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Le malheur est qu’une si primitive pensée dispose actuellement des moyens d’action les plus puissants.

Rachel Carson[1]

Les mythes de l’Antiquité et les épopées, les textes sacrés des différentes traditions religieuses et la littérature de fiction ont façonné les représentations de l’océan. Une immensité défiant l’imagination, des turbulences imprévisibles et des profondeurs longtemps crues infinies inspiraient davantage la frayeur que la curiosité. À la fin du xixe siècle, les premières expéditions océanographiques comme celles du Challenger prouvent l’existence de la vie jusqu’à des milliers de mètres, mais l’envers de la surface marine demeure presque inconnu. La plongée exige un cadre artificiel, c’est-à-dire des moyens techniques pour préserver le corps et repousser ses limites naturelles, en même temps qu’elle hérite d’une dimension guerrière.

La ruée vers l’eau

Les métaphores et les hyperboles faisant de l’océanographie une conquête ne manquent pas. Qualifié de jungle, de nouvel eldorado ou comparé au Far West américain, l’océan incarne la dernière frontière sauvage de la planète. On pourrait arguer que ces tropes agrémentent le discours scientifique et le rendent convaincant sans avoir nécessairement une portée plus significative. Or, comme le remarque Fernand Hallyn, ils jouent un rôle « non pas simplement rhétorique (la visée ne se situe pas au niveau de la communication), mais profondément poétique en tant qu’ils sont producteurs de la mise en place d’un nouveau monde[2] ». Diverses motivations participent à la manière dont se fait et s’écrit la science. Le concept d’imaginaire océanographique privilégié ici déborde de la méthode de recherche rationnelle et objective en englobant le travail d’invention que supposent les hypothèses ainsi que leur contexte d’émergence.

Si la littérature et la science gagneraient à se « fréquenter » davantage, c’est notamment en raison du rôle essentiel de la critique pour la réception et l’interprétation de « toute activité créatrice, […] qui permet de ressaisir l’oeuvre dans son ensemble, de la comprendre, d’en percevoir la structure[3] ». Selon Jean-Marc Lévy-Leblond, une telle critique demeure peu pratiquée en science : « Le plan conceptuel reste donc encombré d’éléments dont le rôle constructif a été considérable, mais qui désormais occultent l’édifice, au détriment de l’analyse épistémologique et de la pratique pédagogique en particulier[4]. » Plutôt que de retenir seulement les connaissances acquises et de les séparer du texte – et plus largement de la langue, véritable « terreau culturel[5] » dans lequel elles s’énoncent –, les mots et les tropes doivent être étudiés eux aussi. La littérature interprète le réel et la pratique de la science à travers d’autres discours (historique, politique, écologique) ; elle explore ainsi des enjeux qui modulent inévitablement le langage des découvertes.

En cette Décennie pour les sciences océaniques (2021-2030) décrétée par l’Organisation des Nations unies, la préservation de la biodiversité et les conflits géopolitiques pour l’accès à l’eau font partie du discours social, se mêlent à la recherche et lui imposent diverses contraintes. L’exploration des abysses s’accompagne invariablement de qualificatifs tels « formidable » et « extraordinaire ». Néanmoins, ce langage hyperbolique, souvent empreint d’une violence capitaliste, tend à passer inaperçu, comme s’il s’agissait du degré zéro pour écrire sur la haute mer. Afin de comprendre cette invisibilisation des effets littéraires dans le discours océanographique, il faut remonter à un changement épistémologique majeur consigné dans des récits parus dans les années 1950. Je m’intéresserai plus particulièrement à ceux de Philippe Diolé et Philippe Tailliez, car ils abordent l’enjeu même du langage pour raconter l’exploration sous-marine.

Le miroir de la surface

Après la fin de la Deuxième Guerre mondiale, Jacques-Yves Cousteau écrit que « [l]es nageurs de combat constitueraient bientôt une arme sur laquelle il faudrait compter[6] ». Le perfectionnement du scaphandre et une meilleure compréhension des réactions physiologiques dues à la pression apparaissent cruciaux en prévision d’un prochain conflit national. Le succès rencontré par le Groupe de recherches sous-marines, fondé en 1945 par Cousteau et d’autres compatriotes, devenu en 1950 le Groupe d’études et de recherches sous-marines, contribue non seulement à l’institutionnalisation de l’océanographie dans la Marine française, mais suscite un intérêt éditorial. Dans les années 1950, parmi les ouvrages documentaires sur la plongée et ses plus récents progrès paraissent également des récits écrits par ceux qui étaient alors à l’avant-garde de ces expérimentations. La volonté de faire découvrir au public leurs aventures cohabite avec la conviction des enjeux stratégiques de l’exploration des profondeurs et leur rôle pour la prospérité économique des prochaines générations.

Le statut de ces auteurs est ambigu. Même si la plupart ne sont pas reconnus comme océanographes, plusieurs explicitent leur démarche de vulgarisation et insistent sur la valeur de leur témoignage. Ils racontent comment ils ont mis au point le scaphandre à détendeur automatique et participé aux premiers essais du bathyscaphe inventé par le physicien suisse Auguste Piccard. Surtout, ils écrivent pour « corriger » les invraisemblances de Vingt mille lieues sous les mers : « Les profanes ont tendance à imaginer qu’à partir du moment où le scaphandrier est alimenté en air d’une façon convenable, il se comporte sous l’eau exactement comme dans l’air, opinion dont Jules Verne est en grande partie responsable, qui représentait le capitaine Nemo et ses compagnons arpentant d’un pas ferme les forêts sous-marines[7]. »

Ce roman évoque l’émerveillement des découvertes, mais aussi l’exploit de chaque secret arraché au milieu subaquatique, car la surface de l’eau marque la frontière entre deux univers étanches. Or, grâce au scaphandre et au bathyscaphe, l’humain plonge pour la première fois à des profondeurs auparavant hors d’atteinte et ce, sans câble pour le relier à la surface ou lui assurer un approvisionnement en air. Au nom de l’objectivité scientifique, les auteurs de ces récits condamnent les aventures vécues par les passagers du Nautilus, comme l’excursion parmi les ruines de l’Atlantide, et réduisent le roman à une représentation trompeuse de la réalité. Ils recourent cependant à l’un des lieux communs de la vulgarisation, soit que la science dépasse la fiction : « C’était bien plus qu’un roman de Jules Verne, c’était vrai[8]. » Négligeant la nature romanesque de Vingt mille lieues sous les mers, ils réduisent les mythes et la littérature de fiction à un « lourd fardeau d’idées toutes faites […] dont l’homme, fasciné par le mystère d’un monde inaccessible, a tenu à encombrer les grands fonds[9] ».

Leur discours se réfère à des événements réels, à des connaissances validées auprès de différents spécialistes (biologistes, médecins, etc.) pour comprendre la faune, la flore et les sensations qu’ils découvrent. La légitimité de leur témoignage dépend de la transparence avec laquelle ils rendent compte de leurs expériences, mais la subjectivité des perceptions est incontournable. Même en décrivant ce qu’ils ont perçu sans exagération, raconter exige un travail de reconstruction. Quand on s’intéresse à la narration et aux effets littéraires privilégiés dans ces récits, la frontière entre science et fiction se révèle poreuse. Cette transparence vers laquelle tendent les plongeurs au nom de l’objectivité scientifique, tel un enregistrement sans filtre ni montage, s’obscurcit immanquablement. Ils écrivent pour un public qui n’a jamais observé l’envers de la surface, comparée à un miroir voilant ce qui se trouve en dessous. Loin de faire disparaître le topos de l’océan comme un espace clos, ils le réactualisent :

Entre l’air et l’eau vibre une lame d’acier. Ce que les hommes appellent la surface est aussi un plafond : miroir au-dessus, moire en dessous. Rien ne se déchire au passage. Seules quelques bulles marquent une brève trace et derrière le plongeur la frontière se referme. Mais, le seuil franchi, il convient de se retourner lentement et de lever la tête : cette plaque scintillante, c’est la lisière entre les deux mondes, aussi nette dans celui-ci que dans l’autre. Derrière le miroir, le ciel est fait d’eau[10].

Dans cet univers où le ciel se liquéfie, la surface devient le lieu d’une transformation ontologique, car seul un être exceptionnel peut traverser le miroir.

Le plongeur divinisé

S’aventurer là où, sans équipement, la mort guette quiconque prolonge son séjour remplit les plongeurs d’euphorie. Leur succès les autorise à promouvoir l’océanographie comme une science rivalisant avec l’astronomie : « [L]a masse des eaux demeure au xxe siècle, un monde inconnu, à peine moins mystérieux que Mars ou la Lune : des milliers de km3 d’eau, tel est l’enjeu de la suprême conquête de l’Humanité[11]. » Philippe Diolé qualifie cette entreprise d’« humanisation » de la mer, expression paradoxale en raison de la distinction si nette qu’il établit entre les plongeurs et tous les autres. Le scaphandre n’est pas seulement un instrument de recherche, mais celui d’une initiation : « Je traversai le miroir, je cessai d’être ce corps blême et flottant aux gestes saccadés que les poissons et les plongeurs aperçoivent avec quelque dégoût barbotant à la frontière. » (AM, p. 15) Pour Philippe Tailliez, la surface décapite ceux qui n’osent pas s’immerger complètement : « Il nous venait un secret mépris pour les baigneurs sans lunettes […] qui gigotaient comme d’énormes chats accrochés par la peau du cou[12]. » Le scaphandre hérite ainsi de propriétés surnaturelles : il transforme l’humain en triton. Son pouvoir se compare à celui de l’herbe mâchée par Glaucos et qui le métamorphose en divinité marine : « À peine mon gosier s’était-il imprégné de ces sucs inconnus, que soudain je sentis mon coeur battre précipitamment dans ma poitrine ; un immense désir de changer de nature m’entraînait. Incapable de résister : “Ô terre, où je ne reviendrai jamais, adieu !” dis-je, et je plongeai sous les flots[13]. »

Diolé écrit que Glaucos est « ce plongeur divinisé qui remontait des trésors du fond de la mer » (AM, p. 33) ; pour Tailliez, la fièvre qui s’empare de ses compagnons et lui pour la plongée se compare à un ensorcellement : « [Nous avons] mâché l’algue amère, l’herbe à Circé[14]. » (PC, p. 7) La métamorphose, omniprésente, dépend de la maîtrise technique. Malgré la volonté de rendre compte avec objectivité de l’expérience vécue, le cadre artificiel disparaît. L’équipement ne fait qu’un avec le corps : la réserve d’air couplée au régulateur de pression, le masque et les palmes sont les branchies, les yeux et la queue de l’homme-poisson.

L’évocation de Glaucos ne suffit pas néanmoins à exprimer l’ivresse de se libérer de la pesanteur. Le scaphandre greffe des ailes au plongeur. En s’enfonçant dans la mer, il s’élève vers le ciel : « Cette lumière partout répandue, cette “pure et profonde substance”, est-ce bien de l’eau ? Tant de fine clarté ne s’apparente ni à la vague verte et frangée d’écume ni à cet élément glauque et résistant que le nageur frappe à coups rythmés. » (AM, p. 13) Baptême sous-marin, ascension, miracle : les profondeurs éblouissent ceux qui s’y risquent. La matière fuit entre leurs doigts pour mieux les englober dans sa substance : « [C]e jour-là elle était comme une pâte lumineuse où nos corps aussi étaient intégrés. » (PC, p. 13) Cette fusion avec l’eau mène à une révélation mystique ; là où disparaissent les couleurs, l’homme meurt et renaît plongeur : « C’est ici “le monde des quarante mètres”, solennel, figé et froid, et ce froid soudain me pénètre. Je ne peux pas dire qu’il me glace ou me paralyse : je le sens en moi comme une présence. » (AM, p. 14) Le discours se mêle à la ferveur. La représentation du milieu sous-marin se gorge d’un symbolisme céleste ; des galeries souterraines se transforment en cathédrales gothiques :

Franchi ces tunnels, on atterrissait sur du sable, d’un blanc très pur. Là, commençait un inextricable dédale de galeries, de salles basses soutenues par des colonnes rocheuses s’évasant en ogives. Le soleil, à travers les trous du plafond, dessinait dans l’eau des piliers obliques, des flèches de lumière.

PC, p. 75

Malgré la morsure du froid, le plongeur perce l’obscurité à l’aide d’éclairages artificiels et son souffle s’élève en volutes vers la surface. Il chemine vers une connaissance sublime de lui-même. Ses observations du milieu subaquatique s’estompent, tandis que des ambitions surhumaines affluent dans sa conscience immergée : « Goûtons les derniers instants où il est permis d’être un dieu. Moment parfait où le plongeur s’arrête entre le fond encore visible sous ses pieds et cette croûte de moirures et de reflets qu’il va ouvrir d’un coup de tête pour recevoir dans les yeux tout l’éclat du soleil[15]. » Contrairement à Glaucos, le plongeur ne rejoint pas le peuple des créatures marines : il le surplombe. La narcose, ou ivresse des profondeurs, sous l’effet de l’azote comprimé, n’est pas étrangère au trouble faisant balbutier sa pensée. Elle « se traduit par une torpeur, un sentiment d’euphorie qui livre l’homme à l’abîme, lui fait accueillir la mort et consentir à l’asphyxie » (AM, p. 58). Les eaux deviennent labyrinthiques, infernales : le plongeur s’aventure là où personne ne pouvait aller ni en revenir auparavant. « Dans [s]a fluidité bleue sans repères » (AM, p. 28), l’océan symbolise le royaume de l’oubli. Selon Jean-Pierre Vernant, « celui qui dans l’Hadès garde la mémoire transcende la condition mortelle. Il n’y a plus pour lui d’opposition ni de barrière entre la vie et la mort[16] ». En apprivoisant son état de « noyé vivant » (AM, p. 17), l’humain peut être un dieu.

La violence « objective »

Cet être divinisé ne vient pas tant contempler ce que la nature recèle que laisser libre cours à une pulsion destructrice. Une proie singulière l’attire :

Restait à découvrir le corail, le corail noble, coralium rubrum, l’arbuste sacré et vivant, que l’histoire entoure de tant de légendes et de superstitions et qui a choisi de ne pas pousser ailleurs que dans la mer divine. […] Il était bien évident que nous aurions droit, envers nous-mêmes, au titre de plongeur, seulement le jour où nous aurions cueilli de nos mains, au fond d’une grotte obscure, la précieuse fleur de sang.

PC, p. 75

L’adresse requise pour s’emparer de cette créature et la ramener en guise de trophée explique qu’elle incarne la Bête par excellence : « On ne cueille pas le corail comme une fleur. On l’arrache à la vie en glissant cette lame entre chair et roche, en poussant fort, comme on égorge une gazelle dans le désert. » (PM, p. 69-70) Cet acte, alors à la portée de quelques individus seulement et loin des regards, s’accompagne d’une violence qui n’a cessé depuis de fourbir ses armes. La conviction que partagent plusieurs de ces auteurs est que les progrès en matière d’exploration sous-marine dépendent de l’investissement des industries et des laboratoires : grâce à eux, « la mer, après des dizaines de siècles de retard, [va], après la terre, connaître l’empire de l’homme, le recul de la forêt vierge et des hordes d’animaux sauvages » (PC, p. 224-225).

Évidemment, l’impérialisme de cette remarque choque aujourd’hui. Dans la foulée des critiques visant les scènes de dynamitage de cours d’eau et de massacre de requins dans le film Le monde du silence de Jacques-Yves Cousteau et Louis Malle, plusieurs répondent que ces gestes reflètent une époque révolue, puisque les mouvements écologistes ont sensibilisé le public depuis à l’importance de la protection des écosystèmes marins[17]. Pourtant, la violence à l’égard du milieu sous-marin n’a pas disparu et persiste grâce aux non-dits. Selon Diolé et Tailliez, le manque de moyens techniques est le principal problème auquel le xxie siècle devra s’attaquer pour l’exploration des océans, mais ils abordent aussi la question du langage et de son insuffisance à décrire l’expérience subaquatique. L’un déplore « les pauvres mots » (PC, p. 73) et « l’impuissance poétique du verbe » (PC, p. 50), l’autre juge prioritaire la création d’un vocabulaire adapté à cette nouvelle réalité : « Presque rien sous l’eau n’a de nom commun. Pour parler de ce qu’il découvre le plongeur cherche en vain ses mots. Il n’en existe pas[18]. » Le langage serait incapable de rendre compte de ses sensations. Diolé exprime autrement ce trouble : « [N]otre ignorance océanographique est actuellement extrême[19]. » Parce que les mots et le soutien des industries manquent, il se considère comme un « primitif » au seuil d’un milieu menaçant :

Et si je quitte ces eaux claires pour les fonds touffus de la mer bretonne, je les retrouverai habités de formes fantastiques, bois sacrés hantés de monstres, démesurément élargis de toute la crainte qui nous habite en face de l’inconnu. Nous avons nettoyé la terre et notre âme s’y trouve enfin à l’aise, mais dans l’eau nous avons quatre et cinq mille ans de retard. Nous revoilà avec l’esprit inquiet et superstitieux du primitif, celui qui enfante des dragons et des héros pour les tuer. Nous réclamons Gilgamesh et Hercule.

PM, p. 172

Des figures héritées des mythes s’imposent pour combler l’insuffisance du langage et des connaissances acquises. Une peur viscérale les fait jaillir devant une nature sauvage où peuvent se rejouer les débuts de la civilisation. Parmi les monstres que les plongeurs évoquent, les sirènes occupent une place particulière. Dans L’Odyssée d’Homère, seul l’industrieux Ulysse entend le chant de ces créatures mi-femmes, mi-oiseaux sans périr, car son équipage, les oreilles bouchées par de la cire, n’entend ni les voix charmantes ni les supplications de son chef. Elles promettent à ce dernier la connaissance divine, « ce que Mnèmosunè, Mémoire, révèle à l’aède, ce qui est, ce qui a été et ce qui sera[20] ». Succomber à cette invitation se paie toutefois d’une mort atroce, le corps dévoré par ces oiseaux à tête de femme.

Tailliez mentionne à plusieurs reprises les sirènes et rêve à ce que les océanographes pourront accomplir avec le soutien des industries : « [D]évier à notre usage l’énergie des eaux froides ou de la marée, assécher tel de ses bassins, côtoyer en bathyscaphes les formes ultimes de la Vie et de la Matière. […] c’est un programme de grands travaux que chantent, à présent, les sirènes. » (PC, p. 225) À elles sont attribués les projets d’exploitation du milieu subaquatique, qui échappent par conséquent au contrôle de ceux qui les imaginent. Si les sirènes commandent « le dernier assaut de la mer » (PC, p. 225), ce dernier survient comme à l’insu des plongeurs. Ils ne sont plus responsables de leurs actes, envoûtés par la voix des monstres marins et inconscients des périls vers lesquels ils se dirigent.

Dans le discours contemporain, les sirènes ont disparu, mais les États et les industries investissent en recherche-développement au nom d’une meilleure connaissance de l’océan. En promouvant le plus récent appareil de sa flotte, Ulyx, dont le « nom dit toute son ambition de s’inscrire dans la grande odyssée de l’exploration sous-marine[21] », l’Institut français de recherche pour l’exploitation de la mer (IFREMER) rappelle que notre ignorance demeure extrême : « Alors que l’on connaît presque les moindres recoins de la Lune, les fonds océaniques restent un mystère dont moins de 10 % ont été explorés à ce jour. Derrière ce secret bien gardé se cache pourtant la vie foisonnante d’une faune encore largement méconnue, des ressources naturelles abondantes et les dernières clés pour comprendre la vie sur Terre[22]… »

La surface continue de servir de cloison, bien que le perfectionnement et la multiplication des moyens techniques permettent de mesurer ce qui échappe encore à nos regards. Même quand le discours océanographique défend la préservation de la biodiversité, il en quantifie les « ressources », en indiquant que « 267 millions de kilomètres carrés des abysses sont constamment plongés dans l’obscurité et abriteraient jusqu’à un million d’espèces marines inconnues[23] ». L’océan nourricier et inépuisable, « aux milliards de milliards de mètres cubes, aux milliards de tonnes de cellules vivantes » (PC, p. 225), facilite l’expression d’un rapport utilitaire. Par exemple, l’industrie minière fait valoir le caractère inévitable de l’exploitation des grands fonds pour satisfaire la demande des nouvelles technologies, friandes en métaux, tandis que la protection des écosystèmes se justifie selon les bénéfices escomptés, puisqu’ils pourraient « aider à la découverte de composés pharmaceutiques[24] ». Dans les deux cas, l’intervention humaine paraît nécessaire et ses dommages collatéraux – la pollution et la destruction – le prix à payer. Or, à qui incombe cette transaction ? Elle s’effectue aux dépens du monde naturel, dépourvu de droits : « Nous le dominons et nous l’approprions », écrit Michel Serres. « La maîtrise cartésienne redresse la violence objective de la science en stratégie bien réglée. Notre rapport fondamental avec les objets se résume dans la guerre et la propriété[25]. » Le discours présente l’océanographie non seulement comme la conquête d’un espace sans juridiction claire, mais aussi comme celle d’un univers dont la substance emporte et dissout ce qu’on lui confie[26].

Un silence éloquent

Les récits d’exploration sous-marine parus dans les années 1950 consignent les débuts de la plongée autonome et d’une sensibilité nouvelle au milieu subaquatique. Or, tout en racontant l’émerveillement de l’apesanteur, les auteurs expriment également le besoin de fuir les profondeurs, propices à l’angoisse et au cauchemar : « [L]es Ténèbres règnent dans l’Océan et c’est là qu’habitent le peuple des Songes, le Sommeil et son frère la Mort, la Nuit et les Gorgones. » (PM, p. 188) Ni les connaissances physiologiques ni la maîtrise technique ne prémunissent le plongeur contre cette réalité dont la vue s’avère intolérable. À l’instar de Persée qui tue la Méduse et profite ensuite de sa protection[27], les plongeurs chassent le corail rouge, l’arrachent à la mer pour en faire un talisman : « J’avais oublié la surface. En levant la tête, je ne la vois pas. Une masse liquide pèse sur moi : un bleu lourd. Comme dans les récits merveilleux, il me suffira de porter devant moi cette branche dure et fragile pour sortir de la forêt et retrouver la lumière. » (PM, p. 70-71)

Contrairement aux Gorgones mythiques pétrifiant quiconque les aperçoit, les colonies animales ne sont guère menaçantes. Les auteurs voient sans ciller les ravages causés par les chaluts de pêche ou encore les obus parsemant les fonds. Ces traces sont perçues comme la preuve d’un nouveau rapport avec le milieu subaquatique où les rôles sont renversés. D’abord primitif et pris de vertige, l’humain devient prédateur. Il dissipe les ombres qui avaient fait naître dans son esprit des monstres redoutables, mais avec une violence excessive : « Il y a trop souvent une rage délibérée et vengeresse à l’oeuvre dans l’agressivité contre la nature et ses espèces, comme si l’on projetait sur le monde naturel les intolérables angoisses de finitude qui rendent l’humanité otage de la mort[28]. »

Tailliez annonçait que la mer serait « chiffrée, fouillée, violée dans ses moindres replis » (PC, p. 225). Bien qu’elle ne s’exprime pas aussi crûment dans le discours actuel, la violence capitaliste se dissimule sous des justifications montrant son caractère inévitable. La prospection effrénée de l’océan – son pillage – s’énonce par un ensemble d’hyperboles et de métaphores qui en font un autre univers. L’océan engloutit débris, engrais et armes chimiques, épaves et déchets nucléaires, les fait disparaître là où l’eau et la nuit font advenir l’oubli salvateur dont nous sépare la surface aux reflets étincelants. Cette cloison recouvrant l’immensité aux richesses inconnues et « une aptitude sans limites à tout absorber et métaboliser » cautionnent la pollution et la destruction : « Hydrocarbures, eaux usées, cadavres, munitions, déchets – même des superstructures comme les plateformes pétrolières – ont pu s’évanouir dans la mer, avalés par un trou noir, sans qu’on les revoie jamais[29]. » La dislocation entre espace sauvage et civilisation est puissante, comme si l’océan formait un corps sidéral distinct. Elle étouffe ou, du moins, assourdit les alertes émises par nombre de scientifiques à propos de la hausse du niveau de la mer, du réchauffement, de l’acidification et de la perte d’oxygène des eaux[30].

Pour définir le mot « écologie », Robert Harrison rappelle que son étymologie rassemble la maison et le langage, l’oikos et le logos. Ils « sont inséparables, car le logos est l’oikos de l’humanité. […] Nous ne résidons pas dans la nature, mais dans notre relation à la nature[31] ». Cependant, le discours ne cesse d’affirmer que cette relation, ce logos, n’existe pas encore. L’océan demeure hors-la-loi et ses profondeurs forment « d’immenses vides, réels et juridiques[32] ». Patrimoine commun de l’humanité ou zone de non-droit, l’océan inépuisable, prétendu sans langage et dont notre connaissance reste infinitésimale, camoufle la brèche où s’engouffrent États et industries. Déjà, en 1951, Rachel Carson évoquait les périls liés à l’entreposage des déchets nucléaires dans les fosses océaniques et son inquiétude face à ce que l’étendue de notre ignorance risquait de faire peser comme dangers sur l’ensemble de la biodiversité[33]. Si les organismes à la base de la chaîne alimentaire se nourrissent d’une faune et d’une flore déjà contaminées, la pollution qu’on avait cru faire disparaître ressurgit. Elle déborde maintenant du seuil de la surface, se trouve dans le ventre des baleines et le gosier des oiseaux étranglés, flotte en nappes huileuses ou s’amoncelle en débris sur les côtes des îles et des continents. L’océan ne connaît pas l’immobilité ; ses eaux se meuvent sans cesse.

Finalement, entre les métaphores et les hyperboles présentes dans les récits d’exploration parus il y a plus de soixante ans et dans l’actualité relative à l’océanographie aujourd’hui, les échos se multiplient. La qualité littéraire des premiers ouvre un espace d’analyse fertile pour éclairer la manière dont s’énoncent les sciences océaniques et s’expliquent les découvertes au grand public. S’ils se moquent des « erreurs » de Vingt mille lieues sous les mers, les auteurs évoquent des figures comme Glaucos pour exprimer l’ivresse de la métamorphose offerte par le scaphandre à détendeur automatique. Ils se considèrent comme les nouveaux monstres à quatre bras[34], ceux par qui pénètre la crainte de l’Homme dans la mer[35]. Le danger consisterait ici à n’y voir que des effets stylistiques, alors qu’ils trahissent le rapport politique violent entretenu depuis longtemps avec l’océan et, plus globalement, avec le monde naturel. Au lieu de réécrire que les mots pour raconter l’exploration sous-marine n’existent pas, il semble urgent d’étudier ceux qui alimentent la fiction intenable d’un océan vierge dont l’appel à la conquête serait chanté par les sirènes. Une rumeur grinçante s’élève quand ressurgissent des profondeurs les secrets qu’on avait cru faire taire. Le plongeur a arraché le corail rouge, la fleur de sang, mais le voici pétrifié à la vue des méduses ayant envahi le rivage pendant qu’il fermait les yeux.