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Au coeur des réflexions et approches critiques relevant au sens large des « études musico-littéraires », qui unissent de par le monde une communauté de chercheurs immergés, bien qu’en provenance d’horizons divers, dans le désir commun de contribuer à une esthétique comparée, la question de la modélisation des fables narratives (particulièrement des romans) sur des formes musicales semble historiquement cruciale. Elle constitue l’un des axes majeurs de l’ouvrage pionnier de Françoise Escal, Contrepoints[1], dont les propositions ont été reprises, variées et affinées dans un nombre considérable de travaux, qu’ils empruntent la voie d’un tableau synthétique de l’imaginaire musical dans la culture littéraire (et l’intellectualité en général[2]) ou celle, plus tournée vers la réception, de la lecture « musicalisante » induite par de multiples récits[3] : l’une des premières – et des plus illustres – demeure assurément celle du Wilhelm Meister de Goethe par Friedrich Schlegel[4]. Je me suis efforcé, dans Modèle musical et composition romanesque. Genèse et visages d’une utopie esthétique[5], d’explorer les racines poétiques et spéculatives, notamment dans la théorie littéraire du premier romantisme allemand, de la constitution d’une « idéalité » musicale pour le roman. De fait, l’utopie d’une « poésie universelle progressive » (« progressive Universalpoesie ») procédait en grande partie d’un fantasme de transposition au langage verbal de la synthèse « subjective-objective » supposément réalisée par la musique instrumentale, et tout particulièrement l’art de Beethoven. En d’autres termes, le roman, dans la mesure où il aspirait au statut de « genre des genres », n’avait d’autre choix que d’admettre, de manière plus ou moins consciente et explicite, une idéalité musicale, et sur le plan pragmatique, de se musicaliser. On touche là, sans doute, à un paradoxe étonnant, qui fait mesurer au passage la puissance (parfois équivoque) de la musique au sein de la culture : en effet, selon ce processus, c’est la musique qui garantit le « régime d’art » – et donc la littérarité même – d’un roman toujours symboliquement menacé, et perpétuellement en quête d’autorité. On le sait, le langage verbal, quand il n’arbore pas des marques écrasantes d’artisticité (la rime et la métrique dans le cas de la poésie, une profusion « d’imaginaire » dans le cas des fables narratives) est aisément fragilisé en termes d’esthétique, alors même que des oeuvres très simples et modestes, quand on a affaire à des matériaux sémiotiques non-verbaux, sont spontanément reçues en régime d’art. Cette situation, qui a fait la frustration et même parfois le désespoir de nombreux écrivains, explique qu’au tout début du xixe siècle, accompagnant le formidable essor factuel et théorique de la musique « absolue[6] », le caractère moderne, spéculatif, ambitieux, réflexif ou encore totalisant du roman ait paru étroitement dépendant de sa qualité musicale. Sensibles aux puissants relais philosophiques proclamant « l’excellence » de la musique, voire sa suprématie, peu d’écrivains considérés comme majeurs, au moins jusqu’au milieu du xxe siècle, se sont tenus à l’écart de cette tendance. Il suffit de penser à Joyce, Proust, Gide, Broch, Hesse, Musil, Woolf, parmi bien d’autres, et bien sûr au Thomas Mann qui qualifie ses oeuvres de « bonnes partitions » (« gute Partituren waren sie immer[7]… ») et écrit dans son Journal du docteur Faustus, avec une limpidité presque excessive : « En outre, ces lectures m’étaient un argument pour le constructivisme musical que je portais en moi comme un idéal formel et qui cette fois présupposait un impératif esthétique particulier. Je sentais bien que mon livre devait finir par être ce dont il traitait : une musique constructive[8]. » Que l’on considère une telle déclaration comme une description somme toute assez objective du dernier grand roman de Thomas Mann ou comme un voeu pieux dicté par une persistante illusion compositionnelle, elle procède assurément de la propension du roman à placer hors du langage verbal « l’idéalité » de son projet et la caution de sa modernité. Mais précisément, à l’heure où l’horizon ontologique qui soutenait la théorie littéraire du romantisme s’est largement estompé et où les artistes ne seraient plus, en contexte postmoderne, que des « romantiques défroqués », qu’en est-il de ce puissant schème culturel ? Comment a-t-il été affecté par la dissipation des utopies modernistes et dans quelle mesure, en se métamorphosant, s’est-il perpétué ?

Sécularisation progressive d’une utopie

Afin de décrire et de différencier les différentes « stratégies » de musicalisation du roman qui se font jour dès la fin xviiie siècle, j’ai proposé un outil théorique rudimentaire, reposant sur trois termes empruntés à la caractérisation musicologique des tropes de plain-chant. Est ainsi qualifié de « logogène » un roman qui inclut une représentation de la musique (souvent par le biais de personnages d’interprètes ou de compositeurs), le plus souvent assortie d’un discours historique, esthétique, voire musicologique ; le roman « mélogène » se consacre quant à lui à la production d’une forme de musique verbale, en se rapprochant de la poésie et en admettant une part variable d’hermétisme et de dénarrativisation ; le roman « méloforme », enfin, aspire à la migration vers la fiction narrative de formes musicales canoniques (la forme-sonate, la fugue, le thème et variations) et se projette donc idéalement, sans pour autant renoncer aux privilèges du romanesque, en opus musical. Bien que rien n’empêche théoriquement un texte de relever simultanément de deux catégories (voire des trois), c’est évidemment la dernière d’entre elles, le méloforme, qui apparaît la plus pertinente pour désigner, dans toute sa complexité utopique, le projet romantique de « poème moderne ». La confusion idéale du romancier et du compositeur s’impose en effet comme la conséquence logique du paradoxe, mentionné plus haut, qui veut que plus un roman se rapproche de « l’absolu littéraire », plus il doit se présenter comme l’analogon d’une oeuvre musicale, et cela en maintenant un degré élevé de réflexivité et de conscience des procédés mis en jeu. On peut dire que La mort de Virgile d’Hermann Broch n’est absolument pas logogène (il n’évoque que très peu la musique) mais intensément mélogène (il tend à l’immense poème en prose), et qu’à l’inverse, Le docteur Faustus n’est guère mélogène (il adopte la forme classique et les codes narratifs du Künstlerbildungsroman) mais extrêmement logogène, puisque Thomas Mann, avec l’aide précieuse d’Adorno, y atteint un degré élevé de précision musicologique. Les deux, en revanche, perpétuent à leur manière, au-delà du romantisme historique, l’ambition synthétique propre au méloforme, et constituent même, par leur matière intellectuelle, une sorte d’examen de conscience, acéré et déchirant, des noces criminelles de « l’absolu littéraire » et du naufrage moral : le roman de Mann s’achève, on le sait, sur une demande de pardon qui est, au-delà du seul plan historico-politique, celle d’une Kultur germanique portée à la célébration de son indigénisme et à l’absolutisation quasi-religieuse de la musique.

En effet, l’idéalité musicale du roman s’est montrée inséparable, en son âge d’or, d’une adhésion plus ou moins consciente de nombre d’écrivains à une métaphysique de la musique. Hoffmann, on le sait, s’adonne, en termes spiritualistes et enflammés, au culte du Don Giovanni de Mozart et surtout des Symphonies de Beethoven comme symbole même du romantisme : Balzac s’en fait l’écho, à peine distancié, dans son Gambara. Quand un Hegel, soucieux de conserver à la philosophie ses privilèges spéculatifs et résolu à ne pas trop céder le terrain à la musique[9], observe un silence pour le moins stupéfiant sur Beethoven, les romanciers n’hésitent pas à voir en ce dernier l’Orient de toute ambition esthétique. Avant même que ne s’institue, au prix souvent d’une sur-élaboration intellectuelle et d’un excès d’abstraction, le mythe culturel du « dernier Beethoven » et du « style tardif », un Victor Hugo accrédite, avec le palmarès qu’il tresse dans William Shakespeare, l’idée d’une tension historique de la littérature vers la musique : « Le grand Pélasge, c’est Homère, le grand Hellène c’est Eschyle, le grand Hébreu c’est Isaïe, le grand Romain c’est Juvénal, le grand Italien c’est Dante, le grand Anglais c’est Shakespeare, le grand Allemand c’est Beethoven[10]. » Comment mieux faire entendre que la poésie moderne, si elle se veut vraiment universelle et progressive, doit se jeter dans les bras de la musique ? Signal implacable, la substitution du nom de Beethoven à celui, beaucoup plus attendu, de Goethe, célèbre, sinon bien sûr le dépérissement du logos, du moins la force toute nouvelle du modèle musical. Dès lors, dans une vision totalisante du grand roman comme expression ultime et novatrice de la « poésie », laboratoire de formes, organisme complexe, autosuffisant et par là même capable d’héberger une pensée proprement littéraire, l’idée d’une synthèse musicale entre le vertical (l’harmonie, le subjectif) et l’horizontal (la polyphonie, l’objectif) devient fondamentale, aussi bien dans les oeuvres elles-mêmes que dans les métadiscours. De manière plus ou moins explicite et inégalement soutenue par des références précises à la technique compositionnelle, elle commande durablement nombre de lectures critiques d’oeuvres du passé (par exemple Don Quichotte) et tend à renforcer, parfois à l’extrême, l’autorité symbolique de certaines grandes figures musicales : Beethoven, bien sûr, objet d’un culte littéraire dont on perçoit encore toute la force dans Jean-Christophe de Romain Rolland (mais aussi, du reste, dans Le docteur Faustus, qui bien plus qu’un roman sur Schoenberg est un roman sur Beethoven), ou Jean-Sébastien Bach. Absolutisé, canonisé, le Cantor de Leipzig se voit crédité d’un imperium paternel démesuré : le voir qualifié de « Père tout puissant » (« Allvater » ou « Übervater »), ou de « Homère » et de « Hercule » de la musique, n’est pas rare chez les musicographes du xixe siècle. Cependant, il n’est pas seulement « l’alpha et l’oméga de toute musique », selon le célèbre mot de Max Reger, il le devient peu à peu, pour certains esprits, de toute philosophie (c’est peu ou prou le cas chez Cioran) et de toute ambition littéraire : un André Suarès, auteur d’une Esquisse pour un portrait de Bach[11] perclus d’idolâtrie, n’écrit qu’à l’ombre métaphysique des deux grandes Passions, quand son « meilleur ennemi », Gide, voit dans le contrepoint rigoureux et le pythagorisme bachien (plus précisément le modèle fétichisé de L’art de la fugue) la seule possibilité de régénération critique du roman.

Au moins jusqu’au milieu du xxe siècle, l’utopie « méloforme » s’inscrit donc dans le vaste courant idéaliste d’absolutisation de l’art que Jean-Marie Schaeffer appelle « théorie spéculative de l’art[12] ». Au titre de connaissance extatique, la musique y a régulièrement figuré l’idéal de la littérature, et cela avec d’autant plus d’intensité que son influence s’est parfois exercée chez des écrivains qui ne la constataient pas, où qui affichaient même à son égard un certain scepticisme. Le cas de Musil est à cet égard passionnant, qui s’adonne à une salubre satire anti-musicale (ou « mélophobe ») dans L’homme sans qualités, notamment par l’entremise du couple formé par Clarisse et Walter, mais développe parallèlement une intellectualité musicale quasi-mystique, comme si seul l’art des sons pouvait servir d’horizon à son immense entreprise narrative. L’important, toutefois, est qu’on ne saurait soupçonner Musil, qui se montre soucieux, comme le fera plus tard Kundera, de dégonfler quelque peu la « baudruche » romantique, d’adhérer encore corps et âme (ce qui ne signifie pas qu’il ne l’ait pas intégrée comme réflexe) à la théorie spéculative. Même si la référence à la musique demeure culturellement centrale, elle n’est pas consacrée en termes d’idéalité ni ne constitue un double horizon poétique et ontologique. On peut dire, en somme, que le modèle musical se sécularise : après la grande césure de la Seconde Guerre mondiale, et l’effort de la philosophie (y compris esthétique) pour en mesurer les conséquences, l’idée de « Kunstreligion » n’a plus guère droit de cité. Dès lors, le rêve d’une synthèse subjective-objective « méloforme » et la chimère d’un Poème narratif absolu, parce que leur socle théorique et idéologique s’est en partie fissuré, se voient presque contraints de thématiser leur propre dépérissement.

L’examen d’un tel processus mériterait que l’on s’y attarde longuement, mais on peut sans doute l’esquisser à propos d’Hermann Broch. Dans ses grands textes critiques, rassemblés en français sous le titre Création littéraire et connaissance, l’écrivain autrichien fait d’abord preuve d’une conception utopiste de l’oeuvre d’art, assumant une perspective historiciste qui n’a rien à envier aux formulations les plus radicales de la théorie romantique sur la « poésie universelle progressive ». Pour lui, le roman digne de ce nom est une synthèse, il doit « parvenir à l’absolu et réaliser une union de tous les éléments rationnels et irrationnels de la vie[13] », posséder une qualité métaphysique et fonder « l’unité de la vision du monde » :

Je sais également qu’il serait absurde d’exiger de l’écrivain que dans chacune de ses oeuvres il puisse procéder, serait-on tenté de dire, à une espèce de fondation de religion. Cependant si vous jetez un regard dans l’histoire et peut-être aussi dans votre propre coeur vous ne tarderez pas à apercevoir que l’homme n’a jamais pu vivre sans satisfaire ses besoins métaphysiques. Sous quelle forme l’esprit métaphysique ressuscitera et même s’il n’est pas déjà ressuscité, nous ne pouvons pas le savoir mais tout permet de supposer que nous nous avançons vers une nouvelle unité de la vision du monde – que cette unité soit appelée religieuse ou de tout autre nom –, et si nous voyons devant nous les tâches que la littérature nouvelle, c’est-à-dire avant tout le roman nouveau, s’est assignées, nous pouvons sans doute dire avec scepticisme que cela est le bouquet final du feu d’artifice d’une vieille civilisation, mais nous pouvons dire tout autant que même dans la moindre de ces oeuvres d’art, pourvu seulement qu’elles en soient, la réalité nouvelle s’annonce. Car la tâche de la littérature en tant que telle n’est pas nouvelle, elle est dans l’âme humaine une image éternelle du désir, image impossible à perdre – elle a existé depuis toujours dans toute sa polyphonie mais l’instrument que la littérature s’est créé dans le nouveau roman a des dimensions qui rappellent à tel point celles des grandes orgues, le roman nouveau dans sa polyphonie à la fois rationnelle et irrationnelle est un instrument symphonique tellement merveilleux que celui qui veut entendre sent vibrer dans ses sonorités d’orgue le bruissement de l’avenir.

CLC, p. 243-244

Or, il n’est qu’à observer la paraphrase critique exaltée à laquelle se livre Broch à propos de l’Ulysse de Joyce pour se convaincre de l’idéalité musicale d’une telle ambition. Par son ampleur et la complexité de sa construction, le livre de l’écrivain irlandais devient le « foyer des forces anonymes de l’époque », une « plante mystique » dont l’humour cosmique « comprime dans la simultanéité d’un seul acte de connaissance tout le savoir de l’évolution infinie de l’humanité » (CLC, p. 209), mais réalise cette percée, et c’est là l’essentiel, de manière profondément musicale. L’idée de simultanéité, qui conjugue une « coupe du monde » et une « coupe du moi » dans l’éternelle synthèse subjective-objective, s’impose comme la formule sacrée de l’alchimie joycienne, si bien qu’on n’est pas surpris de voir surgir sous la plume de Broch une référence aux « dernières oeuvres de Beethoven » (CLC, p. 189) : le maître-roman ne saurait être pensé hors du paradigme de la modernité musicale. En effet, la « simultanéité », que Broch prend pour signe idéal de la génialité d’Ulysse (en y ramenant sans soute abusivement l’ensemble de ses caractéristiques poétiques) n’est rien moins que la transmutation romanesque de l’énergie polyphonique : ce que réussit Ulysse, c’est le tuilage de quelques voix singulières dans le bruissement général de la vie, en leur confiant alternativement l’expression du « sujet ». À la manière d’une grande fugue, ou d’un grand motet profane, le livre de Joyce enlace contrapuntiquement des chaînes de symboles dans une vague à la fois progressive et hermétique, de manière à donner l’illusion de « l’infini de la nature insaisissable où repose le monde », c’est-à-dire, sans doute, de la juxtaposition perpétuelle des données objectives, subjectives, empiriques, sensibles :

Toujours c’est la simultanéité qui importe, c’est le synchronisme des possibilités infinies de tailler à facettes l’objet symbolique. […] Bien que cet effort vers la simultanéité (également suggéré par le resserrement des événements en un seul jour) ne puisse pas rompre la contrainte qui force à exprimer la juxtaposition et l’interprétation par une succession, l’événement unique par la répétition, l’exigence de la simultanéité n’en demeure pas moins le but véritable de toute oeuvre épique et même de toute oeuvre littéraire.

CLC, p. 196

L’image de la gemme taillée, ou de la perle parfaite, trahit le caractère mythique de l’objet symbolique ; quant à la frustration prévisible, inhérente à l’impossibilité de toute polyphonie littéraire authentique, elle n’empêche pas de reconnaître ici, une fois encore, une déclaration non-équivoque de l’idéalité musicale de toute oeuvre littéraire poétiquement ambitieuse. Joyce est compositeur, et, naturellement, Broch aussi : dans la longue auto-analyse à laquelle l’écrivain autrichien se livre à propos de sa Mort de Virgile, il affirme avec une clarté confinant à l’arrogance (compte tenu de l’absence chez lui d’un savoir technique et positif sur la musique) la nature musicale d’un texte qu’il conçoit par ailleurs comme le chant du cygne de l’esthétique romantique. Réseau serré de leitmotive, immense thème et variations, symphonie en quatre mouvements : toutes les références musicales, fussent-elles contradictoires, sont mobilisées pour garantir le statut exceptionnel de son entreprise, alors même que celle-ci, utilisant la métaphore d’une inéluctable destruction de l’Énéide par le poète mourant, veut affirmer la nécessaire dissolution du projet romantique. Dans l’esprit de Broch, La mort de Virgile problématise, précisément parce qu’elle parvient une ultime fois à s’approcher de son essence musicale, le renoncement à l’oeuvre d’art narrative dans son acception utopique, le moment où le Roman (avec un R majuscule), devenu chant lyrique de son autodépassement, dit adieu à sa forme idéale.

Repli sur l’opus musical et visages d’une possible renaissance

S’il ne disparaît évidemment pas, c’est ainsi sous forme largement « sécularisée » que le modèle musical continue de s’exercer dans les romans de l’après-guerre. L’aventure somme toute éphémère du « Nouveau Roman » n’a par exemple pas dédaigné, au coeur de ses expériences formalistes et de son exploration du temps narratif, de s’inspirer de structures musicales, au premier chef – encore et toujours – du contrepoint. L’ambition « méloforme » s’incarne désormais de manière moins totalisante, dans des textes souvent plus courts et historiquement situés, comme si le matériau culturel (ce que j’ai appelé le logogène) s’imposait de manière pragmatique : plutôt que de poursuivre le « genre des genres », on entend rendre hommage aux compositeurs et aux oeuvres. Un symptôme de cette évolution est ainsi la floraison de fictions « mélomanes », qui, faute de se projeter en Roman idéal, se présentent, non sans visées pédagogiques, comme l’analogon littéraire d’un opus musical singulier, dont elles comprennent généralement une analyse culturelle et stylistique. Sans nul souci d’exhaustivité, on peut mentionner La suite lyrique de Guy Scarpetta[14], centré sur un personnage de compositeur et qui adopte la forme du quatuor à cordes homonyme d’Alban Berg, lequel est amplement décrit ; Désaccord majeur d’Irene Dische[15], qui propose un portrait ambitieux et critique de l’Allemagne d’après la réunification (confrontée à la double nécessité de l’auto-examen et de l’acceptation d’un visage à la fois familier et étrange d’elle-même), en coulant sa structure narrative sur celle des célèbres Variations Diabelli de Beethoven, là encore explicitées par un personnage de pianiste ; K.622 de Christian Gailly[16], dont le titre constitue une référence transparente au Concerto pour clarinette de Mozart et dont le troisième chapitre, à vocation réflexive, constitue une mise en abyme des trois mouvements de la partition ; Le château de Béla Bartók de Max Genève[17], fiction biographique qui retrace le parcours du compositeur en empruntant à son unique opéra, Le château de Barbe-Bleue, une progression dramatique rythmée par l’ouverture successive de sept « portes ». Partition mythifiée entre toutes, érigée par l’aura paradoxale de Glenn Gould en symbole même de la musique « classique », les Variations Godlberg de Jean-Sébastien Bach ont à elles seules dicté, assortie d’un degré inégal d’exactitude formelle, d’imitation stylistique et de de précision analytique, la structure d’au moins quatre romans : Les variations Goldberg de Nancy Huston[18], Goldberg : Variations de Gabriel Josipovici[19], L’offrande musicale de Yves-Michel Ergal[20] et Contrepoint d’Anna Enquist[21], sans même parler de 32 Short Films about Glenn Gould (1993) de François Girard ou d’un recueil de poèmes comme Sur un piano de paille. Variations Goldberg avec cri de Michèle Finck[22]. Dans tous ces ouvrages, le récit se présente comme le palimpseste littéraire de la partition aimée, à la faveur d’un tour de force technique grâce auquel l’auteur tisse avec son lecteur une forte connivence culturelle : l’isomorphisme précis, pour difficile qu’il soit à réaliser, engendre une familiarité qui atténue la portée métaphysique de la référence musicale. Sans qu’on puisse assurément leur reprocher un quelconque déficit d’ambition esthétique (leur qualité intrinsèque, toujours relative, doit assurément être appréciée au cas par cas), de telles fictions constituent des expériences d’intertextualité « hétérosémiotique » entre musique et littérature qui ne manifestent pas de disposition fondamentalement spirituelle et utopique : tout se passe comme si le méloforme, en se repliant sur l’opus singulier, disparaissait au moment même de son actualisation. Sans doute le développement très important de la musicologie et de la sémiologie musicale, qui ont révélé les spécificités de l’esthétique et du matériau de la musique, a-t-il contribué à affaiblir l’idée d’une « substance poétique » commune, dont la musique serait l’expression privilégiée. Il en résulterait, accompagnant le relatif effritement de la théorie spéculative au profit de la sociologie de l’art, de l’esthétique analytique, des théories de la réception, voire des sciences cognitives, une approche plus empirique du modèle musical en littérature, qui ne possèderait plus que des liens distendus avec la « doctrine » romantique. L’art des sons stimulerait toujours la création romanesque, mais ne lui promettrait plus « l’absolu littéraire » ; la musique demeurerait un référent privilégié du texte, mais n’en constituerait plus l’idéalité.

Si un tel constat, malgré les arguments et les exemples qui le soutiennent, doit toutefois être énoncé au conditionnel, c’est sans doute parce que depuis les années 1990, probablement en réaction à la polarisation de plus en plus prononcée du champ romanesque entre littératures dites « de l’imaginaire » (science-fiction, fantasy) et littératures « du réel » (romans documentaires, autofictions), on assiste à une réhabilitation instinctive du projet romantique. L’objectivation critique de la « théorie spéculative de l’art », de sa prétention historiciste à la modernité, du culte de l’oeuvre d’art qu’elle induit, des réflexes élitistes ou réactionnaires qu’elle engendre, n’empêche pas que semble se reconstituer, à nouveaux frais, le fantasme d’un opus magnum littéraire dont le principe poétique et l’énergie interne émanent de la musique. De ces textes ambitieux, structurellement complexes et intensément réflexifs, on peut dire qu’à défaut d’être des chefs-d’oeuvre (cela demeure, pour autant que l’on admette sans réserve la catégorie, affaire d’appréciation individuelle), ils sont écrits en « style chef-d’oeuvre », comme disait ironiquement Musil, ou interviennent dans l’espace littéraire en « mode chef-d’oeuvre », nouvelles pierres de touche d’une poésie progressive aimantée par la musique. Un renouveau du Künstlerbildungsroman musical s’observe ainsi avec des romans tels que Le temps où nous chantions de Richard Powers[23], Apologie de la fuite de Léonid Guirchovitch[24], Confiteor de Jaume Cabré[25], Corps et âme de Frank Conroy[26], la trilogie d’Aksel Vinding de Ketil Bjørnstad[27], vastes fables qui, malgré tout ce qui les différencie, semblent renouer avec l’ambition totalisante d’un organon spéculatif avec la pleine conscience que le roman de formation s’est historiquement montré solidaire – depuis Wilhelm Meister d’une appréhension de la structure narrative en termes musicaux. Centré sur le personnage du jeune chanteur Jonah Strom, « Caruso noir » de l’Amérique d’après-guerre, le roman de Richard Powers organise autour d’un événement à forte teneur morale et politique (le récital de la contralto Marian Anderson sur les marches du Lincoln Memorial de Washington le jour de Pâques 1939) un vortex temporel dont le principe git dans les noces quasi-mystiques de la physique atomique et du temps musical. Extrêmement logogène, le roman traite du heurt entre le culte apolitique de la musique (envisagée comme « réfutation du temps ») et la nécessité historique de l’émancipation des Noirs américains, en mettant en relation, à l’aide d’un vaste contrepoint d’unités narratives, différentes strates temporelles : comme si la musique, dans cette fable située dans la postérité d’un Zeitroman telle que La montagne magique, faisait fusionner le temps objectif (mesuré) et le temps subjectif (ressenti) pour livrer une image plus concrète, moins linéaire – plus « vraie » ? – de l’histoire.

Beaucoup moins logogène, mais lui aussi résolu à reprendre le flambeau du constructivisme musical brandi par Thomas Mann (auquel l’auteur rend un hommage appuyé dans un autre roman musical, Têtes interverties[28]), l’ouvrage de Léonid Guirchovitch évoque à travers le parcours d’un jeune homme, Preis, le destin des Juifs soviétiques exilés en Sibérie par Staline. Parfois hermétique, voire tenté par des expériences de dénarrativisation d’esprit « mélogène », le texte assume, ourlé d’un voile d’ironie, l’héritage du romantisme allemand, et se caractérise par un fourmillement d’allusions culturelles, d’incises réflexives, d’autocommentaires burlesques et de foi inébranlable en la fusion du savoir littéraire et philosophique sous l’égide de la musique. C’est la théâtralité tragique de l’écriture de Chostakovitch, prodigue en incises ironiques et sarcastiques, qui confère au texte son énergie d’élucidation de l’histoire et guide l’écrivain dans sa recréation critique du langage de la propagande. Le Trio funèbre sur la mort de Sollertinski réalise par exemple le miracle d’une « réconciliation de l’horizontal et du vertical[29] » en un rappel de la synthèse « subjective-objective » qui invite Guirchovitch à avouer sans ambages, dans la meilleure tradition romantique, l’idéalité musicale du texte :

Dimitri combattait continuellement son indifférence envers la poésie, avait honte de l’avouer, et pourtant, qu’y avait-il de honteux ? La poésie est une musique déchue qui tente de retrouver ses anciens droits. Les auteurs de poésie ou, mieux, les auditeurs qui envahissent les stades sont des réformés de la musique. En Russie, ils sont bien plus nombreux qu’ailleurs en Europe, c’est de là que provient un si grand besoin de poésie[30].

Le romancier catalan Jaume Cabré, dans son complexe Confiteor, construit pour sa part une ample fable polyphonique sur un vingtième siècle européen à jamais marqué par les stigmates de la Shoah. Livrant une méditation romanesque sur le devenir de l’art et de l’écriture, après les questions béantes laissées par Adorno et Celan (tous deux nommés dans le texte), le récit retrace le parcours d’un jeune violoniste barcelonais, Adrià Ardèvol, mais aussi d’un violon de grand prix, confisqué à Auschwitz. Comme chez Richard Powers, plusieurs strates temporelles s’entremêlent autour d’un événement matriciel (l’interprétation par Jascha Heifetz de la Chaconne de Bach) pour approfondir le destin d’un sujet écartelé entre une sphère musicale maternelle, apolitique, doloriste, et une sphère paternelle en apparence livresque et humaniste, mais en réalité dissimulatrice et matérialiste. L’ombre de Thomas Mann, une fois encore, plane sur ce texte saturé d’érudition logogène, dans lequel seule une intense confrontation dialectique avec la culture musicale semble pouvoir permettre la méditation sur un crime inexpiable, mais aussi autoriser, au moins au plan individuel, une quête d’intelligence et de rédemption. Dans les trois textes que l’on vient d’évoquer, dont aucun, même si tous marquent leur préférence pour un univers musical spécifique (l’art lyrique baroque, Chostakovitch, le répertoire de violon), ne s’adosse structurellement à un opus singulier, la Bildung diffractée et dilatée du musicien engendre un organon narratif dont les attributs, notamment la superposition de temporalité et les effets formels de simultanéité, sont idéalement ceux d’une oeuvre musicale.

Il est remarquable que ce soit souvent l’histoire tragique du xxe siècle qui fasse l’objet, dans ce type de fictions, d’une vaste symbolisation musicale, comme si l’absolutisation romantique de l’art des sons et la « théologisation » de certaines grandes figures (notamment Bach) imposaient que l’énergie méloforme, intacte, soit à présent mise au service d’un examen de conscience, lequel dissimule dans doute l’espoir de refondation d’un humanisme musical. On songe à la célèbre phrase de Claude Lévi-Strauss, qui étend en quelque sorte l’injonction méloforme à l’ensemble de la pensée : « La musique est le suprême mystère des sciences de l’homme, celui contre lequel elles butent, et qui garde la clé de leur progrès[31]. » Sans s’inscrire directement dans la tendance au renouveau du roman de formation, un texte comme Central Europe de William T. Vollmann[32] se présente comme une colossale polyphonie de récits enchevêtrés (une trentaine de lignes de récit alternées) composant dans leur entrelacs une radiographie des mécanismes totalitaires qui, au xxe siècle, s’éveillèrent au coeur d’un Mitteleuropa assimilé au berceau de la musique « absolue ». C’est là encore la prodigalité expressive et les passionnantes contradictions de Chostakovitch (le texte inclut des analyses très informées, comme celle du Quatuor à cordes op. 110, composé après la révélation des ruines de Dresde) qui offrent son combustible poétique à ce « roman-bilan » dans lequel l’intelligence des mécanismes compositionnels n’est pas tant destinée à fournir une superstructure narrative qu’à inviter la fiction à penser musicalement pour dire le monde. Pour ne donner qu’un exemple, une telle opération s’applique à la stratégie d’invasion nazie de l’URSS :

Inutile de le dire, les pages d’une partition sont subdivisées non seulement horizontalement par les lignes de portée mais aussi verticalement par les séparations entre les mesures qui assurent que chaque voix sera chantée au même rythme. Dans la symphonie dite « Barberousse », ces marques de temps étaient fournies par une double file d’assassins allemands braquant leurs fusils sur une colonne de civils pris en otage et faisant face à un mur de pierre[33].

Objet, lors de sa publication en 2006, d’une polémique due au fait qu’il semblait inviter à une certaine empathie à l’endroit d’un officier nazi, le roman de Jonathan Littell Les bienveillantes[34] donne la parole à un bourreau intensément mélomane, qui tente de penser à l’aune de la musique – surtout celle de Bach – le vide ontologique dont le nazisme, indépendamment de toute considération éthique, serait un révélateur cruel, une reductio ad absurdum. Composé de sept parties évoquant les pièces d’une Suite baroque (« Toccata », « Allemandes I et II », « Courante », « Sarabande », « Menuet », « Air », « Gigue »), le roman se donne bien, même si c’est une subjectivité qui s’y exprime, comme un organon musical à vocation totalisante : un texte dont l’idéalité est celle d’une partition-fleuve, c’est-à-dire, malgré le dépérissement officiel de la théorie spéculative, une synthèse « subjective-objective » inaccessible au seul langage verbal. On ne saurait, bien sûr, identifier avec certitude les mécanismes de cette « renaissance », à moins, comme on l’a déjà suggéré, que les excès du pôle « subjectif » (l’hégémonique « roman du moi ») comme du pôle « objectif » (le formalisme évidé de toute fable) n’expliquent cette nouvelle aspiration à un poème narratif qui retrouve l’épaisseur de la vie, le goût de la culture, le sens de l’histoire, la liberté de l’imaginaire : ce mélange de gravité émotionnelle, de sérieux structurel et d’absolue fantaisie que nous désigne la musique.