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Le mouvement « droit et littérature » s’est développé au début du xxe siècle sous l’égide de grands juges ; John Wigmore, puis Benjamin Cardozo, convaincus des vertus humanistes cultivées chez le juge par la fréquentation de textes littéraires. Extérieurs au langage codifié des lois, ceux-ci étaient censés ouvrir aux magistrats un espace critique leur permettant de mieux apprécier les résonances de la loi dans la société civile et d’offrir une meilleure compréhension de la nature humaine, loin de la technicité du droit. Tout en rendant les juges conscients de l’évolution historique des normes juridiques, il s’agissait en outre de leur faire prendre une distance réflexive vis-à-vis de leur discipline et de les inciter à se pencher sur les réalités sociales qui leur échappent dans leur expérience quotidienne. En tant que genre démocratique, le roman est apparu, avec le théâtre, comme le plus à même d’offrir cette opportunité, dans la mesure où il est censé représenter la vie ordinaire, et parce que la forme narrative tangente une pratique jurisprudentielle du droit qui est celle des pays anglo-saxons. Par sa forme et son esprit, le roman semble un genre privilégié pour mener une réflexion sur le droit, partageant ce champ avec la scène. Ainsi, si Le prince de Hombourg de Kleist ou Le marchand de Venise de Shakespeare offrent une vue originale sur la pratique juridique, ce sont majoritairement des textes narratifs ou des textes littéraires (essentiellement en anglais) qui constituent la liste de « legal novels », préconisée par John Wigmore[1], afin de fournir aux praticiens du droit un panorama de la société civile.

Cette approche sociologique du droit, qui nous semble aujourd’hui une évidence, ne l’était absolument pas au début du xxe siècle, lorsque naît ce mouvement à l’initiative d’un juge. Il suscite d’ailleurs au départ un certain scepticisme dans la communauté professionnelle des hommes de loi, habitués au dogme du cas Langdell et à une approche syllogistique de la norme[2]. Or, on peut dire aujourd’hui que cette école, ou plutôt ce courant de pensée, a révolutionné la pratique du droit outre-Atlantique ; au xxie siècle, il n’y a pas une école de droit aux États-Unis où les étudiants et étudiantes ne doivent statuer sur un cas tiré d’un récit célèbre, à refaire le procès de tel héros et à exercer leur jugement sur des situations tirées de la littérature. Dans L’art d’être juste, Martha Nussbaum n’hésite pas à commenter des passages de textes littéraires[3] pour aiguiser le sens du juste et de l’injuste chez ses étudiants et étudiantes, et ainsi les pousser à s’identifier au juge dans des situations complexes ; il s’agit, selon elle, par la lecture de développer chez les juristes une capacité à « se mettre à la place d’autrui[4] », passant par des vertus humanistes que la stricte étude des textes de loi ne favorise pas nécessairement.

Tardivement venu en Europe, avec un siècle de décalage – pour des raisons à la fois historiques, théoriques et doctrinales –, ce dialogue des disciplines d’abord asymétrique se renforce aujourd’hui de la présence de l’école de Bruxelles et de l’apport du barreau belge qui, à partir d’une tradition rhétorique commune au droit et à la littérature, élabore une pensée interdisciplinaire fondée sur l’analyse de l’argumentation comme pierre de touche du procès. Cette école européenne se développe sur le socle rhétorique, à partir des travaux de Chaïm Perelman dans les années 1950, puis de ceux de Michel Meyer, et surtout, depuis les années 2000, des nombreux essais de François Ost, théoricien du droit et, parallèlement, auteur de récits de fiction. Le fait de croiser droit et littérature n’est en effet pas paru de prime abord d’un grand intérêt : cette cécité interdisciplinaire a ses raisons dans l’histoire littéraire, dans l’histoire elle-même et dans la théorie des deux disciplines, ainsi que dans la tradition comique des caricatures et des « perles de prétoire », qui renvoient plutôt à la satire qu’à la théorie du droit.

Partons de quelques clichés, car les stéréotypes ne sont pas seulement ces monstres de bêtise que dénonce Roland Barthes, mais ils sont parfois riches d’enseignements. À la liberté de la littérature s’opposerait la contrainte du droit ; au « Tu peux ! », le « Tu dois ! » ; à la transgression de la littérature, un discours normatif ; à la polysémie du texte littéraire, la monosémie du texte de loi ; à l’indétermination du personnage de fiction, la personne juridique, dépositaire de droits et devoirs ; enfin, à la « sensibilité » de la littérature, la froideur de la dura lex.

Autant de croyances qui parasitent la théorie des relations entre droit et littérature, tout en reflétant assez justement une approche empirique qui fut celle des pionniers du mouvement, qui voyaient dans la littérature une discipline ancillaire propice à la formation d’hypothèses juridiques, elles-mêmes élaborées comme des fictions. Mais ces parallélismes ne résistent pas à une seconde lecture : en effet, dès les travaux de Cardozo, puis de Weisberg aux États-Unis, et de Biet, de Salas et d’Ost en France et en Belgique, la littérature semble non seulement représenter des situations où les sujets se confrontent à la loi, mais aussi mettre en oeuvre des hypothèses sur le droit, accompagner, voire précéder certaines évolutions législatives et pousser la règle dans ses retranchements à travers des fables célèbres.

Aux volets « droit et littérature » des pionniers, « droit dans la littérature », puis « littérature face au droit » (censure, droit d’auteur), on pourrait ajouter un volet intitulé « droit par la littérature » qui témoigne moins d’un rapport inerte qui ferait de la littérature un « reflet » du droit que d’une interaction féconde entre disciplines.

Une brève histoire croisée de ce mouvement de pensée en Europe et aux États-Unis permettra d’interroger les points de contact des théories du droit et de la littérature, car loin d’illustrer le fonctionnement de la justice, il apparaît que la littérature constitue un véritable laboratoire des droits de la personne en posant à la doctrine, par les cas qu’elle expose, des questions radicales.

Une histoire contrastée Europe/États-Unis

Il est possible de repartir de ce dernier point, qui oppose froideur du droit et sensibilité de la littérature, pour tenter une approche du mouvement « droit et littérature » qui repose, du moins à ses origines, sur l’idée qu’une culture humaniste tempérerait la technicité et la normativité du droit et conduirait le juge à se montrer plus clément. Wigmore élabore ainsi, à l’usage des juges, une liste de cent legal novels, récits judiciaires qui mettent en scène littérairement divers aspects du droit, et qu’il regroupe en une typologie comportant quatre critères[5]. Cette liste mêle grands auteurs classiques (Shakespeare par exemple) et écrivains populaires comme Charles Reade, qui est le John Grisham[6] de la fin du xixe siècle, et elle se compose principalement de romans en anglais. Le roman, en tant que genre narratif, semble plébiscité par les praticiens du droit, qui enrichiront cette liste initiale (notamment Cardozo en 1925 et Weisberg dans les années 1970).

Le droit est un langage spécialisé, avec ses codes, ses normes et ses paradigmes. Mais à l’écart de la doctrine, la littérature, en reprenant des procès célèbres ou en mettant en scène des cas limites, interroge la capacité du droit à prendre en compte la complexité des contextes, la singularité des situations et la puissance des affects en jeu.

Benjamin Cardozo a imprimé au mouvement une inflexion particulière, dans les années 1920, en creusant une nouvelle piste qui pourrait avoir pour titre « law as literature ». En 1925, Cardozo publiait dans la Law Review Journal un article intitulé « Law and literature », où il démontre qu’on ne peut dissocier l’écriture d’un cas de sa substance. Ainsi, dans ses Selected Writings, écrit-il : « La forme n’est pas quelque chose d’ajouté au fond comme un simple ornement protubérant. Les deux sont unis de façon inséparable […]. La force qui naît de la forme et la faiblesse qui résulte de l’absence de forme sont en réalité des qualités du fond[7]. » Il s’intéresse à l’écriture des cas et au point de vue de la narration, essentiel pour comprendre et juger. Le cas d’école qu’il gagna en seconde instance est celui de la famille Hynes contre Central Railroad de New York. Un jeune garçon ayant pénétré sur une propriété privée surplombée de câbles électriques, où se trouve l’accès à une rivière, plonge dans celle-ci. Il est atteint par les fils du train non entretenus qui s’effondrent avec leurs poteaux et meurt électrocuté. En première instance, la violation de propriété privée frappe de nullité la requête de la famille du jeune Hynes, mais Cardozo, en mettant en valeur, dans son plaidoyer, la douleur des parents, le prix de la vie humaine et l’inconséquence de la société de chemins de fer, permet aux parents de gagner leur procès. Effet d’un changement de regard de la jurisprudence à l’égard d’un jeune de la communauté noire, peut-être, mais surtout, pouvoir qu’a le récit de transformer un fait brut en tragédie, et de prioriser les valeurs en jeu dans un tel drame.

Au cours des années 1970, des juristes comme Richard Weisberg puis Martha Nussbaum vont reprendre cette tradition, dans la lignée d’autres penseurs comme Robert Cover qui, dans Nomos and Narrative, souligne le fait que, même si le droit affirme sa distance par rapport à la morale, nous ne pouvons ignorer le contexte dans lequel il s’exerce : un monde de normes mouvantes à partir desquelles se forge, par des histoires, une intuition du juste et de l’injuste. Dans l’élaboration et la transformation de ces normes, les récits de vie occupent une place non négligeable, ce qui peut constituer un premier élément d’explication du succès du mouvement outre-Atlantique. En effet, la forme du droit américain étant jurisprudentielle, la common law se définit par une succession de cas, ce qui motive le célèbre adage de Dworkin selon lequel le droit est un roman à la chaîne, chaque juge écrivant un nouveau chapitre d’où repartira le prochain, confronté à un cas similaire.

La rigidité du cadre légal de la civil law prête moins à ce type d’association, et surtout, elle ne comporte qu’un volet prescriptif. La théorie du droit anglo-saxon peut constituer une seconde série d’explications de l’essor de ce courant : en effet, tout comme en Europe, le droit connaît plusieurs écoles de pensée. Le juriste britannique L.-A. Hart (1907-1992) incarne un positivisme juridique qui emprunte ses assises théoriques à la philosophie analytique des années 1950 (celle de Wittgenstein et de ses disciples du Cercle de Vienne). Refusant de connecter droit et morale (en dépit de ses nombreuses réflexions sur la morale et le droit pénal) tout autant que droit et nature, Hart milite pour une conception positive du droit, tout en montrant les limites du formalisme juridique, dans son ouvrage central Le concept de droit. Aux États-Unis domine, jusqu’au milieu du xxe siècle, la méthode du cas Langdell, fondée sur le syllogisme. Puis, parallèlement et presque simultanément, le mouvement sociologique du droit, avec Lucien Lévy-Bruhl en France dans les années 1950 et aux États-Unis avec Talcott Parsons, promeut une approche politique du droit (considérée comme instrument de contrôle chez ce dernier). Sous l’influence de penseurs européens (Max Weber notamment), Lévy-Bruhl et Parsons développent une approche à la fois politique et sociale des questions juridiques. Ce tournant de la pensée se concrétise par l’ouvrage majeur de James Boyd White, The Legal Imagination publié en 1973 où, en effectuant un parallèle entre textes littéraires et textes juridiques, l’auteur démontre que, par les textes et la circulation d’images ainsi que des courants d’opinion diffus, se forge un imaginaire collectif du droit.

Durant ces mêmes années, le mouvement des critical legal studies, avec des juges comme Catharine MacKinnon (en ce qui concerne le droit des femmes), met en cause la capacité du droit à englober la diversité des cultures ; par son formalisme, le droit perpétuerait ainsi des injustices genrées et des discriminations envers certaines communautés. Cette atmosphère de suspicion va puiser son inspiration dans la littérature et les arts, en particulier en contexte de littératures dites « postcoloniales », qui vont nourrir en grande partie le nouveau paradigme académique des cultural studies. Le mouvement « droit et littérature » tangente également un autre mouvement, law and economics, représenté par Richard Posner, dont l’ouvrage a été traduit en France en 1996 et s’intitule Droit et littérature.

La doctrine juridique, supposée neutre par son aspect inamovible, favoriserait ainsi la tradition, les pesanteurs sociales, sous couvert d’impartialité. Ce courant critique contemporain des grands mouvements étudiants des années 1968 aux États-Unis et en Europe va évidemment essaimer non seulement en sciences sociales, mais aussi connaître des déclinaisons littéraires et artistiques. Pour ne citer qu’un exemple, le succès immédiat du roman Ne tirez pas sur l’oiseau moqueur de Harper Lee est un bon indicateur de la question raciale en tant que question de l’égalité devant la loi aux États-Unis.

Depuis bien longtemps en Europe, le formalisme juridique est l’objet de vives critiques. De Mauriac à Gide se construit une critique littéraire du droit sur deux fronts : 1. Critique des rigidités sociales de la dura lex, qui écrase les plus faibles et méconnaît la complexité des passions humaines (dans Thérèse Desqueyroux de Mauriac, par exemple) ; 2. Inadaptation de la loi aux realia de sujets multidimensionnels, dont la référence au droit n’épuise pas le sens. C’est sans doute l’une des raisons de l’étanchéité européenne à la pensée américaine qui tente de construire, à partir de textes littéraires, une éducation au jugement.

Trois facteurs permettent d’expliquer cette mésentente :

  • Tout d’abord, un facteur historique. Les grands séismes politiques du xxe siècle ont ancré une défiance à l’égard du droit dans les mentalités collectives. En effet, c’est sans aucune modification de nature légale que des mesures liberticides à l’égard de la population et que l’extermination des Juifs ont pu être organisées en Europe pendant l’Occupation. L’idée d’un droit complice de la violence d’État rend difficiles cette adhésion et cette confiance compactes qui caractérisent le citoyen américain, dont les juges (excepté ceux de la Cour Suprême) sont, rappelons-le, élus. Tout un pan de la littérature contemporaine se nourrit, en Europe, de cette violence légale, des textes d’Esterhazy en Hongrie à ceux, plus récents, de von Schirach (L’affaire Colllini) et de Bernhard Schlink.

  • Le second facteur tient à l’histoire littéraire ; rien de comparable aux États-Unis dans l’histoire littéraire au mouvement romantique et à ses prolongements théoriques. L’idée d’un sujet absolu, étranger à toute forme de droit et d’une singularité qui échappe aux déterminations sociales est propre à la pensée européenne. Le héros romantique transcende les catégories du droit : autonome au sens étymologique du terme, il s’inscrit dans un régime de production poétique qui se caractérise par sa déliaison avec le social et le politique. La norme commune ne concerne tout simplement pas le héros romantique, qui l’ignore ou la transgresse sans même s’en rendre compte (ce sera la fable du Prince de Hombourg de Kleist).

  • Le troisième facteur est théorique ; l’idée d’une autonomie de la littérature, que met en discussion Vincent Kaufmann dans La faute à Mallarmé[8], est absolument étrangère à l’histoire américaine de la production littéraire. La critique à laquelle se livre Hélène Merlin-Kajman dans Lire dans la gueule du loup[9] au sujet du « moment autotélique » de la théorie littéraire est éclairante. Le jeune lectorat, habitué à ne pas porter de « jugements de valeur » et à faire des analyses purement tropologiques des textes, se trouve déconnecté des questions de nature éthique et pratique que posent les textes littéraires. Ainsi, les questions de droit que peut soulever un écrit littéraire ne sont tout simplement pas pertinentes dans le commentaire scolaire comme dans la doxa critique des années 1960, sinon comme allégories ou figures de style. L’écrasement de toute perspective éthico-sociale qui découle de cette conception de la littérature a stérilisé une approche des textes attentive aux normes légales et sociales.

Ces éléments expliquent la frilosité européenne à l’égard de ce rapprochement disciplinaire, qui va s’effectuer plutôt en Belgique dans un premier temps ; la tradition rhétorique du droit, illustrée par les travaux de Chaïm Perelman puis de Michel Meyer sur l’argumentation, va conduire à réinterroger en parallèle droit et littérature dans les années 1980, par la connexion entre justice et rhétorique. Dès l’après-guerre, Perelman élabore ce lien, à travers notamment la notion d’« auditoire universel ». Mais c’est dans les années 2000 que le mouvement « droit et littérature » va prendre véritablement son essor en Europe, avec la contribution massive de François Ost, de Michel van de Kerchove et d’autres juristes belges, convaincus de la valeur heuristique de la littérature pour un droit en quête de solutions originales face aux défis du monde contemporain. En France, des historiens du droit comme Pierre Bonin, et des juristes comme Denis Salas, Sylvie Humbert et Antoine Garapon sont les acteurs et actrices de ce mouvement. S’y adjoint une revue : en 2017 Nicolas Dissaux, de l’Université Lille-III, crée une publication annuelle qui s’intitule précisément Droit & Littérature.

Enfin, l’éditeur Mare et Martin (2003) a créé deux collections consacrées respectivement à la littérature et au droit, mais aussi au cinéma et au droit. C’est donc depuis une vingtaine d’années que se développe une pensée du droit qui essaime en productions culturelles diverses, et ce, de trois manières :

  1. en s’interrogeant sur le rapport externe que la littérature et les arts entretiennent avec le droit (censure, plagiat, droit d’auteur, droit de la création) ;

  2. en représentant la justice dans les textes et les oeuvres et les questions pratiques et déontiques que la littérature pose au droit ;

  3. en se livrant à une expérimentation juridique via le récit de fiction ou jurisfiction.

Théories croisées

Si l’on considère ces finalités, il est clair que la littérature, loin d’être un réservoir d’exemples pertinents pour le juge, constitue un véritable laboratoire de cas complexes dans sa forme même. Tout d’abord, c’est le droit en tant qu’exercice d’écriture qui présente des similitudes avec l’énonciation littéraire. Le roman de Tanguy Viel, Article 353 du code pénal, représente presque en totalité le témoignage du héros, Kermeur, qui se présente dans le bureau du juge et qui raconte, à sa façon, pourquoi il a commis un crime. Écriture-déposition, donc. Mais la rédaction du jugement lui-même peut faire l’objet d’un traitement romanesque ; on trouve chez McEwan dans The Children Act[10] un chapitre entier consacré à la genèse du rendu de décision auquel se livre, dans l’urgence, la juge Fiona May. Ses propres démêlés avec les règles en vigueur dans la production de ce document ne sont pas épargnés au lecteur ou à la lectrice. Il s’agit pour elle de décider si un jeune atteint d’une leucémie doit bénéficier ou non d’une transfusion sanguine, alors que ses parents et lui s’y opposent pour des raisons religieuses. Mais cette écriture se nourrit aussi, imaginairement, du rapprochement mental effectué avec des cas semblables : la séparation de deux bébés siamois que la juge a dû arbitrer légalement quelques années auparavant. Le droit est donc immergé, et innervé par les vies qu’il bouleverse, ce qui fait dire à maître Vergès, dans une plaidoirie où il rapproche droit et littérature, qu’aujourd’hui certains dossiers de justice sont « toujours le début d’un roman, le commencement d’une tragédie[11] » et qu’en revanche, on peut lire Antigone comme un procès de rupture, dans un entrecroisement des deux écritures, juridique et littéraire.

L’art de la narration est en effet essentiel dans un procès[12] et dans l’étude d’un cas, même si certains romans de droit jouent sur la rupture du pacte de communication dans ce domaine. La fille sans qualités de Juli Zeh met en scène, lors du procès de son professeur persécuté, le personnage d’une accusée qui ne pleure pas, ne supplie pas, mais agresse la juge Sophie en affirmant que son jugement, quel qu’il soit, ne laissera pas l’ombre d’un doute sur l’hypocrisie sociale dont il sera le reflet pour une génération nihiliste au sein de laquelle le châtiment n’a aucun sens. La rédaction de la plainte elle-même peut constituer un enjeu narratif ; tel est le sujet du Dieu du carnage de Yasmina Reza où, après une bagarre enfantine, chacun des parents pèse les mots de la déposition, qui sera fondamentale pour les dommages accordés à la victime.

Mais c’est surtout autour de l’interprétation que se noue la parenté entre droit et littérature. Tradition de l’exégèse des textes de loi et herméneutique littéraire obéissent à des règles proches. Toutes deux dérivées de l’exégèse des textes sacrés, l’hermeneutica juris et l’hermeneutica profana se caractérisent par une forte réflexivité concernant l’implication des subjectivités et des contextes historiques dans l’art d’interpréter. Plus encore, c’est la licéité de l’interprétation qui est objet d’un débat ; dans la tradition juridique positiviste, incarnée par Norberto Bobbio en Europe ou plus encore Hans Kelsen, c’est la hiérarchie des normes qui donne une réponse aux cas examinés. Pour les positivistes, nul recours à l’interprétation n’est nécessaire, dans la mesure où c’est dans le droit lui-même que se trouve la réponse aux perplexités du juge.

La doctrine du cas Langdell[13] aux États-Unis a longtemps dominé la pratique judiciaire en rejetant toute référence extra-juridique pouvant constituer un argument[14]. On peut rapprocher ce débat interne à la théorie du droit de celui qui opposa violemment, dans les années 1960, Barthes et Picard[15], et qui continue, de manière larvée, à entretenir la concurrence de deux méthodes d’analyse : la méthode philologique, toujours très présente dans les études classiques, et l’herméneutique recontextualisante, qui s’inspire à l’extrême du spectre théorique des travaux de Stanley Fish et d’Yves Citton, son traducteur et commentateur dans Lire, interpréter, actualiser. L’histoire littéraire positiviste a pu faire de nécessité vertu en empruntant à la science ses méthodes exactes. S’interdire d’établir des rapports autres que factuels entre les textes relève de ce credo qui limite l’exercice critique à l’étude des sources.

C’est ainsi que des pratiques interprétatives audacieuses, et la thèse déconstructionniste selon laquelle toute recontextualisation serait légitime, apparaissent particulièrement subversives non seulement en littérature, mais aussi en droit. En effet, en droit, une pratique vivante de la doctrine qui consiste à adapter la loi au contexte et au cas, et qui relève de ce qu’on appelle le réalisme juridique, fait encore débat. Cette exigence d’un droit dont le juge serait en partie créateur va de pair avec l’idée d’une adaptation de la doctrine aux cas qui obligerait à faire preuve d’imagination. Or, les États modernes nous confrontent à la nécessité de penser autrement le droit et spécialement le droit politique. Ainsi, le paradigme argumentatif introduit le concept normatif de politique délibérative issue des travaux d’Habermas, ce qui implique une définition du droit fondée sur le débat comme remède au malaise diffus des démocraties contemporaines caractérisé par une certaine perte d’intérêt pour le politique, un sentiment de désappartenance citoyenne, l’idée, plus ou moins fondée, que les décisions sont prises par l’exécutif sans tenir compte de l’intérêt des populations. Habermas oppose une éthique de la discussion, et une rationalité procédurale à la raison instrumentale qui régit les sociétés technologisées et néolibérales modernes comme remède au soupçon de déficit démocratique qui, depuis une vingtaine d’années, gangrène les opinions européennes et ouvre la voie aux populismes.

Le droit a lui aussi connu son « linguistic turn » à partir des travaux de K.-O. Apel et de G. Frege, tournant dont relèvent à la fois ces travaux et ceux de l’école de Bruxelles, incarnée par C. Perelman et M. Meyer. Mais l’histoire se répète ! L’imputation d’arbitraire méthodologique est toujours la même que celle qu’on trouve dans le débat Sokal/Bricmont[16] ; culture des faits contre celle de l’interprétation et sérieux philologique contre hétérodoxies herméneutique.

À ces attaques, dans le champ du droit qui oppose partisans d'une lecture littérale des textes et tenants de l’interprétation, Michel Troper, dans une controverse qui l’oppose à Otto Pfersmann, répond magistralement que : « L’interprétation authentique est celle qui s’impose juridiquement, celle à laquelle l’ordre juridique fait produire des effets, par exemple parce qu’une interprétation différente sera privée de validité ou parce que la norme à laquelle on se conforme en fait est celle qui a été produite par l’interprétation[17]. »

Il ne voit nulle contradiction entre le fait de considérer la situation empirique de production et d’application des lois, d’en tenir compte dans la décision de justice et dans la finalité globale du système, qui est d’aboutir à des décisions justes, ce qui, au fond, importe à chacun… Symétriquement, en théorie littéraire, la richesse productive des conclusions peut légitimer que l’on sorte des sentiers battus, mais l’accusation de relativisme et le soupçon qui pèse sur toute lecture hétérodoxe ne sont jamais loin. Rappelons d’ailleurs que l’herméneutique n’est pas seulement l’art d’interpréter les textes, mais un mouvement de pensée qui a profondément transformé le champ des sciences humaines à la fin du xxe siècle, au prix d’un conflit politique et idéologique avec l’héritage issu des Lumières.

Les trois temps de la compréhension, de l’interprétation et de l’application que décrit Ricoeur dans Soi-même comme un autre ont un sens bien plus précis en droit qu’en littérature, dès lors que l’« application » consécutive à la décision a un effet bien concret pour le justiciable. Mais ce parcours théorique ne doit pas nous faire oublier que nous avons affaire, en droit comme en littérature, à des récits de vie, et que la confrontation des realia sociales et du droit nous conduit à voir, dans la littérature et parfois dans le cinéma, l’expérimentation concrète de notre relation au droit.

Droit dans la littérature, droit par la littérature

De nombreux romanciers-juristes se sont, au cours des premières années du xxie siècle, emparés du thème juridique (et non plus seulement judiciaire, la nuance est importante[18]) pour décrire de l’intérieur le travail du juge ou de l’avocat, réfléchir non seulement à leur éthique, mais aussi à leur pratique au quotidien. De ces réflexions sont nées des oeuvres originales et une catégorie (je n’emploie pas à dessein le terme de genre littéraire) que certains désignent par le terme de « jurisfiction ». Valérie Varnerot définit ce sous-genre narratif comme « un type spécifique d’écrits, enchâssant le juridique dans le littéraire à l’instar de Délibéré de droit [de Jean Carbonnier dans Flexible droit[19]] et plus récemment de l’autofiction du doyen Carbonnier Les Incertitudes du jeune Saxon[20] ». Emboîtement, donc, voire digression…

Or, s’agit-il seulement d’un dispositif d’enchâssement ? Ce dispositif spéculaire, la théorie[21] nous a habitués à y voir un instrument heuristique, une marque métalittéraire et bien au-delà d’une fiction enchâssée ou d’une fiction dans un texte de doctrine qui opérerait à la manière d’une ekphrasis :

Les juristes de métier, membres de la doctrine éprouvent le besoin de mettre le droit en fiction. Les genres littéraires mobilisés sont divers […]. Les desseins le sont tout autant, qu’il s’agisse d’une anticipation juridique ou, à l’inverse, de lester le droit dans sa réalité concrète, qu’il s’agisse de montrer son impuissance à assurer une régulation efficace dans un univers mondialisé ou de démontrer la valeur heuristique des récits fondateurs pour la compréhension et l’élucidation des problèmes juridiques contemporains[22].

Ainsi va se développer une littérature originale à laquelle Varnerot assigne deux fonctions par rapport à la pratique du droit : une fonction correctrice, une fonction supplétive. Qu’il s’agisse de récits contre-utopiques (notamment dans Corpus delicti de Juli Zeh) ou de narrations réalistes, le droit est mis à l’épreuve de situations où il se trouve inapplicable, en décalage avec la situation, ou tout simplement vidé de sa substance. Il paraît néanmoins restrictif de limiter la production des jurisfictions aux seuls écrivains issus du monde du droit ; Emmanuel Carrère, en écrivant D’autres vies que la mienne, et en se documentant scrupuleusement sur le droit européen en matière de crédits à la consommation, accompagne les évolutions du droit en matière de crédit de la loi Scrivener, peu ou mal appliquée à la loi Hamon de 2014[23].

Certaines oeuvres littéraires mettent à la gêne notre conception du juste et de l’injuste par une manière de forçage de l’expérience de pensée qu’elles supposent. Pour ne prendre que cet exemple, « ADN », dans Crimes de von Schirach, pose le problème de la temporalité d’une justice « à retardement » qui survient des années après qu’un jeune couple, ayant commis un homicide involontaire, se soit réhabilité. Le double suicide des protagonistes avant le procès pose la question de la pertinence de cette procédure différée suite à une enquête bâclée. Dans « L’arrangement », c’est le silence de la justice qui donne une seconde chance à une femme brisée par la maltraitance domestique. Dans « Fête communale », ce sont des violeurs qui ne peuvent être démasqués, car les échantillons prélevés sur la victime sont altérés par la température : économie de moyens oblige, la voiture de police n’était pas climatisée. Dans le recueil de nouvelles Sanction, parfois la justice est muette, mais les résonances d’un acte se répercutent bien des années après dans le destin des personnages ; au passage de l’institution se substitue alors une téléologie narrative qui questionne nos désirs de lecteurs et de lectrices de voir le crime puni.

Mais ce qui sème en nous le plus grand malaise est ce moment où le lecteur et la lectrice sont sollicités lorsqu’il est question, pour un personnage en situation d’urgence, de prioriser des vies. L’ouvrage de Frédérique Leichter-Flack, Qui vivra qui mourra[24], ravive le cas du conducteur de tramway dont les freins sont en panne et qui doit choisir entre deux voies, l’une occupée par un seul piéton, l’autre par cinq personnes ; en poussant le lecteur ou la lectrice dans ses retranchements, il s’agit par le texte de l’inciter à prendre position et ainsi, indirectement, à lui assigner une doctrine en malmenant son éthique : utilitariste ? Conséquentialiste ? Se réclame-t-il ou se réclame-t-elle d’une conception libertarienne, déontique ou pragmatique de la justice ?

À la manière de Raskolnikov dans Crime et châtiment, qui demande à une protagoniste si elle déciderait de la mort de l’horrible usurière pour sauver Katerina Ivanovna et ses enfants, une vie haïssable contre plusieurs vies innocentes, on est conduit à s’interroger au-delà du formalisme de la loi sur la distinction qu’il opère entre juste et injuste. Si, dans les dernières pages du roman de Dostoïevski, le personnage de Sonia botte en touche face à cette question et s’en remet à la providence divine, avec une pudeur horrifiée, qu’en est-il dans les contextes sécularisés qui sont les nôtres ?

Loin de servir de boussole dans des conflits d’interprétation, les jurisfictions posent bien souvent au lecteur ou à la lectrice des questions de nature plus fondamentale qui ont trait à l’articulation entre droit et règles de vie, droit, éthique, politique et vie bonne, spécialement en contexte dystopique.

Loin de constituer un canon comme le furent les « legal novels » de Wigmore, ces oeuvres sont une sorte de corpus flottant et, en tout état de cause, un bon sismographe de l’état de nos sensibilités collectives au droit par les sujets qu’elles abordent : gestation pour autrui, vie privée et vie publique, droit dans les conflits et droits de la migration, droit privé des contrats lorsque le libéralisme ouvre les portes à tous types d’accords, y compris les plus inéquitables, droit environnemental ou droit animalier, droit national ou droit supranational.

Plus qu’une représentation, la littérature ouvre alors des pistes pour tenter de penser autrement que par la doctrine, ce qui inquiète le droit par la mise en évidence de ses points aveugles, que ceux-ci soient présents ou passés. Tel est le cas dans le court et poignant récit de François Sureau, Le chemin des morts, qui raconte son histoire ; celle d’un jeune juge des années 1980 dans un contexte légal qui le contraint à renvoyer à une mort certaine, en Espagne, un réfugié basque indépendantiste qui demande l’asile politique. À une époque où le droit d’asile se limite dans son application à ceux qui sont persécutés par un État (et non par une mafia ou un groupe terroriste non étatique), que faire sinon transgresser la loi pour sauver une vie ? Quelle alternative, sinon la décision de la désobéissance civile, qui peut valoir son poste au jeune juge (tout comme le juge qui ne prêta pas allégeance à Pétain et qui fut radié de la profession) ? La culture du formalisme juridique ainsi que l’habitus d’obéissance du magistrat conduisent parfois à de véritables catastrophes humaines. Ce sont ces drames qui constituent des moteurs d’évolution des droits, mais aussi le fait que leur diffusion littéraire et cinématographique questionne les pouvoirs publics sur leur position dans un débat qui dépasse le commentaire voyeuriste du fait divers.

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Au terme de ce parcours, en droit et en littérature, chacun et chacune pense dans son propre champ les évolutions sociales et le rapport que le citoyen ou la citoyenne moderne entretient avec la règle juridique. Ce tribunal d’opinion qu’est le récit littéraire, cette juridiction informelle qu’est ce lieu où les actions humaines sont non jugées ou évaluées, mais présentées dans toute leur dimension problématique et leur charge potentielle de souffrance. Au-delà de l’empreinte professionnelle des textes, lorsqu’on a affaire à un romancier ou une romancière-juriste, c’est cette capacité à inquiéter le droit qui caractérise le pouvoir de la jurisfiction. Le moins que l’on puisse dire est que, dans un contexte de droit mondialisé, mais non harmonisé, on n’en a sans doute pas fini avec les questions que la littérature pose aux normes sociales et politiques que met en oeuvre le droit.