèves ni les enseignants n’interviennent dans cette sélection. Toutefois, dans le déroulé de certains cours notamment en littérature et en philosophie, l’enseignant impose le plus souvent des textes aux élèves ou, quelques fois leur donne la possibilité d’en choisir dans un panel déjà constitué par lui ou le ministère à travers ses branches comme les inspections d’académie (IA). De ce fait, les élèves trouvent ces textes difficiles à appréhender, car éloignés de leurs centres d’intérêt.

Tableau 12

Appréciation des livres lus en classe

Appréciation des livres lus en classe

21 % trouvent les livres scolaires très faciles à lire.

58 % d’entre eux trouvent les livres scolaires difficiles à lire.

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2.7. Pratiques de la lecture loisir

Questionnés sur leur pratique de la lecture comme loisir, les élèves ont été très largement majoritaires (81 %) à affirmer lire des livres autres que scolaires. Nous n’avons noté aucune différence significative entre les garçons (83 %) et les filles (78 %). En revanche, il est intéressant de faire remarquer que parmi la minorité (19 %) qui déclare ne pas pratiquer la lecture loisir, près de 70 % sont issus du milieu social défavorisé.

Nous les avons interrogés sur le temps hebdomadaire qu’ils consacraient à la lecture dans le cadre des loisirs. Il est à noter qu’ils lisent à majorité entre 4 heures à 6 heures par semaine (tableau 13), soit environ entre 30 minutes et 1 heure quotidiennement. Cela est en adéquation avec la perception qu’ils ont d’eux en tant que lecteurs moyens.

Tableau 13

Temps hebdomadaire de lecture loisir

Temps hebdomadaire de lecture loisir

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Quand on leur demande les raisons qui motivent cette attitude (tableau 14), ils avancent qu’ils n’ont pas assez de temps à consacrer à la lecture de loisir (74 %), qu’ils préfèrent faire d’autres activités ludiques (61 %) ou qu’ils ont du mal à se concentrer pour lire (55 %). Ces chiffres sont plus explicites suivant le genre. En effet, si les garçons (61 %, donc 10 % de plus que la moyenne) évoquent l’attrait pour d’autres activités, il est beaucoup plus question de manque de concentration chez les filles (19 % de plus que la moyenne).

Tableau 14

Les raisons du manque d’intérêt pour la lecture loisir

Les raisons du manque d’intérêt pour la lecture loisir

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Par ailleurs, comme le montre le tableau 15, chez les 81 % de lecteurs de loisir, aussi bien les garçons que les filles indiquent majoritairement que les motifs pour lire sont : éviter l’ennui (67 %), ensuite s’évader (55 %). Aussi, une faible minorité lit pour mieux se connaître (14 %) ou encore pour trouver des modèles dans la vie (17 %). Ce qui est surprenant, c’est qu’ils sont relativement peu (33 %) à lire pour s’informer et se cultiver. Cela peut s’expliquer par le genre de livres qu’ils préfèrent. Les tableaux 16 et 17 montrent de toute évidence que les élèves sont largement portés vers les romans et plus singulièrement les romans d’aventures, les romans policiers et les romans sentimentaux ; suivent les bandes dessinées (63 %) et loin après les magazines (35 %).

Tableau 15

Motivations pour la lecture loisir

Motivations pour la lecture loisir

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Tableau 16

Les genres de livres lus le plus souvent

Les genres de livres lus le plus souvent

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Tableau 17

Le type de romans lu le plus souvent

Le type de romans lu le plus souvent

AP : Appréciation positive

PI : Peu d’intérêt

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Il est en outre important de souligner que, si les garçons et les filles sont tout autant portés vers les romans d’aventures, en revanche, pour les policiers et les sentimentaux, il y a des différences importantes entre eux. Ainsi, les garçons sont 20 % plus nombreux à trouver un intérêt aux romans policiers et d’espionnage. Pour les romans sentimentaux, qui retracent des histoires amoureuses, la proportion de filles qui s’y intéressent (80 %) représente quasiment le double de celle des garçons. À y regarder de près, l’on constate que l’intérêt pour ce type d’ouvrage va croissant suivant le niveau d’études et l’âge. En effet, il est quasi constant à environ 50 % de la sixième à la quatrième ; à partir de la troisième, le pourcentage grimpe à 60 % pour atteindre près de 75 % des élèves en terminale. Par ailleurs, les filles sont très portées vers les magazines (avec près de 20 % de plus), quand les garçons, eux, s’intéressent particulièrement aux bandes dessinées (avec environ 15 % de plus).

Nous avons voulu connaître les lieux et les moments dans lesquels les élèves avaient l’habitude de pratiquer la lecture loisir. Les résultats dans les tableaux 18 et 19 montrent que près de 3/4 des adolescents lisent à la maison, plus spécifiquement avant de se coucher (83 %), aussi pendant les vacances (65 %) et quelque peu durant le week-end (39 %). En outre, même si les élèves, quel qu’en soit le milieu de vie, lisent beaucoup plus au moment d’aller au lit, il est aussi à souligner que ceux issus du milieu social favorisé lisent beaucoup plus pendant les vacances (15 % de plus). Cela peut se comprendre par le fait que les élèves de milieu défavorisé exercent durant les vacances plusieurs activités génératrices de revenus. Le but est d’économiser l’argent gagné afin de soutenir financièrement leurs parents pour leurs frais de scolarité et de fournitures scolaires à la rentrée. Ils n’ont donc pas suffisamment de temps à consacrer à la lecture.

Tableau 18

Lieu de lecture loisir

Lieu de lecture loisir

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Tableau 19

Moment de lecture/milieu

Moment de lecture/milieu

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Il est également très étonnant de savoir qu’ils ne lisent presque pas à la bibliothèque, mais cela cadre avec leur fréquentation de la bibliothèque et vraisemblablement du nombre de livres qu’ils y empruntent (cf. tableau 8).

2.8. Sources de prescription de lectures

Les amis et encore moins les bibliothécaires, avec des proportions respectivement de 13 % et de 10 %, ne semblent pas avoir une influence significative sur le choix des livres par les élèves. En effet, ils sont une large majorité (57 %) à affirmer choisir leur livre tout seul sans aucune recommandation. Cependant, environ 37 % d’entre eux reconnaissent que leurs choix sont quelques fois guidés par leurs parents. Les conseils de leurs enseignants obtiennent un faible pourcentage d’influence chez 22 % des élèves.

Au moment de choisir un livre, le « de quoi traite-t-il ? » est déterminant chez 74 % des adolescents. Suivent son attrait physique symbolisé par la page de couverture (64 %), puis son contenu potentiel, à travers le résumé (62 %). Les élèves sont un peu plus de la moitié (54 %) à être influencés par le titre du livre au moment du choix. Seulement 20 % se laissent guider par le nom de l’auteur. Ce très faible pourcentage pourrait faire comprendre pourquoi il est difficile pour les jeunes de citer des auteurs qu’ils auraient lus.

Tableau 20

Les raisons qui guident le choix de livre en fonction du genre

Les raisons qui guident le choix de livre en fonction du genre

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Il est par ailleurs intéressant de noter que les filles sont plus enclines que les garçons à se laisser influencer par la page de couverture et le résumé. Cette démarcation est de l’ordre d’environ 25 % d’écart. En revanche, les garçons, eux, sont plus influencés que les filles par la thématique et le titre, avec une différence de près de 15 %.

Nous avons voulu savoir comment ils se procuraient les livres lus, les réponses (tableau 21) nous indiquent que pour l’essentiel ces livres sont achetés par les parents et parfois empruntés à la bibliothèque. Nous notons également que les adolescents n’achètent presque jamais de livres ni ne se voient offrir par leurs proches, en dehors des parents. Aussi, ils sont très rares à en télécharger via Internet, alors qu’ils ont une présence relativement importante sur Internet, notamment le week-end (cf. tableau 7).

Tableau 21

Les moyens pour se procurer les livres

Les moyens pour se procurer les livres

Les parents de catégorie sociale favorisée sont 20 % de plus à acheter les livres pour les adolescents.

Les élèves de milieu social défavorisé sont 13 % de plus à emprunter les livres à la bibliothèque.

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Ces chiffres pris dans leur globalité pourraient cacher des disparités suivant le milieu de vie. Ainsi, les parents de catégorie sociale favorisée sont plus enclins à acheter des livres à leurs enfants, et, en parallèle, les élèves de milieu social défavorisé ont un taux d’emprunt d’ouvrages à la bibliothèque de 13 % plus élevé.

3. Discussion

Les lignes qui suivent mettent en perspective quelques-uns des principaux résultats de notre enquête au vu d’autres études du genre. Cette discussion s’organise autour de trois points : le milieu socio-culturel et la lecture des élèves, l’école et la pratique de la lecture, le rôle de médiation de la bibliothèque et de médiateur joué par le bibliothécaire.

3.1. Le milieu socio-culturel et la lecture des élèves : l’héritage culturel

Le milieu socioculturel joue un rôle important dans l’influence du choix des livres, mais également en termes d’exemplarité. Notre étude a établi que les parents influençaient significativement le choix des livres de leurs enfants. Elle a également montré que les élèves dont l’un des parents au moins était d’un niveau d’études post-secondaire et de catégorie sociale favorisée lisaient beaucoup plus que ceux issus de milieux défavorisés.

On note, contrairement à l’étude de Caillon (2008), que le modèle des « héritiers » de Bourdieu et Passeron (1964), spécifiquement celui de la « transmission de l’héritage culturel », s’applique bien dans notre contexte. Ainsi, le goût de la lecture, comme le dit Lahire (1995), semble rattaché au patrimoine littéraire possédé par la famille et à sa capacité à le transmettre effectivement. Talpin (2005) abonde dans le même sens en invoquant la « sociabilité du lire » de Burgos et al. (1996). Il va plus loin en avançant que le désir de la lecture chez les adolescents commence déjà quand ils sont enfants. Ce goût prend forme à travers la volonté des parents de faire entendre à l’enfant des histoires, l’initiant ainsi au texte, mais également en le lui inculquant. Aussi, selon Talpin, cette volonté « porte la trace de l’histoire de chacun des parents avec le texte et avec son apprentissage » (p. 26). Dans notre cas, nous comprenons que la perception de la lecture par les élèves est fortement liée à leur histoire relationnelle avec le texte. Comme Talpin (op.cit.) le montre, cette dimension relationnelle de la lecture chez les adolescents de l’enquête concerne en premier lieu le lien avec les parents, puis le lien avec l’école. En revanche, le lien avec les pairs n’est pas perceptible dans notre enquête, contrairement à ce que Talpin évoque. Ainsi, nous avons pu constater que le taux d’élèves affirmant être influencés par leurs amis dans le choix de leurs livres ou en recevoir d’eux est très faible. Cela indique clairement que les adolescents n’ont pas ou ont très peu d’échanges autour de leurs lectures alors qu’il serait prouvé que cet enjeu relationnel fort inciterait à la lecture. Sa prise en compte peut passer par la création d’espaces dédiés, l’organisation d’activités par la bibliothèque pour faire se rencontrer les élèves dans une approche troisième lieu (considérant la maison comme le premier lieu, la classe comme le second lieu) afin de discuter librement et avec convivialité de leurs lectures.

3.2. L’école dans la pratique de la lecture : faire de la lecture scolaire une lecture « plaisir »

L’école doit remplir un rôle de prescription auprès des élèves. Il s’agit pour elle d’établir une liste d’ouvrages contemporains en rapport avec leurs centres d’intérêt, en leur laissant la liberté de choisir (suivant un quota fixé) ceux qu’ils souhaitent lire. L’école doit veiller à ce que cette lecture ne soit pas perçue comme très scolaire, mais appréhendée sous l’angle des loisirs, le but étant de ne pas en dégoûter les élèves et susciter chez eux un nouveau rejet (Caillon, 2008). Bien évidemment, si l’école peut remplir un rôle de prescription, elle peut aussi, malgré elle, être à l’origine du rejet du livre chez les élèves. Comme nous avons pu le constater dans notre enquête, les élèves, bien qu’ils apprécient la lecture, trouvent les textes scolaires difficiles à lire ou éloignés de leurs préoccupations. Cela peut être dû à la nature, à la provenance et surtout à l’objet de ces livres au programme. Au lycée, sont proposés essentiellement des auteurs français (Voltaire, Guy de Maupassant, Émile Zola, Molière, Jean Racine, Pierre Corneille). En effet, ces ouvrages bien que demeurant des classiques, sont souvent éloignés des préoccupations quotidiennes, de la culture et de l’histoire locale des jeunes. En revanche dans les classes du premier cycle du secondaire, où nous avons une présence relativement importante de livres écrits par des auteurs nationaux ou africains (Mariama Bâ, Cheikh Amidou Kane, Seydou Bodian, Bernard Dadié, Camara Laye, Ousmane Sadji), les élèves sont moins nombreux à être réticents à la lecture scolaire. À ce sujet, au Sénégal, dans une interview donnée en août 2019[4], Amadou Samb, lauréat du grand prix littéraire des lycéens en 2011, plaidait pour le renouvellement constant des ouvrages au programme dans les collèges et lycées afin de tenir compte des enjeux éducatifs et socio-culturels auxquels ils sont confrontés.

Dans ce même sens, Caillon (2008, p. 8) affirme que « les jeunes cherchent un texte qui leur ressemble ». L’école, si elle veut remplir convenablement son rôle de catalyseur pour une pratique de lecture loisir assidue, gagnerait à constituer des listes d’ouvrages qui seraient le reflet des préoccupations quotidiennes des élèves et de leurs interrogations sur leur environnement immédiat.

L’école peut par ailleurs inciter à la lecture en mettant en place un mécanisme pour capitaliser la lecture loisir dans le cadre scolaire. En effet, en partant du point de vue de Perier (2007, p. 46) selon lequel « les jeunes – surtout les lycéens – ne perçoivent pas nécessairement de lien entre l’intensité de la pratique et les performances en français ni de conversion possible de la lecture-loisir en capital scolaire », que nous partageons en partie, nous pensons que si, les élèves ne voient pas explicitement les retombées scolaires de leurs efforts de lecture loisir, ils se limiteront à une simple lecture d’accumulation, une lecture contrainte, sans conviction. Nous sommes d’avis, avec Perier, que lire devrait être davantage appréhendé comme licere et moins sous l’angle scholè, qui semble avoir déjà pris le pas. En effet, la lecture, même scolaire, devrait être une pratique mue par la liberté, celle de choisir librement les livres qu’on souhaite lire sans forcément être tenu par les canons de la littérature consacrée.

3.3. Bibliothèque et bibliothécaire dans la pratique de la lecture : médiation et médiateur

Notre enquête a montré que, accompagnés par la bibliothèque scolaire dans laquelle se déroulent des activités obligatoires, les élèves étaient plus enclins à une pratique relativement régulière de la lecture. Même si le fait de réaliser des activités « contraintes » au sein de la bibliothèque n’induit pas nécessairement de corrélation forte avec la pratique de la lecture, nous pouvons toutefois avancer que la bibliothèque pourrait en rapprochant les élèves des livres, développer chez eux, le goût pour la lecture. Cela passe par le positionnement de la bibliothèque comme lieu de médiation et par la capacité des bibliothécaires de remplir leur mission de médiateurs. C’est pourquoi nous sommes d’accord avec Perier (2007, p. 52) quand il avance que « la bibliothèque scolaire doit être un lieu susceptible de proposer à tous les élèves ce que leurs conditions sociales et familiales leur offrent inégalement ». En effet, au regard du taux d’emprunt de livres relativement important chez les élèves de milieu défavorisé, nous pouvons, sans a priori concernant le genre d’ouvrages empruntés, reconnaître à la bibliothèque scolaire la fonction dite « compensatrice » (Perier, op. cit.). Elle représente ainsi, pour cette catégorie d’élèves au niveau de vie très modeste, une véritable opportunité de disposer d’ouvrages. Cette fonction est d’autant plus importante dans le contexte de notre étude que nous observons une baisse de la lecture chez les élèves en milieu défavorisé pendant les vacances scolaires. Il semble de toute évidence qu’il se produit une rupture dans l’approvisionnement en lectures pendant cette période au cours de laquelle la bibliothèque scolaire est fermée. Cela est d’autant plus vrai qu’il n’existe aucune bibliothèque municipale dans la zone de l’enquête. La bibliothèque, en plus de la marque scolaire, devrait apparaître comme une institution proche et familière des adolescents, un lieu d’appartenance et d’intégration (Perier, 2007).

Par ailleurs, comme nous l’avons déjà évoqué, les résultats de l’enquête montrent que les bibliothécaires n’interviennent quasiment pas dans la recommandation de lecture. Cela nous semble paradoxal au regard des missions du bibliothécaire qui sont l’acquisition de documents, leur traitement et leur mise à la disposition des lecteurs. Les bibliothécaires devraient prendre le rôle de médiateur entre l’élève et le livre. Ils pourraient, au-delà des activités scolaires obligatoires qu’ils conduisent à la bibliothèque, initier d’autres animations autour du livre, susceptibles de susciter chez les élèves l’envie de lire. Il semblerait que les enfants de tout âge et par extension les adolescents apprécient ce genre d’activités (Giasson, 2005) pourvu qu’ils y aient une participation active. Ce rôle primordial de médiateur que doivent jouer les bibliothécaires rencontre ce que disait Rabelais : « L’enfant n’est pas un vase à remplir, mais un feu à allumer ».

Conclusion

Notre étude a dressé un panorama des pratiques de lecture des adolescents scolarisés de deux lycées au Sénégal. Elle a abouti à la conclusion que les élèves lisent ! Bien évidemment, cette pratique est « imposée » par le cadre scolaire (83 %), mais elle est également guidée par l’envie personnelle et le loisir (81 %). Toutefois, seulement 66 % affirment aimer lire. Ils se considèrent à la majorité (51 %) comme des lecteurs moyens avec des différences significatives entre garçons et filles (18 % de plus) ainsi qu’entre les élèves vivant en milieu favorisé et ceux issus d’un milieu social défavorisé (10 % de moins). Ils lisent en moyenne entre 4 heures et 6 heures par semaine, le plus souvent des romans (74 %), des bandes dessinées (63 %), des magazines (35 %). Ils lisent avant tout pour contrer l’ennui (67 %), et aussi pour s’évader, rêver (55 %), pour s’informer et se cultiver (33 %). Le taux de lecture baisse au fur et à mesure que les élèves avancent en niveau d’études. Les moments préférés pour la lecture sont le soir avant de se coucher (83 %) et pendant les vacances (65 %). Le manque de temps (74 %) qui par ailleurs est consacré à d’autres activités ludiques (61 %), associé à la difficulté à se concentrer (55 %), constituent des obstacles majeurs à la lecture chez les élèves.

En outre, l’environnement familial joue un rôle crucial dans le développement du goût de la lecture chez les adolescents. En effet, les élèves qui se perçoivent comme de grands lecteurs sont ceux dont les parents lisent beaucoup et qui disposent de livres en nombre relativement important à la maison. En général, ils sont d’un niveau d’études post-secondaire et appartiennent à la catégorie sociale favorisée.

Par ailleurs, si le rôle de la bibliothèque scolaire dans la pratique de lecture des élèves a été quelque peu mis en évidence, celui du bibliothécaire n’a pas été clairement établi. En effet, la fréquentation de la bibliothèque par les élèves dans le cadre de certains cours a été perçue comme une incitation à la lecture. En revanche, il est apparu que les bibliothécaires avaient une influence quasi insignifiante sur les élèves dans le choix des livres. Il semble que la mission de médiateur n’a pu être remplie convenablement.

Bien que notre enquête comble un déficit de données récentes sur la lecture au Sénégal principalement en milieu scolaire, et qu’elle présente une photographie relativement détaillée et claire du comportement des élèves en matière de lecture, nous n’avons pas la prétention d’en généraliser les résultats. En effet, une enquête à un niveau macro dans les différentes régions du Sénégal donnerait une description plus complète du profil des adolescents en tant que lecteurs. En outre, elle rendrait mieux compte des corrélations possibles entre les pratiques de lecture des élèves et leur environnement socio-culturel. Il serait également intéressant, dans une approche comparative, de mettre ses résultats en perspectives avec d’autres études dans la sous-région ouest-africaine francophone. C’est ce que nous nous proposons de faire dans un prochain ouvrage collectif.