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L’anthropologue Valérie Robin Azevedo, professeure à l’Université Paris Descartes, présente dans cet excellent ouvrage la possibilité d’explorer la construction des mémoires de la guerre civile péruvienne (1980-2000) au sein des communautés andines quechuaphones. Comme présenté dans l’introduction et le chapitre 1, ce conflit fratricide a opposé les forces étatiques péruviennes au Sentier lumineux (Sendero Luminoso) — guérilla révolutionnaire d’idéologie maoïste guidée par l’ancien professeur de philosophie Abimael Guzmán. Selon la Commission Vérité et Réconciliation (CVR) mise en place entre 2001 et 2003, la guerre civile aurait fait plus de 70 000 morts et 15 000 disparus ; 40 % des victimes étaient originaires d’Ayacucho, département à majorité quechuaphone et berceau du Sentier lumineux. Loin d’aboutir à un projet de réconciliation nationale, l’enquête de la CVR créa des « concurrences victimaires » entre les deux parties (p. 49), chacune voulant transmettre sa propre vision de l’histoire. Cette situation a mené à l’impossibilité de façonner une mémoire nationale consensuelle, créant ainsi une condition d’antagonisme social en temps de paix.

À partir d’une rigoureuse enquête ethnographique multisite et longitudinale (à partir de 2004, avec des retours réguliers jusqu’en 2012) dans les Andes quéchuas d’Ayacucho, l’auteure présente une analyse minutieuse des représentations « sémantiques » et « sémiotiques » du conflit. Robin Azevedo ne s’intéresse donc pas aux représentations factuelles de la guerre, mais bien aux sens attribués aux faits historiques, tels qu’ils apparaissent dans la tradition orale et performative des communautés quechuaphones d’Ayacucho. Entre autres, cet ouvrage permet d’entrevoir les (més)usages du recours au passé et les façons dont les mémoires de la guerre s’inscrivent à différentes échelles (locales, régionales et nationales). Somme toute, cet ouvrage présente une étude anthropologique des mémoires de la guerre, un projet de recherche bien distinct du travail de l’historien.

L’une des « grandes forces » de ce livre est qu’il permet de surpasser les débats théoriques au sein de l’anthropologie andine. En effet, comme signalé dans le chapitre 2, jusqu’aux années 2000, l’anthropologie du Pérou n’avait pas encore achevé un travail holistique permettant d’appréhender la complexité des dynamiques socioculturelles des communautés quéchuas durant (et après) le conflit. La discipline demeurait coincée dans un long débat entre les culturalistes et les ultrarelativistes (postmodernistes). Toutefois, étant donné qu’à partir des années 1980 l’armée péruvienne a décrété l’état d’urgence dans le département d’Ayacucho (et que très peu de travaux de terrain ont pu y être menés), ces approches sont tombées dans une anthropologie spéculative et sans terrain. Ce n’est qu’au début des années 2000 que la recherche ethnographique redevint possible dans les Andes, proposant ainsi de nouvelles approches et interprétations des expériences quéchuas durant la guerre.

C’est dans cet esprit de « renouveau ethnographique » que l’auteure enquête sur les mémoires du conflit et leurs représentations performatives et narratives en temps de paix. Sur les sentiers de la violence présente donc une optique novatrice — caractérisée par la richesse ethnographique — et permet d’aborder un sujet délicat (la guerre) sans tomber dans les extrêmes : l’ouvrage n’accorde pas une valeur surdimensionnée à la culture andine (approche culturaliste) et ne tombe pas dans l’excès inverse, soit nier toute spécificité culturelle (approche ultrarelativiste) (p. 119).

Très habilement, dans les chapitres 3 et 4, l’auteure centre ses analyses sur deux représentations de la guerre afin de démontrer la pluralité et la complexité des mémoires du conflit. Premièrement, elle analyse une danse présentée aux concours carnavalesques d’Ocros en 2004 et 2005 par des habitants quéchuas du village de Cceraocro. Cette performance faisait allusion aux massacres de la population locale perpétrés par le Sentier lumineux pendant les années 1980, ce qui permettait de redonner un passé officiel (celui de l’État péruvien) au groupe minoritaire. Toutefois, comme démontré par Robin Azevedo, la performance carnavalesque dévoile une mémoire manipulée par les détenteurs du pouvoir local, le silence devenant un moyen de cacher des vérités « honteuses » (telles que la précoce participation de la communauté au mouvement sentiériste) qui pourraient remettre en question le statut de victime de la communauté.

Par la suite, l’auteure étudie les récits populaires concernant saint Louis, saint patron du village de Huancapi. Selon plusieurs récits et histoires locales documentées par l’anthropologue, saint Louis aurait non seulement fondé le village, mais aussi protégé la communauté durant le conflit. Bien que les faits historiques démontrent le contraire (en fait, la communauté a été ciblée et gravement blessée durant la guerre, notamment par l’armée péruvienne), le rôle surnaturel attribué à saint Louis permet de surmonter les crises et de renverser la peur collective. Dans l’imaginaire social des villageois quechuaphones de Huancapi, la situation de domination serait inversée par la voie divine.

À travers ces deux cas, l’auteure expose la pluralité et la complexité des mémoires du conflit péruvien. Ces mémoires se construisent souvent par la voie de l’« appropriation » et parfois par le « détournement » du discours transitionnel qui s’est imposé à partir des années 2000 (p. 242). Sur les sentiers de la violence, cet ouvrage clair, concis, formulé avec une écriture limpide et un équilibre harmonieux dans la présentation de faits historiques, épistémologiques et analytiques, mérite d’être lu par tout anthropologue s’intéressant aux constructions mémorielles postconflit (notamment dans l’ère de « l’après-guerre froide » en contexte latino-américain). Ce livre constitue, sans doute, un essai original d’anthropologie des mémoires de guerres civiles ; il révèle la valeur symbolique et sociale de la gestion du passé tragique, un aspect souvent invisibilisé dans l’espace public national.