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Introduction

L’espace documentaire scolaire

Après avoir été un peu reléguée au second plan, voire ignorée, au profit des notions de dématérialisation, de mondialisation ou de transparence associées à l’espace numérique et trop facilement évacuées du champ spatial, la question de l’espace documentaire, même dans toute sa matérialité, est à nouveau d’actualité. Dans le champ professionnel, c’est une préoccupation commune aux bibliothécaires (Beudon, 2019), documentalistes et autres médiateurs culturels qui la réinterrogent depuis quelques années déjà, notamment au prisme du design (Schmidt, Etches, 2016). En France, la réflexion professionnelle dans le cadre de l’éducation rejoint cet intérêt quand elle envisage les centres de documentation et d’information dans les établissements scolaires comme des lieux apprenants[1] s’appuyant sur le vécu et l’expérience des élèves et réinterrogeant, en creux, la posture et les pratiques quotidiennes du professionnel.

Cette attention portée à la question de l’espace s’articule avec pertinence à un intérêt scientifique pour les usagers et leurs pratiques ordinaires d’habitation dans l’espace. Les études sur l’habiter font une large place à l’expérience vécue dans les espaces documentaires par les acteurs (Dehail, Le Marec, 2018) selon des approches méthodologiques plus sensibles et compréhensives (Fabre, Liquète, 2019).

Le contexte français

Dans ce contexte, notre article interroge le modèle professionnel de professeur documentaliste à travers la question de l’organisation des espaces documentaires en milieu scolaire. Il s’inscrit dans le cadre du système scolaire secondaire français, et plus particulièrement du collège qui accueille les élèves de 12 à 15 ans, de la sixième à la troisième. À l’intérieur de l’établissement scolaire, nous nous focalisons sur le centre de documentation et d’information (CDI) qui existe dans tous les collèges publics français, à raison d’un CDI par établissement. Celui-ci est placé sous la responsabilité du « professeur documentaliste », recruté par le même type de concours que les autres professeurs du cycle secondaire français, et qui assoit principalement son activité sur des savoirs scientifiques en sciences de l’information et de la communication, mais aussi sur des savoirs pédagogiques liés aux sciences de l’éducation et autres savoirs professionnels relatifs à l’information-documentation. Son activité est régie par une circulaire de missions nationale renouvelée en 2017 et articulée autour de trois missions principales : le professeur documentaliste est « enseignant et maître d’oeuvre de l’acquisition par tous les élèves d’une culture de l’information et des médias », « maître d’oeuvre de l’organisation des ressources documentaires de l’établissement et de leur mise à disposition » et « acteur de l’ouverture de l’établissement sur son environnement éducatif, culturel et professionnel. »[2]

Le CDI, un espace historiquement lié à l’identité des professeurs documentalistes

Cette question de l’espace revêt un caractère particulier en ce qui concerne les professeurs documentalistes français. Historiquement, le lieu CDI a préexisté à la création du statut des personnels exerçant dans ces centres. C’est en 1973 que sont créés les premiers « centres » de documentation et d’information, héritiers des « services » de documentation et d’information et, malgré une reconnaissance progressivement acquise des missions pédagogiques du professeur documentaliste, son recrutement spécifique n’est statutairement officiel qu’avec la création du CAPES[3] en 1989. Cette importance accordée au lieu et cet ancrage spatial sont relevés par H. Fondin (1996 : 24) pour qui la documentation dans l’enseignement secondaire, « c’est d’abord un lieu dans un établissement ». En retour, le chercheur se demande si la représentation de la documentation à travers le lieu n’est pas celle que les élèves conservent le plus longtemps (Fondin, 2006). Du côté des professionnels, en l’absence de programmes et d’horaires et sans ancrage strictement disciplinaire jusque dans les années 2000, le lieu joue un rôle fondateur dans la construction de la profession. Le CDI en tant que lieu est historiquement un marqueur essentiel du mandat pédagogique, et dès lors de construction professionnelle. En dépassant le statut d’outil, pour acquérir celui d’objet à penser et à didactiser, il apparaît comme un marqueur de professionnalisation, c’est-à-dire du passage du métier à la profession (Thiault, 2011).

Cette chronologie de politique éducative n’est pas étrangère au problème d’identité chronique du corps des professeurs documentalistes régulièrement questionné par les chercheurs, et ce sous différents angles : l’ancrage disciplinaire en sciences de l’information et de la communication (Couzinet, Gardiès, 2009), la question de la discipline de référence et de la composition du jury de recrutement (Hedjerassi, Bazin, 2013) ou celle de l’innovation (Jacoutot, 2016).

Pour traiter de cette question de l’espace documentaire, nous nous appuyons sur les résultats d’une étude menée dans le cadre d’une thèse de doctorat (Mazurier, 2019) ayant fait le choix d’une méthode qualitative basée sur des entretiens semi-directifs et sur une méthode visuelle, et plus précisément photographique. Nous nous focalisons sur les photographies et les entretiens des cinq professeurs documentalistes (Profdoc A, B, C, D, E) de cinq collèges ordinaires différents (coll. A, B, C, D, E), tous situés dans le même département de la Gironde en France et construits après 2003. Il s’agit de donner à voir, pour mieux les comprendre, les représentations et intentions professionnelles d’organisation de l’espace documentaire, mais aussi plus largement leur expérience spatiale.

Dans une première partie, nous examinerons les logiques d’intention qui organisent l’espace documentaire photographié et raconté par les professionnels, puis nous étudierons en seconde partie les tensions qui traversent cet espace au regard d’un processus de construction et de négociation identitaires.

L’espace documentaire scolaire, un espace d’intention

Donner à voir l’espace documentaire scolaire

La question de l’identité professionnelle des professeurs documentalistes, notamment et historiquement liée au fait que la profession s’exerce à l’appui de différents champs de compétences issues à la fois des mondes des bibliothèques et de l’enseignement, peut être traitée par le prisme de différents objets, à l’instar de N. Hdjerassi et M. Cailloux (2016) qui l’examinent à travers un corpus de blogs tenus par des professeurs documentalistes eux-mêmes. De la même façon, nous considérons que l’espace documentaire peut être un de ces objets identitaires. Pour J.-F. et I. Gardiès (2011) le CDI apparaît bien comme un « levier identitaire » qui participe du processus identitaire des professionnels concernés, entre espace professionnel et espace personnel, entre identité pour autrui et identité pour soi (Dubar, 2015).

L’espace documentaire, entendu comme « un dispositif, lieu où humains, objets matériels et liens s’organisent pour mettre en oeuvre les interactions à la fois réelles et symboliques qui instituent des modalités et des logiques d’usage » (Fabre, 2013), est le reflet de logiques d’intentions professionnelles qui se donnent à voir dans l’espace, et en espace, à l’ensemble de la communauté éducative. Il est un enjeu de représentations sociales (Govoreanu, Tillard, 2020), marqué des représentations professionnelles (Bataille, Blin, Jacquet-Mias et al., 1997), toujours en construction, et élaborées en contexte à la fois par la connaissance, la pratique et l’expérience. Ce sont à la fois les discours des acteurs mais aussi leurs prises de vues qui révèlent cette dimension latente de l’espace documentaire.

Il nous semble important de revenir, en ce début d’article, sur les choix qui sous-tendent le recours à la photographie, laquelle s’inscrit dans le cadre plus large des méthodes visuelles. Souvent utilisées en anthropologie ou en sociologie, les méthodes visuelles le sont moins fréquemment en sciences de l’information et de la communication, même si des chercheurs, à l’instar de L. Jankeviciute (2013), ont souligné leur intérêt, d’autant plus quand ces méthodes sont participatives. En ce qui nous concerne, la photographie est utilisée en fin d’entretien et les photographies de l’espace documentaire, au nombre de trois, sont prises par les enquêtés eux-mêmes et non par le chercheur ; elles servent alors de support à une partie de l’entretien au cours de laquelle le professionnel explicite, justifie, raconte et décrit ses choix photographiques. Le débat autour de la photographie comme artifice ou reproduction du réel nous semble stérile : l’acte de photographier relève d’un choix de l’acteur et ce choix est lui-même révélateur d’une pratique singulière, d’un regard personnel, d’un faisceau de représentations. L’image n’est pas utilisée alors pour produire plus d’information d’un point de vue quantitatif mais une information de nature différente (Harper, 2002) et pour encourager les enquêtés à convoquer des évocations parfois impensées ou non formalisées à travers la seule parole. La méthode choisie ne se contente pas de donner à voir un imagier auto-suffisant, mais s’attache à lier photographies et discours des acteurs, d’où la présence essentielle des verbatims qui accompagnent chacune des photographies présentées dans l’article.

Ce qui fait paysage

L’analyse à la fois visuelle et discursive permet de comprendre les logiques d’intention qui sous-tendent l’organisation de l’espace documentaire en contexte. L’espace documentaire photographié par les professeurs documentalistes s’articule autour d’une intention dominante déclarée qui tisse entre les trois photographies un fil, une « ligne d’habitation » qui contribue à l’élaboration d’un paysage documentaire. Dans l’expression « ce qui fait paysage », le paysage est à entendre non pas dans son sens courant qui désigne une forme fixe et commune, une vue d’ensemble soumise à notre champ visuel, mais au sens où l’entend Tim Ingold (1993). Pour l’anthropologue le paysage est lié à l’habiter, il est profondément lié à la pratique. Cette construction paysagère, figée par la photographie mais qu’il faudrait toujours considérer en construction, se niche dans l’articulation des discours et de la photographie. Si évidemment les liens sont poreux et les intentions multiples, trois lignes d’habitation se dégagent comme autant de lignes de force intentionnelles dans la représentation et la conception de l’espace documentaire : l’espace social, l’espace support et l’espace dispositif. Ces choix photographiques s’inscrivent dans les missions officielles des professeurs documentalistes telles que définies dans la circulaire sus-citée : l’espace social propice à l’ouverture culturelle et à l’éducation culturelle, sociale et citoyenne, l’espace en tant que support d’activités pédagogiques aux formes et modalités variées, et l’espace dispositif centré sur les formes de médiation et d’accès au document et à l’information. Ces paysages documentaires photographiés mettent en exergue des variations inter-individuelles dans les logiques d’intention dominantes.

Les verbatims sont la réponse des professionnels à la question du lien qu’ils établissent a posteriori entre les trois photographies, prises séparément.

L’espace social

« Je pense le CDI comme un lieu d’ouverture pour les élèves, c’est mon idée dans la conception du lieu. »

Profdoc E

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L’espace contenant, l’espace support

« C’est une trace du travail fait. Pas que mon travail. »

Profdoc C

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« L’élève, l’élève (…) c’est montrer la pluralité de ce qu’ils peuvent faire, le fait qu’ils le font. (…) Le fait que ce soit un carrefour. »

Profdoc B

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L’espace - dispositif

« L’information et l’accès à cette information. »

Profdoc D

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« Montrer la pluralité de l’espace documentaire dans lequel je travaille qui reflète aussi toutes mes missions diverses et variées. »

Profdoc A

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Un espace pluriel

Ces lignes d’habitation hétérogènes prennent appui dans l’espace sur des soubassements forts parmi lesquels la multi- activité. Au regard des photographies prises séparément par les professionnels, la pluri-activité est, un effet, un des piliers de l’espace documentaire. Sur les trois photographies demandées dans le protocole méthodologique, tous ont unanimement choisi de faire une photographie montrant expressément cette pluralité. Paradoxalement, ces activités différentes, entre diversification et éparpillement, peuvent être considérés comme une des causes du malaise identitaire, lié à la question de la reconnaissance, chez les professeurs documentalistes (Hedjerassi, Bazin, 2013). À travers les choix photographiques, cette pluri-activité, dans un écosystème qui n’est pas seulement numérique, est une revendication assumée. La pluralité et la diversité concernent tout aussi bien les usages des élèves et des enseignants, et en amont les missions du professionnel : spécialiste des sciences de l’information et de la communication, de l’éducation à la culture de l’information, professionnel de la lecture, gestionnaire d’un fonds imprimé et numérique, le professeur documentaliste habite un espace pluriel, à la fois espace de travail individuel ou en groupe, espace de formation, espace de recherche, de lecture et de détente, Cet attachement est commun et constitutif de leur identité en tant que professionnel.

« C’est une vue d’ensemble du CDI qui reflète bien toutes les activités qui peuvent être faites, donc le travail avec les classes, le coin fiction donc les prêts, les ordinateurs, le volet numérique et au fond la petite salle de travail où je reçois les élèves primo-arrivants. Quand on fait des travaux, on se met là. Ça reflète un peu toutes les activités qui peuvent être faites. »

Profdoc A

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« J’ai pris celle-ci parce que je trouve qu’on y voit tous les espaces. Il y a l’espace lecture, on en voit qu’un petit bout. Il y a les fictions, les étagères, les ordinateurs au fond. Voilà, je trouve que ça donne une vision d’ensemble des différents espaces et donc des différentes activités qui vont y être menées. Je pense que cette photo d’ensemble j’aurais aimé la prendre avec plein d’élèves autour au moment de la récréation. »

Profdoc B

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« Parce qu’on voyait tout, toutes les multiples activités du prof doc. »

Profdoc C

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« Parce qu’on voit aussi plusieurs espaces. On voit le coin lecture autour des bandes dessinées, et puis on voit un peu la répartition par support. Les périodiques sur la gauche, et à droit, on les voit pas bien, mais les livres. J’aurais voulu prendre une photo globale de tout mais… »

Profdoc D

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« C’est le lieu avec l’ensemble, j’ai pas pris les ordinateurs, j’aurais pu… l’espace de tables, de travail, de lecture, j’ai pris l’ensemble de l’espace. »

Profdoc E

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Se positionner dans l’espace

En psychologie sociale, quand il est étudié en tant que construction sociale d’un territoire, l’espace de travail touche à l’identité des acteurs (Fischer, 2011), au-delà de sa seule fonctionnalité. La sociologie des organisations met en avant les relations de pouvoir qui structurent nécessairement les organisations (Bernoux, 1998), et auquel l’espace documentaire ne pourrait échapper. L’espace de travail en tant que marqueur identitaire territorialise un espace statutaire symbolique. À l’intérieur du CDI, c’est le bureau, élément de mobilier essentiel dans l’espace scolaire et dans l’espace de travail, qui apparaît comme une frontière autour de laquelle se tissent des représentations et des pratiques signifiantes qui mettent en jeu l’identité du professionnel et construisent son rapport à autrui. Il circonscrit au sein du centre de documentation et d’information leur espace de travail resserré. Évoquant son bureau, Profdoc D s’exclame « des fois je peux regretter d’y être trop » et Profdoc C avoue « c’est un piège parce que j’ai du mal à m’en décoincer ». Le bureau apparaît alors comme une frontière potentiellement enfermante. Le bureau agit également comme une barrière par rapport à une relation qui peut parfois être vécue comme envahissante : « je veux que ce soit mon territoire et je leur dis et ils passent pas de l’autre côté » (Profdoc B) – « c’est pas leur espace du tout » (Profdoc E) – « dans la mesure du possible les élèves ne vont pas dans l’espace de mon bureau » (Profdoc A). Des professeurs documentalistes analysent cette barrière matérielle comme un élément symbolique signifiant en termes de construction identitaire, et d’autorité : « ça met une limite par rapport à mon positionnement personnel par rapport à eux » explique Profdoc B. Quand le bureau est un comptoir, il institue de façon spatiale une forme de pouvoir portée par le professionnel. Il lui permet d’asseoir un positionnement professionnel par rapport à autrui « un comptoir en hauteur qui pose bien les choses » (Profdoc B) et qui aide à se sentir pleinement professeur dans ce collège. « Je me rends compte que je me mets derrière et que ça donne une position, c’est curieux » (Profdoc C).

Ainsi, l’espace documentaire scolaire est un marqueur identitaire, soumis à des variations individuelles dans le cadre des fonctions institutionnellement attribuées. À ce titre, il est aussi un espace de tension (Dubar, 2015) quand il entre en dissonance avec l’identité pour soi du professionnel. Pour éviter la rupture entre ces formes spatiales, espace déclaré et espace expérimenté, espace d’intention et espace d’usage, c’est la notion d’espace tiers, en tant qu’espace de liens, qui est convoquée par I. Fabre (2011) pour penser le métier dans sa complexité, en tant que tiers-métier.

L’espace documentaire scolaire, un espace de tension identitaire

S’approprier l’espace documentaire par la parole

« Le découpage de l’espace en unités élémentaires pertinentes » est une des compétences nécessaires à la maîtrise spatiale, selon le géographe M. Lussault (2014). Pour décrire et appréhender l’espace documentaire dans sa totalité, les professionnels racontent comment ils le divisent pour en dégager des parties signifiantes. Cet agencement matériel spatial opère comme un premier niveau de médiation censé aider l’usager à se repérer, mais qui engendre aussi paradoxalement une certaine opacité (Fabre, 2013). L’étude d’A. Piponnier (2002) recense les topoï des centres de documentation et d’information, « lieux communs censés doter le territoire de repères lisibles et permettre sa distribution voire son parcours »[4]. Cette taxonomie topographique a vocation à répondre aux missions institutionnelles du professeur documentaliste. Dans notre étude (Mazurier, 2019) les espaces ont des points communs topographiques et organisationnels : la présence d’un comptoir en guise de banque de prêt, la présence d’une petite salle de travail incluse dans le CDI, l’utilisation de la classification de Dewey, l’implantation regroupée des postes informatiques, l’abonnement au même logiciel documentaire en sont quelques exemples.

Mais, dans le cadre d’une approche qualitative, le topos, dans sa conception aristotélicienne ne se suffit pas à lui-même, et doit se voir adjoindre une qualité relationnelle, la chôra platonicienne (Berque, 2010) entre autres exprimée par les discours. La « parole de l’habitant » (Segaud, 2010) permet d’interroger les éléments topographiques certes, mais aussi de sonder, au-delà de l’uniformité apparente du visible, le sens accordé par les acteurs à leurs pratiques dans l’expérience singulière. Comme le rappelle P. Bonnin (2002), nommer l’espace « c’est non seulement reconnaître un lieu, mais se l’approprier, lui donner consistance en le faisant sien, lui prêter un sens, le produire en quelque sorte ». C’est aussi à travers le lexique que se pense un espace en pratiques. Dès lors, si les espaces des cinq centres de documentation et d’information étudiés sont finalement assez ressemblants dans leur globalité visible, cette similitude ne doit pas cacher des représentations individuelles singulières, des typologies hétérogènes et des réalités organisationnelles variables qui s’expriment dans les discours.

En interrogeant le CDI à l’aune de la notion de « non-lieu » développée par M. Augé (1992), I. Fabre et V. Couzinet (2008) font de la question lexicale, une question signifiante. L’organisation par pôles, mais aussi le lexique employé pour les désigner apparaissent à la fois comme responsables et symptomatiques de l’absence de signification propre au non-lieu. Les discours révèlent ici des variations qui infirment un état statique qui figerait l’espace en un paysage lexicalement formaté, et le chargent, au contraire, de sens en contexte. À l’échelle de chaque CDI, les parties qui le composent sont variables et font appel à des objets différents : caractéristique architecturale, objet du mobilier, type de ressource, fonctionnalité de l’espace sont autant d’entrées significatives qui organisent le CDI du point de vue des professionnels. Les mots et expressions sont hétérogènes plus que stéréotypés, mélangeant organisation symbolique et matérielle, vocabulaire courant et plus professionnel. Cette absence globale de lexique commun raconte un usage plus personnel que collectif, plus intuitif que normé, qui participe de l’appropriation de l’espace documentaire sur le mode sensible et expérientiel, à l’opposé du non-lieu. Pour décrire l’organisation spatiale du CDI, un professionnel (Profdoc A) explique par exemple « je me suis dit que j’allais faire des pôles » et répertorie cinq pôles, BD, lecture, fictions, documentaires et enseignants, qui mêlent des distinctions de natures variées. Un autre, en revanche, préfère parler d’« espace » et procède à un découpage tripartite : « pour moi ça c’est l’espace bibliothèque, après il y a l’espace informatique, l’espace de travail collectif » (Profdoc B) mais aucun de ces deux termes n’est unanimement utilisé. On trouve aussi dans les discours des appellations plus volontiers hétéroclites : une zone, la salle de travail, les étagères, le rayon, le coin, qui leur confèrent une certaine matérialité. Un autre professionnel se réfère également à une organisation des supports par pôle mais évoque aussi des formes géométriques ou des zones peu strictement délimitées, mélangeant par exemple, en pratique, fictions et documentaires quand ceux-ci sont deux pôles expressément distincts dans ses intentions organisationnelles. L’organisation actuelle n’apparaît pas nécessairement comme une organisation figée et soumise à des choix bibliothéconomiques ou pédagogiques. Les logiques intentionnelles d’organisation de l’espace se mêlent à des considérations pratiques, et sont même parfois dictées par elles. Finalement, la fonctionnalité et l’efficacité constatées apparaissent comme un indice de satisfaction suffisant et peu corrélé à des considérations théoriques.

Un espace à soi… et aux autres

Les professeurs documentalistes se défendent clairement de personnaliser le CDI « je ne veux pas que ce soit mon CDI », dit Profdoc B, tandis que Profdoc E dit de façon semblable « je considère pas du tout le CDI comme mon espace », insistant par-là sur la dimension collective de cet outil mis au service de la communauté éducative. Néanmoins, au cours des entretiens, on note une interrelation déclarée entre la figure du professeur documentaliste et l’espace documentaire. Les professeurs documentalistes se dé-posent aussi dans l’espace et l’informent de leur personnalité. La coloration est forte, agissant potentiellement, sur les choix de fonds, la présentation, l’accueil, la communication, « c’est vraiment un lieu qui est dépendant de la personne qui le tient » (Profdoc C) et ce sont les « affinités » qui organisent les relations professionnelles à l’intérieur de l’établissement, et ce malgré des cadres institutionnels qui devraient être prescriptifs. Profdoc B explique : « On retrouve ce que je suis en fait, c’est-à-dire on retrouve ces trois volets, y a du manuel, y a du numérique et y a du lire ». Cette personnalisation colore aussi les pratiques des élèves dans leur façon de s’emparer de l’espace et d’y vivre, quand la timidité personnelle du professionnel est tenue pour responsable de la non-utilisation ou de la sous-utilisation des différentes ressources numériques initiées, mais autour desquelles il n’ose communiquer, ou quand le professeur documentaliste reconnaît que certains comportements dans l’espace documentaire sont une conséquence directe de sa personnalité.

Des paysages documentaires disparates

L’espace documentaire est également envisagé comme un espace en tension quand les acteurs pointent des divergences, voire des contradictions, entre l’expérience vécue et les logiques institutionnelles, entre l’espace déclaré et l’espace expérimenté.

Concernant l’usage, les professionnels ne passent pas sous silence les tensions entre les fonctions officiellement assignées au lieu et les usages constatés en contexte. Répondant à une question sur les pratiques de lecture de presse au CDI, Profdoc C explique : « J’ai pas envie d’être dans la contrainte sur ce genre de choses. Je préfère qu’ils viennent. Même pour pas faire grand-chose, que de plus venir parce que je vais les embêter à faire… Les obliger à faire quelque chose qu’ils n’ont pas envie. Parce qu’ils viennent, ils feuillettent, ils font des petites choses, ils travaillent ensemble. » De même, Profdoc B, faisant référence aux activités de coloriage des élèves, décrit un espace documentaire de tensions entre pédagogique, programmatique et identité attribuée d’une part, et ludique, contextuel et identité pour soi d’autre part : « je suis pas vraiment là pour ça (…) c’est vrai que le CDI n’est pas un lieu pour ça techniquement » mais concède « après tout on peut pas dire qu’ils fassent du bruit, c’est pas du travail non plus, mais bon ». Dans sa première photographie présentée ci-dessous, Profdoc A veut montrer l’importance, à ses yeux, de la fonction d’accueil des CDI, qu’elle estime minorée ou ignorée au profit d’autres fonctions dans les discours. En choisissant cette zone associée à la lecture, ce sont évidemment les pratiques de lecture mais finalement aussi la convivialité et la sociabilité qui sont révélées par la photographie, alors qu’elles sont parfois débattues quand sont considérées les évolutions spatiales des CDI.

« Le coin lecture. C’est quand même un endroit un peu convivial, en général qui est rempli, ils lisent des mangas, ça reflète un peu toutes leurs habitudes de lecture. Voilà j’aime bien, c’est un endroit que j’aime bien aussi. Ça peut m’arriver quand je suis toute seule en fin d’année de m’installer là, c’est rare. Ils ont toutes les ressources, ils ont des journaux, ils ont des BD. C’est un endroit où ils aiment bien être. Y compris pour se reposer, ils viennent là juste sans rien faire, ils se reposent, des filles quelques fois qui viennent papoter…On essaie de limiter un peu… C’est un endroit sympa je trouve ici. C’est aussi un aspect je trouve des centres de documentation. On n’a pas que une vocation… On a une vocation d’accueil. »

Profdoc A

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« C’est que l’espace documentaire c’est pas fermé. Je pense le CDI comme un lieu d’ouverture pour les élèves, c’est mon idée dans la conception du lieu. »

Profdoc E

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« Parce qu’on voit le lieu, parce qu’il y a l’ensemble, y a mon bureau et y a la porte ouverte, pour moi c’est important, c’est vraiment un espace qui… l’espace est ouvert sur l’établissement en fait. »

Profdoc E

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ProfDoc E insiste dans deux de ses photographies présentées ci-dessus sur la représentation de l’espace documentaire comme un espace ouvert symboliquement sur son environnement, sur les autres membres de la communauté éducative, sur l’établissement en tant qu’espace qui permet l’ouverture intellectuelle et culturelle par son fonds et ses accès à l’information. Le choix de la porte, volontairement ouverte, sur la photographie matérialise cette ouverture. Néanmoins cette fonction déclarée assignée à l’espace documentaire scolaire se heurte à des logiques contextuelles, mais tout aussi endogènes, qui viennent la contredire : « pour moi c’est pas un espace fermé, le CDI c’est pas un espace fermé, ça devrait pas. Bon ça l’est un petit peu parce que… ça l’est des fois, un peu par les règles, c’est ce qui me questionne. Les règles l’enferment un peu des fois je pense » (Profdoc E). Aussi, à l’échelle du dispositif, les motifs spatiaux d’ouverture et de fermeture apparaissent comme une grille d’analyse fonctionnelle de l’espace étudié sous l’angle de l’identité professionnelle.

Conclusion

L’espace documentaire n’est pas aussi uniforme et plat que le visible le laisse penser, il se déploie et se plie en contexte, dans l’expérience singulière des acteurs, considérés par le chercheur comme des habitants, et non seulement des organisateurs ou des gestionnaires. C’est la photographie, nécessairement combinée aux discours, qui nous permet ici d’interroger l’espace documentaire dans ses éléments visibles et topographiques, mais aussi au-delà, dans l’expérience, quand il est considéré comme un paysage, au sens anthropologique. La notion de tiers-espace empruntée au sociologue américain R. Oldenburg (1989), reprise (Servet, 2010) et enrichie (Martel, 2017) dans le monde des bibliothèques pour définir un modèle de bibliothèque largement diffusé depuis, ne doit pas occulter le point de vue des acteurs. Grâce à une approche qualitative, à la fois sémiotique et discursive, le chercheur s’attache à comprendre les représentations des acteurs et leur expérience spatiale singulière, contre tout risque de déterminisme topographique. Dès lors, l’espace documentaire scolaire auquel la profession attache historiquement une importance particulière est indéniablement un marqueur identitaire qui donne à voir les traces d’une identité pour autrui, mais aussi pour soi. En ce sens, il est un espace de négociation identitaire (Dubar, 2015). Cette négociation participe de l’organisation de l’espace et elle s’y donne à voir de façon complexe et singulière, et sans doute, assure-t-elle aussi la pérennité du dispositif. En contribuant à la constitution d’un corpus, la méthode visuelle utilisée contribue à une meilleure connaissance de l’objet « espace documentaire » en sciences de l’information et de la communication, loin du « modèle », et au plus près du « modal » (Laplantine, 2018) dans une approche sensible.