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Au livre xvi de L’esprit des lois, Montesquieu soutient la thèse d’une corrélation entre servitude des femmes et régime despotique. Pour appuyer son propos, il sollicite en ces termes l’imagination de son lecteur :

Supposons un moment que la légèreté d’esprit et les indiscrétions, les goûts et les dégoûts de nos femmes, leurs passions grandes et petites, se trouvassent transportées dans un gouvernement d’Orient, dans l’activité et dans cette liberté où elles sont parmi nous ; quel est le père de famille qui pourrait être un moment tranquille ? Partout des gens suspects, partout des ennemis ; l’État serait ébranlé, on verrait couler des flots de sang[1].

À l’évidence, l’invitation faite au lecteur (« supposons un moment que ») n’engage pas à considérer une possibilité que le cours des choses pourrait prendre ou aurait pu prendre. Il s’agit au contraire de lui faire envisager une « possibilité pure », autrement dit, « une possibilité sans monde, une possibilité intrinsèque, détachée de tout ancrage ontique[2] ». L’argument de Montesquieu prend ainsi la forme canonique d’une « expérience de pensée » qui invite le lecteur à se faire spectateur d’une scène imaginaire en mobilisant son aptitude à l’inférence pour se convaincre de la pertinence de la thèse d’une corrélation entre servitude domestique et gouvernement despotique.

Que ce type d’expériences de pensée entretienne des liens étroits avec l’invention fictionnelle telle qu’elle se déploie au siècle des Lumières, c’est ce qu’atteste la parenté évidente entre la scène imaginaire ici brièvement esquissée sous les yeux du lecteur (le désordre des femmes, la suspicion généralisée, l’ébranlement du pouvoir, le sang coulant à flots) et le dénouement tragique des Lettres persanes, conséquence désastreuse de la longue absence d’Usbek de son sérail[3]. Le cas n’est pas unique, et il arrive même que l’expérience de pensée soit incluse, comme en abyme, au sein d’une fiction qui en constitue en somme le développement narratif. C’est ainsi que dans La religieuse, il revient à Suzanne elle-même de soutenir la thèse diderotienne de la naturalité du lien social en une digression philosophique qui prend clairement la forme d’une expérience de pensée :

L’homme est né pour la société. Séparez-le, isolez-le, ses idées se désuniront, son caractère se tournera, mille affections ridicules s’élèveront dans son coeur, des pensées extravagantes germeront dans son esprit, comme les ronces dans une terre sauvage. Placez un homme dans une forêt, il y deviendra féroce ; dans un cloître, où l’idée de nécessité se joint à celle de servitude, c’est pis encore ; on sort d’une forêt, on ne sort plus d’un cloître ; on est libre dans la forêt, on est esclave dans le cloître[4].

Les prescriptions faites au lecteur (« séparez-le », « isolez-le », « placez-le ») servent à nouveau ici à convoquer une scène imaginaire qui invite en l’occurrence à observer les effets délétères de la rupture du lien social sur un sujet naturellement fait pour vivre en société[5]. À l’évidence, la possibilité pure que crée ici l’expérience de pensée n’est pas aussi artificielle ou « contrefactuelle » que celle imaginée par Montesquieu. Tout le roman de Diderot n’est-il pas conçu pour montrer que l’institution alors ô combien banale des cloîtres génère des pathologies monstrueuses dévoilant crûment les effets contre-nature de la clôture conventuelle ? Mais la scène imaginaire suggérée par Suzanne n’en a pas une vertu moins éclairante que celle décrite par Montesquieu. Elle aussi permet de faire voir une réalité occultée ou méconnue : en l’occurrence, l’atroce dénaturation que la réalité sociale oblitère en raison même de la banalité des cloîtres dans l’Ancien Régime, et parce que ce lent processus de corruption ou de dépravation s’y déroule à l’abri des regards et dans une temporalité longue qui le rend quasi imperceptible[6].

Ces deux exemples illustrent d’abord un phénomène bien repéré désormais : l’importance considérable prise par l’expérience de pensée au siècle des Lumières[7]. Mais ils doivent inciter aussi à ne pas en abandonner l’étude aux historiens des sciences et de la philosophie[8]. Car si la pensée des Lumières s’est régulièrement plu à faire reposer sa force de conviction sur diverses expériences de pensée, il importe d’en mieux saisir les modalités énonciatives, ainsi que les visées indissociablement poétiques et philosophiques.

Expériences de pensée empathiques

Conformément à la typologie générale proposée par Stéphane Chauvier, le premier type d’expérience de pensée que l’on rencontre au xviiie siècle est sans doute le plus fréquent. Il s’agit d’expériences faites en pensée ou en imagination plutôt que d’expériences effectives ou réelles, qui ont pour fonction de développer une argumentation en construisant des modèles ou des scénarios qu’on peut manipuler mentalement. C’est ainsi notamment que la genèse lockienne des connaissances implique parfois de mettre en lumière des mécanismes qui échappent à l’observation, précisément parce qu’ils touchent à l’origine de nos idées et de nos sensations. Or, « toute connaissance est ici nécessairement une expérience de pensée de nature narrative », l’homme ne pouvant aborder la question de l’origine autrement que « grâce à l’imagination soumise à des règles de vraisemblance[9] ». Locke en vient ainsi à inviter son lecteur à recourir non pas à son expérience personnelle mais à des expériences de pensée afin de vérifier la pertinence de ses critiques contre l’innéisme et de reconnaître la genèse empirique des connaissances qu’il décrit : « Je crois […] qu’on m’accordera sans peine, que si un enfant était retenu dans un lieu où il ne vît que du blanc et du noir, jusqu’à ce qu’il devint homme fait, il n’aurait pas plus d’idée de l’écarlate ou du vert, que celui qui dès son enfance n’a jamais goûté ni huître ni ananas, connaît le goût particulier de ces deux choses[10]. » Se trouve ici esquissée, en quelques lignes, une expérience de pensée impliquant à la fois un sujet expérimental (un enfant) ; un dispositif isolant (un lieu indéterminé, mais nécessairement clos puisqu’il doit permettre de « retenir » l’enfant et de sélectionner rigoureusement tous les objets qui l’entourent afin de filtrer ses perceptions visuelles) ; et enfin un expérimentateur, certes en retrait, mais dont on discerne bien la silhouette derrière la forme passive du verbe « retenir » et qui s’emploie à ne développer aucune idée de couleur dans l’esprit de l’enfant. Cette expérience de pensée implique aussi une narration minimale, recourant à l’ellipse pour conduire le sujet de l’enfance à l’âge adulte en une phrase.

Avec le développement de l’empirisme, de telles expériences de pensée tendent à se multiplier dans le discours philosophique. Elles possèdent une structure relativement stable[11]. La première étape définit un état initial du sujet expérimental, artificiellement appauvri sur le plan cognitif. La deuxième phase invite à construire mentalement les perceptions et les idées que le sujet expérimental acquiert par diverses modifications de l’état initial. La dernière étape dégage les leçons morales et philosophiques que l’on peut tirer des échecs et des succès obtenus lors de la deuxième phase.

Ces reconstructions imaginaires de processus cognitifs sont particulièrement fréquentes au milieu du xviiie siècle : paraissent alors, en effet, comme l’a observé Yves Citton, « tout un ensemble de textes qui ont en commun de poser les bases de la psychologie moderne en mettant en scène une expérience de pensée. Malgré leurs divergences théoriques, et à l’occasion d’écrits d’importance inégale, Buffon, Condillac, Bonnet et Rousseau se retrouvent tous autour d’un même modèle discursif ». Le paradoxe de ces expériences de pensée est qu’elles impliqueraient de créer « de toutes pièces un sujet parfaitement fictif dont on observe pourtant le comportement comme si l’on pouvait en tirer une preuve expérimentale démontrant la validité des théories proposées[12] ». Encore faut-il souligner toutefois que la logique de ces expériences de pensée n’est nullement celle de la vérification expérimentale. C’est même par un souci de rigueur philosophique et de pureté du raisonnement qu’elles souhaitent se garder de toute réalisation effective : ces expériences « en pensée » s’emploient à obtenir l’adhésion du lecteur par des procédés d’accréditation tels que l’expérience n’a nul besoin d’être réalisée puisqu’elles ne font que décrire une réalité que chacun peut retrouver en se mettant à la place des sujets de l’expérience. De même, chez Platon, la fable de l’anneau d’invisibilité du berger Gygès vise à révéler ce que ferait un homme qui serait assuré de l’impunité en nous incitant « à nous mettre à la place de Gygès, à nous mettre son anneau au doigt et à prendre conscience, empathiquement, que nous n’agirions pas autrement que lui » (SP, p. 186). Tel est bien aussi le critère de validation auquel Locke en appelle dans son Essai : « Voilà en abrégé une véritable histoire, si je ne me trompe, des premiers commencements des connaissances humaines. […] Sur quoi j’en appelle à l’expérience et aux observations que chacun peut faire en soi-même, pour savoir si j’ai raison[13] ». Il faut que chacun puisse mentalement faire sienne l’expérience philosophique pour en vérifier la validité. C’est pourquoi la philosophie de la connaissance n’éprouve nullement le besoin de trouver une confirmation dans des expériences effectives. Au lecteur de son Traité des sensations (qui constitue l’une des expériences de pensée les plus longues et les plus systématiques de la période), Condillac demande ainsi, dans sa préface, « de se mettre exactement à la place de la Statue que nous allons observer[14] », et pour ainsi dire, de se faire statue durant le temps de sa lecture.

En ce sens, l’on peut dire de ces expériences de pensée, comme Yves Citton, qu’elles recourent à « la justification essentielle de l’activité romanesque ». Mais l’on se gardera, en revanche, de parler à leur propos d’une « contamination d’une prétention scientifique par des stratégies propres au discours fictionnel[15] ». Car cette logique fictionnelle n’est nullement l’impensé ou la tache aveugle de ces expériences de pensée. Ce qui apparente ces expériences de pensée à des fictions littéraires, ce n’est nullement leur caractère chimérique ou imaginaire mais leurs procédures d’accréditation, fondées sur les règles classiques de la vraisemblance, autrement dit sur un univers de référence commun. Telle est, en effet, la loi paradoxale de l’expérience de pensée, de n’avoir que l’apparence de l’invraisemblance. En témoignent les propos de Condillac :

Si ce systême porte sur des suppositions, toutes les conséquences qu’on en tire, sont atestées par notre expérience. Il n’y a point d’homme, par exemple, borné à l’odorat, un parel [sic] animal ne sauroit veiller à sa conservation ; mais pour la vérité des raisonnemens que nous avons faits en l’observant, il suffit qu’un peu de réflexion sur nous-mêmes nous fasse reconnoître, que nous pourrions devoir à l’odorat toutes les idées et toutes les facultés que nous découvrons dans cet homme[16].

Une fois la prémisse acceptée, l’expérience de pensée peut obtenir l’adhésion du lecteur en l’absence de toute preuve objective et de toute donnée empirique. Ainsi que l’a souligné Thomas S. Kuhn, ce type d’expérience de pensée ne vise pas à apporter des connaissances nouvelles, mais à dissiper une erreur de jugement ou à soulever un voile qui occultait une réalité jusqu’alors inaperçue : elle se soumet donc d’autant plus volontiers aux règles de la vraisemblance qu’elle se borne à faire appel aux connaissances communes et à l’univers de référence du lecteur[17]. Pour faire accéder à cette connaissance que le lecteur porte en lui sans le savoir, l’expérience de pensée empathique doit agir comme un filtre appauvrissant intentionnellement le réel afin de mieux mettre en valeur l’élément qu’il s’agit de faire voir en pleine lumière. Grâce à ce procédé de « soustraction révélatrice », pour reprendre la formule de Stéphane Chauvier (SP, p. 189), l’expérience de pensée ôte du réel ce qui faisait écran à la perception d’une vérité qui doit désormais frapper le lecteur comme une soudaine évidence.

Expériences de pensée exploratrices

Le second type d’expériences de pensée consiste à activer ce que l’on peut appeler, à la suite de Stéphane Chauvier, « un explorateur d’instances exotiques », qui vise à « observer mentalement ce qui en sort » (SP, p. 195). Ces expériences de pensée ne cherchent plus à dissiper une confusion ou à dévoiler une réalité occultée, mais à faire accepter « des énoncés nomiques que la réalité se refuse à illustrer » : lorsqu’on soupçonne la vérité d’une proposition que rien dans la réalité ne vient corroborer, déclencher « l’explorateur mental d’instances exotiques » (SP, p. 199) permet, en effet, de pallier les silences du réel. On peut ajouter à ces analyses que ce type d’expériences de pensée adopte une attitude diamétralement inverse à l’égard de la catégorie du vraisemblable, et c’est bien sans doute ce qui explique son succès au siècle des Lumières[18].

De Fontenelle à Diderot, une part essentielle de la pensée des Lumières se développe, en effet, par le biais de ce type d’expériences de pensée permettant de concevoir des possibles dépassant la sphère du connu. Ernst Cassirer a bien perçu, à cet égard, l’importance fondamentale des Entretiens sur la pluralité des mondes, en y voyant un texte emblématique de la nouvelle conception de la nature qui caractérise l’âge moderne de la science : « le désir et la jouissance sensuels se joignent à la puissance de l’esprit pour arracher l’homme au simple donné et l’envoyer prendre l’air au pays du possible[19] ». Le « Pourquoi non ? » que Fontenelle emprunte à la tradition du scepticisme libertin (en particulier à L’autre monde de Cyrano, publié en 1657) est l’instrument qui permet de développer, tout au long des Entretiens, une critique radicale du « vraisemblable », autrement dit une réfutation systématique des bornes que l’esprit humain assigne indûment à la nature. Alors que la sphère du connu devrait inciter l’esprit à penser l’inimaginable, le principe du vraisemblable enferme ce dernier dans des bornes dérisoires : « [I]ncertains que nous sommes, et avec beaucoup de raison, sur l’infinie possibilité des choses, nous n’admettons pour possibles que celles qui ressemblent à ce que nous voyons souvent ». Car en réalité, « il s’en faut bien que la nature soit renfermée dans les petites règles qui font notre vraisemblance, et qu’elle s’assujettisse aux convenances qu’il nous a plu d’imaginer[20] ». C’est bien cette fragilisation du critère de la vraisemblance qui justifie les audacieuses spéculations des Entretiens sur les habitants des autres planètes.

La fécondité heuristique du « Pourquoi non ? » est, en effet, le seul moyen de rivaliser avec la fécondité d’une nature en perpétuelle révolution et où tout possible peut s’actualiser dans l’éternité et l’infini, ainsi que Georges Poulet l’a justement fait observer : « L’infini d’un temps à venir implique un infini de chances, et par conséquent la possibilité pour les lois invariables de réaliser précisément cette possibilité-là. La seule existence du temps emporte celle de tous les possibles[21]. » Le jeu des combinaisons des éléments de la matière autorise le déploiement d’une pensée du possible à travers un voyage des mondes qui consiste à se demander ce que sont les habitants des autres planètes en conjecturant sur leurs moeurs et en imaginant les organisations sociales et politiques qui en dérivent. Encore faut-il préciser que l’enjeu, à l’évidence, n’est pas de proposer des spéculations vraisemblables sur les habitants des autres mondes, mais d’explorer différentes versions possibles de l’objet « monde » que la pensée se donne. Pour Fontenelle, accéder à la philosophie, c’est découvrir ou imaginer un autre ordre du monde possible, c’est-à-dire aussi comprendre que celui qui nous est familier n’est qu’un ordre possible parmi d’autres. C’est ainsi que, sur le plan physiologique même, les autres planètes pourraient être habitées par des êtres dotés de sens plus nombreux et différents des nôtres[22]. Affirmer qu’il existe un monde possible dont les habitants pourraient avoir un sixième sens, c’est affirmer leur possibilité pure sans faire reposer celle-ci sur la toute-puissance divine mais sur la seule fécondité de la nature. Le « Pourquoi non ? » est ainsi l’instrument que l’esprit se donne pour tenter de corriger « les limitations de l’échantillon de la réalité auquel nous avons accès » (SP, p. 200). Le « Pourquoi non ? » fontenellien n’est donc pas « un blanc-seing épistémologique » mais bien plutôt « une exhortation à refaire constamment l’examen du concept de possible[23] ». Autrement dit, la connaissance par les possibles prend moins ici la forme d’une expérience « en pensée » que celle d’une « expérience de penser », la pensée ne désignant plus ici « une autre scène, distincte de la réalité, mais l’opération même de penser ou de concevoir » (SP, p. 13).

Tel est aussi, bien des années plus tard, l’un des enjeux fondamentaux du Rêve de D’Alembert (1769) de Diderot. Le principe de non-contradiction, qui définit le champ du possible[24], conduit, dès le premier entretien, à écarter l’hypothèse d’une âme ou d’un principe spirituel[25], ce qui laisse un champ largement ouvert à l’hypothèse matérialiste. Face à l’idée reçue selon laquelle la matière ne possède pas de sensibilité, « Diderot » introduit les concepts de sensibilité active et de sensibilité inerte qui, si invraisemblables qu’ils puissent paraître, ne renferment en eux aucune contradiction. Non sans réticence, le D’Alembert du premier entretien se laisse séduire par les possibilités non-contradictoires proposées par son interlocuteur. À l’exemple des Entretiens de Fontenelle, le « Pourquoi non ? » devient dès lors un véritable leitmotiv du Rêve de D’Alembert. Nos concepts n’étant pas la norme du réel, le possible ne se réduit nullement à ce que l’on peut concevoir : « ce qui intéresse Diderot est de ménager une place pour un possible non concevable actuellement[26] ». La définition diderotienne du possible englobe donc tout ce que peut la nature (ce qui exclut, comme chez Fontenelle, le miracle, mais aussi l’idée d’âme immatérielle). Alors que l’hypothèse des germes préexistants est logiquement impossible, l’hypothèse a priori invraisemblable ou extravagante d’une métamorphose universelle de la matière mérite d’être examinée à partir de diverses expériences de pensée en vertu d’une conception du possible que Bordeu énonce en toute clarté après l’évocation des jumelles de Rabastens et l’hypothèse, formulée par Mlle de Lespinasse, de « la vie doublée d’un être doublé » : « Cela est possible ; et la nature amenant avec le temps tout ce qui est possible, elle formera quelque étrange composé[27]. » Comme chez Fontenelle, la multiplication des expériences de pensée est le seul moyen d’explorer le possible, entendu comme « ce dont la nature est capable, sa puissance et sa créativité étant indéfinies[28] ».

Rousseau et le jeu des possibles

Si, dans ce bref panorama, une place spécifique doit être accordée à Rousseau, ce n’est pas seulement que l’expérience de pensée et la pensée du possible occupent chez lui une place considérable, c’est aussi et surtout parce qu’il introduit en somme un double brouillage au sein des catégories que nous venons de poser. Que l’expérience de pensée empathique joue dans son oeuvre un rôle essentiel, il suffit de songer au Discours sur l’origine de l’inégalité et à l’Émile pour s’en convaincre. De ce premier type d’expérience de pensée, le second Discours semble posséder notamment une caractéristique essentielle : la méthode du dépouillement ou de la « soustraction révélatrice ». Afin de récuser l’erreur commune des philosophes jusnaturalistes (attribuer à la nature de l’homme ce qui n’est que le produit de sa dénaturation), l’expérience de pensée développée que propose Rousseau consiste à dépouiller l’homme aussi bien de « tous les dons surnaturels qu’il a pu recevoir » que « de toutes les qualités artificielles qu’il n’a pu acquérir que par de longs progrès[29] ». L’hypothèse de l’état de nature, on le sait, est une tentative de modélisation élaborée à partir du dépouillement méthodique de toutes les caractéristiques de l’état social. Il s’agit bien d’appauvrir intentionnellement la réalité observable afin de faire apparaître en pleine lumière les seules caractéristiques antérieures à la socialisation de l’homme. Cette opération de soustraction révèle que l’homme sortant des mains de la nature mène une existence presque animale, dénuée de tout lien social, de toute autre passion que l’instinct, de toute pensée abstraite et de tout langage.

La parenté d’Émile avec ce type d’expérience de pensée peut sembler encore plus nette puisqu’il propose, dès le livre i, une supposition qui s’inspire clairement de la genèse condillacienne des facultés humaines exposée dans le Traité des sensations :

Supposons qu’un enfant eût à sa naissance la stature et la force d’un homme fait, qu’il sortît, pour ainsi dire, tout armé du sein de sa mère, comme Pallas sortit du cerveau de Jupiter ; cet homme-enfant serait un parfait imbécile, un automate, une statue immobile et presque insensible : il ne verrait rien, il n’entendrait rien, il ne connaîtrait personne, il ne saurait pas tourner les yeux vers ce qu’il aurait besoin de voir[30].

La fiction de la statue progressivement rendue sensible ne se prête-t-elle pas aisément à une lecture pédagogique, les comparaisons avec l’enfant étant d’ailleurs assez fréquentes sous la plume de Condillac[31] ? Le parcours conduisant de la privation préalable de toute connaissance sensible à l’acquisition progressive des diverses sensations obéit à un processus réglé dont Rousseau semble nettement s’inspirer dans l’Émile[32].

Un autre point commun avec l’expérience de pensée empathique est la place que Rousseau assigne à son lecteur. De même que Condillac demande à ce dernier de se mettre « exactement à la place » de la statue[33], l’Émile commande de s’identifier à l’enfant, fût-ce par la médiation du gouverneur puisque ce dernier doit constamment veiller à se mettre à la place d’Émile[34]. Mais cette exigence à l’égard du lecteur renvoie à un effort d’identification préalable, d’une difficulté infiniment supérieure. Si, comme le souligne Condillac, « nous ne saurions nous rappeler l’ignorance, dans laquelle nous sommes nés : c’est un état qui ne laisse point de traces après lui[35] », d’autant plus remarquable est l’effort empathique de l’auteur qui a su trouver en lui de quoi imaginer et décrire ces expériences de pensée permettant de faire entrevoir cet état originel, que ce soit à l’échelle de l’individu (Traité des sensations ; Émile) ou de l’humanité (second Discours). Conformément à la logique de l’expérience de pensée, l’état de nature hypothétique décrit par Rousseau correspond, en effet, à une expérience existentielle : « D’où le peintre et l’apologiste de la nature aujourd’hui si défigurée et calomniée peut-il avoir tiré son modèle, si ce n’est de son propre coeur ? Il l’a décrite comme il se sentait lui-même[36]. » C’est ainsi que « la conjecture fondamentale coïncide, pour Rousseau, avec une évidence intérieure[37] », ainsi que l’a souligné Jean Starobinski. Mais c’est précisément cette subjectivité qui fait problème. Car c’est sur une expérience commune à l’auteur et au lecteur que se fonde la logique de l’expérience de pensée empathique, alors que le drame, et peut-être la folie de Jean-Jacques est que son expérience existentielle lui paraît, au fil de ses oeuvres, de plus en plus étrangère à celle de ses contemporains.

Aussi l’expérience de pensée articule-t-elle chez Rousseau à la fois un élément de simulation empathique et une visée essentiellement exploratrice permettant, comme dans le second type d’expérience évoqué plus haut, de concevoir des possibilités dépassant la sphère du connu. Pour retrouver le visage originel de la statue de Glaucus[38], il ne s’agit pas seulement, en effet, de procéder à une opération de « soustraction révélatrice » permettant de révéler une dimension occultée du réel, mais bel et bien d’« écarter tous les faits » : seul moyen de donner à voir un visage (celui de l’homme à l’état de nature) dont la réalité actuelle ne laisse plus rien deviner. Rien, en effet, dans les différents visages de l’humanité actuelle (pas même dans ceux des « sauvages ») ne saurait illustrer le véritable état de nature de l’homme. Aussi le tableau qu’en propose Rousseau paraîtra-t-il nécessairement très invraisemblable à de nombreux lecteurs (on songera par exemple aux sarcasmes de Voltaire).

Comme chez Fontenelle ou Diderot, l’expérience de pensée exploratrice chez Rousseau est le moyen que la pensée se donne de rejeter toute vraisemblance malentendue, autrement dit toute vaine assignation de bornes à la nature. Non sans paradoxe, c’est sans doute dans la seconde préface de La nouvelle Héloïse que vient s’inscrire le plus nettement, au détour d’une réfutation en règle du critère conventionnel de la vraisemblance, le principe philosophique qui fonde l’expérience de pensée dans le second Discours : « Qui est-ce qui ose assigner des bornes précises à la nature, et dire : “Voilà jusqu’où l’homme peut aller et pas au-delà” ?[39] » (OC, t. ii, p. 12) De même que l’erreur du lecteur soucieux de vraisemblance serait de décréter que les figures de La nouvelle Héloïse sont de pures chimères parce qu’elles n’ont pas ou plus de modèles dans la nature actuelle, de même l’erreur persistante des philosophes est de projeter sur « l’homme sauvage » ou « l’homme de la nature » l’image déformée et déformante de « l’homme de l’homme », autrement dit d’assigner à la nature des bornes dérisoires. En vertu du principe de perfectibilité, la plasticité de l’espèce humaine exige de s’affranchir de la catégorie du vraisemblable et des préjugés essentialistes des philosophes.

Telle est bien aussi la logique profonde de l’Émile qui se voue à explorer un territoire que nombre de ses lecteurs ne pourront juger que parfaitement chimérique. Retournant l’usage généralement péjoratif de la notion de chimère, Rousseau s’appuie sur la logique de l’expérience de pensée exploratrice pour dénoncer les limites de notre imagination : « [D]epuis longtemps [les lecteurs] me voient dans le pays des chimères ; moi, je les vois toujours dans le pays des préjugés. » (OC, t. iv, livre iv, p. 366) Ces « gens à qui tout ce qui est grand paraît chimérique » (OC, t. iv, livre v, p. 582) ne révèlent que l’étroitesse de leur propre esprit : « s’obstinant à n’imaginer possible que ce qu’ils voient », ils « prendront le jeune homme que [Jean-Jacques] figure pour un être imaginaire et fantastique, parce qu’il diffère de ceux auxquels ils le comparent » (OC, t. iv, livre v, p. 549). Or, ce qu’invente Rousseau dans l’Émile, « ce n’est pas l’homme de l’homme, c’est l’homme de la nature. Assurément il doit être fort étranger à leurs yeux » (OC, t. iv, livre iv, p. 366).

Rousseau invite ainsi le lecteur à imaginer « un possible qui dépasse l’observé[40] ». Il s’agit de lui faire voir une réalité encore invisible mais qui ne demande qu’à être aperçue pour venir au jour. Et là est bien la seconde subversion que Rousseau introduit dans les catégories du possible, en brouillant la frontière que l’analyse logique propose de tracer entre le sens épistémique et le sens « ontique » du possible[41]. Si le second Discours et l’Émile s’apparentent à bien des égards, on l’a vu, à des expériences de pensée « filées », ces oeuvres essentielles dans le « système » de Rousseau sont loin de se borner à explorer le domaine de la possibilité pure ou intrinsèque, séparée de toute inscription dans le cours du monde : de toute évidence, elles ont, au contraire, des implications philosophiques et politiques telles qu’on ne saurait douter un instant de leur puissant ancrage « ontique ». Alors que l’expérience de pensée (qu’elle soit empathique ou exploratrice) ignore ou suspend par principe toute idée de temporalité[42], Rousseau introduit au contraire le temps de manière décisive dans ses propres expériences de pensée conçues comme des moyens de penser des étapes ou des processus au sein d’une anthropologie historique. Or, comme l’écrit justement Stéphane Chauvier, « en étant affecté par le temps, le possible devient solidaire du monde » (SP, p. 29). Dès lors que la pensée de Rousseau ne cesse de renvoyer à des possibilités anthropologiques enfouies (celles de l’état de nature, on l’a dit, mais aussi celles dont témoignent les historiens de l’Antiquité ou encore les relations de voyage) ou à venir (celles que s’emploient à construire non seulement Émile, mais aussi, sur un autre plan, Du contrat social), on ne saurait la réduire à sa dimension spéculative. Si l’oeuvre de Rousseau propose peut-être les expériences de pensée les plus fascinantes de toute la philosophie des Lumières, c’est sans doute parce qu’elle ne cesse de les lester de tout le poids de l’histoire et de toutes les attentes du devenir. En invitant à considérer que l’existant est le fruit non pas d’une nature éternelle mais d’une histoire contingente, l’oeuvre de Rousseau ouvre, en effet, la possibilité d’une comparaison et donc d’une évaluation critique. En incitant aussi à concevoir des modes d’être possibles dépassant largement la sphère du connu, elle fait basculer la pensée vers la modernité. Avec Rousseau, l’expérience de pensée n’ouvre plus à la spéculation : elle ménage avec le réel un rapport de distance critique qui invite à discerner en lui tous les possibles qu’il recèle.